mardi 28 juillet 2015

Qu'attendent les singes (Yasmina Khadra)

L'arabe du futur.

Je ne sais trop pour quelle raison nous ne sommes guère coutumiers des bouquins de Yasmina Khadra (notre dernière lecture remonte à 2008 !) mais c'est certainement l'un des rares sinon le seul écrivain à nous attirer sur l'autre rive de la mer intérieure.
Pourtant sous le pinceau de Khadra, l'Algérie prend souvent des teintes désespérées et sombres, très loin de l'espoir que pourrait laisser poindre le vert du drapeau national ou du patronyme de l'auteur.
Qu'attendent les singes peine un peu à démarrer : Khadra place ses pions un par un et se laisse aller à quelques diatribes amères, quelques pamphlets un peu appuyés, emporté par son louable enthousiasme de prédicateur.
Alger est un marigot nauséabond et fangeux où claquent les mâchoires des vieux crocodiles cannibales, échoués après le reflux de la vieille Révolution.
C'est dans les tons amers et désabusés que l'auteur nous brosse le portrait d'une Algérie rongée par la prévarication, la violence (l'ombre de la 'décennie noire' obscurcit toujours le tableau) et la corruption.
[...] Un pays où l'on est fier de corrompre et d'être corrompu.
[...] Un pays où les décideurs s'évertuent à construire une villa à leurs rejetons là où il est question de leur bâtir une nation.
[...] En Algérie, on n'a pas à faire, on fait des affaires.
[...] Comment expliquer que, malgré ses richesses inestimables, l'Algérie demeure pauvre en rêves et en ambitions et crapahute à la traîne des nations ?
— Tu ne vas peut-être pas me croire, mais j'ai de la peine pour notre patrie.
— On n'a que le pays qu'on mérite, Eddie. Il ne s'agit pas de fatalité.
— Je t'assure que j'ai peur pour les générations de demain.
— Elles s'en remettront.
[...] Le pouvoir est une effroyable sorcellerie, une possession démoniaque, une folie à l'état pur. Une fois contaminé, vous ne pouvez plus vous en défaire. C'est tellement enivrant.
Mais peu à peu l'intrigue policière se met en place et l'on enquêtera sur le meurtre sordide d'une toute jeune femme, aux côtés d'une commissaire couguar, amoureuse d'une jeune droguée, et d'un inspecteur impuissant.
Accrochez-vous, il va falloir grimper dans les sphères du pouvoir ou, ce qui revient au même, descendre bien bas dans la fange boueuse du marigot : enfilez vos bottes et gaffe aux mâchoires des crocos.
Et si l'on veut filer la métaphore animale :
[...] — Je me disais bien que cette enquête banale cachait quelque chose, qu'il y avait anguille sous roche, mais là, je tombe des nues.
— Il va falloir vite te ressaisir, Eddie. L'anguille sous roche est un anaconda.
Généreux, Khadra gratifiera son lecteur courageux d'un dernier chapitre en forme, sinon de happy end, tout au moins de vœu pieux, voire de promesse ou d'espoir, mais cela ressemble bien à une figure imposée et l'on a bien senti que le 'vrai' livre s'était refermé quelques pages tôt, au plus noir des ténèbres.
Brrr.. Jamais polar noir n'aura porté aussi bien son étiquette.
Paradoxalement cette gravure à l'eau-forte d'une nation dépravée et corrompue nous donne envie de mieux connaître ce pays à la fois si proche et si différent, caché derrière les épais brouillards politico-médiatiques qui couvrent la Méditerranée depuis un demi-siècle. Entre les vestiges de la colonisation et le prisme déformant du regard de Khadra lui-même, il est difficile de ne pas lire entre les lignes une Algérie qui partage une même culture avec notre France et un Alger qui ressemblerait bien à Paris.
Évidemment on se doute bien que al-Jazā'ir n'est pas la seule nation à porter tout le malheur du monde et que le portrait au noir, même un peu forcé ici, était bien celui de notre temps et de notre planète.
De quoi laisser trottiner longtemps dans notre tête la petite phrase de Khadra ...
[...] — Qu'attendent les singes pour devenir des hommes ?
— Pardon ?
— Je ne me rappelle pas où j'ai lu ça. Qu'attendent les singes pour devenir des hommes. Cette phrase tourne en boucle dans ma tête depuis des semaines.


Pour celles et ceux qui aiment les portraits-vérité.
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samedi 25 juillet 2015

Les enfants d'Erostrate (Mickaël Koudero)

Le cancre de la classe polar.

Sujet du Bac, série polar : montez une intrigue où vous accumulerez un maximum de victimes et de serial-killers en faisant référence à vos cours de philo.
La dissertation de Mickaël Koudero commence plutôt bien puisqu'elle nous emmène à Lyon, rue de la Guill' pour les intimes. Bien vite on ira à Dijon, puis à Lille et même en Belgique.
Faut dire que l'élève Koudero a pris le sujet au pied de la lettre et qu'il lui faut de l'espace : les cadavres vont s'empiler rapidement.
Je ne vous parle pas du ou des serial-killer(s) mais ce ne sera pas triste non plus. Notons que l'énoncé n'interdisait pas de faire référence à des crimes ayant eu lieu il y a vingt-cinq ans.
L'intrigue est plutôt habilement montée, reconnaissons-le, et dévoilée par petites bribes même si, évidemment avec tous ces cadavres, ça devra finir avec des explications un peu abracadabrantes, mais c'est la loi du genre.
On apprendra même qui est ce fameux Érostrate, auquel faisait référence Jean-Paul Sartre :
« — Je le connais votre type, me dit-il. Il s'appelle Érostrate. Il voulait devenir illustre et il n'a rien trouvé de mieux que de brûler le temple d'Éphèse, une des sept merveilles du monde.
— Et comment s'appelait l'architecte de ce temple ?
— Je ne me rappelle plus, confessa-t-il, je crois même qu'on ne sait pas son nom.
— Vraiment ? Et vous vous rappelez le nom d'Érostrate ? Vous voyez qu'il n'avait pas fait un si mauvais calcul. »
Sauf que l'on bute assez vite sur quelques phrases toutes faites dont on se serait bien passé :
[...] Seule une autopsie complète me permettra d’être plus précis.
[...] Un feu de révolte embrasait le corps de Milan.
[...] Le froid saisissait leurs corps. La fatigue criblait leurs êtres.
Mais comment peut-on encore écrire ce genre de banalités éculées ?
Bon, passons, mais voilà-t-y pas qu'on trébuche sur une grosse faute de syntaxe, quelques pages plus loin une autre, et encore ! Toutes les deux pages, c'est truffé de bourdes indignes d'un cancre de CM1 ! Un véritable scandale, que l'on pende haut et court ceusses qui ont relu la copie !
Jugez plutôt les perles (on commence en douceur et crescendo) :
[...] Son passage fut porté par des odeurs de chocolats, cafés et croissants.
[...] Il pourrait avoir un tremblement de terre qu’on ne l’entendrait pas.
[...] Femme de caractère, elle lui en fallait plus pour être dupée par les paroles d’un vieillard.
[...] — À d’autres Adami, on me l’a fait pas.
[...] — Ton quotidien ne la pèse pas trop ?
Et on finit en apothéose, la meilleure pour la fin :
[...] À l’arrière, la tête posée contre la vitre, Milan se mutilait dans son silence.
Évidemment, citer Sartre ne suffit pas et l'élève Koudero est définitivement recalé, faute de français et de goût.
Certes le bouquin semble publié à compte d'auteur et nous est vendu pour une somme modique, mais tout de même Koudero, n'aviez-vous pas au fond de la classe un ou deux camarades capables de relire votre prose et d'en corriger les bourdes les plus flagrantes ?
La modestie des moyens est peut-être louable mais n'autorise pas à écorcher ainsi notre langue, en public et en électronique.
Vous pouvez vous mutiler en silence dans votre coin, sentir si l'odeur du chocolat porte les passages et si vous pouvez obtenir un tremblement de terre. On ne nous la fait pas et il nous en faut plus pour nous duper et nous faire prendre des vessies de brouillon pour des lanternes de roman.
Fin du méchant billet !

Pour celles et ceux qui aiment perdre leur temps.
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samedi 4 juillet 2015

La jeune fille à la perle (Tracy Chevalier)

La jeune fille et le peintre.

On avait eu un coup de cœur pour Les prodigieuses créatures de Tracy Chevalier (c'était en 2010).
Plus récemment, on avait bien aimé Les heures silencieuses de Gaëlle Josse qui contemplait un portrait flamand peint par De Witt à Delft au XVII.
Alors bien sûr on a été accroché par cette histoire qui met en scène, cette fois, le tableau de Johannes Vermeer, toujours à Delft, toujours au XVII : La jeune fille à la perle.
Bingo !
Ce bouquin réunit effectivement les plaisirs des deux précédents : la saveur d'une très belle écriture, le plaisir d'une très belle histoire de femme en avance sur son Histoire et ce jeu subtil entre peinture célèbre et réalité ordinaire.
Bien sûr cette histoire de servante devenue modèle d'un tableau désormais mondialement réputé (la Joconde du nord) est tout à fait imaginaire (d'autres hypothèses pencheraient plutôt pour l'une des filles du peintre, quant aux relations que l'auteure leur prête ...).
Mais qu'importe, avec une facilité déconcertante, Tracy Chevalier nous emporte corps et âme dans ce XVII° siècle hollandais, entre papistes et calvinistes, entre servantes et bourgeois, entre conventions sociales et religieuses. Pour autant, elle ne néglige pas la 'vraie' peinture : les couleurs et pigments utilisés par Vermeer, le fameux turban (le tableau s'est longtemps intitulé : La jeune fille au turban), l'éclairage de la perle tout aussi fameuse,voici autant de prétextes à développer de passionnants chapitres.
C'est très simple : la dernière page lue, on n'a qu'une seule envie, celle de courir à La Haye (re-)découvrir la peinture flamande de Vermeer ... qui jusqu'ici nous laissait plutôt indifférent, c'est le moins que l'on puisse dire. Il n'y a pas de plus beau compliment à faire à notre 'guide'.
Mais ce n'est pas tout !
On retrouve également tout l'esprit subtilement féminin (féministe ?) qui caractérise Tracy Chevalier et cette servante huguenote s'avère bien une autre créature prodigieuse : la jeune Griet imaginée se montre trop fine pour son époque, jusqu'à attirer l’œil et l'intérêt (et peut-être plus) d'un peintre aussi exigeant que Vermeer. La petite servante qui sait à peine lire, possède un œil magique qui lui permet de décrypter les tableaux du peintre mieux que le maître lui-même et de lui préparer ses couleurs.
[...] Lorsque Catharina ouvrit la porte de l'atelier, je lui demandai si je devrais faire les vitres. « Et pourquoi pas ? me répondit-elle sèchement. Veuillez ne pas m'importuner avec des questions sans importance.
– C'est à cause de la lumière, Madame, expliquai-je. Si je les lavais, cela pourrait changer tout le tableau. Vous voyez ? » Non, elle ne voyait pas.
[...] Vous vous apercevrez qu'il n'y a que peu de vrai blanc dans les nuages et pourtant on dit qu'ils sont blancs. Alors, comprenez-vous pourquoi je n'ai pas besoin de bleu pour le moment ?
– Oui, Monsieur. » Je ne comprenais pas réellement, mais je ne voulais pas l'admettre. J'avais l'impression de presque savoir.
[...] J'aimais broyer les ingrédients qu'il rapportait de chez l'apothicaire, des os, de la céruse, du massicot, admirant l'éclat et la pureté des couleurs que j'obtenais ainsi. J'appris que plus les matériaux étaient finement broyés, plus la couleur était intense. À partir de grains rugueux et ternes, la garance devenait une belle poudre rouge vif puis, mélangée à de l'huile de lin, elle se transformait en une peinture étincelante. Préparer ces couleurs tenait de la magie.
Enfin, cerise sur le gâteau ou plutôt : perle sur le tableau, ce roman couve une douce mais puissante sensualité qui flirte avec l'érotisme comme le modèle flirte avec son peintre.
Ah ces cheveux échappés de la coiffe, ah ces oreilles qui n'avaient jamais été percées, ...
Superbe.
[...] Les femmes qu'il peint deviennent prisonnières de son monde. Vous pourriez vous y perdre.
Tout comme avec Ses prodigieuses créatures, Tracy Chevalier nous donne une histoire empreinte de douceur et d'intelligence avec de multiples niveaux de lecture, servie par une plume très riche (on s'y habitue après quelques pages, c'est peu commun de nos jours).

Pour celles et ceux qui aiment les peintres et leurs modèles.
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