dimanche 30 juin 2013

Limonov (Emmanuel Carrère)

L’enfant terrible de la Russie.

Avant même le bouquin d'Emmanuel Carrère, Limonov faisait parler de lui (ou plus exactement : refaisait parler de lui) ces dernières années avec quelques postures tout à fait politiquement incorrectes dans son pays natal ou les Balkans.
Édouard Limonov, c'est lui qu'on a pu voir discuter avec Radovan Karadžić devant Sarajevo, c'est lui qui se fait arrêté pour une soi-disant tentative de coup d'État au Kazakhstan, c'est lui qui a fondé le Parti National-Bolchévique et les sulfureuses milices nasbols, c'est lui qui se présente contre Poutine à la présidentielle en 2012, ...
Autant dire qu'on tient là une personnalité propice à la controverse !
Mais Emmanuel Carrère ne se laisse pas aller à la facilité et ne se contente pas de se draper d'une écharpe vaguement orangée(1) ni de surfer sur les modes médiatiques actuelles. Après quelques pages de mise en jambes pour bien ancrer son propos dans la réalité d'aujourd'hui, il nous emmène pour un long et passionnant voyage dans l'espace et le temps : Kharkov dans les années 60, New-York en 1974, Paris en 1982 et retour en Russie en passant par la case des Balkans. Chaque étape est passionnante et l'auteur ne se contente ni d'une admiration béate devant le provocateur littéraire que fut par le passé le jeune Édouard Savenko, ni d'une critique facile du provocateur politique qu'est devenu aujourd'hui Édouard Limonov.
Si l'on voulait (vainement) résumer la vie de Limonov, on pourrait citer le pitch du Point(2) :

[...] poète délinquant à Kharkov, dissident branché de l'URSS, clochard à New York, écrivain sans le sou à Paris, putschiste à Moscou, soldat serbe en Bosnie, fondateur du rouge-brun Parti national-bolchévique, puis militant démocrate anti-Poutine.

Il se dégage du bouquin de Carrère (et donc sans doute de la vie même de Limonov) une furieuse (folle ?) envie de vivre le meilleur comme le pire et de dévorer la vie par les deux bouts. Et des multiples facettes éclairées par Emmanuel Carrère on retiendra cet insatiable et puissant désir de Limonov d'être aimé : par ses femmes le plus souvent possible ou même aujourd’hui par ses camarades nasbols.
Alors oui pour ce livre et ce personnage à double face, ce sera un coup de cœur doublé d'un coup de chapeau.
Coup de cœur pour le récit de la jeunesse tumultueuse d'Édouard Limonov, archétype de l'écrivain maudit, une sorte de Bukowski qui n'aurait pas sombré dans l'alcool ou de Céline qui n'aurait pas tout à fait franchi la ligne jaune. Bon, oui, mais alors juste un peu, monsieur l'agent.
Complexé par sa petite taille mais beau comme un dieu, le poète miséreux et sulfureux séduit les hommes tout autant que les femmes, les voyous illettrés tout autant que les intellos mondains.
C'est dire qu'avec ce bouquin, le lecteur peut croiser du beau monde. Et du moins beau.
Coup de chapeau pour l'engagement et l'implication du journaliste Emmanuel Carrère qui n'hésite pas à se mettre en scène dans son bouquin, analysant son propre regard sur Limonov et sa propre position de fils d'immigré(e) russe(3).
C'est dire qu'avec ce bouquin, le lecteur peut en prendre plein les neurones.
Coup de cœur pour le panorama de plus de cinquante ans d'Histoire depuis Staline et la guerre mondiale, jusqu'à Poutine en passant par les années Brejnev ou Khrouchtchev. Cinquante ans d'Histoire pas seulement de la Russie mais aussi de notre monde occidental puisque l'on voyage sur les traces de Limonov depuis Kharkov au fin fond de l'Oural jusqu'à Paris en passant par New-York.
C'est dire qu'avec ce bouquin, le lecteur peut s'instruire et voyager à bas prix. 
Coup de chapeau pour la plongée dans l'univers russe de la littérature en général et de la poésie en particulier et les intéressantes descriptions du curieux rapport des russes à la poésie et à leurs poètes.
C'est dire qu'avec ce bouquin, le lecteur occidental peut mesurer toute la profondeur de son inculture(4).
Dans les années récentes et la dernière partie du bouquin, le sire Limonov devient un peu moins intéressant et beaucoup moins sympathique puisque, pour reprendre le doux euphémisme d'E. Carrère : il manque de discernement politique ! C'est le moins que l'on puisse dire !
Mais ce désintérêt relatif pour le personnage est compensé par une vision décapante de l'histoire politique récente de la Russie : l'inefficace Gorbatchev, l'influent Sakharov, les chars russes dans Vilnius en 1991, le putsch de Moscou, la bienveillance mal éclairée de Tonton Mitterrand, la prise de pouvoir de Boris Eltsine, encore un putsch à Moscou, l’avènement de Poutine  ... tout cela défile en quelques pages et donne un bel aperçu de ce qu'on a peut-être lu, entendu et oublié de manière confuse, c'est passionnant même si parfois l’esprit de synthèse frise le raccourci, on s’en doute bien un peu mais ça nous va bien.
Certes on peut taxer E. Carrère d’aveuglement russophile, mais reconnaissons lui le mérite de nous donner à voir autre chose que les clichés habituels de nos médias occidentaux :

[…] Les oligarques ont tout, à présent, absolument tout : des fortunes immenses, fondées sur des matières premières et non sur des technologies. […] On peut en être choqué,, on peut aussi dire, comme ma mère : “Bien sûr, ce sont des gangsters, mais ce n’est que la première génération du capitalisme en Russie. C’était pareil en Amérique, au début. Les oligarques ne sont pas honnêtes, mais ils font élever leurs enfants dans de bons collèges en Suisse pour qu’ils puissent s’offrir, eux, le luxe de l’être. Tu verras. Attends une génération.”

On trouve désormais tout cela en poche jusque dans les présentoirs de monoprix, sans doute à la faveur des derniers avatars politiques de ce drôle de sire. Mais Emmanuel Carrère nous a compilé une foisonnante et passionnante biographie qui  vaut bien plus que cette écume trop récente et plutôt nauséabonde.
Pour finir, on citera Limonov lui-même dans une interview au Point en 2011(2) :

[…] L'Occident, malheureusement, n'est pas dans un bon état. Le politiquement correct ne génère pas de génies, mais produit les romans de la rentrée littéraire.

C’est dit !
Et voici quelques photos (qui manquent au bouquin, merci gougoule) - de gauche à droite : Limonov aujourd’hui en campagne en Russie, dans les années 80 à Paris, sa jeunesse avec des amis d’un cercle littéraire (il est assis au centre) et à droite une photo avec Elena qui tient (qui tiennent : Elena et la photo) une grande place dans le bouquin et sans doute dans la vie de Limonov.

(1) - l’écharpe politique récente de Limonov n’est pas vraiment orange mais plutôt rouge-brun, une nuance difficile à saisir pour la plupart d’entre nous à l’ouest
(2) - une interview de Limonov en 2011 au Point à l'occasion du prix Renaudot attribué au roman d'Emmanuel Carrère [clic]
(3) - Emmanuel Carrère est le fils de la célèbre et 'immortelle' soviétologue Hélène Carrère d'Encausse née Zourabichvili dont les parents avaient fui la révolution russe
(4) - mais rassurez-vous, Emmanuel Carrère est suffisamment habile pour rendre son propos clair et intelligible même à tous ceux qui comme nous, n'ont qu'une idée lointaine et vague d'auteurs comme Pasternak (ah ! le docteur ?) ou Tarkovski (ah ! le cinéaste ?)


Pour celles et ceux qui aiment flirter avec le côté obscur de la force.
D’autres avis chez Babelio.

dimanche 23 juin 2013

Ce qu’il advint du sauvage blanc (François Garde)

Rencontre du 3° type.

Voilà bien un étrange bouquin(1) que celui de François Garde qui se verra attribué le Goncourt du premier roman pour Ce qu'il advint du sauvage blanc.
L'auteur s'inspire (très librement) d'une histoire vraie(2) : celle du matelot Narcisse Pelletier, moussaillon du Pacifique et du XIX° qui fut abandonné par accident sur une côte australienne. Après avoir passé plus de quinze ans au milieu des aborigènes, il sera finalement récupéré par un autre équipage.
François Garde brode son roman sur cette trame et fait en sorte qu'après quinze ans passés chez les 'sauvages'  (on est en 1860 !) Narcisse a tout oublié de la civilisation, comme on dit.
Lorsqu'il est abandonné, il hurle et répète sur la plage :

[...] Je suis Narcisse Pelletier, matelot de la goélette Saint-Paul !

Lorsqu'on le retrouve quinze ans plus tard, c'est devenu incompréhensible : Sis Tié-Let-Pol !
François Garde met en pages un autre personnage de fiction (à partir de plusieurs personnages de l'époque) en la personne d'Octave de Vallombrun. Cet aristocrate qui se pique d'être un esprit éclairé, prend en charge le 'sauvage blanc' et tente d'en découvrir plus pour le bien de la science et le progrès de la connaissance humaine, accessoirement pour sa propre gloriole.
Le roman alterne les chapitres entre les années 1860 avec les lettres 'à l'ancienne' que Vallombrun écrit à la Société de Géographie et les années 1850 avec le récit des aventures de Narcisse au milieu des aborigènes.
Tout le propos de François Garde semble tourner autour de l'incompréhension totale, mutuelle et réciproque.
Incompréhension de Narcisse qui débarque chez les sauvages qu'il trouve laids et bestiaux.
Incompréhension des aborigènes qui traitent le naufragé comme leurs propres enfants, encore ignorants des coutumes ancestrales comme des simples règles de survie dans le bush.
Incompréhension du rescapé Narcisse qui ne voit pas pourquoi on l'a arraché à la vie qu'il s'était reconstruite patiemment et durement après quinze longues années de renoncements. Il se réfugie dans un mutisme complet, refuse de ré-apprendre le français et veille à ne donner aucun indice sur ce qu'il a vécu.
Incompréhension de Vallombrun qui est fasciné par le fait que l'homme blanc supérieur a 'régressé' et tout oublié de sa civilisation, coutumes, pudeur, langage, ...Tout cela est bien sûr fictif.
Ces abimes d’incommunicabilité réciproques et l'alternance des chapitres et des points de vue, finissent par dégager un étrange sentiment de malaise et de frustration.
Flagrante est l'arrogance de la civilisation blanche (même [surtout ?]  teintée d'une curiosité pseudo-scientifique).
Tout aussi évidente est l'altérité des aborigènes qui sont littéralement à mille lieux des préoccupations occidentales.
Écartelé entre les deux, Narcisse aura mis plus de quinze ans à se renier patiemment pour se reconstruire, s'intégrer tant bien que mal à sa culture adoptive et renoncer à son héritage occidental. Et voilà qu'on lui demande maintenant de refaire le chemin inverse ?
Cette fois, c'est au-delà des forces humaines.

[...] S'il répondait à mes questions, il se mettait dans le danger le plus extrême. Mourir, non pas de mort clinique, mais mourir à lui-même et à tous les autres. Mourir de ne pas pouvoir être en même temps blanc et sauvage.

(1) - un bouquin que c'est encore K. qui nous l'a prêté
(2) - les libertés prises furent d'ailleurs critiquées par la communauté scientifique [clic] qui n'est pas toujours équipée pour faire la différence entre un bon roman et une mauvaise étude anthropologique


Pour celles et ceux qui aiment les robinsonnades.
Le Monde en parle, ainsi que Moustafette

mercredi 19 juin 2013

BD : Far away

En camion, Simone !

Voici donc une BD qui ne prétend pas se décliner en de multiples épisodes et trois saisons de douze albums chacune, c'est assez rare pour être souligné !
Non, Far away est juste une simple histoire, une belle histoire.
Et un bel album au dessin original qui fait presque penser à des toiles impressionnistes, ce qui s'accorde fort bien avec l'automne des forêts des Laurentides (ça se passe chez nos cousins du Québec).
Et comme après l'automne vient l'hiver et que la neige est toujours aussi BDgénique, on est assuré de feuilleter là quelques belles images.
L'histoire est celle d'un routier solitaire, plutôt maladroit avec ses contemporains comme tout gros nounours des Rocheuses. Pris par la neige, il fait la rencontre d'Esmé, une dame plus âgée qui semble porter quelque fardeau et qui se propose de partir (ou fuir ?) avec lui sur les routes de l'ouest.
Et vroum, c'est donc parti pour une petite road-BD, toute emplie d'humanité, où l'on verra peu à peu les liens se resserrer entre le routier et la dame.
Mais Esmé trainait quelques valises ...
Le scénario que l'on doit à un couple belge (Maryse et Jean-François Charles) fait un peu songer aux albums d'Étienne Davodeau : une histoire simple de gens simples.
Les dessins (les peintures devrait-on dire !) sont signé(e)s de l'italien Gabriele Gamberini.
Et c’est donc un coup de cœur pour une histoire pleine de cœur.
On vous donne à voir deux belles planches : [clic] et [reclic].


C'est un billet d'Alain qui nous avait fait craquer. Natiora en parle aussi.

mercredi 12 juin 2013

Et puis Paulette … (Barbara Constantine)

Solidarvioc.

C’est la crise et la feel-good story est à la mode, côté librairie comme côté cinoche.
C’est la crise et le pays vieillit inexorablement poussant devant lui un tas grandissant de vieux jusqu’au gouffre sans fond des caisses de retraite.
Alors voici donc Et puis Paulette … de Barbara Constantine (un bouquin que c’est K. qui nous l’a prêté).
Une histoire sympatoche et franchouillarde à la Gavalda, sans prise de tête où tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil, même les vieux, même les jeunes et même les jeunes avec les vieux.
Car c’est l’idée de ce petit roman où une ferme qui sent bon le bio mais qui part à l’abandon va retrouver une seconde jeunesse en accueillant des voisins, des vieux et puis des jeunes.
Qui cherchent à partager un toit, une séparation, une allocation chômage (pour les jeunes) ou vieillesse (pour les moins jeunes), un peu de solitude ou seulement quelques légumes.
Alors c’est l’idée de Solidarvioc (puisque y’a même un site après le roman).

[…] Assis côte à côte sur le banc, Ferdinand et Marceline comptent les étoiles. Ou plutôt, ils essayent. Mais bien sûr, c’est impossible, il y en a trop ! Le fond de l’air est frais, Marceline se rapproche. Il ferme les yeux, ravi et, en même temps, intimidé. Un quart d’heure plus tard, elle penche la tête vers son épaule, s’y appuie très légèrement. C’est la première fois. Il frissonne. Elle aussi. Ils ne bougent plus du tout, respirent à peine. Mais ça s’arrête là. Parce que Kim, en caleçon, ouvre la porte de chez lui à la volée - ils sursautent - et court vers eux, affolé.
- Muriel s’est enfermée dans la salle de bains, je crois qu’elle est malade, ça fait une heure qu’elle pleure !
Ils foncent.

Alors c’est sûr, ça dégouline de bons sentiments mais tout aussi sûrement,  ça se laisse lire rapidement et plaisamment. Frais et reposant. Assis sur un banc … ou une banquette de métro.


Pour celles et ceux qui aiment les vieux et les jeunes et les petites histoires sympas.
C’est Calmann-Lévy qui publie ces 306 petites pages qui datent de 2012.
D’autres avis sur Babelio.

jeudi 6 juin 2013

Ravel (Jean Echenoz)

La bio du boléro.

On adore Jean Échenoz. Ça en principe vous savez déjà.
On a adoré les dernières “bios” d’Échenoz : la folle course de Zatopek et les aventures électriques de Tesla.
Ça en principe vous savez aussi.
Mais là franchement, heu, Ravel, c’est quand même pas le cd qui trône en haut de la pile à côté de la chaîne hifi …
Ça aussi, ceux qui écoutent ce blog le savent également !
Oui d’accord c’est Échenoz, mais Ravel quand même, ben non …
Finalement, il aura fallu que le texte soit adapté au théâtre pour qu’on se dise, ah zut, si on avait su on l’aurait lu …
Alors finalement c’est parti.
Et bien sûr sans regrets : c’est du Échenoz et comme d’habitude, c’est magistral.
Derrière l’auteur du boléro dont on nous a si souvent rebattu les oreilles, on découvre un drôle de personnage, un dandy artiste, plein de mystères (pas d’amour connu, ni homme, ni femme !), à la santé fragile, au génie musical brillant, …
[…] La canne est à la main ce que le sourire est aux lèvres.
On assiste même (et oui faut bien) à la naissance du fameux boléro : mais tout en finesse et second degré, c’est savoureux et ça nous donnerait presque envie (j’ai dit presque) de ré-entendre cette œuvre que Ravel considérait comme mineure ! Si, si.
[…] Voilà au moins, dit-il, un morceau que les orchestres du dimanche n’auront pas le front d’inscrire à leur programme.
N’hésitez pas à prendre votre billet transatlantique avec Ravel (le bouquin commence avec une traversée sur Le France), l’humour savant d’Échenoz fera le reste.
Ravel est au sommet de sa gloire, Échenoz à celui de son art et on y croisera quelques figures du siècle comme celle de Conrad :
Leur conversation s’était déroulée non sans aridité, malgré quelques oasis où l’un disait avec retenue son goût de la littérature de l’autre, l’autre essayant de masquer avec tact son ignorance de la musique de l’un.
Au fil de la lecture toujours aussi savante et savoureuse d’Échenoz, on finit par s’éprendre bizarrement de ce drôle de bonhomme et la triste fin qui fut la sienne en devient poignante (le génial musicien finira malade, le cerveau littéralement ramolli) : c’est finalement plein d’émotion que l’on referme ce petit bouquin, enchanté d’avoir fait la connaissance d’un artiste dandy, d’un génie du siècle, que l’on n’avait aucune chance de croiser ailleurs et certainement pas au rayon cd.
Nous aurions été bien sots de camper plus longtemps sur nos préjugés musicaux et de passer à côté de cet encore très subtil petit bouquin échenozien.

Pour celles et ceux qui aiment les génies du siècle.
D’autres avis sur Babelio.