samedi 27 décembre 2014

Best-of 2014

Excellente année 2015 !

Allez, c'est parti pour le traditionnel exercice du best-of annuel qui est surtout là pour nous rappeler quelques bons souvenirs et l'occasion pour les retardataires de peut-être rattraper l'année qui a filé trop vite.
Malheureusement peu de difficultés pour le ‘choix’ des finalistes de cette année 2014 qui semble avoir été assez pauvre en gros coups de cœur.
Mais, à la relecture de ce podium, la sélection s’avère d’autant plus originale, étonnante, surprenante et finalement goûteuse.
Cliquez sur les images ou les liens pour accéder au texte complet des billets.


Du côté des romans, une année déclinée au féminin avec trois auteures femmes et trois histoires de femme(s).

Indubitablement Blandine LeCallet sera notre découverte de l’année. Repérée déjà à la toute fin 2013 avec de curieuses épitaphes [clic], La Ballade de Lila K fut un gros coup de cœur début 2014.
Il y aura même quelques mois plus tard, un autre coup de cœur avec Une pièce montée. Chapeau l’artiste.
Des trois, La Ballade de Lila K reste sans doute le plus original.
Un faux bouquin de SF où Blandine Le Callet nous raconte le cheminement de sa Lila, à la recherche de son passé et de sa mère : cette Lila est une sacrée trouvaille, un personnage au cœur du roman (qui fait le roman), un personnage émouvant et passionnant, très attachant de la première à la dernière page.
Ajoutons que l'écriture de cette auteure est toujours aussi claire et limpide : une prose fluide et élégante, qui va tranquillement à l'essentiel, sans les affèteries et les coquetteries dont sont parfois coutumiers nos auteurs français.
Et puis aussi, il y a ces propos étranges et inquiétants sur les livres désormais numérisés dans le monde de Lila où un ‘vrai’ livre papier représente un trésor interdit …

Décidément les petites françaises furent à l’honneur cette année et on n’hésite pas à faire monter sur le podium un premier roman, celui de Julia Kerninon : Buvard.
Cette vraie-fausse biographie qui se dévore comme un polar, nous plonge au cœur des mystères de l’écriture. L’héroine de l’histoire, Caroline N. Spacek aura eu une vie et un métier passionnant.
C’est aussi le métier de Julia Kerninon : espérons que sa vie sera plus calme !
Une belle histoire où Julia Kerninon nous parle, elle aussi, de littérature.
Une écriture superbe, tout simplement.


 

Quittons les plumes françaises mais restons chez les (jeunes) femmes avec Maine de l’américaine Julie Courtney Sullivan. C’est là son second roman seulement.
Quatre beaux portraits de femmes : la grand-mère, la mère, la fille, la pièce rapportée ...
L'écriture est agréable et fluide, au standard américain donc sans grande originalité mais parce que toute la place est laissée au sujet et à sa narration.
Il ne se passe pas grand chose dans ce roman : peu ou pas d'action, on passe d'un personnage à l'autre, on découvre peu à peu toute l'histoire de cette famille et de ces femmes et l'on devine qu'au fil des pages, ces trois ou quatre générations finiront par se retrouver sous le même toit. C'est captivant et lorsqu'aux trois-quarts du bouquin les quatre femmes se télescopent enfin, quel feu d'artifice (on approche d'ailleurs du 4 juillet) : on les connait bien désormais et leurs dialogues sont alors un vrai régal.
Ce qui rend ces femmes passionnantes et attachantes (alors qu'elles sont au demeurant exaspérantes et irritantes) ce sont bien leurs difficultés à endosser le rôle qui leur est donné : bonne épouse ou bonne mère, chaque génération a eu, a ou aura bien du mal à entrer dans le carcan, beaucoup de mal.
Le regard de la jeune J. Courtney Sullivan est étonnamment juste et perspicace.
Férocement désabusé aussi.

Si la règle (il en faut bien une) n’était pas de limiter le podium à trois places, on aurait bien aimé décerner un prix spécial du jury à la québécoise Catherine Leroux pour une mémorable Marche en forêt en compagnie de la grand-mère Alma et d’une écriture très originale. 


Pour la transition entre le podium des romans et celui des polars, le français Antonin Varenne sera nominé avec son étonnante fresque qui file à l’allure de ses Trois mille chevaux vapeur depuis les Indes orientales jusqu’au far-west : commencé à grand bruit dans la fureur des guerres coloniales en Asie, le roman s’achèvera au son des canons de la Guerre de Sécession.
Le fil de l’intrigue ‘policière’ est très ténu et ne sert qu’à nous tenir en haleine tout au long du voyage, dans l’impatience de découvrir quelles sont exactement ces mystérieuses et terribles cicatrices que Bowman et ses anciens compagnons d’armes ont ramené de captivité, et lequel des rares survivants en est devenu fou furieux.
Les romans d’aventure modernes sont assez rares pour s’attarder sur celui-ci, insolite et intéressant.

Dans un tout autre registre mais tout aussi inhabituel, les Empereurs des ténèbres de l’espagnol Ignacio del Valle nous plonge dans l’enfer de la dernière guerre, à Leningrad en 1943 aux côtés de la Division Azul.
Effet de mode, intérêt cyclique ou fascination étrange pour les démons de cette période ?
Philip Kerr et son inspecteur Bernie nous promenaient dans les bunkers nazis tandis que Maurizio di Giovanni et son étrange commissaire Ricciardi nous faisaient défiler les quatre saisons sous l'Italie de Mussolini.
Il manquait donc un chaînon : et c'est Del Valle qui se charge de nous emmener voir du côté des franquistes.
Rien de bien gai dans cette ambiance de fin de monde mais l’intrigue policière est plus subtile qu’il n’y parait et le décor historique passionnant.
L’épisode suivant (Les démons de Berlin) sera plus décevant mais celui-ci valait bien le détour.

Restons dans le registre de l’inhabituel avec cette enquête journalistique au pays Basque : en dépit de son titre, L’homme qui a vu l’homme de Marin Ledun s’avère tout simplement excellent.
Un récit sec et un bouquin très dur, sans cesse sous tension, une sorte de thriller politique où Marin Ledun ne nous fait guère de concessions : pas vraiment de héros sans peurs et sans reproches, pas d’empathie romancée, pas de scoops politico-journalistiques, pas de rocambolesques péripéties, ...
Mais des faits, beaucoup de faits (inspirés de faits réels), parfois difficilement soutenables, juste hier en 2009, ici en France.
Marin Ledun évite soigneusement d'en faire trop sur le volet politique et le héros de son livre n'est pas la cause de l’ETA. Non, le propos de l'auteur vise plutôt à retracer le patient (et dangereux) travail d'investigation des journalistes : il y en a deux dans son roman, ni des saints, ni des héros, mais deux journaleux qui font leur boulot.


L’année 2014 fut particulièrement avare de grands moments de cinéma et il s’en est fallu de peu que l’on n’arrive à garnir les trois places du podium.

Pourtant l’année commença sous de bons auspices avec ce film indien The Lunchbox (suivi par un japonais excellent également : Tel père, tel fils).
Chaque jour de la semaine, la corporation des dabbawallas de Mumbai achemine tous les matins plus de 400.000 lunchboxes ou gamelles préparées par les mères, épouses, petits restos et bouibouis jusque sur le lieu de travail des frères, fils, clients ou maris. Une lunchbox égarée va tisser le lien étrange et amoureux entre une femme et un fonctionnaire …
Ce petit film étrange aura fait l’unanimité des critiques (chose rare) et a rencontré un succès fou : l’occasion de découvrir plein de choses sur la vie quotidienne de la classe moyenne de Mumbai, bien loin des clichés de Bollywood.
Un joli film subtil et plein d’humour et de nostalgie (même si le spectateur occidental doit laisser échapper quelques subtilités), une VO au mélange d’hindi et d’anglais savoureux, un montage astucieux et une rigueur narrative sans faille.
Un petit film plein de douceur et de tendresse pour ses personnages et sa ville : on se laisse bercer par le rythme lent des aller-retour de la lunchbox et des trains.

Dallas Buyers Club conte l’histoire véridique d’un macho texan plongé au cœur de la communauté LGBT, lui-même gravement touché par l’épidémie - le sida ça n’arrive pas qu’aux autres. Habitué du rodéo à chevaucher les montures les plus rétives sur lesquelles la survie se compte en secondes, son énergie, son envie de vivre et ses trafics de médecines, l’amèneront à survivre bien au-delà des 30 jours qui lui étaient promis par la science officielle.
Ce film mené tambour battant (pas mal d’ellipses accélèrent le rythme) est tout d’abord un devoir de mémoire sur les terribles débuts de cette sinistre maladie du siècle.
C’est aussi un très beau film (du québécois Jean-Marc Vallée à qui l’on devait déjà C.R.A.Z.Y.) sur ces malades dont les jours sont comptés par le virus mais qui ne veulent pas s’en laisser conter/compter par les labos officiels.  Des malades en train de partir, aux corps déliquescents : Matthew MacConaughey et Jared Leto ont tous deux perdu plusieurs dizaines de kilos pour le tournage. Un film tout simplement obligatoire.

Mais où donc situer My sweet Pepperland ?
Actrice iranienne (Golshifteh Farahani déjà vue dans À propos d’Elly), réalisateur irakien, paysages de la frontière turque ... c'est tout l'avantage cinégénique du Kurdistan, un pays qui n'a jamais vraiment eu le droit d'exister sauf peut-être entre 1920 et 1923 jusqu'à ce que les Grandes Puissances fassent valoir des enjeux géopolitiques plus sérieux que les espoirs de la population locale.
Depuis la chute de Saddam, une partie du Kurdistan a gagné une relative indépendance et le film de Hinner Saleem  débute par une mise en perspective magistrale de ce nouveau ‘pays’ : les kurdes découvrent l'autonomie, on y a besoin de police, de justice, bref de tout sauf de pétrole ...
Une très belle histoire va nous être contée qui aborde d'un air souvent léger et parfois ironique des sujets très sérieux et très actuels.
Dans ce Kurdistan en devenir, une jeune institutrice et un ancien résistant devenu flic vont se trouver réunis par le hasard ou le destin : tous deux partent rejoindre un petit bled paumé de montagne, près de la frontière turque pour y apporter l'éducation, la démocratie, l'ordre et la loi.
Mais dans ces montagnes reculées aux traditions moyenâgeuses très présentes, une femme seule qui prétend éduquer les enfants n'est pas la bienvenue.
Et dans ces montagnes reculées soumises à de petits chefs de guerre et trafiquants locaux, un ancien héros de la résistance qui vient jouer au shérif intègre n'est pas le bienvenu.
Le plaisir d'une belle histoire dédiée aux femmes, la satisfaction d'un bon cinéma bien loin d’Hollywood et l'intelligence de nous faire découvrir de l'intérieur, un pays dont on parle beaucoup mais qu'on connait si peu : une place méritée sur ce podium 2014.


Pas de débat du côté des BD : la série (4 albums) Blast du français Manu Larcenet remporte la palme, haut la main qui tient le pinceau.
Il faut quelques pages pour dépasser la surprise de ce noir & blanc envahissant, avare de textes et chiche en dialogues, mais bien vite le dessin (où l’on croit apercevoir parfois le fantôme de Fred)  finit de nous accrocher définitivement : pour dépeindre les noirceurs de l'âme, Manu Larcenet a opté pour une gamme étonnamment variée de beaucoup de noirs et d'un peu de blancs. Des pages d'une profonde noirceur mais des planches d'une luminosité surprenante, tout à fait en accord avec le propos et une histoire où justement tout n’est pas noir ou blanc, chapeau l'artiste.
Des planches comme celle-ci valent le déplacement !
Un dessin qui se révèle étrangement physique et qui tente de nous faire ressentir la pesanteur des corps malades, blessés ou maladroits, l'humidité et la vitalité des forêts grouillantes, l'errance des regards éperdus, ... Étonnant.
Dans ce registre de couleurs on se doute que l’histoire n’est pas bien gaie et elle se termine très habilement sur un dernier chapitre qui s’intitule : Pourvu que les bouddhistes se trompent … Tout un programme dont on vous laisse découvrir le sens exact.

Le temps béni des colonies : en 1899, notre République éclairée dépêcha une Mission Civilisatrice et envoya deux officiers français, le capitaine Voulet et le lieutenant Chanoine, à la conquête du Tchad.
La colonne infernale (ils étaient accompagnés de plusieurs centaines de tirailleurs sénégalais et mercenaires africains) leur colonne infernale a laissé une longue traînée de sang dans les sables du Niger actuel, pillant, violant, incendiant, décapitant et massacrant tout sur son passage : on parle de plusieurs milliers de morts, femmes et enfants compris. À l'époque on mit cela sur le compte d'une soudanite aigüe qui aurait affecté nos vaillants soldats et, après la défaite de Fachoda contre les anglais, la conquête effective et glorieuse du Tchad fit bien vite oublier ce détail de l'Histoire, d'autant qu'en France, l'affaire Dreyfus présentait d'autres enjeux.
C'est donc ce sinistre épisode de la pacification coloniale que nous raconte la BD en deux volumes de Christophe Dabitch (scénario) et Nicolas Dumontheuil (dessin).

Après Tardi, le dessinateur Max Cabanes a choisi de reprendre plusieurs œuvres de Patrick Manchette (aidé par Doug Headline qui n’est autre que le fils de Patrick Manchette).
Fatale est réputée comme leur meilleure adaptation (après La princesse de sang).
Plutôt qu’un polar inquiétant ou une intrigue sophistiquée, Cabanes a choisi de nous peindre une ambiance et un personnage.
Coup de chapeau pour cette BD qui sort des sentiers rebattus, en un seul volume là où d’autres jouent les prolongations en série.
Un décor (savamment construit) des années 60-70 avec 2CV, R16 et 4CV en guise de vaisseaux spatiaux.
Des images troubles et inquiétantes, comme battues par la pluie et les mauvais (pres)sentiments …
Et puis une BD qui donne vraiment envie de lire le roman ? Quel plus bel hommage ?


Côté miousik, on a été un peu moins assidu cette année et donc on a un peu de mal à garnir le podium (… mais on prépare une petite surprise pour le jour de l’an !).

Il fallait tout de même distinguer l’anglais Jake Bugg et sa gueule d’ange à la moue dédaigneuse soigneusement composée et régulièrement entretenue.
Une voix nasillarde doucement perchée, une pop swinguant entre balades et mélodies entraîneuses, un succès qui tourne la tête de cet enfant gâté et de ses groupies, …

 

Et puis bien sûr les retrouvailles avec le duo australien : Angus et Julia Stone.
Après l’envolée miraculeuse de 2010 [vous vous souvenez forcément du Big Jet Plane], on croyait bien les frère et sœur définitivement perdus down under depuis que ces deux-là travaillaient chacun de son côté.
Merci au producteur Rick Rubin (qui travaille également sur l’album de Jake Bugg …) d’avoir remis en selle le duo australien et surtout d’avoir réussi à renouveler leur palette musicale.
Moins de sucre et plus de ‘groove’ dans les arrangements pour des chansons plus électriques et plus musclées.
Plus de place également à la voix de la douce Julia.


Voilà c’est dit ! Bye-bye 2014 et vive 2015 !


vendredi 26 décembre 2014

Police (Jo Nesbo)

Harry, es-tu là ?

Est-ce le réchauffement planétaire et la fonte des glaces mais la source des polars nordiques semble intarissable et Jo Nesbo n’est pas en reste.
Voici donc Police (on a loupé un ou deux épisodes précédents).
Pourtant depuis quelques temps, depuis le Bonhomme de neige notamment, la plume du norvégien s’est essoufflée et semble avoir pris un virage qui ne nous enthousiasme plus guère : thriller, serial-killer et policiers ripoux, ces ingrédients trop classiques prennent désormais toute la place et Police(avec un titre pareil, c’était couru !) coule de la même veine.
Reste notre fidélité à cet auteur découvert il y a plusieurs années et une écriture toujours très pro, évidemment.
Un serial-killer s’en prend à des flics qui semblent avoir en commun le fait de ne pas avoir élucider d’anciennes affaires …
[…] « Tu vois quelque chose ? demanda Katrine.
— Ouais, dit Harry.
— On a besoin des TIC ?
— Ça dépend.
— Ça dépend de quoi ?
— Ça dépend si la Brigade criminelle est prête à se charger de cette mort. »
[…] Comme disait Harry, un tueur en série, c'est une baleine blanche. Un tueur en série de policiers, c'est une baleine blanche à pois roses. Il n'y en a pas deux.
[…] Rien que dans le district d'Oslo… il y a combien de policiers ?
— Mille huit cent soixante-douze », dit Katrine. Ils la dévisagèrent.
Elle haussa les épaules. « Je l'ai lu dans le rapport annuel de la police du district d'Oslo. »
Ils continuèrent de la dévisager. « La télé du studio ne marche pas, et je n'arrivais pas à dormir. OK ?
— Peu importe, dit Bjørn.
Jo Nesbo nous a habitué aux fausses pistes longuement crédibles, mais cet épisode est épicé de deux passages particulièrement retors (au tout début et à la toute fin) pendant lesquels l’auteur nous roule joliment dans la farine sur plusieurs pages et nous fait prendre, très habilement il faut le reconnaitre, des vessies pour des lanternes : on se surprend même à relire frénétiquement les pages précédentes en se disant mais, bon sang de bonsoir,  comment a-t-on pu lire/croire que …
Cruel est l’auteur pour le lecteur crédule.
Et bien sûr c’est un festival, on a droit à du ‘grand’ Harry Hole toujours aussi déjanté qui ravira, une fois de plus, les inconditionnels de la première heure.
[…] — Il a parlé d'une intuition, dit Beate. Par là, il veut dire…
— Une analyse fondée sur des faits non structurés, dit Katrine. Connue sous le nom de “méthode Harry”.
[…] Øystein prit une cigarette et l'alluma avec son briquet.
« Harry.
— Oui.
— T'es le plus enculé de solitaire que je connaisse. » Harry regarda sa montre. Bientôt minuit. Il cligna des yeux.
« Je dirais plutôt seul.
— Non. Solitaire. Par choix. Et bizarre.
— Bon, dit Harry en ouvrant la portière.
[…] « Bon sang, Harry… Qu'est-ce qui t'est arrivé ?
— Juste une explosion. C'est moins grave que ça en a l'air.
— Pas grave ? Tu as l'air d'une orange de Noël avec ses clous de girofle.
— C'est seulement…
— Je veux dire, une orange sanguine, Harry. Tu pisses le sang.
[…] Harry déboula à l'accueil. Les gens le regardaient fixement et s'écartaient. Une femme se mit à crier, une autre plongea derrière un comptoir. Harry se découvrit dans le miroir derrière le comptoir. Un type de près de deux mètres, rescapé d'une bombe, avec à la main le pistolet automatique le plus hideux de la planète. « Sorry, folk », marmonna Harry. Et il passa la porte à tambour.
Réservé aux fans.
À ceux qui ne connaîtraient pas encore (mais est-ce possible ?), on conseillera plutôt d’anciens épisodes comme Le sauveur ou Rue Sans-souci, dans un registre moins thriller et plus intello-polar.


Pour celles et ceux qui aiment Harry Hole.
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vendredi 19 décembre 2014

Fatale (Patrick Manchette)

F comme femme, F comme fatale.

Merci à Max Cabanes et Doug Headline de nous avoir fait  (re-)découvrir ce roman de Jean-Patrick Manchette : Fatale.
Rappelez-vous la BD qu’on évoquait il y a quelques jours [clic] et qui nous avait tout simplement donné grande envie de (re-)lire le roman.
Voilà qui est chose faite : après les images, le texte intégral !
Un texte qui n’a pas pris une ride, c’est très étonnant avec l’avalanche de polars ultra-contemporains que l’on dévore chaque année : JP. Manchette, c’était une écriture très moderne qui vaut vraiment le coup d’être (re-)découverte.
C’est sûr, on ne va pas en rester là.
Pourtant aucune surprise après la BD : même histoire, même personnage de dame mortelle, même ambiance provinciale parfumé au venin chabrolien.
Hommes d’affaires ambitieux et véreux, chasseurs grossiers et ventrus, épouses dévouées à la carrière de leurs maris, flics compromis ou notaires concupiscents, … ce ne sont pas les proies qui manquent et le lecteur se délecte d’avance lorsque la dame (appelons la Aimée par exemple) débarque dans une nouvelle petite bourgade bien de chez nous. En bord de mer, Aimée semble nager comme un poisson dans ces eaux troubles agitées de passions, de haines, de fric, de sexe et de magouilles.

[…] Elle prit le journal qu’elle avait acheté la veille, y découpa l’article qui faisait allusion à la mort de Roucart, et rangea la coupure avec d’autres qui relataient d’autres morts : celle d’un industriel bordelais, asphyxié par un radiateur défectueux, cinq mois auparavant ; celle d’un médecin parisien noyé à La Baule au début de l’été ; plusieurs autres.

La BD est très très fidèle au roman mais pour une fois, les images accompagneront fort bien la lecture du bouquin et une fois n’est pas coutume, on vous les conseille dans cet ordre là : BD puis bouquin.

[…] Je pense que vous êtes énigmatique. Êtes-vous énigmatique ?

Jugez donc de la prose du bonhomme Manchette avec ce petit passage, très bel hommage, qui vaut assurément le détour :

[…] Elle était toute dépeignée. Ses cheveux blonds poissés de sueur lui collaient au crâne et pendaient sur son front et sa nuque en mèches humides, comme il arrive aux dames qui font l’amour pendant des heures d’affilée et de façon forcenée.

On regrette presque le côté anar de l’époque de JP. Manchette et parfois on aimerait qu’Aimée dise encore vrai :

[…] Ç’a été comme une illumination, tu vois, dit-elle au baron. On peut les tuer. Les gros cons on peut les tuer.


Pour celles et ceux qui aiment les femmes, même fatales.
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mercredi 17 décembre 2014

BD : Fatale

F comme femme, F comme fatale.

À la lettre “F", le répertoire des femmes fatales semble bien interminable …
Ce blog est bien sûr tombé sous le charme de ces femmes … que l’on ne croise qu’une seule fois !
Voici donc Mélanie Horst, Aimée Joubert ou Madame Souabe, peu importe : tous ces noms ne désignent qu’une seule femme … fatale.
Après Tardi, le dessinateur Max Cabanes a choisi de reprendre plusieurs œuvres de Patrick Manchette (aidé par Doug Headline qui n’est autre que le fils de Patrick Manchette).
Fatale est réputée comme leur meilleure adaptation (après La princesse de sang), ce que l’on peut confirmer ici.
Changeant de ville comme de nom, d’apparence et de coiffure, la pulpeuse jeune femme semble très occupée à faire le ménage dans les milieux de la bourgeoisie chabrolienne de province.
Hommes d’affaires véreux, chasseurs grossiers et ventrus, épouses dévouées à la carrière de leurs maris, flics compromis ou notaires concupiscents, … ce ne sont pas les proies qui manquent et le lecteur se délecte d’avance lorsque la dame (appelons la Aimée par exemple) débarque dans une nouvelle petite bourgade bien de chez nous. En bord de mer, Aimée semble nager comme un poisson dans ces eaux troubles agitées de passions, de haines, de fric, de sexe et de magouilles.

[…] C’est comme d’habitude, non ?
Ce sont toujours les histoires de cul qui apparaissent les premières …
Puis viennent les questions d’intérêts …
… et enfin les vieux crimes.
Tu as vu d’autres villes ma douce. Et tu en verras d’autres.

Mais qui est Aimée ? Quel passé nous cache-t-elle ? Et à part l’argent, qu’est-ce qui la motive dans ce rôle de nettoyeur ? Les notables de Bléville l’apprendront bientôt à leurs dépens.
Mais plutôt qu’un polar inquiétant ou une intrigue sophistiquée, Cabanes a choisi de nous peindre une ambiance et un personnage.
Coup de chapeau pour cette BD qui sort des sentiers rebattus.
Un seul volume là où d’autres jouent les prolongations en série.
Un décor (savamment construit) des années 60-70 avec 2CV, R16 et 4CV en guise de vaisseaux spatiaux.
Des images troubles et inquiétantes, comme battues par la pluie et les mauvais (pres)sentiments …
Quelques clics ici : [1] [2].
Et puis une BD qui donne vraiment envie de lire le roman ? Quel plus bel hommage ?


Pour celles et ceux qui aiment les romans noirs.
D’autres avis sur SensCritique.


samedi 13 décembre 2014

Les démons de Berlin (Ignacio del Valle)

Le crépuscule de ceux qui se sont pris pour des dieux.

C'est sur le front de l'est, près de Leningrad, qu'on avait laissé [clic] le soldat Arturo Andrade, un espagnol de la Division Azul qui fut envoyée par Franco pou prêter main forte aux allemands durant la dernière guerre.
Après les Empereurs des ténèbres, voici donc : Les démons de Berlin du même Ignacio del valle.
Le Reich vit ses derniers jours et comme tant d'autres, Arturo erre dans un Berlin qui courbe l'échine sous les bombes, en espérant que les américains arriveront avant les russes, les Ivans, les terribles Ivans qui réussirent à terroriser les nazis.

[…] Le Reich offrait son visage le plus terrible dans le chaos des routes, bloquées par un flot gris de véhicules et de réfugiés faméliques, exténués et terrorisés par les cris de Der Iwan kommt !
[…] – Et où se trouve la ligne de front ? Gracq partit d’un rire de dément, ouvrant ses énormes bras pour englober toute cette scène sanglante. Ses yeux brillaient comme s’il était sous l’emprise de drogues.
– Partout, torerito, partout. On ne peut plus sortir de Berlin. Les Popofs ont complètement encerclé la ville. Berlin, c’est déjà Stalingrad, un Kessel, un chaudron gigantesque, ha, ha, ha…
[…] Tel que l’avait envisagé un général allemand, on pouvait se rendre désormais du front de l’Est à celui de l’Ouest en S-Bahn.

Dans le bunker de Hitler, un haut gradé est assassiné, Arturo enquête. On parle d'espionnage. Les américains seraient à la recherche de mystérieuses WuWa, les WunderWaffe, les armes miracles que les nazis seraient sur le point de lancer ... Délire SS ? Propagande nazie ? Ou réel danger atomique ?

[…] On les attire avec une vérité pour qu’ils avalent ensuite le mensonge. On leur a confié des dossiers sur les activités secondaires du programme atomique et sur les mouvements des collaborateurs. Des données suffisamment explicites pour ne pas éveiller leurs soupçons et facilement vérifiables, mais rien qui puisse mettre en danger nos activités.

Arturo et quelques rescapés de la division Azul se lancent sur les traces des espions Alliés, des scientifiques allemands et d'une mystérieuse confrérie nazie, ...

[…] - Stratton en a-t-il dit plus ?
– M. Stratton est décédé ce matin, répondit Bauer avec une froideur notariale. Arturo écarquilla les yeux.
– Que s’est-il passé ?
– Crise cardiaque. C’était un homme sain et robuste, et ceux qui étaient chargés de l’interroger étaient des gens compétents… C’est un coup de malchance.
Un sentiment diffus de solidarité crépita dans le sang d’Arturo à l’évocation du corps du commando américain roué de coups, couvert de plaies et électrocuté : ce n’était pas une mort pour un soldat.
– Toutefois, il nous a livré une dernière chose intéressante avant de nous quitter.

Comme d'habitude, Del Valle convoque tout un ensemble de personnages et de faits réels, même si c'est sans grand souci de vraisemblance, pour les mélanger habilement, ici dans le chaudron infernal de Berlin en 1945 : l'ordre de Thulé par exemple a bel et bien existé, tout comme le baron Von Sebottendorf ou encore la division Charlemagne, l’équivalent français de la division Azul.

[…] La Thulé a acquis d’autant plus de force qu’elle était invisible, et dans tous les événements qui ont suivi, je dis bien tous – l’autodafé, la nuit des longs couteaux, l’incendie du Reichstag, la nuit de cristal, la Rhénanie, les Sudètes, l’invasion de la Pologne, l’attaque contre l’Angleterre, l’expansion vers l’est… –, beaucoup ont vu la main invisible de la Thulé…

Tout cela est instructif mais les quelques dérives qui parsemaient l'épisode précédent prennent ici une importance beaucoup trop grande. Dans cette ambiance de fin de règne, de déroute militaire, la fin du monde est si proche, Berlin ressemble tellement à l'enfer, que Del Valle se laisse emporter par ses propres démons. Ses envolées philosophiques ou lyriques, ses digressions romantiques ou mystiques, prennent beaucoup de place et de pages, pour finir par dévorer l'intrigue policière.

[…] Ce serait l’enfer : Arturo se rappela une fois encore les mots du tailleur et se représenta les scènes de cauchemar à venir. Il attendit que Möbius en dise davantage sur le cataclysme en question, mais celui-ci se borna à murmurer :
– J’étais à Dresde.
[…] Et partout, des cadavres atrocement déformés, tordus dans les flaques de leur propre graisse, réduits à un tiers de leur taille normale, et sur certains, de petites flammes de phosphore bleutées et tremblotantes.

Tel un Néron pyromane, l'auteur se perd (et nous avec) dans les descriptions flamboyantes de la ville en proie aux bombes et aux flammes.
Il faut dire que tandis que les allemands courent après l'arme atomique, les américains quant à eux peaufinent encore, quelques mois seulement après les terribles bombardements de Dresde et Hambourg, leurs techniques d'extermination massive. Et l'artillerie russe est toute proche.

[…] Il lui remit une capsule de cyanure.
– C’est une mort certaine, ajouta-t-il.
– Toute mort est certaine, mein Hauptsturmführer, fit remarquer Arturo. Toute mort…

Tout cela est décrit avec une fascination morbide et disons-le, parfois trouble et inquiétante, pour la folie suicidaire des soldats du Reich : le crépuscule de ceux qui se sont pris pour des dieux.


Pour celles et ceux qui aiment les fins du monde.
L'avis de Jean-Marc et d'autres sur Babelio.



jeudi 4 décembre 2014

Niki de Saint-Phalle (Bernadette Costa-Prades)

La nana des nanas

Histoire de préparer la visite de l’expo [clic], on cherchait une bio de Niki de Saint Phalle.
On est tombé au hasard des blogs sur celle rédigée par Bernadette Costa-Prades, une journaliste psycho-famille qui est également l’auteure d’une bio sur Frida Kahlo et donc d’une bio de l’artiste Niki de Saint Phalle.
Comme parfois le hasard fait bien les choses, on est tombé sur un très très agréable petit bouquin, à l’écriture vive et au rythme enlevé (l’auteure s’adresse à l’artiste et la tutoie).
Une lecture au cours de laquelle on (re)découvre de nombreuses facettes de cette artiste qui protéiforme qui parsemaient ses sculptures de mosaïques et de miroirs.
Des ancêtres illustres : la Montespan, Gilles de Rais, …

[…] Avant même ta naissance, des oiseaux de mauvaise augure planaient déjà au-dessus de toi.

Une enfance chaotique, ça c’est désormais connu, avec une mère peu aimante qui abandonnera plus ou moins ses enfants (et Niki fera pratiquement de même plus tard) et un père beaucoup trop aimant qui la violera lorsqu’elle aura 11 ans (sa sœur se suicidera plus tard, peut-être pour fuir cela, elle aussi).

[…] Le vernis social est le seul credo maternel et du chaos qui règnent derrière les murs de l’appartement, rien ne doit suinter à l’extérieur.
[…] Les violences sont toujours mieux dissimulées dans les familles où l’assistante sociale ne passe jamais.

Une vie agitée (mannequin, artiste, …), un peu d’asile psy et d’électrochocs, un peu d’arthrite et d’insuffisance pulmonaire, de nombreux hommes tout autour d’elle (dont bien sûr le sculpteur Jean Tinguely).
On l’a dit, elle abandonnera plus ou moins ses enfants à l’un de ses maris pour répondre à l’appel impitoyable de l’Art.
Après avoir créé …

[…] les plus grandes sculptures qu’une femme aient jamais édifiées par leur taille et par leur nombre

… celle qui fut …

[…] l’une des figures du mouvement d’art français le plus en vue de l’époque, la seule femme, qui plus est,

sera célébrée depuis San Francisco jusqu’au Japon, reconnue de son vivant, ce qui est généralement donné à très peu.
Une artiste prolixe (peintre, cinéaste, architecte, …) qui mérite d’être connue pas seulement pour ses célèbres Nanas.
Au-delà de la bio, le bouquin fait la part belle aux œuvres et aux sources d’inspiration qui marquèrent le parcours de Niki de Saint-Phalle : du Facteur Cheval à Gaudi ou Brancusi.
Un très beau portrait de femme et d’artiste qui se termine en Toscane, dans le Jardin des Tarots, Il giardino dei tarocchi, que l’on avait déjà très envie d’aller visiter et qui figure désormais tout en haut de la top liste des prochains voyages !


Pour celles et ceux qui aiment les artistes.
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Les désorientés (Amin Maalouf)

Soixante-huitard sur le tard.

Voilà bien longtemps qu'on n'avait ouvert un livre d'Amin Maalouf.
Les désorientés : un titre qui semble marcher dans les traces des bienveillantes et autres adjectifs substantivés, mais qui cache en réalité un jeu de mots qui invite au voyage vers l'est, au cœur de la civilisation levantine.
D'autant plus que, même si aucune ambiguïté n'est laissée, le Liban n'est jamais cité expressément.

[…] Ce pays bien-aimé dont je redoute d’écrire le nom.

Élégante astuce, s’agit-il de rappeler une célèbre Disparition ?

[…] Ce n’est pas à toi que j’apprendrai que notre Levant est perdu, irrémédiablement.

Le roman est partiellement autobiographique qui raconte la vie d’Adam et d’une bande de copains.
Adam était depuis fort longtemps expatrié.

[...] Je suis né sur une planète, pas dans un pays. [...] La seule chose importante, pour moi comme pour tous les humains, c'est d'être venu au monde. Au monde ! Naître, c'est venir au monde, pas dans tel ou tel pays, pas dans telle ou telle maison.

Il était fâché depuis de longues années avec son pays.

[…] Choisir l’exil plutôt que de vivre au pays les mains sales.

Fâché également avec son meilleur ami Mourad qui lui, avait choisi les compromissions des vendettas et des notables de guerre, et qui vient de décéder au Liban, pardon au Levant.

[...] Nous avons été séparés par la mort avant d'avoir pu nous réconcilier. C'est un peu ma faute, un peu la sienne, et c'est aussi la faute de la mort. Nous avions tout juste commencé à renouer nos liens lorsqu'elle l'a brusquement fait taire.
Mais, en un sens, la réconciliation a eu lieu. Il a souhaité me revoir, j'ai pris le premier avion, la mort est arrivée avant moi.
À la réflexion, c'est peut-être mieux ainsi. La mort a sa propre sagesse, il faut parfois s'en remettre à elle plus qu'à soi-même.
Qu'aurait pu me dire l'ancien ami ? Des mensonges, des vérités travesties. Et moi, pour ne pas me montrer impitoyable envers un moribond, j'aurais fait mine de le croire et de lui pardonner.
Quelle valeur auraient eue, dans ces conditions, nos retrouvailles tardives et nos absolutions réciproques ? À vrai dire, aucune.

Pour Adam, le temps est désormais venu de la mémoire, des réconciliations, des retrouvailles avec les ami(e)s et avec le passé. Il retrace les trajectoires des uns et des autres et c’est toute l’histoire récente du Liban qui défile ainsi, de guerre civile en guerre civile.

[…] - Oui, Mourad, la vie aurait été belle si aucune guerre n’avait eu lieu, si nous avions encore vingt ans plutôt que cinquante, si aucun d’entre nous n’était mort, si aucun d’entre nous n’avait trahi, si aucun d’entre nous ne s’était exilé, si notre pays était encore la perle de l’Orient …

Il faut reconnaître que de temps à autre certaines digressions introspectives d’Adam (un roman très américain) lassent un peu : on s’intéresse moins aux atermoiements du Adam d’aujourd’hui qu’à ce qu’il nous raconte de lui et ses ami(e)s au fil des années passées, mais la prose d’Amin Maalouf est fluide et se lit très facilement, de la belle langue, où plusieurs voix se mêlent : les lettres des uns et des autres, d’aujourd’hui et d’hier, un journal de bord et le récit même de l’auteur, …
Et puis si cet Adam à la noblesse rigide et intransigeante, pétri de convictions inébranlables, si cet anti-héros ne nous attire guère, c’est peut-être justement pour qu’on s’intéresse aux autres, à ses ami(e)s, à tous ces autres personnages qui gravitaient autour de lui dans les années 70-80 et qu’il retrouve aujourd’hui, vingt ans plus tard.

[…] L’histoire des nôtres, de nos familles et de notre bande d’amis, celle de nos illusions et de nos égarements, n’est pas inintéressante à raconter, parce qu’elle est un peu aussi l’histoire de notre époque, de ses illusions justement, comme de ses égarements.

MAM a bien aimé cette prose fluide et ample, BMR un peu moins.
Un roman pas inintéressant comme le dit l’auteur mais où l’on apprend finalement peu de choses sur les événements du Liban, pardon du Levant. Si c’est par souci d’universalité, c’est dommage et présomptueux.
Un récit parfois un peu plombé par la bienveillance œcuménique du message trop insistant d’Amin Maalouf : faisons preuve de tolérance, d’empathie et de compréhension, tout le monde il est pas vilain et même plutôt gentil, les juifs persécutés, les catholiques illuminés, les musulmans barbus, et même les gays, … on ira même jusqu’à un couplet sur l’amour libre, soixante-huitard sur le tard.
Si l’on avait voulu se montrer inutilement méchant (mais bien sûr ce n’est pas le cas), on aurait dit qu’une fois savouré ce gros loukoum, on a les doigts tout poisseux de sirop de miel.


Pour celles et ceux qui aiment les retrouvailles.
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mercredi 26 novembre 2014

Le restaurant de l’amour retrouvé (Ito Ogawa)

La magie de la bonne cuisine

Une japonaise homonyme de la célèbre Yoko Ogawa !
Voilà qui avait de quoi éveiller notre curiosité.
Et nous voici donc avec entre les mains un petit bouquin sympa de Ito Ogawa : Le restaurant de l’amour retrouvé.
Une belle histoire avec juste ce qu’il faut d’étrangeté nippone et de bizarrerie extrême-orientale.
Tout commence avec un amour perdu.
Un soir en rentrant chez elle et son ami, la jeune Rinco trouve l’appartement vide :
[…] Quand je suis rentrée à la maison après ma journée de travail au restaurant turc où j’ai un petit boulot, l’appartement était vide.
Complètement vide. La télévision, la machine à laver et le frigo, jusqu’aux néons, aux rideaux et au paillasson, tout avait disparu. Un instant, j’ai cru que je m’étais trompée de porte.
Dans le genre déception amoureuse, difficile de faire plus brutal. Elle en perd la voix.
[…] Je m’étais aperçue d’une chose. La veille, lorsque j’avais voulu acheter mon billet d’autocar au guichet, ou plutôt, quand j’étais allée rendre les clés au propriétaire, enfin non, à l’instant même où j’avais ouvert la porte de l’appartement vide... Ma voix était devenue transparente.
Elle décide donc de laisser la grande ville derrière elle et de retourner dans son village natal.
Où elle retrouvera sa mère … avec qui ce n’est pas le grand amour non plus.
Elle ouvre donc un petit restaurant. Un peu spécial. Pas de carte, pas de menu.
Un seul client par soirée. Un entretien préalable. À partir duquel, la jeune Rinco concocte le menu, personnalisé et adapté spécialement pour chacun de ses clients.
Apparemment, le principe fonctionne et le village s’étonne devant les résultats un peu magiques des soirées privées de l’Escargot (c’est le nom du resto) : tel amoureux qui pleurait son ex la retrouve, telle veuve qui regrettait son mari le revoit en rêve, tels jeunes gens qui n’osaient se déclarer se découvrent amoureux, …
[…] Voilà comment la folle rumeur – en mangeant à L’Escargot, on voyait ses vœux réalisés et ses amours comblées – s’est peu à peu propagée parmi les habitants du village et des localités voisines.
Telle est la recette magique du restaurant de l’amour retrouvé.
Ce qui, à propos de recettes, nous vaut d’ailleurs de savoureuses descriptions culinaires (avec même une touche européenne et même française, la jeune Rinco et le roman de Ito Ogawa sont très ‘modernes’).
Faut dire que la chef cuistot soigne ses ingrédients dans la plus pure tradition.
[…] La saumure héritée de ma grand-mère. Ce n’était pas rien. Elle avait réchappé aux tremblements de terre et à la guerre. Un jour où je regardais le contenu de la jarre à ses côtés, ma grand-mère m’avait fièrement raconté son histoire. Née au début du XXe siècle, elle l’avait elle-même héritée de sa mère, ce qui voulait dire que cette saumure avait été transmise de génération en génération sans doute depuis l’ère Meiji, peut-être même depuis l’époque d’Edo. Impossible de confectionner la même aujourd’hui, ou de s’en procurer. Il suffisait d’y glisser les légumes pour qu’ils se réjouissent et deviennent un régal : c’était une jarre magique.
[…] Je suivais toujours le même rituel. J’approchais mon visage, mon nez, des aliments, j’écoutais leur « voix ». Je les humais, les soupesais, leur demandais comment ils voulaient être cuisinés. Alors, ils m’apprenaient eux-mêmes la meilleure façon de les accommoder.
La jeune Rinco retrouvera-t-elle l’amour, elle aussi ? L’amour de sa mère ?
Ah, pour le savoir il vous faudra prendre rendez-vous avec Ito Ogawa et passer à table !
Un court roman à l’écriture un peu naïve (à nos yeux occidentaux), un charme japonais discret et un style très moderne. Parfait pour découvrir l’étrange littérature nippone.

Pour celles et ceux qui aiment faire la cuisine.
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jeudi 20 novembre 2014

Mapuche (Caryl Férey)

Les enfants volés de la dictature Argentine (bis)

Voilà bien longtemps qu’on avait lu un bouquin du français Caryl Férey, grand voyageur et coutumier de polars ethniques.
On se rappelle bien sûr de Utu, de Haka, de Zulu (récemment adapté au cinéma [clic] ).
C’est Nadine qui nous aura invités à repartir en voyage avec Caryl Férey Airlines : après la Nouvelle-Zélande, après l’Afrique du Sud, ce sera cette fois pour l’Argentine avec Mapuche.
Où il est à nouveau question des sombres années de la dictature et des enfants volés que pleurent les grands-mères sur la Place de Mai [clic] : rappelez vous l’histoire de Luz, c’était cet été, un roman d’Elsa Osorio [clic].
C’est donc sur le rappel de ce même fond historique que va se dérouler le thriller de Caryl Férey (qui se déroule de nos jours).
[…] Parmi les cinq cents bébés volés durant la dictature, beaucoup n’étaient pas répertoriés à la BNDG, la banque génétique. La plupart de leurs parents n’avaient jamais réapparu, pulvérisés à la dynamite, brûlés dans des centres clandestins, incinérés dans les cimetières, coulés dans le béton, jetés des avions : sans corps exhumés ni recherchés par les familles, ces enfants resteraient à jamais des fantômes. On confiait les bébés à des couples stériles proches du pouvoir, officiers, policiers, parfois même aux tortionnaires, faux documents à l’appui.
Le roman a un peu de mal à démarrer.
Notre auteur voyageur en fait des tonnes dans le registre touristique à Buenos Aires.
[…] Bastion populaire au sud du centre-ville, la municipalité essayait de réhabiliter le quartier autour de la Plaza Dorrego, ses bars et son marché aux puces.
Notre auteur rockeur en fait également des tonnes dans le registre sordide et social des bas-fonds argentins (façon : les travelos naissent en Amérique du Sud).
Faut reconnaître que côté plume, Caryl Férey n’hésite pas à prendre des risques, et c’est au prix, parfois, de quelques maladresses qu’il arrive aussi, souvent, à placer de superbes envolées.
[…] Jana sourit enfin, en grand, les yeux comme des diamants. Et le monde changea de peau : elle aussi avait l’âme bleue.
[…] Un spectre amoureux qu’elle aimait à balles réelles.
[…] La Mapuche passa la main par la vitre ouverte pour absorber un peu de fraîcheur, la reposa sur le genou de Rubén endormi, et la laissa grésiller.
Après une première partie peu convaincante, l’histoire et les personnages se mettent en place et on va se laisser prendre par l’enquête menée par le couple de héros que forment Jana, indienne mapuche, et Rubèn, pseudo-détective (pas toujours crédible en justicier invincible).
Tous deux portent les stigmates du passé et vont se trouver embarqués dans une cavalcade pourtant très actuelle.
[…] La fêlure était maintenant béante. Il n’avait rien dit aux autres, rien montré. Il avait vu la Mort, celle qu’on ne doit pas voir, sous aucun prétexte, sauf à devenir fou.
Faut avoir l’estomac bien accroché pour suivre Jana et Rubèn tout du long, au fil des péripéties d’aujourd’hui et des souvenirs du passé.
Le notre (d’estomac) s’est un peu crispé sur la dernière partie qui comporte quelques scènes un peu gores (et qu’on trouve toujours un peu trop facilement racoleuses) : quelques ellipses auraient sans doute été bienvenues.
Une lecture éprouvante mais un roman beaucoup plus passionnant que celui d’Elsa Osorio pour découvrir le passé trouble de l’Argentine.
Et de quoi nous donner envie de relire Zulu et les autres.

Pour celles et ceux qui aiment voyager, y compris dans le passé récent.
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mardi 18 novembre 2014

Charlotte (David Foenkinos)

Quelques gouaches et puis c’est tout.

On nous sait généralement de méchant parti pris et de vilaine mauvaise foi envers et surtout contre les prix qu’on court. Ils se contentent de venir doper les ventes de maisons d’édition déjà bien ventrues et très repues, consacrer des auteurs déjà bien connus et très lus (c’est le 13° roman de Foenkinos !!!), alors que ces distinctions devraient plutôt mettre en avant des auteurs jeunes en littérature, des premiers deuxièmes ou troisièmes romans, des plumes audacieuses et nouvelles, à qui un coup de pouce est nécessaire ne serait-ce que pour les lecteurs puissent faire de nouvelles découvertes.
Bon ça c’est (re-)dit.
Mais donc il arrive que des ami(e)s nous prêtent aimablement de telles sorties littéraires.
Notre lecture est parfois désastreuse [clic].
L’amie Claire, avisée et alitée, avait eu tout le temps de découvrir le dernier David Foenkinos juste avant que le Renaudot lui soit attribué (à Foenkinos, pas à Claire).
Il eut été de la dernière goujaterie de décliner le prêt.
D’autant qu’il s’agissait apparemment d’une biographie.
D’abord on aime bien les bios romancées.
Et puis on espérait secrètement que l’exercice avait contraint l’auteur dans de raisonnables limites.
Et puis le Renaudot ne datait que d’hier : les médias ne nous avaient pas encore écœurés.
Et puis on ne connaissait évidemment pas Charlotte Salomon : on nourrissait donc l’espoir de se coucher un peu moins bête, c’est l’avantage des bios.
Alors ?
Et bien, merci Claire, agréable découverte que les premières pages où l’auteur inaugure un style qui nous plait bien, fait de très courtes phrases. Un point.
À la ligne.
Ainsi tout du long.

[…] Je commençais, j’essayais, puis j’abandonnais.
Je n’arrivais pas à écrire deux phrases de suite.
Je me sentais à l’arrêt à chaque point.
Impossible d’avancer.
C’était une sensation physique, une oppression.
J’éprouvais la nécessité d’aller à la ligne pour respirer.
Alors j’ai compris qu’il fallait l’écrire ainsi.

Tout comme Olivier Rolin et son Météorologue, David Foenkinos nous éclaire sur les circonstances qui l’ont poussé à écrire cette vie-là, plutôt qu’une autre.
La vie de Charlotte Salomon, artiste peintre de son état.

[…] Et puis, j’ai découvert l’œuvre de Charlotte.
Par le plus grand des hasards.
Je ne savais pas ce que j’allais voir.
Je devais déjeuner avec une amie qui travaillait dans un musée.
Elle m’a dit : tu devrais aller voir l’exposition.
[…] Et ce fut immédiat.
[…] Mes errances m’avaient conduit au bon endroit.
[…] Tout ce que j’aimais.
Tout ce qui me troublait depuis des années.
[…] Le désespoir et la folie.
Tout était là.
Dans un éclat de couleurs vives.

Pas drôle l’enfance de Charlotte, qui grandit dans une famille portée au suicide.
Pas drôle la vie de Charlotte, qui était juive allemande quand c’était pas le moment.
Pas drôle la fin de Charlotte, qui est gazée enceinte à vingt-six ans à Auschwitz. Point.
À la ligne.
Restent les gouaches de l’artiste.
Et la curiosité de notre écrivain qui nous entraîne avec lui sur les (maigres) traces de Charlotte, dans une courte quête qui va s’avérer un peu frustrante car il n’est pas aisé de faire ainsi connaissance avec une jeune personne ayant laissé si peu de choses … et si peu de famille derrière elle.
Quelques gouaches : c’est toute ma vie, dira-t-elle à la personne à qui elle les confie.
Quelques courtes et plaisantes digressions également, c’est l’un des charmes discrets des bios romancées : Schubert, la Conférence de Wannsee, …
Une lecture agréable, en dépit du sinistre sujet, même si l’on ne voit pas bien ce qui pouvait justifier le Renaudot (voir l’intro !).


Pour celles et ceux qui aiment les destins fulgurants et tragiques.
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samedi 15 novembre 2014

Kobra (Deon Meyer)

Le principe de Spider Man

Habituellement on n’est pas trop fan des polars de Deon Meyer [1] dont on sait qu’il est parfois capable de vraiment bâcler son écriture et malheureusement certains passages le prouvent encore :

[…] Il se prépara un café instantané. Avala des Weet-Bix avec du lait et du sucre. Se brossa les dents, prit sa douche, se rasa et s’habilla.

Mais inexorablement l’Afrique du Sud et les séquelles douloureuses de son Histoire chaotique nous fascinent … alors de temps à autre, on replonge.
Notre ordonnance : un Deon Meyer par an, ne pas dépasser la dose prescrite.
Cette fois, nous voici aux prises avec Kobra.
Kobra c’est le surnom d’un tueur à gage beaucoup trop efficace qui, sur son chemin, sème des morts joliment exécutés entre les deux yeux et autant de douilles gravées d’un serpent.

[…] Ce foutu serpent sur la cartouche avait retenu son attention et ne cessait de lui trotter dans la tête. Quel genre de dingue fabriquait un poinçon avec un cobra en train de cracher son venin et en marquait ensuite ses munitions ? Ça devait prendre un sacré temps. Et dans quel but ? Les laisser sur la scène de crime comme une carte de visite …

Visiblement, le mystérieux Kobra n’en serait pas à son coup d’essai et aurait déjà Interpol aux trousses. Il aurait débarqué au Cap. Hécatombe dans une riche villa où se cachait un ressortissant britannique, mathématicien réputé, auteur d’un savant algorithme financier.
Pas mal de cadavres ce soir-là, ceux des gardes du corps bien sûr, mais point de matheux : disparu, enlevé ?
Tous les services sont sur la brèche y compris le MI6 anglais et les différentes officines plus ou moins secrètes du pays : et l’on sait l’Afrique du Sud trop bien lotie de ce côté …
L’inspecteur Benny Griessel et ses collègues essaient tant bien que mal de garder le contrôle de l’enquête et de naviguer dans ces eaux troubles et agitées qui feraient peur même aux requins, pourtant féroces dans cette région.

[…] – Vous connaissez le principe de Spider-Man ?
– Le quoi ?
– Le principe de Spider-Man. Plus on a de pouvoir, plus on a de responsabilités. De telles informations donneraient un pouvoir considérable à notre gouvernement, capitaine. Et je le pense incapable d’assumer d’aussi grandes responsabilités.

Au milieu de ces engrenages impitoyables, un grain de sable : un petit pickpocket maigrichon mais teigneux qui aura piqué le portefeuille de trop, à la mauvaise personne au mauvais moment …
Sans doute pour détendre une atmosphère tendue et rythmée comme un film américain, Deon Meyer réussit à distiller pas mal d’humour dans son roman et, une fois n’est pas coutume, il réussit même à placer quelques amusantes figures sur le thème casse-gueule et désormais éculé de la branchitude technologique en opposant les vieux de la vieille et les jeunes geeks connectés.

[…] – Je faisais un break avec Angry Birds. Je veux dire, si on peut pas lever le pied de temps en temps …
– Qui est Angry Birds ?

Comme on est très très difficile sur ce sujet précis (la branchitude techno), pointilleux jusqu’à l’intolérance, autant dire que si l’on a apprécié, c’est que soit une sénilité bienveillante nous guette, soit que c’est plutôt bon !
Et pourtant Deon Meyer en fait des tonnes sur ce thème et vous saurez bientôt tout sur ce qu’il faut faire (et ne pas faire !) avec son téléphone portable.
Autre détail pittoresque, l’inspecteur Benny Griessel sort à peine de ses séances aux Alcooliques Anonymes. Jusque là rien de bien nouveau dans la profession policière où nous sommes coutumiers des enquêteurs imbibés. Donc lorsque le matin Benny se pointe la gueule défaite, les yeux froissés et la chemise douteuse, tous les collègues et le lecteur sont prêts à jurer que l’inspecteur Griessel a fatalement replongé dans la bouteille.
Sauf que non, c’est pas ça, c’est même pire, du moins selon Benny qui ne veut rien avouer à personne (il faudra plusieurs chapitres avant de découvrir de quoi il retourne mais on ne vous dit rien car on a juré à Benny de garder le secret, et ça ne se répète pas ces choses-là).
Cerise sur le gâteau au boer, les dialogues sont truffés d’expression locales (zoulou, afrikaans, argot du Cap …) qui amusent et intriguent sans gêner la compréhension (y’a même un petit lexique pour les plus curieux).
Sans doute un des meilleurs Deon Meyer avec un scénario relevé et épicé, une galerie de personnages peinte d’un trait épais et soigné (un des meilleurs atouts de ce bouquin(1)), une course poursuite foisonnante et trépidante, … tout est prêt pour le cinéma.
Alors si vous voulez savoir qui est vraiment Kobra, savoir ce qui empêche Benny de dormir, savoir si le pickpocket échappera aux affreux (et à la police !), savoir pour qui tournait le fameux algorithme financier mis au point par l’anglais … direction Le Cap !

(1) - seule fausse note dans la galerie de portraits, l’improbable couple occidental que composent le trop naïf matheux anglais et sa trop jolie assistante de recherche - faut dire que le problème avec l’Afrique du Sud, c’est que c’est plein de noirs et le cahier des charges réclamait sans doute des rôles pour des stars hollywoodiennes blanches et bankables - visiblement Deon Meyer ne s’intéresse pas trop à ces deux personnages (et nous non plus) qui fort heureusement sont assez peu présents


Pour celles et ceux qui aiment l’Afrique, même du Sud.
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mardi 11 novembre 2014

Le météorologue (Olivier Rolin)

Nuages sur le front est

Parfois on se demande ce qui peut bien pousser tel auteur à romancer la biographie de tel personnage ?
Pourquoi donc Jean Echenoz nous a joué du Ravel, pourquoi donc Patrick Deville nous laissait le choix entre Peste et choléra, pourquoi donc Emmanuel Carrère nous entraînait en Russie à la suite de Limonov, … ?
Olivier Rolin a le bon goût de nous expliquer le concours de circonstances et de menues découvertes (on vous laisse découvrir la genèse de cette littérature) qui l’ont mené sur les traces de Alexeï Féodossiévitch Vangengheim, météorologue de son état, russe de sa nationalité.
Comment cela, vous ne connaissiez pas cet illustre savant soviétique ? Aïe, aïe, aïe, il est grand temps de combler vos lacunes.

[…] Son domaine, c’était les nuages. Les longues plumes de glace des cirrus, les tours bourgeonnantes des cumulonimbus, les nippes déchiquetées des stratus, les stratocumulus qui rident le ciel comme les vaguelettes de la marée le sable des plages, les altostratus qui font des voilettes au soleil, toutes les grandes formes à la dérive ourlées de lumière, les géants cotonneux d’où tombent pluie et neige et foudre. Ce n’était pas une tête en l’air, pourtant – du moins, je ne crois pas. Rien, dans ce que je sais de lui, ne le désigne comme un fantaisiste. Il représentait l’URSS à la Commission internationale sur les nuages, il participait à des congrès pansoviétiques sur la formation des brouillards, il avait créé en 1930 le Bureau du temps, mais ces appellations poétiques ne le faisaient pas rêver, il prenait tout ça sérieusement, comme un scientifique qui fait son métier de scientifique au service, bien sûr, de la construction du socialisme, ce n’était pas un professeur Nimbus.

À l’heure où internet et la mondialisation n’étaient même pas encore en gestation, le bonhomme, partie prenante du Monde Nouveau en train de naître, avait déjà quelques vues.

[…] Il continue à perfectionner son réseau de stations météo, à affiner ses pronostics, à diffuser ses bulletins sur les ondes longues, tranquillement certain d’aider à la construction du socialisme et particulièrement à l’amélioration des performances de l’agriculture.   Et il voit large, et loin. Dans son domaine, c’est un visionnaire, ou peut-être un utopiste. Non content de jeter son filet sur l’immense territoire de l’Union soviétique, il rêve d’un système météorologique mondial.
[…] Bien sûr, pense-t-il, il faudra pour cela que la révolution prolétarienne triomphe dans le monde entier, mais il ne doute pas que cela finira par arriver.
[…] La supposition politique est hasardeuse, mais la prévision scientifique, pour audacieuse qu’elle soit, s’est vérifiée.

Malheureusement, le Socialisme ne lui en sera guère reconnaissant et le camarade Alexeï Féodossiévitch Vangengheim finira comme tant d’autres, au goulag, victime d’une dénonciation jalouse de ses pairs.

[…] Il fallait trouver des boucs émissaires pour les désastres de l’agriculture collectivisée, et les responsables des prévisions météorologiques étaient des candidats tout désignés à ce rôle.

Notre seule consolation sera que beaucoup des accusateurs et ‘interrogateurs’ du camarade Alexeï finiront avant lui (!) sous les balles de la terreur stalinienne : triste ironie d’une mécanique bureaucratique et paranoïaque qui s’en prend aussi vite aux autres qu’elle a d’abord été prompte à emprisonner les uns.

[…] La seule, mince, satisfaction que procure l’étude de ces temps sauvages, c’est de constater que presque toujours les fusilleurs finiront fusillés. Pas par une Justice populaire, ou internationale, ou divine, fusillés non par la Justice, mais par la tyrannie qu’ils ont servie jusqu’à l’abjection. Mais fusillés quand même, et ça fait du bien de l’apprendre.

Broyé par l’infernale machinerie soviétique, le savant camarade finira donc saboteur du socialisme : l’occasion pour Olivier Rolin de nous faire parcourir à grandes enjambées une grosse moitié du siècle dernier, de l’Ukraine jusqu’aux îles Solovki qui virent naître le premier Goulag dans un ancien monastère orthodoxe, entre Kem et Arkhangelsk, tout près de la Finlande.
Olivier Rolin porte d’ailleurs un regard décalé sur ce camp, un regard curieux et intéressé (et donc intéressant).

[…] Un évêque catholique érudit y côtoie un ancien chef des sections d’assaut du parti communiste allemand, un austère météorologue y croise un roi des Tsiganes.
[…] Il y a une bibliothèque dans le camp, et même une grande bibliothèque – trente mille volumes, dont plusieurs milliers en langues étrangères, français, allemand et anglais surtout. Une partie de ces livres proviennent des détenus eux-mêmes, soit qu’ils les aient apportés avec eux, soit que leur famille les leur ait envoyés. Les Solovki, dans les années vingt, étaient la capitale de la vieille Russie, des byvchie, les gens d’autrefois. Les personnages des récits de Tchékhov se seraient (se sont) tous retrouvés là. Gens qui lisaient, avaient des livres.

Beaucoup de qualités dans ce petit roman auquel il manque peut-être le souffle épique et magistral de Deville et d’Echenoz que l’on citait en introduction. Olivier Rolin s’appesantit un peu trop longuement sur les procédures dont fut victime le météorologiste : on comprend bien son envie de réhabiliter le savant mais ces descriptions minutieuses nous lassent un peu. On se dit que ce petit livre aurait gagné à être plus ramassé, plus homogène, à moins balancer entre le parcours du scientifique et les errances du déporté. Mais c’est aussi ce que veut traduire Olivier Rolin à travers ce destin : la chute du rêve socialiste, le rêve d’un nouveau monde auquel beaucoup croyaient comme l’auteur, ses lecteurs et  Alexeï Féodossiévitch Vangengheim.

[…] L’histoire du météorologue, celle de tous les innocents exécutés au fond d’une fosse, sont une part de notre histoire dans la mesure où ce qui est massacré avec eux c’est une espérance que nous (nos parents, ceux qui nous ont précédés) avons partagée, une utopie dont nous avons cru, un moment au moins, qu’elle “était en passe de devenir réalité”.


Pour celles et ceux qui aiment la Russie et la science des nuages.
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