dimanche 24 octobre 2021

La naufragée du Lac des Dents Blanches (Patrice Gain)

[...] C'est à cause d'un naufrage.

Patrice Gain est un professionnel de la montagne né au bord de la mer : c'est dire s'il est à son aise pour nous conter cette histoire qui trace un trait d'union entre deux naufrages, à son aise pour nous faire vivre la traversée de la mer d'Irlande tout comme une marche dans les neiges et les glaces.
Deux marins pêcheurs perdent leur bateau au large de Belle-Île et se retrouvent en villégiature dans un chalet de Haute-Savoie.
Nos deux naufragés vont en repêcher une troisième, dans le Lac des Dents Blanches : une black perdue en pleine montagne.
[...] - Merde, dit Léon, une Noire !
[...] - C'est une naufragée. Je viens de la repêcher sur la rive du lac.
Saamiya fuyait les shebabs de Somalie avant de tomber dans le lac. Quelques pages racontent son épopée, récit incroyable de la misère et du malheur : la jeune femme était en chemin pour récupérer sa petite fille auprès d'une ONG suisse.
Le quatuor (nos trois naufragés sont accompagnés d'un vieux montagnard bougon) le quatuor improbable se met donc en route ...
[...] - Pourquoi vous faites tout ça pour moi ?
- Parce que t'es tombée là où nous étions, près du lac, à bout de force et que tu avais besoin d'aide, je suppose.
Avec humour, c'est une fable, une feel-good story que nous conte Patrice Gain, une fable bienveillante pour les petites gens comme cette trop jeune mère somalienne et les trois vieux schnocks qui l'accompagnent dans sa quête.

Pour celles et ceux qui aiment les contes de Noël.
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Ultramarins (Mariette Navarro)

[...] Il faut peut-être croire à un dérèglement du système.

Ultramarins, le premier roman de Mariette Navarro, femme de théâtre lyonnaise, connait un certain succès et l'on en parle beaucoup.
Une ambiance maritime qui rappelle celle d'Usodimare et un décor de porte-containers (c'est le sujet de l'année) comme dans Une loge en mer.
Une commandante de la marine marchande, se laisse surprendre à transgresser les ordres et les protocoles et autorise une baignade en mer pour son équipage. Tous moteurs stoppés, elle reste à bord et observe sa vingtaine de matelots patauger dans les eaux.
[...] Elle considère  cette vingtaine d'hommes qui vont où bon leur semble, où ils peuvent, comme ils peuvent, parce qu'ils l'ont décidé, parce que tout à coup leur mission n'a plus eu d'importance.
Lorsqu'ils remontent à bord, ils sont 21 et l'on ne sait trop qui est l'intrus puisqu'on n'avait pas vraiment pris le temps de faire la connaissance des nouveaux depuis l'embarquement.
Bientôt d'autres mystères s'invitent à bord, désorientent le cap et les machines.
Une parenthèse s'est ouverte, façon triangle des Bermudes et l'auteure a fait sienne la citation apocryphe des sages grecs : il y a trois sortes d'hommes, les vivants, les morts et les marins.
[...] - Est-ce que vous pensez possible que notre bateau ... que notre bateau ait développé une sorte d'autonomie, de personnalité propre ? [...]
- Je crois commandante, que ce serait une vision un peu romantique. Qu'il faut peut-être croire à un dérèglement du système, après l'arrêt imprévu de ce matin.
L'auteure a adopté l'écriture très à la mode en ce moment (et cela devient horripilant) qui est celle d'une distanciation descriptive, comme si l'on voulait nous dépeindre une carte postale à grands coups de ILS (les marins), de ELLE (la commandante) et de ON (quand il faut embarquer l'auteur et son lecteur).
Une femme à la barre, un parfum de brise marine, quelques containers comme épices, un brin ou deux de mystère, un léger soupçon de loufoquerie, tous les ingrédients de la recette du succès sont là.
Mais, tout comme dans le bouquin de Magali Desclozeaux, cette écriture distanciée pour paraître élégante a un revers : le lecteur ne se trouve à aucun moment happé par les vents du large, il regarde la carte postale de loin, admire peut-être l'exercice de style, mais reste à quai sans partir en voyage.

Pour celles et ceux qui aiment les porte-containers.
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samedi 23 octobre 2021

Trio (William Boyd)

[...] On est des acteurs après tout.

On ne présente plus William Boyd, prolixe étendard de la littérature britannique contemporaine, dont récemment on avait adoré Les vies multiples d'Amory Clay (et un peu moins disons-le, son roman d'espionnage : La vie aux aguets).
Cette fois l'auteur nous invite sur le tournage d'un film pour suivre un Trio de personnages. Nous sommes en 1968 sur les plages so british de Brighton, bien loin du tumulte du monde.
Elfrida, l'épouse délaissée du réalisateur, est en panne d'inspiration littéraire et carbure à la discrète vodka-orange dès le saut du lit.
Talbot, le producteur marié et père de famille, ne sait trop comment faire son coming-out.
Anny, la starlette américaine, collectionne les amants en cachette et surtout intéresse le FBI et la Special Branch britannique : son ex-mari, un américain apprenti terroriste, s'est échappé de prison.
Bref, chacun protège soigneusement une vie secrète et s'efforce de jouer un autre rôle en public, on est sur un tournage.
[...] - Vous avez toujours bien caché votre jeu, Talbot.
- Nous cachons tous notre jeu, non ? Nous sommes des mystères.
[...] On est des acteurs après tout.
Le ton  est léger, on n'est pas loin de la comédie et tout cela prend des airs de série télé avec des personnages attachants.
Pour reprendre un titre connu, on a là un peu de sexe (très peu), un peu de vidéo (le film) et beaucoup de mensonges, vraiment beaucoup, c'est le thème du bouquin.
La plume de Boyd est agréable, toujours aussi fluide et classique, mais il manque à tout cela le souffle épique qui animait la vie d'Amory Clay.

Pour celles et ceux qui aiment les mensonges.
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vendredi 22 octobre 2021

Le sourire du scorpion (Patrice Gain)

[...] Goran avait parlé d'ours et de loups.

Quelle déception !
Patrice Gain est un auteur que l'on apprécie beaucoup : il faut absolument lire Terres Fauves et De silence et de loup
Mais il faut tout autant éviter Le sourire du Scorpion : l'histoire un peu cucul d'une famille en vacances, partie faire du rafting au Monténégro (les canyons de la rivière Tara). 
Le père disparait dans les eaux des rapides. 
Le guide monténégrin est bien mystérieux. 
[...] Goran avait parlé d'ours et de loups.
Ouh là là ! On pense évidemment à Délivrance (qui est d'ailleurs abondamment cité) mais on en est si loin. 
Et pour faire bonne mesure, c'est raconté à hauteur d'ado (les deux jumeaux de la famille). 
Alors on attend impatiemment le vague twist qui terminera le dernier quart du bouquin mais qui ne s'avère pas d'une grande force non plus (le lecteur a toujours plusieurs chapitres d'avance sur les gamins). 
Mais que ceux qui seront déçus par cet ouvrage (pourtant primé à Lyon en 2021 au festival Quai du polar ???), ne manquent pas de lire les autres ouvrages de cet auteur, qui sont remarquables. 

Pour celles et ceux qui aiment le rafting et le camping.
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jeudi 21 octobre 2021

Le souffle de la nuit (Alexandre Galien)

[...] Notre tueur est passé à la vitesse supérieure.

Âgé d'à peine 30 ans, le jeune Alexandre Galien  s'est vu décerner le prix 2020 du Quai des Orfèvres pour son roman Les cicatrices de la nuit.
On fait sa connaissance ici directement avec la suite : Le souffle de la nuit.
Ex-flic, l'auteur s'y entend pour décrire le quotidien des flics de la PJ parisienne, ceux qui résidaient il y a peu encore au mythique 36 Quai des Orfèvres.
Les clichés abondent, les flics du "groupe" chargé de l'enquête, les techniques d'investigation, l'humour à l'emporte-pièce, les rivalités entre polices, et même un arrière-plan d'intrigue politique tendance Françafrique ... on connait la musique et ses standards, les mêmes que dans les bonnes séries télé et les bons polars, un air connu et rebattu mais tout le monde aime bien fredonner cette chanson dont chacun connait les paroles par cœur.
Au programme : un tueur de flics, quelques prostituées de Vincennes, des rites vaudous et les mafias du Nigeria (les cults).
[...] Notre tueur est passé à la vitesse supérieure ...
Cette fois-ci, il n'a pas fait dans le détail : il lui a enfoncé son couteau dans le ventre, lui a tranché la gorge, et lui a fourré une touffe de cheveux dans le gosier. On dirait qu'il a expédié le travail, comme on bute une sentinelle.
Du standard donc, un peu façon Frank Thilliez, en moins intense peut-être, mais c'est écrit de façon pro et on ne boude pas son plaisir.

Pour celles et ceux qui aiment les poupées vaudous.
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mercredi 20 octobre 2021

L'autre Rimbaud (David Le Bailly)

[...] Le mensonge est le ciment de la famille.

C'est une drôle d'idée que celle passée par la tête du journaliste David Le Bailly que de vouloir tracer le portrait de Frédéric Rimbaud, le frère aîné d'Arthur : L'autre Rimbaud.
Ce qui intéresse Le Bailly c'est de faire la lumière sur les personnages restés dans l'ombre, oubliés de l'Histoire et même gommés ou effacés de l'Histoire (il a écrit un autre roman sur la maîtresse de Mitterrand, Anne Pingeot, la mère de Mazarine).
Arthur est né près de Charleville-Mézières un an après son frère Frédéric. Ils grandissent à l'ombre menaçante de leur mère, une maîtresse femme, sans aucun doute castratrice, le père est parti.
Évidemment tout le monde ignore aujourd'hui que le si célèbre poète Arthur avait un frère aîné : Frédéric est un oublié de l'Histoire, et même plus, les secrets de famille et les mésententes ont fait que Frédéric a été gommé ou effacé de l'Histoire, jusque certaines photos qui ont été retouchées par sa sœur Isabelle pour le faire disparaître ! 
Alors qu'Arthur aura vécu la plus grande partie de sa vie loin des siens jusqu'en Abyssinie, c'est Frédéric resté au pays que l'on s'efforce d'oublier.
[...] Par un curieux phénomène, l'aîné, pourtant resté à Roche, avait été déchu, quand le cadet, exilé au bout du monde, occupait avec majesté la place de dauphin.
[...] Il sait que le mensonge est le ciment de la famille. Ce qu'elle a trouvé de mieux pour se protéger.
Jusqu'à sa descendance qui sera privée des droits d'auteur.
Voilà bien de quoi attiser la curiosité de David Le Bailly ... et de ses lecteurs.
Au travers de l'enquête menée par le journaliste pour éclairer la vie du frère caché, presqu'un polar, on découvre en contrepoint le côté obscur des portraits de Verlaine ou d'Arthur Rimbaud.
Un Verlaine colérique et à demi pédophile, un Arthur qui abandonnera très vite la poésie pour se consacrer à la science, la géographie ou divers commerces et traficotages en Afrique.
Des portraits à charge peut-être, pour mieux réhabiliter un Frédéric oublié par les historiens et les biographes, mais David Le Bailly ne prétend être ni historien ni biographe : son travail est celui d'un enquêteur et d'un romancier.
[...] Aidée par Isabelle, la mère avait dévoré ses fils.
Les deux femmes s'étaient emparées de l'œuvre d'Arthur, en avaient détourné le sens et l'esprit.
De lui Frédéric, elles avaient pris le peu qu'il avait laissé, ses enfants.
Une sombre histoire de famille laissée dans l'ombre par la lumière trop éclatante de la légende du poète maudit : aussi une leçon instructive sur la façon dont s'écrit l'Histoire.

Pour celles et ceux qui aiment la famille.
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mardi 19 octobre 2021

Affronter l'orage (Larry Brown)

[...] Une histoire d’amour n’a jamais une fin facile.

Mauvaises nouvelles.
Oui, de très mauvaises nouvelles envoyées du sud des US par l'ami Larry Brown.
Des nouvelles des petites gens, l'Amérique d'en-bas, celle des laissés pour compte qui se débattent sans espoir de fin entre quelques toxiques : un couple mal assorti souvent et l'alcool bien sûr presque toujours.
Misère sociale et misère affective de quelques éclopés de la vie en pleine galère pour lesquels l'auteur développe toute son empathie.
Des nouvelles très noires, désespérées même, mais voilà, c'est très bien écrit alors on poursuit la lecture à nos risques et périls.
Affronter l'orage est l'une d'elles, celle qui ouvre le recueil et c'est l'une des plus réussies et des plus sombres, tout en non-dit et d'entrée, le ton est donné.
[...] Je ne sais pas ce qui me pousse à être aussi méchant avec elle. Comme si c’était sa faute.
[...] Je ne suis pas un salaud au point de ne pas voir qu’elle m’aime.
Bien sûr, certains portraits peuvent friser la caricature mais dans chaque nouvelle, un petit "plus" souvent non-dit, un brin étrange, fait de chaque tableau une belle peinture un peu sombre.

[...] Elle picole tous les jours. Même le dimanche. Surtout le dimanche. Le dimanche c’est le pire, parce que tout est fermé. Si elle ne passe pas au magasin d’alcools le samedi soir, elle se retrouve en état de manque le dimanche après-midi.
[...] Elle ne veut faire de mal à personne. Qu’est-ce qui déconne autant, dans sa vie, pour qu’elle soit dans cette galère ? Qu’elle fasse mourir son bébé et son mec à petit feu ? Et elle aussi. Mais c’est plus fort qu’elle.
[...] Il prend le whiskey, s’en verse d’abord un petit verre, puis un autre plus copieux. Il n’est que dix heures du matin. Il devrait déjà avoir abattu pas mal de travail.

Mieux vaut être à jeun et avoir le cœur bien accroché avant de parcourir la galerie de portraits de l'ami Larry Brown où l'on retrouve ces petites phrases sèches et décalées typiques de la littérature américaine contemporaine.
Les nouvelles sont construites de manière très elliptiques, pleines de non-dits ou de sous-entendus, laissant au lecteur le soin d'imaginer peut-être le pire selon ses propres angoisses.


Pour celles et ceux qui aiment l'alcool.
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De silence et de loup (Patrice Gain)

[...] Un froid de loup, je suppose.

On avait découvert Patrice Gain avec un coup de cœur pour son thriller en Alaska : Terres fauves lues en 2019.
Visiblement adepte des régions froides, il nous invite aujourd'hui à voyager en Sibérie, un pays fait De silence et de loup.
[...] Dehors, il fait froid. Un froid de loup, je suppose. Pas seulement parce que je le vois dans le cadre de la fenêtre qui fait face à mon couchage. Il reste là.
Après un terrible drame familial et personnel, la journaliste Anna met les voiles vers la Sibérie (l'extrême nord-est, la mer de Laptev près de la Iakoutie, à quelques encablures du pôle) pour accompagner une équipe de scientifiques qui doit hiverner sur un bateau pris par les glaces ...
[...] Comment un si petit bateau pouvait-il affronter un tel déchainement ?
[...] Cette expérience de vie confinée avec un petit groupe d'individus devrait être ton laboratoire. C'est là que se cachent tous les mystères de la nature humaine.
Décidément, ces espaces glacés et isolés sont propices à faire naître un climat angoissant : comme sur les îles Farallon, comme à Kerguelen, le lecteur plongé dans un huis-clos à ciel ouvert, au cœur d'une nature déchaînée, anticipe un drame car forcément, seul un drame peut mettre un terme à l'intrigue en train de se nouer et cela donne des bouquins très "prenants" par leurs décors en pleine nature sauvage et leurs histoires généralement bien sauvages également.
[...] La promiscuité, la nuit polaire et l'isolement sont l'ossature et le contexte idéal pour un roman noir.
Effectivement l'expédition va tourner rapidement au cauchemar comme tant d'autres aventures polaires et l'expédition de la Jeannette (1879) sera d'ailleurs évoquée : nous sommes en effet dans les mêmes eaux.
Mais le lecteur comprendra bientôt que les ours ou les loups polaires ne sont pas les créatures les plus dangereuses et la journaliste Anna qui croyait échapper à son terrible passé sera bientôt rattrapée par ses fantômes.
[...] Est-ce que prendre le large c'est fuir ?
L'écriture de Patrice Gain est soignée et très agréable, la lecture de son roman très noir en est facilitée et c'est heureux car c'est pas gai du tout du tout : les ours et les loups sont de bien sympathiques bestioles en comparaison de l'homme ...
Décidément Patrice Gain est un voyageur à suivre.

Pour celles et ceux qui aiment le froid.
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dimanche 17 octobre 2021

BD : Voyage aux îles de la Désolation

[...] La vie semble plus pleine, quand on est riche de toutes ces rencontres.

Après l'aventure mi-thriller, mi-polaire et mi-scientifique proposée par Mikaël Hirsch avec Notre-Dame des Vents, il nous fallait prolonger la saison australe avec le Voyage aux îles de la Désolation d'Emmanuel Lepage.
Lepage que l'on connait depuis son Tchernobyl, est une sorte de cousin voyageur ou reporter de Davodeau.
Tous deux excellent dans l'art de tracer le portrait des "gens" qui nourrissent leurs rencontres et Lepage s'en donne à cœur joie une fois embarqué à bord du Marion Dufresne (le bateau ravitailleur des TAAF, les Terres Australes et Antarctiques Françaises).
C'est donc un reportage en très belles images dans ces mers et îles polaires où l'on retrouve toute l'ambiance du bouquin de Hirsch, le mode de vie de ces marins et ces scientifiques, le travail titanesque du bateau ravitailleur qui fait périodiquement la liaison entre La Réunion et ces îles perdues (Kerguelen bien sûr, mais aussi Crozet, Saint-Paul ou Amsterdam). Et le vent rugissant et omniprésent.
Un bel album de voyage où l'on découvre l'histoire de ces TAAF.

Pour celles et ceux qui aiment les îles désertes.
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Notre-Dame des vents (Mikaël Hirsch)

[...] Ici, l’absence de l’homme a été trop longue.

Le français Mikaël Hirsch nous emmène dans la chapelle de Notre Dame des Vents sur l'une des îles désolées des Kerguelen en plein océan austral, là où rugissent les vents qui tournent tout autour de la terre, des vents qu'aucune montagne n'arrête jamais.
[...] Notre-Dame des Vents, l’une des chapelles les plus australes du monde, lui confia le disker qui marchait à côté d’elle et observait ses réactions. Les orthodoxes et les baptistes ont colonisé le Pôle, mais, à ma connaissance, le catholicisme austral ne descend pas plus bas.
Nous voici donc embarqués sur le Marion Dufresne, le bateau ravitailleur, avec notre héroïne, une chercheuse venue étudier l'impact du réchauffement climatique sur la flore locale.
On est en 1995, au moment des derniers essais nucléaires français dans le Pacifique.
Jusque là, rien de bien original, si ce n'est le plaisir de découvrir et partager le quotidien des quelques 300 personnes perdues là-bas, dans les TAAF, les Terres Australes et Antarctiques Françaises : quelques militaires, quelques chercheurs, qui s'incrustent là-bas parmi les centaines de milliers de morses, de manchots, d'oiseaux, ...
[...] Cet archipel a une influence sur les gens. On se laisse facilement surprendre au début. On m’avait prévenu. Les dimensions, les accidents, les cahots, les animaux sont à une autre échelle. Il est difficile de trouver ses marques au début.
[...] Ici, l’absence de l’homme a été trop longue. Il est inutile de vouloir domestiquer l’endroit. La sauvagerie y est enracinée.
Une ambiance mi réaliste, mi inquiétante, qui rappelle beaucoup celle des Farallon Islands de l'américaine Abby Geni : un séjour rude sur l'un des îlots les plus inhospitaliers de la planète, isolé de tout, en butte aux éléments déchainés, un huis-clos à ciel ouvert battu par les vents, l'exil initiatique d'une jeune femme qui va rencontrer là-bas un autre chercheur, Alexis.
Tout cela sur un fond politique agité  : les grèves contre le Plan Juppé, les essais nucléaires français, Greenpeace, ....
[...] Officiellement, ils croisent dans ces eaux pour recenser les populations de sternes, les phoques ou je ne sais quoi, mais en réalité, ils cherchent à contrôler les activités de la France dans la région, rapport aux essais…
— Aux essais ?
— Mais les essais nucléaires, voyons. Le prochain test a lieu dans deux jours seulement. Le Rainbow Warrior II est déjà sur zone, à Moruroa…
— Je ne comprends rien, quel rapport avec les Kerguelen ?
[...] Ils sont manipulés. Les Australiens et les Anglais ont toujours convoité ces îles pour pouvoir bénéficier des zones de pêche.
De retour à Paris, quelques mois après sa mission australe, la jeune femme apprend le décès d'Alexis qui était toujours là-bas ...
Dans la deuxième partie du bouquin, nous faisons plus ample connaissance avec cet Alexis, qui a trouvé dans un vieux cahier le journal de bord d'un chercheur : le lecteur va suivre alors en 1975, les préparatifs du lancement de fusées sondes pour une expérience dans la magnétosphère (la création d'une aurore boréale artificielle) en commun avec les russes et les américains (on est au temps de Giscard et du réchauffement, non pas encore celui du climat mais celui de la guerre froide) : c'était le programme ARAKS.
Des travaux scientifiques sous la haute surveillance des trois puissances, car visiblement on touche aux limites du secret défense ...
[...] On ne badine pas avec la sécurité nationale, même sur un caillou peuplé de manchots.
[...] — Les Russes ne savent rien encore, mais croient savoir quelque chose. Les Américains ne savent vraiment rien, mais veulent savoir ce que savent les Russes. 
— Et nous ? 
— Nous, on a malheureusement besoin de tous les autres pour en savoir plus. La France est une petite puissance qui mène un jeu dangereux.
À partir de cette toile réaliste (le programme ARAKS a bel et bien eu lieu), Mikaël Hirsch imagine alors des connexions plus mystérieuses qui justifieraient la paranoïa franco-russe et auraient peut-être coûté la vie à notre chercheur Alexis : l'expérience géomagnétique de 1975 cachait-elle quelque secret ? en lien avec les explosions nucléaires souterraines de 1995 ? va-t-on enfin découvrir les fameux trous de Symmes ? Notre curiosité est en éveil !
L'écriture solide et agréable de Mikaël Hirsch fait de ce bouquin au sujet original, un intéressant (et instructif) divertissement, une sorte de Science et Vie littéraire.
Un voyage à compléter par la BD-reportage d'Emmanuel Lepage : Voyage aux îles de la Désolation.

Pour celles et ceux qui aiment les îles désertes.
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lundi 11 octobre 2021

Les vies de Chevrolet (Michel Layaz)

[...] Moi, les voitures, je les aime belles et rapides.

Décidément la Suisse est à l'honneur ce mois-ci : après la virée poétique en Sibérie de Bertrand Schmid, voici dans un tout autre registre, la vie d'un helvète racontée par l'un de ses compatriotes.
Michel Layaz nous conte Les Vies de Chevrolet, une épopée automobile, et oui, le génie de la mécanique était un petit suisse !
Après le roman d'Alessandro Baricco, nous voici donc de nouveau projetés au début du siècle dernier, à l'âge où naissait l'automobile.
Une naissance plutôt timide et discrète puisque même l'exposition universelle de Paris de 1900 semble être passée à côté ...
[...] La plus grande industrie du siècle à venir a été reléguée à l’Annexe de Vincennes, là où personne ne se rend.
Louis Chevrolet lui, ne s'y trompe pas et partira aux États-Unis pour vivre (et nourrir) la Grande Aventure, la Grande Épopée.
Le voici lancé à plus de cent kilomètres heure sur les premiers circuits de course automobile, comme Indianapolis, aux côtés de Lancia par exemple.
Malheureusement, la vie de Louis Chevrolet sera bien chaotique et le petit génie de la mécanique auto et des circuits rapides va passer à côté de quelques occasions et notamment, il va faire cadeau de son nom à l'accent chantant, à un ami qui lui, montrera un sens beaucoup plus aiguisé des affaires ...
[...] Un nom glorieux qui a fait fortune. Suzanne songe à celle qui aurait pu être la leur si Louis ne touchait ne serait-ce qu’un dollar par voiture vendue. Riche à millions. À dizaines de millions. Au diable l’arithmétique. La vie n’est pas à refaire.
[...] Le succès de la marque Chevrolet ne va pas tarder. De cette montagne d’or en expansion, Louis ne retirera pas un kopeck.
[...] J’ai peut-être manqué de chance.
Le bouquin souffre donc un peu de cette déconfiture et après avoir démarré sur les chapeaux de roues, le lecteur suivra en roue libre la fin de l'aventure de Louis Chevrolet alors que celle des autos Chevrolet ne fait que commencer.

Pour celles et ceux qui aiment les moustachus et les automobiles.
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vendredi 8 octobre 2021

Son corps et autres célébrations (Carmen Maria Machado)

[...] Nous avons dormi à trois dans le même lit.

🏳️‍🌈 L'américaine Carmen Maria Machado s'était fait connaître avec La maison rêvée, roman (pas lu ici) qui explorait la violence conjugale et l'emprise au sein d'un couple lesbien.
On la découvre ici avec quelques nouvelles réunies sous le titre Son corps et autres célébrations, où elle continue de questionner le corps des femmes.
Ça commence dans une ambiance un peu inquiétante, façon conte japonais cru et morbide, avec l'histoire d'une jeune femme qui accepte tout de son mari sauf qu'il touche le ruban vert qu'elle porte autour du cou ... et l'on comprendra trop tard pourquoi.
Il sera beaucoup question de sexe (hétéro et surtout lesbien) et pas mal question de mort aussi.
[...] Il voulait me lécher le sexe, mais je ne l'ai pas laissé faire. Il est parti fâché en claquant la porte moustiquaire si fort que l'étagère à épices s'est décrochée du mur pour se fracasser au sol. Mon chien a lapé la muscade, je l'ai forcé à vomir en lui faisant avaler du sel. Dopée par l'adrénaline, j'ai dressé la liste des animaux que j'avais eus dans ma vie - sept, en comptant les deux poissons combattants.
Comme bien souvent, c'est encore un recueil de nouvelles assez inégal : certaines sont vraiment bien vues et valent le détour (Le point du mari, À corps perdu), d'autres franchement trop longues finissent par lasser (Particulièrement monstrueux), d'autres encore, remarquables, pourraient faire penser à un clone féminin de Bukowski (Inventaires), ... bref chacun (quelque soit son orientation sexuelle !) y fera son marché.

Pour celles et ceux qui aiment les femmes.
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jeudi 7 octobre 2021

L'aiguilleur (Bertrand Schmid)

[...] Les hommes, par ici, étaient-ils passés ?

C'est un petit suisse, Bertrand Schmid qui nous emmène au fin fond de la Sibérie, au cœur des années froides du soviétisme.
Le long d'une voie ferrée rarement empruntée, quelques ermites éparpillés le long des kilomètres, à plusieurs jours de neige du plus proche voisin : chacun veille au grain le long de son tronçon, déneige la voie et fait en sorte que tout soit prêt pour un hypothétique convoi, façon désert des Tartares.
[...] Les voisins, on les cherchait à trois, quatre, dix jours de marche, sans plus aucun sentier, à l’instinct, en aveugle. Il fallait suivre les rails de l’Ekspress Slavnoye, cette tranchée rectiligne entre les arbres, jusqu’au marquage d’un collègue qu’on espérait reconnaître sur un tronc.
[...] Les hommes, par ici, étaient-ils passés ? Le chemin de fer avait été jeté avec le paysage, abandonné dans ce capharnaüm. Il n’y avait plus de carte, plus de lieu, on était là où rien n’existe d’autre que la désolation.
[...] La vie, ici, était apparue sur décision politique.
Nous partageons donc le quotidien solitaire et glacial de Vassili, un illettré qui veille consciencieusement sur son aiguillage. Un beau jour, il découvrira des lettres éparpillées le long de la voie ferrée et commencera alors son apprentissage de la lecture.
[...] Que découvrirait-il ? Propos privés, diffamation du Parti ? Contenant son impatience, il en ouvrit une, l’étala proprement, la lissa d’une caresse. L’écriture chevrotait, les lignes sursautaient, parfois des ratures, une tache, un imbroglio. Il soupira.
[...] Et chaque matin un rituel. Après l’avoine aux chevaux, après le gruau ou le lard, après les muscles tonifiés par l’eau – souvent, du tonneau, il devait percer la glace –, il s’asseyait, un verre à portée de main, dépliait patiemment le papier, sortait la plume, commençait sa lecture.
La plume de Bertrand Schmid a été taillée et affutée à la poésie et son écriture est imprégnée d'une grande richesse de langue. 
Une ambiance intrigante, une belle littérature ... mais il manque à tout cela un souffle pour nous emporter vraiment. La richesse de la prose se fait bientôt lourdeur ampoulée et l'on commence par parcourir les pages en diagonale quand le final devient vraiment trop lyrique. Quel dommage.

Pour celles et ceux qui aiment les belles lettres.
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Atom[ka] (Franck Thilliez)

[...] T’es le plus givré et le meilleur des flics que je connaisse.

On retrouve avec plaisir Franck Thilliez que l'on avait découvert il y a quelque temps "grâce" à une critique très arrogante (une de plus) de Télérama. 
Avec Atom[ka], nous revoici aux côtés du flic Sharko et de sa collègue-amoureuse, Lucie, tous deux déjà bien abîmés par la vie en général et leur boulot en particulier : les flics d'élite du 36 Quai des Orfèvres ne fréquentent pas toujours le meilleur de notre belle société.
Ironie et hasard des lectures, après le suédois Stefan Ahnhem, ça démarre encore avec une histoire rafraichissante de congélateur à -18° ! 
[...] Le corps masculin reposait au fond d’un grand congélateur vide.
[...] Tout se passe très vite, lorsque autour de soi il fait -18 °C.
Mais bien vite l'intrigue va se compliquer à souhait : la disparition de journalistes trop curieux, l'ombre de Tchernobyl, la maladie d'enfants aux organes qui vieillissent trop vite et pour faire bonne mesure, les vieux fantômes qui ressuscitent du passé de Sharko.
[...] — D’après son rédacteur en chef, elle écrivait un livre d’investigation dont, malheureusement, personne ne semble connaître le sujet.
[...] Lucie soupira. Une affaire inexpliquée datant de dix ans. Une journaliste d’investigation qui ne donne pas signe de vie et dont l’appartement est retourné. Un autre qui déterre le dossier de ces fausses noyades et meurt assassiné au fond d’un congélateur. Un gamin errant traumatisé. Quel était le lien entre tous ces faits ?
L'écriture précise et efficace de Thilliez mène ce thriller à bon rythme, les casseroles des personnages épaississent les caractères sans trop alourdir l'intrigue, et l'auteur distille même un peu d'une alchimie scientifique qui vient juste éveiller notre curiosité.
[...] — Ces expériences sur des humains, je crois qu’elles ont réellement existé. L’homme venu ici voilà une heure est au courant, et il cherche à supprimer toutes les traces de cette affaire.
[...] — Je crois que quelqu’un suit la même piste que nous. Il nous devance d’un pouce et élimine tout ce qui pourrait nous aider à progresser. Il remonte le temps et fait du nettoyage.
 Atom[ka] mériterait presque un coup de cœur pour le savant équilibre soigneusement dosé entre le présent et le passé, entre une enquête survoltée à la poursuite de serial-killers (oui, au pluriel même !) et un arrière-plan d'investigation journalistique, bien documenté, sur d'effroyables expériences radioactives.
Un équilibre qui fait de ce bouquin un excellent page-turner comme l'on dit, et certainement l'un des meilleurs thrillers lus ces derniers temps.
Pourquoi pas un vrai coup de cœur alors ? Peut-être une intrigue en poupées gigognes un petit peu too much et un couple de flics un peu trop secoués, Thilliez n'y est pas allé avec le dos de la main morte.

Pour celles et ceux qui aiment les congélateurs.
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