mardi 30 mars 2010

Les chaussures italiennes (Henning Mankell)

Entre deux solstices d’hiver.

On connait bien le suédois Henning Mankell par ses polars et son inspecteur Wallander qui tient même désormais série sur Arte.
On avait également suivi cet auteur prolixe et éclectique (il écrit du théâtre, il écrit sur l'Afrique, ...) avec un roman social sur l'immigration en Suède : c'était Tea-Bag(1).
Le voici de nouveau avec autre chose qu'un policier : Les chaussures italiennes, assurément son meilleur roman jusqu'ici (merci Véro !) et, tout aussi sûrement, un des meilleurs bouquins, tous rayons confondus, qu'on ait lu ces derniers mois, avis unanime et partagé de BMR et de MAM.
On aimerait en voir adapté un film, non pas à cause du scénario mais parce que les images y sont évoquées avec une force peu commune(2) et qu'il ne faut que quelques lignes à Mankell pour nous plonger au cœur de l'hiver suédois aux côtés de son Fredrik Welin.
Un type qui s'achemine lentement mais sûrement sur ses 70 ans, qui vit reclus sur une des îles de l'archipel suédois avec une fourmilière qui envahit peu à peu son salon, un type qui snife un pot de goudron dans son hangar à bateau quand ça va vraiment mal, un type qui tient un journal de bord résolument insignifiant où il ne parle que du temps et de la force du vent, et qui tous les matins creuse un trou dans la glace pour s'immerger dans l'eau glacée, comme pour se convaincre qu'il est encore vivant et qu'il fait plus froid dehors qu'en sa tête ou son cœur.
Il survit ainsi, taraudé par son passé : un amour de jeunesse qu'il a fuit lâchement sans explication et une erreur professionnelle qu'il a commise quand il était chirurgien.
Un beau jour d'hiver, boitillant sur la glace qui mène à son île, rongée par un cancer(3), surgit Harriet son ex-amie ...
Dès les premières pages on sent qu'on tient là un superbe roman à l'écriture sobre, qui fait mouche à tous les coups, qui touche à toutes les pages. Ça sent l'humanité, la vraie vie.
Si style, époque, pays et météo sont bien différents, on y a retrouvé un peu de la force d'évocation de John Fante, l'humour en moins, et ce sens de la chute au coin d'un paragraphe, pour aller droit au cœur, à l'essentiel.
[...] Le vent a soufflé par intermittence pendant toute la nuit.
J'ai mal dormi. Couché dans mon lit, je l'écoutais se déchaîner contre les murs. Le courant d'air de la fenêtre côté nord était plus important que l'autre, côté est, je pouvais donc en déterminer sa direction : vent de nord-ouest, avec rafales. J'en prendrais note dans mon journal de bord le lendemain. Mais la visite d'Harriet, je ne savais pas si je la mentionnerais.
Comme un coup de pied dans la fourmilière, l'arrivée d'Harriet va bousculer la vie jusqu'ici anesthésiée du chirurgien : les histoires et les femmes du passé vont envahir l'île de cet ermite du cœur.
Quant aux chaussures italiennes, seule petite note de couleur et d'optimisme, comme déplacée dans cette histoire très vraie mais pas très gaie, on vous laisse découvrir ce qu'elles viennent faire dans les forêts enneigées de Scandinavie.
Et toujours sans trop en dévoiler pour ne pas gâcher le plaisir de la lecture, relevons que le docteur Welin et l'inspecteur Wallander partagent un peu des mêmes difficultés dans leurs relations familiales ...
Alors, que ceux qui ne connaissent pas encore Mankell ou qui n'en connaissent que ses polars, se précipitent sur cet excellent roman. De la très très belle littérature.
Un livre où l'on découvre qu'il n'est pas bon de vivre gelé dans son passé.
(1) : avec cette paire de Chaussures italiennes, Mankell se permet même une petite coquetterie et une allusion (page 185) aux personnages de Tea-Bag.
(2) : la nuit au fast-food ou la petite "fête d'été" donnée sur l'île sont des morceaux d'anthologie.
(3) : Harriet a son cancer, lui sa fourmilière ...

Pour celles et ceux qui aiment qu'on leur raconte la vie avec plein de choses dedans.
Seuil édite ces 341 pages qui datent déjà de 2006 en VO et qui sont traduites du suédois par Anna Gibson.
Avis unanimes de Jostein, Stephinette, Calepin, Nathalie, Julien, ...

vendredi 19 mars 2010

L’étrange destin de Wangrin (Amadou Hampaté Ba)

Au temps béni des colonies.

Il était une fois.
Amadou Hampaté Bâ est l'auteur malien par excellence. D'origine peule, il est né à Bandiagara au pays Dogon avec le début du siècle et il s'éteindra un peu avant lui.
Ethnologue et écrivain reconnu, il prononcera à l'Unesco cette phrase restée célèbre : "En Afrique, quand un vieillard meurt, c’est une bibliothèque qui brûle."
Avec L'étrange destin de Wangrin il a recueilli puis mis sur le papier les mémoires de cet étrange Wangrin, personnage réel mais ô combien insaisissable, dans tous les sens du terme.
Interprète officiel des gouverneurs (du temps où l'AOF recouvrait le Mali, le Sénégal et d'autres colonies françaises), il aura consacré sa vie à monter des arnaques en tout genre, grugeant indifféremment ses compatriotes et les colons français, aux seules fins de s'enrichir et d'assoir son influence.
Si la concussion, la malversation et la prévarication étaient des disciplines olympiques, nul doute que le sieur Wangrin aurait réussit le grand chelem sans forcer.
Drôle d'idée donc que de brosser ainsi le portrait d'un noir a priori peu sympathique ... mais dont on ne peut s'empêcher de suivre avec intérêt les aventures abracadabrantes (et pourtant bien réelles, Hampaté Bâ nous l'a dit), racontées au rythme des contes et légendes de la brousse mais avec un suspense digne d'un polar.
http://carnot69.free.fr/images/coeur.gifIl faut dire que les crimes perpétrés par l'infâme Wangrin ne sont jamais bien graves(1) : il ne s'agit, après tout, que de trafics et d'argent, de l'argent des colons français venus s'enrichir en Afrique, juste retour de manivelle.
Et puis Wangrin se montre un étonnant connaisseur des ressorts de l'âme humaine, jaugeant précisément ses interlocuteurs, trouvant habilement leurs points faibles.
Enfin, tout cela est mené de main de maître es arnaque, au nez et à la barbe des gouverneurs français, roulés dans la farine de mil.
Il faut dire que Wangrin a été à bonne école : l'école des otages, comme on l'appelait alors, lorsque les colons réquisitionnaient de force les fils des notables de la brousse pour les avoir sous la main dans des écoles éloignées et ainsi s'assurer de la fidélité de leurs vassaux(2).
L'école des colons blancs coiffés du casque colonial :

[...] Cette coiffure ridicule ne faisait pourtant rire personne. Bien au contraire elle inspirait la peur. C'était en effet la coiffure officielle et règlementaire des Blancs, ces fils de démons venus de l'autre rive du grand lac salé [...] C'était un emblème de noblesse qui donnait gratuitement droit au gîte, à la nourriture, aux pots-de-vin et, si le cœur en disait, aux jouvencelles aux formes proportionnées pour les plaisirs de la nuit.

Finalement, dans ce monde peu sympathique (c'est l'époque de la Grande Guerre), Wangrin nous apparaît plutôt humain et passe presque pour une sorte de Robin des Bois de baobabs, un Robin des Baobabs qui volait beaucoup les riches et donnait un peu aux pauvres et qui, comme la charité bien ordonnée, commençait par se servir lui-même.
Les histoires d'argent comme les histoires d'amour finissent mal, en général, et l'on se prend à la fin de ces aventures truculentes, à regretter ce trouble personnage, l'écriture impeccable d'Hampaté Bâ et le rythme répétitif des contes de la brousse ...
Un livre où l'on découvre les vilénies dont sont capables les colons blancs, et comment utiliser à son profit différents mécanismes de l'âme humaine (sans couleur celle-ci).
Voir aussi les polars de Moussa Konaté, un autre auteur malien.

(1) : bon d'accord, il joue quand même un temps les proxénètes avec une cousine adoptive ...
(2) : Hampaté Bâ y a également "séjourné".


Pour celles et ceux qui aiment les contes africains.
Les éditions 10-18 éditent en poche ces 366 pages qui datent de 1973 ou de Ramadan 1391.
D'autres avis sur Critiques Libres. Nathalie parle longuement de l'auteur et du livre sur Littexpress.

vendredi 5 mars 2010

La mort du roi Tsongor (Laurent Gaudé)

La guerre de Troie a bien eu lieu. Deux fois.

Il était une fois.
Dans une Afrique imaginaire, à une époque imaginaire, Laurent Gaudé nous conte La mort du roi Tsongor, à la veille des épousailles de sa fille unique et préférée.
Mais rien ne va plus dans le pays de Massaba.
Un deuxième prétendant s'invite au mariage de la fille. Le roi meurt. Les deux princes vont s'entre-déchirer pour la belle et son royaume, ils vont livrer bataille au pied des murailles de la ville assiégée.
Bref, tout fout le camp et il y a quelque chose de pourri au royaume de Tsongor, un empire bâti à force de conquêtes, d'ambitions, de batailles et donc de morts.
Trop de morts, qui pèsent maintenant lourdement sur le destin de chacun : aucun n'en sortira indemne.
Dans un style très théâtral, Laurent Gaudé fait preuve d'un étonnant syncrétisme mythologique rassemblant des bribes de tragédie grecque, de guerre de Troie, d'amazones, de jardins babyloniens et même d'une armée de soldats d'argile.
On retrouve dans cette épopée homérique la poussière des combats déjà soulevée dans les romans d'Ismail Kadaré.
On aurait aimé y retrouver le souffle qui animait l'albanais nationaliste.
On aurait aimé y retrouver un peu d'exotisme puisqu'on n'est finalement guère curieux de retrouver ici une autre Hélène ou d'autres Hector ou Achille sous les remparts de la ville : un air de déjà vu.
Tout cela est fort bien écrit mais on aurait aimé y trouver un supplément d'âme plus intime comme si Laurent Gaudé s'était livré à un exercice trop académique : rassemblez vos souvenirs de la classe de mythologie classique et racontez une belle histoire.
On aurait surtout aimé que l'Afrique soit plus présente ou que l'humain et le fantastique s'invitent plus souvent, comme dans ces troublants passages où l'âme en peine du Roi Tsongor qui attend son heure sur les berges du fleuve des morts, voit peu à peu "arriver" les combattants trucidés, puis ses sujets, et enfin ses fils eux-mêmes, ...
[...] - J'ai vu aujourd'hui une foule immense apparaître à mes yeux, reprit le mort. Ils sortaient de l'ombre et se sont dirigés, lentement, vers la barque du fleuve. C'étaient des guerriers hagards. J'ai observé leurs insignes ou ce qu'il en restait. J'ai regardé leurs visages. Mais je n'ai reconnu personne. Dis-moi, Katabolonga, qu'il s'agit d'une armée de pilleurs que les troupes de Massaba ont interceptés quelque part dans le royaume. Ou de guerriers inconnus qui sont venus mourir sous nos murailles sans que personne ne sache pourquoi. Dis-moi, Katabolonga, que cela n'est pas.
- Non, Tsongor, répondit Katabolonga. Ce n'est ni une horde de pilleurs ni une armée de mourants venus s'échouer sur nos terres. Ce sont les morts de la première bataille de Massaba. Tu as vu passer sous tes yeux les premiers écorchés de Souame et de Sango Kerim, mêlés les uns aux autres dans une pauvre colonne de révulsés.
- Alors la guerre est là et je n'ai rien empêché, dit Tsongor. Ma mort n'a servi à rien.

Pour celles et ceux qui aiment les tragédies antiques.
Les éditions Actes Sud Babel éditent ces 205 pages qui datent de 2002.
D'autres avis (partagés également) sur Critiques Libres.

jeudi 4 mars 2010

Héritage sanglant (Odile Barski)

À éviter.

Héritage sanglant d'Odile Barski, lu dans le cadre du partenariat entre LivrAddict et les Éditions du Masque. LivrAddict
Quelques affaires louches entre une cimenterie, une maison de retraite et une décharge de pneus, quelques meurtres crapuleux dans le midi en Camargue vont faire ressurgir de sinistres histoires d'un lointain passé.

[...] Ariane repense aux lettres de Colombe, sa détresse d'enfant, son amour pour le petit Corsin, la cruauté de Gerling et de sa femme. Une histoire qui remonte à plus de vingt ans et qui n'est pas terminée, elle en a la certitude.

Malheureusement Odile Barski (scénariste des films de Chabrol et mère de la chanteuse Adrienne Pauly) se pique d'écrire moderne et oublie trop souvent de faire des phrases.

[...] Marquez lit à mesure qu'Ariane lui passe les feuilles. Ils se regardent la gorge nouée. Une enfant torturée par un couple intouchable. À la limite de l'abstraction. Ruse et prudence. Mensonge et persévérance. Réseaux de la politique et de l'argent. Miraculés de toutes les crises. À l'abri des faillites et des représailles. Combien de temps ont-ils kidnappé Colombe.

Son style en devient parfois terriblement plat et elle accumule les clichés :

[...] Carmen propose du thé et du Coca. Ariane n'a pas soif mais Marquez accepte. Il boit avec les enfants. La pluie tombe dehors, des éclairs zèbrent la cimenterie, le ciel est rouge.

Alors que reste-t-il de cette histoire ?
Justement une accumulation de poncifs car Odile Barski ratisse large pour être sûre de toucher sa cible : milieux pourris des affaires, néonazis voire nazis tout court, prostitution roumaine et même inceste pour faire bonne mesure.
Avec en prime une sympathique fliquette qui fait dans le social et qui a le bon goût de ne pas mépriser les paumés qui rôdent autour de la décharge : de vrais gens, malmenés par le destin et qui connaissent les vrais valeurs de la vraie vie.
Vous l'avez compris on n'a guère aimé.
Il y avait peut-être de quoi tirer un petit polar mais le style de l'auteure "m'as-tu-vu comme je suis branchée en prise avec la réalité du monde actuel" gâche franchement la sauce qui ne prend pas.


Pour celles et ceux qui aiment le style journalistique.
Les Éditions du Masque éditent ces 268 pages qui datent de 2010.
Cacahuète est aussi sceptique que nous, Mrs Pepys a aimé.