lundi 31 mai 2010

Debrà Libanos (Luciano Marrocu)

Cauchemar colonial.

Alors que l'actualité cinéma remet en lumière l'assassinat des moines de Tibéhirine, c'est un autre massacre, un autre monastère et une autre Histoire qu'on évoque ici avec le sarde Luciano Marrocu : en mai 1937 sur l'ordre du maréchal Graziani - le boucher de l'Éthiopie - qui vient d'échapper à un attentat, plus de 500 moines sont exécutés à Debrà Libanòs, près d'Addis-Abeba.
C'était l'époque où l'Italie fasciste et son Duce rêvaient de conquêtes et entendaient rivaliser avec les grandes puissances coloniales.
[...] - Il existe un télégramme de Graziani au ministère de l'Afrique italienne qui parle de l'exécution de deux cent quatre-vingt-seize moines et de vingt-trois laïques. En somme il y a eu un attentat et il fallait bien lui donner une réponse ... Certes, la mesure ... oui, la mesure de la réponse, on peut peut-être en discuter. D'autre part les moines de Debrà Libanòs étaient suspects de connivence dans l'attentat contre le vice-roi.
- Tous les deux cent quatre-vingt-seize et les vingt-trois laïques, cavaliere ? Tous suspects ? Une conspiration bien ramifiée, il n'y a rien à dire.
Au lendemain de ces sombres évènements, l'inspecteur Serra débarque à Addis-Abeba pour enquêter sur l'assassinat d'un officier italien, Duilio Bellassai.
Vengeance de la résistance abyssine (l'officier aurait participé au massacre des moines) ?
D'un mari jaloux (l'officier était réputé pour ses conquêtes féminines) ?
Ou encore machinations politiques destinées à évincer le vice-roi Graziani ?
[...] De quelle manière la vie d'un personnage comme Bellassai pouvait servir à en comprendre la mort ? Et sur quel Bellessai avait tiré l'assassin ? Sur le Bellassai séducteur ? Sur le joueur endetté ? Sur l'organisateur d'improbables complots ? Sur le massacreur d'innocents ?
L'enquête de l'inspecteur Serra nous mène dans les coulisses de la vie coloniale italienne en Éthiopie.
[...] Quant aux visages des autres, les Abyssins, on finissait par ne plus les remarquer: "Moi je ne les vois vraiment pas, et pourtant j'en ai quatre à la maison", avait-il entendu dire par la femme d'un officier.
Avec ironie, Luciano Marrocu nous dépeint le petit monde des colonies.
Les enquêtes de l'inspecteur Serra(1), sont un peu le versant italien de celles de Bernie qu'on avait croisé avec plaisir dans la Trilogie Berlinoise.
On pourra retrouver Luciano Marrocu et son inspecteur avec un autre épisode qui vient de paraître en français : Fáulas.
(1) : l'inspecteur Serra est membre de l'OVRA (surnommée la PIOVRA), l'organisation de vigilance et de répression de l'antifascisme, une sorte de Gestapo mussolinienne.

Pour celles et ceux qui aiment les histoires avec de l'Histoire dedans.
Les lyonnais de La fosse aux ours éditent ces 155 pages qui datent de 2002 en VO et qui viennent d'être traduites de l'italien par Marc Porcu.
Eontos parle de Fáulas.


mardi 25 mai 2010

Le temps du loup (Thomas Kanger)

Cold case à Stockholm.

Bulletin météo : la déferlante nordique qui envahit le rayon polars continue(1) !
Allez encore une louche de ragoût d'élan aux airelles : on en parlait il y a quelques jours seulement.
Encore un suédois : Thomas Kanger !
Et encore un nouveau venu en français même si la série des enquêtes d'Elina Wiik est déjà traduite dans de nombreux pays.
Et oui, comme avec Kjell Erkisson dont on parlait il y a quelques jours, il s'agit cette fois encore d'une fliquette.
Dans ce Temps du loup, Elina entend rouvrir un vieux dossier qui arrive à quelques jours seulement de la prescription. Le compte à rebours est lancé et elle part sur les traces d'une jeune femme, Ylva, retrouvée morte en pleine forêt 25 ans plus tôt (à quelques jours près donc !), à moitié bouffée par les loups, après avoir mis au monde une petite fille ...
Pendant ce temps, au fil de l'alternance des chapitres, on suit la quête d'une jeune fille de 25 ans, Kari, dont on se doute bien évidemment qu'elle est la fille d'Ylva ...
Les deux histoires se cherchent, se croisent et finiront bien sûr par se rencontrer, après quelques flash-backs dans les années 70 de la Suède ...
Un bouquin très "polar" (très enquête policière), plus que ceux auxquels nous avaient habitués jusqu'ici les auteurs nordiques.
Mais avec un personnage attachant : cette commissaire Elina Wiik qui bosse au commissariat de Västerås, dans la grande banlieue de Stockholm, ce qui nous vaut quelques pages savoureuses sur la rivalité entre "ceux" de la grande ville et les bouseux de la campagne !
Elina a une vie personnelle un peu compliquée (faut bien, pour l'histoire !) et des relations un peu agitées avec sa hiérarchie, comme ici avec Jönsson, son patron de Västerås :

[...] - Je viens d'avoir un coup de fil d'un certain intendant Klinga, de Stockholm. Ça te dit quelque chose ?
Elina évita de lui répondre et prit un air innocent. Jönsson la pointait de l'index ; il bouillonnait de rage et ne parvenait plus à articuler le moindre mot. Il lui fallut plusieurs secondes pour se maîtriser.
- Ledit intendant pense que ce serait une bonne idée que toi - toi précisément - tu t'occupes d'une affaire sur le point d'être prescrite. Il dit que tu as fait preuve d'inventivité dans tes enquêtes et que tu es la personne qu'il faut. Il dit également que le directeur de la police judiciaire tient beaucoup à ce que l'on rouvre de vieux dossiers de meurtres. Cela prouverait que la police ne renonce jamais à chercher les auteurs de crimes particulièrement graves. Bref, pour Stockholm, c'est l'effet de pub qui prime. Peu importe que nous, nous n'ayons pas le temps de faire notre boulot.
- Il s'agit de quelle affaire ? demanda Elina.
- Ne fais pas l'idiote, Wiik. Tu sais très bien de quelle affaire il s'agit. C'est encore un de tes coups en douce. En somme, soit je te laisse t'occuper d'une vieille affaire qui n'est même pas de notre ressort, soit je dis au directeur de la police judiciaire d'aller se faire foutre.
Elle prit un air légèrement choqué.

Allez, vous reprendrez bien un peu de ragoût d'élan aux airelles ?

(1) : il y a peu de temps, on a même vu un rayon "polars polaires" dans une librairie : on est copié !


Pour celles et ceux qui aiment les fliquettes.
C'est 10/18 qui édite ces 334 pages parues en 2004 en VO et qui sont traduites du suédois par Terje Sinding.
Paul Arre en parle. D'autres avis sur Critiques Libres.

vendredi 21 mai 2010

Le cercueil de pierre (Kjel Eriksson)

Il est pas beau le labo.

Malgré quelques valeurs sûres comme Jo Nesbo ou Henning Mankell (et encore, j'oublie l'islandais Indridason), on commence à être un peu écœuré de la déferlante nordique qui envahit le rayon polars, ça frise l'indigestion de ragoût d'élan aux airelles.
Alors quoi, un de plus ?
Et bien oui, voici le suédois Kjel Eriksson !
Ce nouveau venu (premières traductions en 2007) vaut le détour par Uppsala, la quasi-banlieue de Stockholm(1) .
L'ambiance y est un peu moins sombre que dans la ville d'Ystad vue par Mankell.
Et puis, même si l'auteur ne prend pas de "e", le personnage central est une femme, une fliquette, Ann Lindell, dont la vie privée occupe une bonne partie du bouquin.
Ça change un peu des mecs désabusés et imbibés(2) qui hantent habituellement les commissariats de Suède (et d'ailleurs) !
Autant de bonnes raisons de se laisser emporter une nouvelle fois par une enquête scandinave de plus.
D'autant qu'avec cet épisode on a même droit en prime à une petite excursion à ... Malaga ! 
Car il est question ici d'internationalisation, de crime en col blanc, d'expérimentations pharmaceutiques louches et de transactions financières douteuses ... le crime n'a pas de frontières, en tout cas pas entre la Suède et l'Espagne.
Un polar bien mené, qui démarre sur les chapeaux de roues(3) et qui nous emmène explorer un univers un peu différent de ce que l'on a l'habitude de côtoyer.

- Vous semblez avoir dissimulé quelques millions, vous vous livrez à des expériences sur des animaux que les activistes de la défense des animaux - et quelques autres peut-être - qualifient de mauvais traitements, le patron de votre service de Recherches écrase sa femme avant de suicider, et vous trouvez étrange que les gens se posent des questions ? Qu'est-ce qui se passe, chez MedForsk, au juste ?

Le tout est plutôt de bonne facture, comme on dit. Même si, malgré l'intérêt de l'enquête au féminin, on reste encore loin de la grande littérature d'un Mankell ou de l'intimisme d'un Indridason.
Mais cela se lit sans déplaisir aucun.
Un polar situé à mi-chemin, non pas entre Uppsala et Malaga mais plutôt entre la Suède de Mankell et la Venise de Donna Leon.
Une phrase terrible clôture le bouquin :

[...] À moins que ce ne soit comme le pays du Suédois : une terre glacée et inféconde ?

Le jugement sur la Suède d'aujourd'hui, sur le monde d'aujourd'hui, est sans appel.

(1) : j'espère qu'il n'y a pas beaucoup de suédois qui lisent ce blog : ce doit être le genre de raccourcis à la noix qui vous font haïr de toute une région du globe ...
(2) : quoique notre nouvelle amie Ann Lindell ne dédaigne pas un petit verre de rouge le soir après le boulot ... mais ces dames vont encore dire que c'est parce que c'est un mec qui écrit, pfff !
(3) : très mauvais jeu de mots auquel je n'ai pas pu résister : page 12, une mère et sa fille se font écrabouillées par une voiture ... ça commence fort !


Pour celles et ceux qui aiment les fliquettes.
C'est Babel Noir qui édite ces 420 pages parues en 2001 en VO et qui sont traduites du suédois par Philippe Bouquet.

lundi 17 mai 2010

Le goût de Tokyo (Michaël Ferrier)

Destination Tokyo.

Quelle bonne (très bonne) surprise que ce petit ouvrage qu'on avait retenu sans même trop savoir de quoi il retournait, croyant peut-être à un recueil de nouvelles ?
Pas du tout : Le goût de Tokyo est un petit opuscule d'une centaine de pages à mi-chemin entre le florilège et le guide de voyages.
Une trentaine de textes très courts (2 ou 3 pages) sélectionnés et présentés avec beaucoup de justesse et de finesse par Michaël Ferrier et accompagnés d'une petite introduction et d'une courte analyse.
Michaël Ferrier a également la bonne idée d'agrémenter les textes d'adresses, de sites, de temples, ... tous lieux qui viennent judicieusement "illustrer" les propos.
Que du bonheur : plaisir de la lecture et intelligence des textes.
En fait c'est bien simple, à peine ce petit recueil refermé, on n'a qu'une seule envie : se précipiter sur un site de voyage et trouver un avion au plus tôt pour découvrir ou re-découvrir cette étrange ville qu'est Tokyo.
... et lire ou re-lire les bouquins dont sont extraits les petits textes !
On y croise les auteurs les plus célèbres et les plus divers.
Y sont épinglés, le racisme arrogant de Pierre Loti :
[...] Comme nous sommes loin de ce peuple japonais, comme nous sommes de race dissemblable !
ou encore la suffisance stéréotypée de Marguerite Yourcenar :
[...] Onze millions de robots impressionnent toujours ...
Heureusement d'autres auteurs portent des analyses plus fines sur le Japon et les Japonais en général, et Tokyo en particulier.
Chris Marker (Le dépays) :
[...] Une fois dépassées les idées reçues, une fois contournée l'idée reçue de prendre le contre-pied des idées reçues, mathématiquement les chances sont les mêmes pour tous, et que de temps gagné. Se fier aux apparences, ne jamais s'inquiéter de comprendre, être là - dasein - et tout vous sera donné par surcroît. enfin, un peu.
Nicolas Bouvier (Chronique japonaise) :
[...] Chô est un petit quartier; ki le bois ou l'arbre; et l'arbre ara est une sorte de mûrier; mais il n'y a plus de mûrier à Araki-chô.
Tournesols, bambous, glycines. Maison penchées et vermoulues. Odeurs de sciure, de thé vert, de morue. À l'aube un peu partout le chant un peu ébouriffé des coqs. Une publicité omniprésente et hideuse mariée à la plus belle écriture du monde.
Philippe Forest (Sarinagara) :
[...] Prenez n'importe quelle idée toute faite sur le Japon et retournez-la. Vous obtenez une autre idée toute faite qui n'est ni plus vraie ni plus fausse que la précédente. Tous les lieux communs ont un envers et un endroit qui se valent. Michael Ferrier
[...] Il y a cette remarque d'Hemingway dans L'Adieu aux armes, qui dit qu'on se fait toutes sortes d'idées fausses sur les Japonais, qu'en vérité ils ressemblent beaucoup aux français, que ce sont des petits hommes qui aiment avant tout rire, boire et danser.
Et bien sûr l'incontournable Roland Barthes (L'empire des signes) : à propos du système d'adresse japonais
[...] Tokyo nous redit cependant que le rationnel n'est qu'un système parmi d'autres. Pour qu'il y ait maîtrise du réel (en l'occurrence celui des adresses), il suffit qu'il y ait système, ce système fût-il apparemment illogique, inutilement compliqué, curieusement disparate : un bon bricolage peut non seulement tenir très longtemps, on le sait, mais encore il peut satisfaire des millions d'habitants, dressés d'autre part à toutes les perfections de la civilisation technicienne.
La collection du Petit Mercure semble prometteuse : ce long week-end de l'Ascension nous sommes partis au Portugal avec un autre opuscule : Le goût de Lisbonne ...

Pour celles et ceux qui aiment les voyages .
Le Petit Mercure édite ces 118 pages en poche qui datent de 2008.
D'autres titres sont disponibles dans la même collection : Lisbonne, Berlin, ...




vendredi 14 mai 2010

Les larmes de Tarzan (Katarina Mazetti)

L’amour dans la jungle moderne.

Après le succès blogoplanétaire du Mec de la tombe d'à côté - qui avait même été adapté en une très agréable pièce de théâtre -, la suédoise Katarina Mazetti remet le couvert.
Avec la même recette du couple impossible : Les larmes de Tarzan.
Cette fois, Tarzan est une mère célibataire, à moitié au chômage et pas du tout épilée.
Janne est le célibataire, plus jeune et pété de thunes, il est entouré de top-modèles et roule en Lamborghini.
Mazetti nous ressert donc un plat aux saveurs connues mais malheureusement cette fois-ci la sauce a du mal à prendre.
Autant la précédente salade sucrée-salée était épicée de multiples subtilités socio-culturelles entre la souris de bibliothèque et le garçon vacher, autant cette fois-ci, la suédoise verse dans le plat de résistance socio-économique. Du solide et du sordide. Si vous ne le saviez pas, apprenez enfin que mieux vaut être riche, célibataire et sans enfant que pauvre, divorcée et affublée de deux moutards.

[...] Quand j'étais petite, on dessinait les pauvres avec des vêtements rapiécés, des morceaux de tissu rajoutés de couleurs différentes, cousus avec de gros points. On utilisait la même technique pour dessiner des trolls. Pendant longtemps, je ne faisais pas trop la différence entre les trolls et les pauvres, je savais seulement que les pauvres étaient tristes et les trolls horribles.
Aujourd'hui je sais que nous, les pauvres, nous avons pas mal de choses en commun avec les trolls. Par exemple, les gens croient que nous n'existons pas.

Oui, bien sûr, Katarina Mazetti a toujours le même humour décapant et salutaire (salutaire pour ses héros comme pour ses lecteurs) mais cela ne suffit plus à nous emballer.
D'autant qu'elle semble hésiter tout au long du livre entre le conte de fées pour adultes (c'était le cas du précédent épisode) et la chronique sociale.
Comme si un arrière-goût amer et dérangeant parfumait le fond du plat.
La dernière partie de la non-histoire d'amour entre Janne et Tarzan confirme le côté désabusé de la chronique qui, paradoxalement, en devient d'autant plus intéressante.
Les seconds rôles prennent plus d'importance (la copine de Tarzan, son ex bargeot, et même la top-modèle de Janne) et Katarina Mazetti nous brosse un portrait sans concession des relations hommes-femmes de nos sociétés modernes (et cette fois aucun exotisme suédois pour nous tenir à distance).
Genre : les femmes viennent de Vénus et les hommes de Mars et chacun ferait mieux de rentrer chez soi.
Comme si, pour survivre dans notre jungle trop impitoyable, il n'existait que deux refuges : l'asile psy ou le couple. Le constat n'est pas tout à fait faux mais reste plutôt amer ...

Tarzan : [...] Ce serait si facile de me laisser couler dans tout ça. Poser le fardeau et me reposer un moment. Dix ans environ, pourquoi pas ?
Plus loin, Janne : [...] Le monde est rempli de gens qui restent ensemble pour d'autres raisons que parce qu'ils sont amoureux. On peut par exemple rester avec moi parce que j'ai une si belle voiture, tu l'as dit toi-même. Et je te promets de la changer tous les deux ans !

La suite du premier épisode est donc toujours une histoire d'humour mais plus vraiment une histoire d'amour.
Un livre qui sera plutôt réservé à ceux qui ont déjà visité la tombe d'à côté et qui veulent retourner en Suède.
Et un livre pour rappeler à ceux qui n'ont pas encore visité la tombe d'à côté qu'ils doivent se dépêcher !


Pour celles et ceux qui aiment les histoires de couples.
Babel édite en poche ces 277 pages qui datent de 2003 en VO et qui sont traduites du suédois par Lena Grumbach et Catherine Marcus.
D'autres avis sur Critiques Libres.

mercredi 12 mai 2010

La pièce du fond (Eugenia Almeida)

En regardant infuser le maté.

Après L'autobus dont avait parlé il y a deux ans jour pour jour, voici un second livre étrange venu d'Argentine : La pièce du fond, d'Eugenia Almeida.
Comme avec l'autobus, la vie tranquille et endormie d'une petite ville de province est perturbée par un évènement insolite ... les comportements routiniers vacillent, les langues se délient ...
Cette fois c'est un vieil homme, à demi SDF, qui s'installe sur un banc de la place.
Il ne dit pas un mot, n'ouvre pas le bec. À peine pour manger lorsque la petite serveuse du café lui apporte en douce le menu du jour.
Eugenia Almeida excelle à dépeindre l'immobilisme, l'attentisme, le caractère immuable des gens et des choses lorsque la vie s'est arrêtée : le village et ses habitants sont comme écrasés de chaleur et de soleil.
L'un des flics du village finit par embarquer le vagabond muet et l'envoie vers les psys de la ville ...
Son collègue trouve qu'il en a fait un peu trop et se met à la recherche du vieil homme, tout comme la petite serveuse du bar. Ils rencontreront une étrange psy. Ces trois-là vont se croiser, se rencontrer, s'éloigner, tournant autour de l'absence du vieil homme muet que l'on ne reverra plus : un seul être vous manque et cela suffit pour bousculer vos habitudes, pour remuer le fond de vos pensées.
Chacun part à la recherche de la clé qui permet d'ouvrir la pièce du fond, du fond de sa tête, la pièce aux souvenirs soigneusement enfouis sous la poussière ...
Eugenia Almeida a une belle écriture sobre et sèche, sans effets ni esbroufe. Mais c'est une écriture difficile et exigeante. On avait trouvé un peu plus facile d'embarquer dans L'autobus.

Pereyra est le flic qui a embarqué le vagabond, son collègue Friàs partira à sa recherche :
[...] - Mais pourquoi tu te casses la tête à cause de ça ?
- Parce que je veux savoir comment il va.
- Toujours pareil. Il ne parle même pas.
Pereyra se tait, pris de doute, puis demande :
- Avec toi il a parlé ?
- Ce n'est pas nécessaire.
Friàs reprend la pipette dans sa bouche pour aspirer une ultime gorgée de maté.
- Écoute vieux. Je sais que tu fais tout ça avec de bonnes intentions. Mais tu ne peux pas t'occuper de tout.
- J'aimerais bien parler avec lui, dit Friàs en passant sa main sur la table. Pour enlever la poussière du verre, en caressant ou effaçant ce qui n'y est pas.
- Toi, alors ! Si l'autre ne répond pas, ce n'est pas une conversation.
- Tu ne comprends pas. Il me regardait. Il ne parle pas, mais il écoute. Je lui racontais des choses ... des choses de moi. Tu vas finir par piger.
- Allez, ne te fâche pas. Raconte-les moi.
- Ce n'est pas pareil.
- Trop aimable, dit Pereyra en feignant d'être vexé.
- Ce n'est pas toi qui est en cause.

Un livre où l'on découvre l'art et la manière de faire infuser le maté.


Métailié édite ces 200 pages traduites de l'espagnol par François Gaudry et qui datent de 2007 en VO.
Pour celles et ceux qui aiment quand il ne se passe rien.

dimanche 9 mai 2010

Dark tiger (William G. Tapply)

Je t’emmène une dernière fois dans le Maine.

Après une Dérive sanglante, on avait enchaîné avec le second volume de William G. Tapply : Casco Bay. Voici Dark Tiger, le troisième et dernier(1) épisode des aventures de Stoney Calhoun, l'apprenti détective amnésique et grand pêcheur à la mouche devant l'éternel.
Malgré l'indéniable succès des deux premiers, un troisième tome plutôt fraîchement accueilli où Stoney Calhoun renoue à contre-cœur avec son trouble passé d'amnésique et s'éloigne de la belle Kate et de son pote le shérif Dickman.
[...] Il se versa une tasse de café, qu'il prit avec lui sur la terrasse, et s'assit dans un fauteuil en bois. Ralph le suivit et se coucha près de lui.
Calhoun tendit le bras et gratta le haut du crâne de son chien.
- J'aurais préféré ne pas avoir à faire ça, dit-il.
Ralph ne répondit pas.
- Bon, il faut le faire, poursuivit Calhoun. Je suis content que tu viennes avec moi, en tout cas.
Le voilà donc parti avec son chien, Ralph, pêcher sur les rives d'un lac du nord de l'État (oui, Le Maine !).
Pêcher la truite mais aussi le vilain méchant ...
[...] Ça faisait beaucoup de cadavres et peu d'indices.
Sauf qu'il n'est pas le bienvenu dans les parages de Loon Lake ...
[...] - J'espère que vous n'avez pas l'intention de vous mettre à fouiner dans notre ville, monsieur Calhoun.
- Fouiner ? Pourquoi je ferais ça ?
Le sergent Currier eut un haussement d'épaules.
- Vous me semblez du genre fouineur.
- Sûrement pas.
- Bon, alors c'est bien, dit Currier. Je ne voudrais pas que vous vous attiriez des ennuis.
Plus polar que les deux précédents épisodes, celui-ci ne parvient pas à convaincre : est-ce parce que Stoney Calhoun accepte cette mission à reculons ? Est-ce parce que l'intrigue peine à choisir son camp ?
Dommage que la série se conclut de la sorte.
Mais que cela ne vous empêche surtout pas de découvrir les deux premiers, si ce n'est pas déjà fait : excellentissimes !
(1) : William G. Tapply est en effet décédé depuis.

Pour celles et ceux qui aiment toujours la pêche à la mouche.
Gallmeister édite ces 250 pages traduites de l'américain par François Happe.
Yann en parle, Kathel aussi.

samedi 1 mai 2010

La variante Istanbul (Olen Steinhauer)

Lecture de Printemps … de Prague.

On avait déjà croisé Olen Steinhauer et son héros, mi-flic mi-espion, Brano Sev au 36 Boulevard Yalta.
Au fil de ses romans, cet auteur américain qui vit en Hongrie, dessine le parcours d'un pays de l'est imaginaire, quelque part entre Tchécoslovaquie et Roumanie(1), tout au long des sombres années de la guerre froide.
Avec La variante Istanbul, nous voici dans les années 75, entre Bande à Baader et rebelles Arméniens, entre  diatribes d'Ulrike Meinhof et détournements d'avions.
Un détournement d'avion qui finit mal, très mal ...
Il faut du temps pour se laisser emporter par cette histoire compliquée où Olen Steinhaeur distille les indices et les connexions au compte-goutte.
Les personnages semblent ballotés au gré de l'Histoire et s'agitent, désordonnés, comme des pions sur un échiquier dont ils ne connaîtraient ni le dessin ni les règles, sans trop y croire, sans rien y comprendre. Un monde de fin du monde ...
Seul Brano Sev (il a pris de la bouteille depuis les premières aventures) semble connaître le sens de tout cela.
Peu à peu une vieille histoire resurgit entre les chapitres : un drame vécu en 68 pendant le Printemps de Prague quand la soldatesque du Pacte de Varsovie venait libérer les tchécoslovaques du capitalisme rampant ...

[...] Tu crois qu'un seul d'entre nous a envie d'être ici ? Tu crois qu'un seul d'entre nous est ici pour défendre le socialisme ?
Peter leva son verre.
- À votre retour chez vous !

Au fil des chapitres les deux histoires, les deux époques vont se rejoindre et les pions vont s'aligner dans une configuration qui n'augure rien de bon pour certains d'entre eux ...

[...] Gavra avait un certain flair naturel, pour les énigmes : mais dans celle-ci rien ne cadrait. Deux meurtres dans la Capitale et un détournement d'avion qui tourne mal. Le seul rapport était une jeune femme morte dans l'avion, Zrinka Martrich, une démente victime d'hallucinations qui avait laissé un message aux terroristes alors qu'ils se trouvaient avec elle dans le terminal.

Aux échecs, La variante Istanbul (le titre en VO est Liberation movements) consiste sans doute à sacrifier une série de pions alignés pour libérer d'autres pièces ...

[...] Nous sommes parfois confrontés à des moments inexplicables de notre passé qui nous pourrissent la vie jusqu'à nous ne puissions plus fonctionner. Si nous trouvons une explication cependant ...
- J'ignorais que les officiers du Ministère faisaient dans la psychologie, camarade Sev.
Brano sourit - vraiment.

Comme précédemment Boulevard Yalta, on peine à s'accrocher aux personnages, au moins pendant la première partie de l'histoire et il faut un peu de persévérance avant d'être récompensé. Un livre pas facile réservé aux accros de l'Histoire et de la guerre froide.
Un livre où l'on découvre que le socialisme n'était pas très gay.

(1) : la ville est simplement La Capitale.


Pour celles et ceux qui aiment les voies impénétrables de l'Histoire.
Folio policier édite ces 321 pages qui datent de 2006 en VO et qui sont traduites de l'américain par William Olivier Desmond.