L’enfant terrible de la Russie.
Avant même le bouquin d'Emmanuel Carrère, Limonov faisait parler de lui (ou plus exactement : refaisait parler de lui) ces dernières années avec quelques postures tout à fait politiquement incorrectes dans son pays natal ou les Balkans.
Édouard Limonov, c'est lui qu'on a pu voir discuter avec Radovan Karadžić devant Sarajevo, c'est lui qui se fait arrêté pour une soi-disant tentative de coup d'État au Kazakhstan, c'est lui qui a fondé le Parti National-Bolchévique et les sulfureuses milices nasbols, c'est lui qui se présente contre Poutine à la présidentielle en 2012, ...
Autant dire qu'on tient là une personnalité propice à la controverse !
Mais Emmanuel Carrère ne se laisse pas aller à la facilité et ne se contente pas de se draper d'une écharpe vaguement orangée(1) ni de surfer sur les modes médiatiques actuelles. Après quelques pages de mise en jambes pour bien ancrer son propos dans la réalité d'aujourd'hui, il nous emmène pour un long et passionnant voyage dans l'espace et le temps : Kharkov dans les années 60, New-York en 1974, Paris en 1982 et retour en Russie en passant par la case des Balkans. Chaque étape est passionnante et l'auteur ne se contente ni d'une admiration béate devant le provocateur littéraire que fut par le passé le jeune Édouard Savenko, ni d'une critique facile du provocateur politique qu'est devenu aujourd'hui Édouard Limonov.
Si l'on voulait (vainement) résumer la vie de Limonov, on pourrait citer le pitch du Point(2) :
[...] poète délinquant à Kharkov, dissident branché de l'URSS, clochard à New York, écrivain sans le sou à Paris, putschiste à Moscou, soldat serbe en Bosnie, fondateur du rouge-brun Parti national-bolchévique, puis militant démocrate anti-Poutine.
Il se dégage du bouquin de Carrère (et donc sans doute de la vie même de Limonov) une furieuse (folle ?) envie de vivre le meilleur comme le pire et de dévorer la vie par les deux bouts. Et des multiples facettes éclairées par Emmanuel Carrère on retiendra cet insatiable et puissant désir de Limonov d'être aimé : par ses femmes le plus souvent possible ou même aujourd’hui par ses camarades nasbols.
Alors oui pour ce livre et ce personnage à double face, ce sera un coup de cœur doublé d'un coup de chapeau.
Coup de cœur pour le récit de la jeunesse tumultueuse d'Édouard Limonov, archétype de l'écrivain maudit, une sorte de Bukowski qui n'aurait pas sombré dans l'alcool ou de Céline qui n'aurait pas tout à fait franchi la ligne jaune. Bon, oui, mais alors juste un peu, monsieur l'agent.
Complexé par sa petite taille mais beau comme un dieu, le poète miséreux et sulfureux séduit les hommes tout autant que les femmes, les voyous illettrés tout autant que les intellos mondains.
C'est dire qu'avec ce bouquin, le lecteur peut croiser du beau monde. Et du moins beau.
Coup de chapeau pour l'engagement et l'implication du journaliste Emmanuel Carrère qui n'hésite pas à se mettre en scène dans son bouquin, analysant son propre regard sur Limonov et sa propre position de fils d'immigré(e) russe(3).
C'est dire qu'avec ce bouquin, le lecteur peut en prendre plein les neurones.
Coup de cœur pour le panorama de plus de cinquante ans d'Histoire depuis Staline et la guerre mondiale, jusqu'à Poutine en passant par les années Brejnev ou Khrouchtchev. Cinquante ans d'Histoire pas seulement de la Russie mais aussi de notre monde occidental puisque l'on voyage sur les traces de Limonov depuis Kharkov au fin fond de l'Oural jusqu'à Paris en passant par New-York.
C'est dire qu'avec ce bouquin, le lecteur peut s'instruire et voyager à bas prix.
Coup de chapeau pour la plongée dans l'univers russe de la littérature en général et de la poésie en particulier et les intéressantes descriptions du curieux rapport des russes à la poésie et à leurs poètes.
C'est dire qu'avec ce bouquin, le lecteur occidental peut mesurer toute la profondeur de son inculture(4).
Dans les années récentes et la dernière partie du bouquin, le sire Limonov devient un peu moins intéressant et beaucoup moins sympathique puisque, pour reprendre le doux euphémisme d'E. Carrère : il manque de discernement politique ! C'est le moins que l'on puisse dire !
Mais ce désintérêt relatif pour le personnage est compensé par une vision décapante de l'histoire politique récente de la Russie : l'inefficace Gorbatchev, l'influent Sakharov, les chars russes dans Vilnius en 1991, le putsch de Moscou, la bienveillance mal éclairée de Tonton Mitterrand, la prise de pouvoir de Boris Eltsine, encore un putsch à Moscou, l’avènement de Poutine ... tout cela défile en quelques pages et donne un bel aperçu de ce qu'on a peut-être lu, entendu et oublié de manière confuse, c'est passionnant même si parfois l’esprit de synthèse frise le raccourci, on s’en doute bien un peu mais ça nous va bien.
Certes on peut taxer E. Carrère d’aveuglement russophile, mais reconnaissons lui le mérite de nous donner à voir autre chose que les clichés habituels de nos médias occidentaux :
[…] Les oligarques ont tout, à présent, absolument tout : des fortunes immenses, fondées sur des matières premières et non sur des technologies. […] On peut en être choqué,, on peut aussi dire, comme ma mère : “Bien sûr, ce sont des gangsters, mais ce n’est que la première génération du capitalisme en Russie. C’était pareil en Amérique, au début. Les oligarques ne sont pas honnêtes, mais ils font élever leurs enfants dans de bons collèges en Suisse pour qu’ils puissent s’offrir, eux, le luxe de l’être. Tu verras. Attends une génération.”
On trouve désormais tout cela en poche jusque dans les présentoirs de monoprix, sans doute à la faveur des derniers avatars politiques de ce drôle de sire. Mais Emmanuel Carrère nous a compilé une foisonnante et passionnante biographie qui vaut bien plus que cette écume trop récente et plutôt nauséabonde.
Pour finir, on citera Limonov lui-même dans une interview au Point en 2011(2) :
[…] L'Occident, malheureusement, n'est pas dans un bon état. Le politiquement correct ne génère pas de génies, mais produit les romans de la rentrée littéraire.
C’est dit !
Et voici quelques photos (qui manquent au bouquin, merci gougoule) - de gauche à droite : Limonov aujourd’hui en campagne en Russie, dans les années 80 à Paris, sa jeunesse avec des amis d’un cercle littéraire (il est assis au centre) et à droite une photo avec Elena qui tient (qui tiennent : Elena et la photo) une grande place dans le bouquin et sans doute dans la vie de Limonov.
(1) - l’écharpe politique récente de Limonov n’est pas vraiment orange mais plutôt rouge-brun, une nuance difficile à saisir pour la plupart d’entre nous à l’ouest
(2) - une interview de Limonov en 2011 au Point à l'occasion du prix Renaudot attribué au roman d'Emmanuel Carrère [clic]
(3) - Emmanuel Carrère est le fils de la célèbre et 'immortelle' soviétologue Hélène Carrère d'Encausse née Zourabichvili dont les parents avaient fui la révolution russe
(4) - mais rassurez-vous, Emmanuel Carrère est suffisamment habile pour rendre son propos clair et intelligible même à tous ceux qui comme nous, n'ont qu'une idée lointaine et vague d'auteurs comme Pasternak (ah ! le docteur ?) ou Tarkovski (ah ! le cinéaste ?)
Pour celles et ceux qui aiment flirter avec le côté obscur de la force.
D’autres avis chez Babelio.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire