mercredi 18 juin 2025

Les gorilles du général - sept. 1959 (Telo et Dorison)


[...] Une histoire de trahisons et d'espoirs.

Premier épisode d'une reconstitution minutieuse (et nostalgique) du travail des gardes du corps qui se vouèrent corps et âmes au Général de Gaulle pendant de longues années : un point de vue inédit sur la politique des années 50-60 et les débuts de la Ve République.

Les auteurs, l'album (96 pages, mai 2025) :

Xavier Dorison est un scénariste qui a connu le succès très jeune, dès ses 25 ans, avec Le troisième testament. Il a mis la main à la pâte pour de célèbres séries comme XIII ou Thorgal. Il écrit également pour la télé et le cinéma.
Il est né en 1972 et n'a donc pas connu De Gaulle mais il avoue sa fascination pour les "mentors" et cette tranche d'Histoire, cette France un peu désuète, est un peu son passé fantasmé.
L'idée de ces Gorilles du général lui est venue d'un reportage réalisé en 2010 par le journaliste Tony Comiti, le fils de l'un des fameux gorilles du général.
Julien Telo est tombé très jeune dans la marmite du graphisme et s'est fait un nom du côté de l'heroic-fantasy. Il  a réalisé ici un gros travail de documentation pour cet album immersif, en visionnant notamment de vieux films en noir et blanc pour s'approprier l'époque, ses costumes, sa gestuelle, ...
La fin de l'album est augmentée d'un cahier qui justifie les "libertés historiques" que les auteurs ont prises pour bâtir leur fiction (et que je vous conseille de lire avant la BD car on y apprend plein de choses sur le contexte de l'histoire et sur leur travail).
À noter que cet album ne couvre que septembre 1959 et n'est que le premier épisode d'une longue série prévue par Dorison et qu'il sort en deux formats, classique en couleurs et prestige en noir et blanc (c'est plus d'époque !).
On a déjà hâte que le tome 2 nous emmène jusqu'en décembre 1959, à Colombey.

Les personnages et le canevas :

Les quatre mousquetaires, les quatre gorilles, ce sont les gardes du corps du Général De Gaulle recrutés après guerre pour l'accompagner dans ses déplacements et le protéger quoi qu'il arrive (en 1959, les attentats se multiplient et le Général est menacé de toutes parts).
Le vrai Roger Tessier devient dans la BD Georges Bertier, mais toujours avec une vraie tronche de gorille. Il pratiquait la boxe.
Le corse Paul Comiti, le patron des quatre gorilles est également président du sulfureux SAC. Il est incarné ici par Ange Santoni.
Henri Hachmi, d'origine kabyle, sera Alain Zerf.
Raymond Sasia, l'ancien du SDECE, diplômé de l'Académie du FBI, devient Max Milan. Son recrutement imprévu au sein des quatre mousquetaires fait des étincelles et lance cette histoire sur les chapeaux de roues.
Jacques Foccart, l'éminence grise de De Gaulle à la réputation sulfureuse, se cache derrière Le Chanoine.
Et puis bien sûr, il y a « Pépère », c'est avec ce (vrai) nom de code affectueux que ses gorilles appellent le Général De Gaulle.
On croisera beaucoup de monde, du beau monde, du moins joli, des gens connus comme Malraux, d'autres moins et même quelques personnages fictifs pour le scénario.
Allez hop, tout le monde est en place, c'est parti pour « une histoire de trahisons et d'espoirs, de grandeurs et de déceptions, de victoires et d'échecs ».
Une histoire qui comme celle de la Ve République commence dans le guêpier de l'Algérie ...

♥ On aime beaucoup :

 Bien sûr, on ne peut éviter la référence à cette autre BD : Cher pays de notre enfance du bédéaste Etienne Davodeau et du journaliste Benoît Collombat. Un album qui allait fouiller dans les poubelles du SAC, sulfureuse organisation que l'on retrouve encore ici bien sûr.
Mais le scénario de Dorison adopte un point de vue beaucoup moins journalistique.
Bien sûr les questions politiques seront au cœur du récit mais ce qui intéresse les auteurs ici ce sont ces fameux gorilles dévoués corps et âmes (et ce n'est pas une formule) à leur Général au point d'y sacrifier famille et amis, leur vie donc.
C'est ce qui rend ce récit humain, captivant, passionnant : parce qu'on ne nous demande pas de prendre fait et cause pour une personnalité publique légendaire, forcément un peu distante, mais plutôt de nous intéresser aux quatre bonshommes qui se déplaçaient partout avec lui.
 Et puis il y a la reconstitution nostalgique de ces années passées, au charme sans doute un peu fantasmé, et teintées ici de cet humour sec et froid, façon Audiard, ambiance Lino Ventura.
Comme dans :
« [...] C'est un peu tôt pour déjeuner ... mets-nous trois bières, Marlène ... et un rillettes-cornichons pour moi, pour accompagner quoi ... »
 Côté dessin, c'est un méticuleux travail de reconstitution que Julien Telo a entrepris, photos à l'appui. Le cahier explicatif en fin d'ouvrage montre même le parallèle entre des images d'époque et les planches que le dessinateur en a tirées.
Un dessinateur qui laisse toute la place à ses nombreux personnages, cadrages en gros plans, vêtements et trognes caractéristiques, facilement reconnaissables. On passe de l'intime (un déjeuner champêtre en famille) au défilé officiel (motards et Simca) puis au thriller tendu (une rue noire sous la pluie).
Les gorilles ne sont pas des enfants de chœur mais pas tout à fait des salauds non plus comme leurs collègues du SAC : le lecteur peut donc se laisser aller à un petit peu d'empathie !
Même si de temps à autre, une scène beaucoup plus dure fait taire la nostalgie, la politique et l'humour, comme celle où les gorilles doivent s'occuper du journaliste pro-FLN et « nettoyer la merde pour que le Général ait pas à patauger dedans ».


Pour celles et ceux qui aiment les années 50-60.
D’autres avis sur BD Gest, Bdthèque et Babelio.
Album lu grâce aux éditions Casterman (SP).
Ma chronique dans les revues Benzine et ActuaLitté.  

lundi 16 juin 2025

Plus loin qu'ailleurs (Chabouté)


[...] Partir en restant.

Le très beau noir & blanc de Chapouté nous invite au voyage, avec cette petite histoire tranquille et ordinaire. Une invitation à ouvrir notre regard non pas sur un lointain Alaska, mais bien sur le monde qui nous entoure ici et maintenant.

L'auteur, l'album (152 pages, mai 2025) :

L'alsacien Christophe Chabouté est né en 70 et l'une de ses premières BD à rencontrer le succès sera Pleine lune, un récit policier publié en 1999. La consécration internationale viendra avec Tout seul, un album sorti en 2008. 
Depuis le début de sa carrière, Chabouté reste fidèle à ses propres standards : un noir & blanc clair et précis, des héros plutôt ordinaires, une mise en page dynamique et des récits de peu de mots.
Alors il était vraiment grand temps qu'on rattrape notre inexcusable retard et qu'on parle de lui ici avec cet album au titre prometteur : Plus loin qu'ailleurs.

Le canevas et les personnages :

Alexandre est gardien de parking. Gardien de nuit. Et pour une fois, il a décidé de partir plus loin qu'ailleurs.
« [...] - Et qu'est-ce que tu vas faire pendant des vacances ? T'en as jamais pris de ta vie !
Ça fait bien 20 piges que tu as le cul vissé sur cette chaise toutes les nuits. Le nez dans tes dessins.
- Je pars en Alaska ! 
[...] Je vais faire un trek. L'Alaska, le Klondike, le bout du monde quoi. »
[...] Je vis au même endroit depuis bientôt 28 ans. Je n'ai jamais vu la tête de mes voisins. Je n'ai jamais dit bonjour à mon facteur. Je ne sais même pas à quoi il ressemble. Je vis dans un quartier que je ne connais pas. [...] Une vie de hibou. »
Le voici donc qui se prépare à suivre les traces de Pete Fromm, son livre de chevet, après avoir glissé le "Manuel du randonneur" dans son sac. Jusqu'à l'aéroport tout va bien.
Mais là, patatras, son voyage est annulé. Et double patatras, Alexandre se casse la cheville dans les escalators. Le voilà de retour à la case départ où l'envie le reprend de radicalement changer d'air ou de point de vue : il prend donc une chambre à l'hôtel ... en face de chez lui, juste de l'autre côté de la place. 
À défaut d'ours polaires et de grands espaces il va enfin pouvoir découvrir son quartier et ses habitants. Étudier ses voisins (nous ?), leurs chaussures, leurs téléphones, leurs comportements, les bruits, les couleurs, les petits papiers jetés ici ou là. 
Et le soir, de retour à son hôtel, Alexandre prend des notes dans son carnet de voyage. 
La première sera : « partir en restant ».
Chaque "randonnée" autour de la place du quartier est l'occasion pour Alexandre et son lecteur, d'une petite leçon de vie, comme on dit.

♥ On aime beaucoup :

 Les dessins de Chabouté sont passionnants. Ce beau noir & blanc net, précis, laisse entrevoir de nouveaux détails à chaque lecture. Les pages ne sont pas envahies de bulles verbeuses ou explicatives et c'est avec l'enchaînement des plans, des cadrages, leur répétition, que le lecteur devine ce qui se trame.
 Il y a là ce ton paisible des histoires tranquilles et ordinaires. Une astucieuse histoire qui se conclut de jolie façon, dans une ambiance qui rappelle beaucoup celle des albums d'Etienne Davodeau
 Et puis il y a là les petites leçons de vie qui nous sont dispensées, sans prétention, destinées à ouvrir notre regard, nos yeux, nos oreilles, non pas sur un lointain Alaska, mais bien sur le monde qui nous entoure ici et maintenant. Pour « se dépoussiérer les yeux » sur notre environnement, les passants, les voisins, ...
On flirte parfois avec la gentille philosophie quand une simple liste de courses devient une véritable oeuvre d'art, une « nature morte »ou même avec la question existentielle quand on se demande si « un poisson au fond de l'eau entend râler le pêcheur assis sur la berge ? ».
Malgré ses apparences trompeuses et paradoxales, cet album est tout de même un bel appel à voyager là-bas ou ici. 

Pour celles et ceux qui aiment faire le tour du monde ou de leur quartier.
D’autres avis sur BD Gest, Bdthèque et Babelio.
Album lu grâce aux éditions Vents d'Ouest (SP).
Ma chronique dans les revues Benzine et ActuaLitté.  

vendredi 13 juin 2025

Un crime dans la peau (Lionel Destremau)


[...] L'âme humaine des brutes et des fauves.

Lyon, 1930 : le double meurtre d'Ecully défraie la chronique de l'époque. Voici l'histoire vraie des deux meurtriers dont l'un était curieusement tatoué : ses mémoires seront reliés "pleine peau" par le docteur Lacassagne, médecin des prisons ...
Entrez ! Entrez dans le cabinet des curiosités !

L'auteur, le livre (304 pages, avril 2025) :

Le bordelais Lionel Destremau (né en 70) s'est d'abord fait une place dans le monde de l'édition et du livre avant de passer de l'autre côté du clavier. 
Après quelques poèmes et Gueules d'ombre, Un crime dans la peau est son second roman, basé sur une histoire vraie : le double meurtre d'Ecully en 1930.

Les personnages :

Louis Rambert et Gustave Mailly sont nés en 1903. Ce n'est pas la meilleure année pour venir au monde, il va geler à pierre fendre et leur enfance sera bientôt marquée par la Grande Guerre. 
Ils seront élevés à la dure (et c'est rien de le dire) dans la campagne française, dans la région de Vichy et de Lyon.
« Leurs mondes sont proches mais cependant un peu différents. Gustave circule dans le milieu des chiffonniers, des prêteurs sur gage, des receleurs, et même de certains employés de banque, tandis que Rambert a ses attaches avec les maquereaux et les voleurs du milieu et passe la plupart de ses nuits avec des filles de rue. »
Pour le malheur et pour le pire, ils se rencontrent en 1929. 
Nés chez des petites gens, ils n'étaient que deux petits voyous, deux petits malfrats, vivotant de petits cambriolages et de petits butins, « un manteau de fourrure, une veste de costume , deux boutons de manchette en nacre et une montre en argent ».
Le 22 octobre 1930, ils deviennent deux petits assassins avec le double meurtre d'Ecully (aujourd'hui la banlieue chic lyonnaise) où ils trucident sauvagement (à coups de marteau !) un bourgeois et sa vieille tante pour un butin à peine plus riche que d'habitude.

Le contexte :

Le roman évoque Jean Lacassagne qui fut médecin à l'époque de la Première guerre mondiale. Il fut également médecin des prisons et s'intéressa notamment aux tatouages des détenus.
C'était le fils d'Alexandre Lacassagne, célèbre médecin lyonnais bien connu des gones lyonnais, l'un des pères de la police scientifique, de la criminologie, de l'anthropométrie, ...
Pendant des années, père et fils étudièrent « l'âme humaine des brutes et des fauves en cage ».
Curiosité malsaine ou scientifique de la part de ces bons docteurs, ils se passionnèrent également pour les tatouages des criminels dans lesquels ils lisaient le moyen de « classifier un certain rang social, celui de la marginalité, de la criminalité, faisant de ces marques corporelles à la fois des repères d’identification et des marqueurs de bassesse et de violence ».
Les docteurs Lacassagne estimaient « qu’ils étaient le reflet des âmes tourmentées des meurtriers en puissance » et considéraient « les geôles comme une source inépuisable de recherche et d’observation pour qui veut comprendre la psychologie, la sociologie et le destin de cette frange de l’humanité qui s’adonne au crime ».
C'était avant la Guerre de 14-18, bien avant que le tatouage ne devienne « une pratique à la mode, une forme artistique reconnue, un art à part entière ».
En prison, Louis Rambert (c'est lui le tatoué) trouva en la personne de Jean Lacassagne une oreille complaisante et intéressée.
« Et à force d’échanges avec Lacassagne, il finit par accepter de rédiger l’histoire de sa vie, à sa manière bien sûr, et de la confier au médecin. [...] Il accepte de rédiger son testament, le 12 juin, dans lequel il déclare qu’il léguera son corps à la médecine, et sa peau tatouée au docteur Lacassagne en particulier. »
Jean Lacassagne va faire rassembler les documents concernant Louis Rambert, y compris ses mémoires, et les faire relier avec la peau tatouée du bonhomme : « Il a un projet en tête depuis quelque temps déjà : réunir les différents documents qu’il a en sa possession dans un dossier consacré au crime d’Écully, et il souhaite que ce recueil soit agrémenté d’une reliure réalisée à partir de la peau de Rambert ».
En 2014, les confessions de Louis Rambert, reliées "pleine peau" si je peux dire, vont refaire surface à l'Hôtel Drouot lors de la vente aux enchères d'une collection privée. Mais la loi française interdit le commerce de restes humains et l'ouvrage est retiré des enchères. 
Le temps est venu du buzz et des polémiques.

♥ On aime :

 On apprécie le travail de fouille, de recherche et d'investigation mené par Lionel Destremau. 
Pour faire revivre cette époque, il nous plonge au cœur des journaux de jadis, au fil des mémoires rédigés par les uns ou les autres, et réussit à tisser un roman au souffle puissant, porté par le funeste destin de ces deux affreux jojos.
 Le ton de ce roman noir est presque journalistique, presque sans émotion, tant l'incroyable histoire se suffit à elle-même : les faits, rien que les faits, monsieur le juge. 
Sinistre était l'époque, dure fut la vie des deux voyous, tragique sera leur destin, véridique leur histoire.
Incroyable est l'aventure de ces mémoires reliées en peau d'homme qui réapparaissent plus de cent ans après les faits.
 L'auteur consacre une grande partie de son roman à retracer le parcours de Rambert et Mailly, s'appropriant les travaux de recherche de l'époque : comment devient-on un assassin ?
Mais avec ce titre à double sens, on aurait voulu en savoir plus encore sur ce curieux docteur Lacassagne et sa passion des tatouages.

Pour celles et ceux qui aiment Lyon et les tatoués.
D’autres avis sur Bibliosurf et Babelio.
Livre lu grâce à la Manufacture de livres (SP).
Ma chronique dans les revues Benzine et ActuaLitté.  

mercredi 11 juin 2025

Les lendemains qui chantent (Arnaldur Indridason)


[...] Si seulement la réponse était simple.

Un Indridason bon cru où l'insupportable Konrad s'obstine encore et toujours à fouiller dans le passé de ses compatriotes pour établir un lien entre des événements antédiluviens qui n'en ont apparemment aucun.

L'auteur, le livre (336 pages, février 2025, 2023 en VO) :

Lors de l'épisode précédent de la série "Kónrað" (Les parias), le lecteur avait pratiquement obtenu la clé de pas mal de mystères et s'était dit un peu vite qu'il s'agissait peut-être du dernier de cette série bien sombre, avec un héros qui n'en est pas vraiment un, aussi mal à l'aise dans sa vie privée que dans son métier de flic, et qui porte sur ses épaules tout le poids d'un père toxique et à moitié escroc.
Mais c'était compter sans la persévérance de Arnaldur Indriðason et sans l'obstination de son héros, le fameux Kónrað, Konni pour les intimes.
Alors, après Les parias, voici donc Les lendemains qui chantent, un roman où Indriðason affûte encore son regard sur l'Histoire de son île, une histoire faite de compromissions, de corruptions et d'égarements.

Le canevas et les personnages :

Et bien non, Konni, le flic à la retraite, n'en a pas fini avec les mystères du passé.
Dans les années 70, un homosexuel a été assassiné : son corps n'a pas été retrouvé mais un homme, Natan, a été arrêté et a fini par avouer le meurtre. Natan est mort en prison.
La victime c'était Skafti, « Skafti Timoteus Hallgrimsson, dont on pensait qu’il avait été assassiné à Reykjavik dans les années 70 ».
Dans les années 80, toujours en pleine guerre froide, c'est le propriétaire d'un pressing qui disparaît sans laisser de traces et « la police n’avait jamais su ce qu’était devenu Pétur Jonsson . Les recherches de grandes envergures engagées n’avaient jamais abouti. ».
Nous voici en 2019 : le corps de Skafti vient d'être retrouvé, mais pas vraiment là où on l'attendait. 
Dans le même temps, c'est le cadavre de Franklin, un ami de Pétur, qui est retrouvé assassiné au bord d'un lac.
Est-ce qu' « il y aurait un rapport entre la mort de Franklin aujourd’hui et la disparition de Pétur il y a des dizaines d’années ? ».
Kónrað, le flic retraité au passé douteux (... de vieilles affaires bâclées), va reprendre du service, recommencer à creuser dans le passé de l'île, harceler ses concitoyens ou même interroger ses proches.
D'autant plus que c'est son ami Leo qui, à l'époque, avait mené l'enquête et inculpé le meurtrier de Skafti tandis qu'aujourd'hui « les médias voulaient savoir qui avait mené l’enquête à l’époque et pourquoi elle avait été autant bâclée. ».
« [...] – Qu’est-ce que vous avez foutu quand vous avez arrêté Natan ? demanda-t-elle d’un ton accusateur. Comment vous avez pu bâcler l’enquête à ce point ? 
– Comment on a pu ? soupira Konrad. Si seulement la réponse était simple. »
Kónrað et le lecteur auront bien du mal à démêler les fils du passé et l'aide de son amie Eyglo avec ses séances de spiritisme ne sera pas de trop.

♥ On aime :

 L'intrigue est longue et lente à se mettre en place : l'insupportable Konrad s'obstine à fouiller dans le passé de ses compatriotes pour trouver un lien entre des événements qui n'en ont visiblement aucun. 
Tel un jouet mécanique infatigable, il fonce, pose des questions, dérange, blesse, perturbe, et puis se heurte finalement à un mur de silence. Alors il repart sur une autre piste, fouine, pose ses questions, irrite, vexe, et puis bute à nouveau ...
« [...] – J’avais oublié ce détail.
– Lequel ?
– À quel point vous êtes insupportable, répondit Dagmar en se levant pour lui indiquer la sortie. Mais maintenant je m’en souviens. Vous passiez votre temps à poser des questions sans intérêt. Et à fouiner dans des affaires qui ne vous concernent pas. Je vois que ça n’a pas beaucoup changé.
[...] – Vous cherchez quoi, au juste ? demanda Sveinb-jörn.
– Un mensonge, répondit Konrad sans hésiter. Je cherche un mensonge. Il y a forcément des gens qui ont menti dès le début dans cette enquête.
[...] – J’ai préféré attendre.
– Vous avez peut-être attendu assez longtemps.
– Peut-être, répondit Ivan. J’ai peut-être attendu assez longtemps… »
 Le lecteur fidèle va retrouver là tous les thèmes récurrents de cet auteur, c'est un véritable festival et le passé dans lequel farfouille Konrad est celui de la guerre froide. 
Il y a donc l'insupportable présence américaine sur l'île.
« [...] À cause de l’armée. Des troupes américaines. Je les détestais. Je ne supportais pas leur présence en Islande. J’ai grandi dans cette haine. Dans cette hostilité. On m’a toujours dit qu’on devait s’opposer à la présence des soldats américains. »
Il y a l’espionnite à laquelle se livrent soviétiques et américains, utilisant les islandais comme des pions sur l'échiquier mondial, à l'époque où certains « avaient tourné le dos au socialisme après leur séjour au pays des lendemains qui chantent ».
« [...] – Vous devriez aller discuter avec le Comité d’exportation du hareng, avait conseillé le fonctionnaire des Affaires étrangères lorsqu’ils s’étaient séparés à la Bibliothèque nationale.
– Le Comité d’exportation du hareng ? s’était étonné Konrad.
– À mon avis, c’est une bonne idée. Ce comité était le seul organisme islandais à se rendre régulièrement à Moscou pour signer des accords concernant le hareng avec les Russes. Si j’enquêtais sur une affaire d’espionnage dans notre camp, je commencerais par là. »

Je vous parle d'un temps où l'on roulait en Lada et où les chalutiers russes croisaient au large de Reykjavík. 

Il y a ces pesantes histoires de famille, lourdes de secrets et de non-dits, là où se nouent la plupart des drames.
« [...] Il pensait à ces secrets inavouables, à cette tragédie familiale, à toute cette dissimulation et aux fausses accusations proférées.
[...] Tu l’as tué pour le faire taire. Vous avez beaucoup de mal avec la vérité dans cette famille. »
 Et puis il y a bien entendu ces fameuses « disparitions islandaises » que Indridason a rendues célèbres au fil de ses bouquins et sans lesquelles un polar islandais n'en serait pas vraiment un, au point d'en faire presque un running-gag (si tant est que l'on puisse parler de gag ici, mais on peut, puisque l'auteur lui-même s'autorise un peu d'autodérision à ce sujet) : « j’espérais que l’enquête conclurait à une disparition typiquement islandaise. »
« [...] On entendait très souvent parler aux informations de touristes qui trouvaient la mort dans des accidents sur le réseau routier islandais de piètre qualité, qui s’égaraient et s’épuisaient loin dans les hautes terres inhabitées, qui tombaient d’une falaise, se noyaient dans la mer ou dans les lacs, ou qu’on retrouvait morts dans leurs chambres d’hôtel. La sécurité civile n’avait jamais eu autant de travail que depuis l’essor de l’industrie touristique.»
 Vous l'avez compris, après des débuts compliqués, la suite du roman tient toutes ses promesses et c'est un excellent Indridason qui ne décevra ni les fans de cet auteur ni les habitués de la série Konrad. 
Tant que vous n'avez pas lu Indridason, vous ne savez pas ce que c'est qu'un cold case.
Une fois n'est pas coutume, l'obstiné Konrad finira, à force d'entêtement, par déterrer les cadavres disparus et démêler les fils du passé, mais cette fois on se gardera bien de dire que, après les mystères résolus, c'est peut-être le dernier épisode de la série ! 
On a appris à tenir compte de la ténacité de l'écrivain et de l'acharnement de son héros : pas dit qu'ils aient sorti tous les squelettes des placards islandais ! Peut-être aurons-nous encore le plaisir de retrouver ce Konrad, le flic le plus insupportable du rayon polars avec ses « questions insistantes ».

La curiosité du jour :

Petite curiosité historique, au détour d'une page, Indriðason évoque le mouvement des « chaussettes rouges » et le combat des femmes de l'île pour gagner une place plus digne dans la société islandaise jusqu'à la fameuse grève du 24 octobre 1975 : la journée sans femmes lorsque 90% des islandaises ont cessé toutes leurs activités.

Pour celles et ceux qui aiment Konni.
D’autres avis sur Bibliosurf et Babelio.
Livre lu grâce aux éditions Métailié (SP).
Ma chronique dans les revues Benzine et ActuaLitté.  

mardi 10 juin 2025

Le jour du dépassement (Owen D. Pomery)


[...] Mets les gaz, Hodge.

Un album qui fera le bonheur des fans de science-fiction et de space-opera où l'humanité est en train d'épuiser les stocks d'un minerai vital pour sa survie.
Tiens donc !?

L'auteur, l'album (108 pages, juin 2025, 2023 en VO) :

Ah ce fameux Jour de dépassement, dont on nous rebat les oreilles chaque année, et de plus en plus tôt !
En cette année 2025, nous avions épuisé nos ressources dès le ... 19 avril !
En anglais l'album s'intitulait The hard switch mais la traductrice-éditrice, Marie Lavabre, a eu la bonne idée de rebondir sur cette rengaine annuelle, ce gong fatidique, pour un titre qui résonne lui-aussi, et bien en accord avec le propos de l'album.
L'auteur de cette fable d'anticipation c'est le britannique Owen D. Pomery qui a d'abord pu aiguiser ses crayons dans l'architecture avant de se mettre au roman graphique.

Le canevas et les personnages :

Owen D. Pomery nous propulse bien au-delà du 19 avril 2025, plutôt du côté de 3025 même si ce n'est pas dit. L'humanité a déjà conquis de multiples planètes dans toute la galaxie mais les stocks du minerai qui permet la super-propulsion (l'alcanite) seront bientôt épuisés.
Les planètes vont bientôt de retrouver isolées les unes des autres et l'humanité se replier dans le chaos.
Bien évidemment l'allégorie est transparente avec notre époque dont les ressources s'épuisent (et notamment celles de notre propre carburant propulseur).
Mais revenons à l'alcanite : Ada et Haika sont deux jeunes femmes audacieuses qui tentent de récupérer ici ou là, sur des vaisseaux naufragés quelques grammes du précieux minerai.

♥ On aime un peu :

 C'est un album qui pourra faire le bonheur des fans de science-fiction classique et de space-opera d'autant que certains dessins peuvent peut-être évoquer l'héritage de Moebius. On va même croiser quelques petites bêtes curieuses.
On l'a dit, Owen Pomery a étudié l'architecture et cela se ressent dans son coup de crayon, bien plus à son aise pour saisir les panoramas et les perspectives spatiales que pour détailler les visages, souvent réduits à leur plus simple expression.
On aime ou on n'aime pas (moi, pas trop j'avoue) mais on peut facilement se laisser bercer par ces planches un peu naïves.
 Et puis il y a cette histoire, plutôt bien vue, d'humanité intergalactique qui court à sa perte et se désorganise. Une histoire où toute ressemblance avec des faits et des humains existants serait purement fortuite et ne pourrait être que le fruit d'une pure coïncidence.
 Malheureusement le lecteur restera un peu sur sa faim puisque l'album se termine sur une fin très ouverte qui laisse présager une suite. Que vont devenir Ada et Haika ?
Un album curieux qui laisse un petit goût d'inachevé avec des dialogues taillés à l'emporte-pièce et des personnages souvent peu expressifs (Ada, Haika, ...) ou peu exploités (les bestioles comme Mallic ou Hodge).

Pour celles et ceux qui aiment la science-fiction.
D’autres avis sur BD Gest et Babelio.
Album lu grâce aux éditions Sarbacane (SP). 

dimanche 8 juin 2025

Les poissons, eux, ne pleurent pas (Galandon, Pendanx)


[...] Il essaie de renouer avec ses rêves.

Reportage militant qui témoigne de la surpêche le long des côtes atlantiques d'Afrique (en Gambie) et des conditions de vie des laissés-pour-compte du développement mondial.

Les auteurs, l'album (144 pages, mai 2025) :

Cet album est presque un témoignage militant. Le scénariste Laurent Galandon (né en 70) est un habitué des causes sociales ou politiques et le dessinateur Jean-Denis Pendanx (né en 66), qui connait bien l'Afrique, le Soudan notamment, témoigne régulièrement de son engagement humanitaire.
C'est de leur voyage-reportage en Gambie qu'ils ont rapporté cette histoire, presque une histoire vraie, une histoire de pêcheurs : Les poissons, eux, ne pleurent pas.
La Gambie, c'est un tout petit pays de la côte Atlantique, une mince bande de terre le long du fleuve du même nom, une ... ancienne colonie britannique, complètement enclavée dans le Sénégal, ... ancienne colonie française.

Le contexte :

Les auteurs nous emmènent à Gunjur, un village de pirogues de pêche sur la côte Atlantique.
L'entreprise chinoise (Silver Lead dans l'album, c'est Golden Lead dans la vraie vie) s'accapare la pêche locale - y compris en armant de gros chalutiers - pour la transformer en farine de poissons à exporter.
Les articles du Monde ou de la BBC sont là pour nous rappeler que les auteurs n'ont pas eu besoin d'inventer une fiction : les images rapportées de leur reportage se suffisent à elles-mêmes (il y a d'ailleurs un encart photos en fin d'album).
Cet album est le fruit d'un projet réalisé avec l'Alliance Française de Bunjul, la capitale du pays : les auteurs y furent accueillis en résidence fin 2023. 

♥ On aime :

 De retour de leur voyage, les auteurs nous invitent à suivre le quotidien d'une famille de ce petit village de pêcheurs. Les hommes partent plusieurs jours en mer, croisant entre les gros chalutiers, pêchant de plus en plus loin, pour ramener de moins en moins de poissons. Un poisson qui devient trop cher pour la consommation locale et qu'ils revendent à l'usine chinoise de farine animale.
Leurs enfants espèrent un avenir meilleur après l'école mais les pêcheurs sont obligés de s'endetter pour les filets et les moteurs de leurs pirogues.
 Le récit est plutôt factuel, réaliste, presque documentaire et s'efforce de couvrir différents aspects de la vie locale (quotidien, pêche, pollution, éveil écologique, émigration, ...), tout cela sans trop jouer sur la corde sensible. Ce serait pourtant facile tant est dure la vie de ces laissés-pour-compte du développement mondial.
 Le dessin de Pendanx, façon aquarelle, prend parfois des allures de carnet de voyage ou emprunte le petit côté naïf des illustrations africaines. Il sait se faire coloré et poétique quand il doit nous raconter une fable, dramatique quand une scène de pêche tourne mal, violent et sévère quand la police se met à charger les manifestants, ... 
Bien sûr, ce n'est pas un album de ceux qui font rêver, plutôt un de ceux qui font réfléchir ou tout au moins garder les yeux ouverts.


Pour celles et ceux qui aiment les pêcheurs.
D’autres avis sur BD Gest, Bdthèque et Babelio.
Album lu grâce aux éditions Daniel Maghen (SP).
Ma chronique dans les revues Benzine et ActuaLitté.  

vendredi 6 juin 2025

Calle Malaga (Eacersall, Blondel)


[...] Une narration silencieuse.

De très beaux dessins et une colorisation grandiose : ce sont les images qui racontent l'histoire. Un court récit, comme une nouvelle, l'histoire d'un homme taiseux et solitaire qui erre comme un fantôme dans les rues d'une ville déserte, hors-saison.

Les auteurs, l'album (72 pages, 2025) :

Au scénario : Mark Eacersall qui vient de l'audio-visuel (comédien, cinéaste, et j'en passe), mais qui n'en est pas à son premier album.
Au dessin : James Blondel (né en 1997), qui en-dehors de la BD, est également prof de SVT. 
Tous les deux signent ce roman noir au soleil : Calle Málaga.
Enfant, le scénariste français Mark Eacersall a grandi dans le souvenir de l'atelier de son père qui, le dimanche, peignait d'après des cartes postales d'Espagne. De quoi alimenter son imagination puisqu'il nous invite, avec cet album, dans une station balnéaire hors-saison.
C'est le normand James Blondel qui signe les dessins et la remarquable colorisation de Calle Málaga.

♥ On aime vraiment beaucoup :

  Quelque part en Espagne, Calle Málaga s'étouffe sous les couleurs orangées du soleil, même si l'on est encore hors-saison. Dans cette ambiance de ville fantôme, erre un jeune homme solitaire. Son visage reste souvent dans l'ombre des éclairages somptueux de Blondel : l'homme seul est comme un spectre dans la ville déserte.
Le gars est un sombre taiseux et on devine bien sûr qu'il est en cavale, qu'il fuit la police et peut-être même ses complices. Sur le palier de son appartement, il fait la rencontre d'un personnage sympa, un petit gros jovial, un peu envahissant, qui va même l'emmener dans la sierra pour admirer les fleurs du printemps. 
 L'album est court, le récit également : s'il s'agissait d'un écrit on parlerait d'une nouvelle
Un personnage ou deux, le décor de la ville déserte, deux ou trois péripéties à peine suggérées, des souvenirs presque, et la chute. 
C'est remarquable d'autant que ce ne sont pas les bulles et les dialogues qui viennent envahir ces très belles planches. Mark Eacersall le dit lui-même : c'est « une narration silencieuse, où ce sont les images qui parlent ».
 Et puis il y a les planches de James Blondel : une ligne claire et bien nette magnifiée par une colorisation superbe. C'est sans hésitation, un des plus beaux albums qu'on ait vus cette année.
Alors qu'en reste-t-il une fois l'album refermé ? 
« Une nuit à la belle étoile ... avec un ami. ». Ah, voilà une belle conclusion.


Pour celles et ceux qui aiment les fleurs espagnoles.
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Album lu grâce aux éditions Grand Angle (SP).
Ma chronique dans les revues Benzine et ActuaLitté.  

mardi 3 juin 2025

Impact (Norek, Pontarolo)


[...] Je n'ai rien d'un utopiste.

L'album reprend la diatribe écologique qu'était le bouquin de Norek. Plus qu'une alerte, c'est une véritable alarme et qui résonne très fort.
Le fond comme le ton sont sans appel : un thriller pré-apocalyptique.

Les auteurs, l'album (144 pages, janvier 2025) :

Tout comme Caryl Férey, Olivier Norek fait partie de ces écrivains qui aiment adapter leurs romans en albums de bande dessinée. Et on aime bien ça.
Comme son polar Surface par exemple (Michel Lafon - 2022).
Cette fois-ci il n'a pas choisi son bouquin le plus facile : Impact (sorti en 2020), un véritable pamphlet écologique, assez controversé d'autant qu'une lecture rapide pouvait laisser croire à une apologie de l'éco-terrorisme.
L'album reprend le titre du roman, Impact - Green War, et c'est Fred Pontarolo qui prend les pinceaux, avec pour commencer cette belle couverture d'un panda qui pleure des larmes de sang.
Une histoire qui pourrait être une version romancée du Monde sans fin de Jancovici et Blain.

Le canevas et les personnages :

Depuis le roman, l'histoire est connue : Virgil Solal, ancien militaire, ancien flic, a basculé du côté obscur à la naissance de sa fille. Une enfant mort-née pour cause de pollution. 
Après ce drame, Virgil est devenu un éco-terroriste, et pour faire court : Norek Virgil est en colère.
La trame du récit est donc celle d'un thriller policier (Norek est aux commandes !) : après le PDG du Groupe Total et une dirigeante de la Société Générale, qu'est-ce qu'ont prévu les "terroristes", comment les arrêter alors que les réseaux sociaux s'enflamment pour la cause défendue ?
C'est une psychologue, une "profileuse", qui va faire avancer l'intrigue. Elle se soigne aux anxiolytiques contre divers troubles : « agoraphobie, haptophobie, entomophobie, germaphobie, hypocondrie, rien qui ne puisse gêner la mission ».

♥ On aime :

 L'album reprend cette alerte planétaire, cette diatribe écologique qu'était le bouquin. 
Plus qu'une alerte, c'est une véritable alarme et qui résonne très fort.
Même si le discours reste soigné et mesuré : « Je n'ai rien d'un utopiste. Et je connais les faiblesses des énergies renouvelables. Le rendement des éoliennes est trop variable. Les panneaux photovoltaïques sont faits de métaux rares, recouverts du sang des gosses qui les sortent des mines. Les voitures électriques ont leurs batteries et le nucléaire a ses déchets. »
Mais le fond comme le ton sont sans appel et l'album est imagé d'encarts qui illustrent les pires désastres écologiques de notre planète, tout cela est fort bien documenté.
Pour dire vrai, je n'ai pas lu le bouquin original mais je me demande si cette mise en images n'est pas encore plus appropriée au message qui nous est délivré.
 Côté dessins, le crayon de Pontarolo est connu et peut déconcerter ou même sembler brouillon, d'autant que même les cases se gondolent parfois. On aime ou on n'aime pas. Nous pas trop, mais cela ne justifie pas de passer à côté du texte, généreusement retranscrit dans les pages de cet album.
 D'autant que le ton du pamphlet très didactique n'est guère édulcoré par les images : État et Justice sont mis au banc des accusés, quand « l'appareil politique, désarmé, n'est plus que le syndic des ambitions des plus riches »
Olivier Norek n'oublie pas de poser quelques bonnes questions : « L’écologie sans révolution, c’est du jardinage.».
Ou bien encore : « Nous ne ferons rien sans nous allier au capitalisme. ».
 Norek et Pontarolo nous donne rendez-vous dans quelques années puisque « les glaciers disparaîtront probablement tous d'ici 2040. Nous savons ce qu'il se passe et ce qu'il faut faire. Vous seul(e)s saurez si nous l'avons fait. ».
C'est le résumé de l'épitaphe qui figure sur une plaque apposée en 2019 sur les restes du glacier pyrénéen Arriel. 
Dans son récit, Norek évoque plusieurs scénarios possibles pour notre futur de 2040 mais je ne suis pas sûr de croire beaucoup à celui que les auteurs ont choisi pour clôturer cet album.

Pour celles et ceux qui aiment les pandas.
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Album lu grâce aux éditions Michel Lafon (SP).
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dimanche 1 juin 2025

Ravage (Ian Manook)


[...] Le trappeur fou de Rat River.

L'histoire incroyable mais 100% vraie de la traque du "trappeur fou de la Rat River" dans le grand nord Canadien, en 1932. Quand la furie des hommes défiait celle de la nature.

L'auteur, le livre (319 pages, mai 2023) :

On connait bien désormais ici Ian Manook cet écrivain-voyageur, auteur de thrillers dits "ethniques", qui nous balade depuis une dizaine d'années vers diverses contrées exotiques, depuis la Mongolie de son Yeruldelgger jusqu'à son plus récent Krummavisur islandais.
Ian Manook c'est l'un des multiples visages de Patrick Manoukian, journaliste au look de Commandant Cousteau (il écrit également sous le pseudo de Roy Braverman pour des trucs plus américains).
En 2023, il avait publié ce Ravage qui était un peu passé en dessous de nos radars mais c'est sa dernière traque dans la toundra, Débâcle, qui nous l'a fait ressortir de sous la neige.

Le contexte :

 Si ce Ravage est un peu méconnu, il faut le réhabiliter rapidement : c'est peut-être bien le meilleur Manook à ce jour, vraiment.
Peut-être parce que l'auteur met en scène une histoire vraie : la traque en 1932 du trappeur fou de la Rat River par la Gendarmerie Royale Canadienne. Une immense chasse à l'homme qui mobilisa des dizaines de trappeurs et de policiers, des centaines de chiens, des dizaines de traîneaux et même un avion pendant presque deux mois de traque !
Tout ça pour un gars dont on ne connaîtra même pas le vrai nom. Jones peut-être.
Il en faut moins pour éveiller notre insatiable curiosité !

♥ On aime vraiment beaucoup :

 Dès le prologue, nous voici partis à fond de traîneau pour Aklavik, au pied des Monts Richardson qui marquent la frontière entre les Territoires du Nord-Ouest (Canada) et l'Alaska. Bref, au bout du monde.
Il ne faut que quelques pages à Manook pour nous emmitoufler dans nos fourrures et nous sangler sur le traîneau. C'est parti pour plusieurs semaines de traque, de neige, de raquettes, de blizzard et de chiens. 
De drame.
« [...] Les chiens comprennent le drame qui se joue. L’urgence aussi. Malgré la nuit et le froid, ils redoublent d’efforts. La température est tombée sous les cinquante degrés. Le blizzard souffle d’interminables rafales chargées de poudrin. Des cristaux abrasifs comme de la poussière de verre. Le traîneau file dans la nuit blanche de cette tempête qui n’en finit plus. »
Et ce ne sont là que les tout premiers mots du livre, les tout premiers moments d'une traque qui va durer sept semaines ! Une éternité pour ces hommes pris dans le froid, la neige, la glace et le blizzard.
 Mais quels sont donc les crimes abominables commis par « le trappeur fou de Rat River », quelle horreur a-t-il commise pour que la GRC lance après lui « onze hommes et soixante-trois chiens au total » et après quelques tentatives infructueuses, bientôt « six équipages, douze hommes et quarante-deux chiens », mais ça ne suffit toujours pas et il faudra encore « dix-huit hommes et une soixantaine de chiens »
Et cela ne fait que commencer, il en faudra toujours plus. 
Et même un avion de reconnaissance pour en finir !
« [...] À raison de cent vingt kilos de viande par jour pour les animaux et onze pour les hommes. Sept cents kilos de nourriture. C’est ce qu’il faudrait. Plus les équipements, les tentes, les raquettes, les armes, les munitions. Une expédition. »
« [...] Elle lui répond d’un triste mouvement de tête, comme s’ils allaient au-devant du désastre. »
Et au fait, ce crime terrible donc ? Ah, tenez-vous bien : « Il n’avait rien fait, ce Jones. Tu n’es même pas certain qu’il n’avait pas de permis de trappe. »
« [...] — Jones ne compte plus, Bauwen. Il s’est mis hors la loi en tirant sur un gendarme, tant pis pour lui. 
— Sur l’un des quatre gendarmes armés jusqu’aux dents qui ont essayé de forcer sa porte pour contrôler son permis de trappe ? 
— Ils avaient un mandat. 
— Oui, je sais. Ils avaient la force et la loi avec eux, mais regardez où cette histoire de permis nous a menés : huit équipages, une soixantaine de chiens, presque une douzaine d’hommes prêts à en découdre, inspecteur, pour un simple contrôle de routine ! »
 Très vite on devine qu'au-delà du récit épique d'une course folle dans le grand nord (un registre où excelle cet auteur), on devine que Manook s'est emparé de cette histoire car c'est celle d'une folie furieuse, celle d'hommes assoiffés de sang, de vengeance, aveuglés par le blizzard certes mais aussi et surtout par la colère, le comportement grégaire, l'appât du gain, « le courage des couards, l’hystérie de la horde ».
C'est un lieu commun que de dire que l'homme est un loup pour l'homme, mais en voici la démonstration implacable. Et malheureusement authentique, il faut le rappeler.
Et les loups, ça les trappeurs canadiens connaissent bien.
« [...] En meute, les hommes ne sont pas des loups. Ils ne respectent pas les consignes et la stratégie de l’alpha. Être en bande leur donne un courage malsain. Ce n’est pas une force organisée, mais un assemblage de violences individuelles. Walker n’aurait jamais dû prendre la tête d’une telle équipée. Il ne pourra rien contre la démesure de leur vengeance.
[...] — Regardez ce que vous avez fait de cette traque : trente hommes, soixante-dix chiens, un avion, contre un seul homme. À quoi ça sert ?
— À l’acculer quelque part pour l’arrêter. Je vous jure que je n’ai pas l’intention de l’abattre.
— Vous peut-être pas, mais vos hommes, eux, n’ont que ça en tête.
[...] — Jones ne se rendra pas, Hattaway. D’un obscur trappeur qui ne demandait rien à personne, nous avons fait un assassin de gendarme.
— La Gendarmerie royale n’a rien à se reprocher, s’indigne Hattaway.
— Bien sûr que si, réplique Walker, résigné. On l’a poussé à commettre la faute qui justifie notre acharnement.
Alors bien sûr, on sait dès le début que tout cela finira très mal.
« [...] — Je suppose que vous êtes fiers d’avoir abattu un homme dans ces conditions.
— Ce n’était pas un homme, ose Neville.
— Et qui était-il, alors ?
— C’était Jones, le trappeur fou de la Rat River. »
Certains furent même tentés d'admirer le courage tenace et la force prodigieuse de ce trappeur Jones qui, dans le froid, la peur, la neige, la faim, échappa pendant de longues semaines à des poursuivants nombreux et suréquipés ...

La curiosité du jour :

Comme toujours, on retrouve avec Manook, un amoureux des pépites de notre langue.
J'en ai relevé au moins deux ici.
D'abord ce curieux ravage du titre : un mot qui désigne les dégâts causés par les immenses troupeaux de plusieurs milliers de caribous pendant leur exode saisonnier. De quoi faire disparaître les traces d'un fuyard habile !
« [...] Loin devant eux, la plaine immaculée est labourée. Une rivière de neige piétinée, large d’une centaine de mètres. Et qui s’étend à perte de vue, au nord comme au sud. 
— Un ravage, dit Claudel dans un sourire. Le salopard ! »
Et puis cet hallali qui (dictionnaire à l'appui) n'a pas qu'une seule déclinaison :
« [...] C’est l’hallali courant d’un homme aux abois. Viendra l’hallali debout, quand il sera cerné de toutes parts, puis celui à terre, une fois qu’il sera tombé. »
Forcément on apprendra aussi beaucoup de choses sur les chiens de traîneau - c'est le côté "gentil/sympa" de cette terrible histoire - comme par exemple, à faire la différence entre les team dogs et les swing dogs !

Pour celles et ceux qui aiment la trace dans la neige.
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vendredi 30 mai 2025

La taupe de l'Élysée (Frédéric Potier)


[...] Il est des espions dont on ne fait pas des romans.

En 1954, une authentique et véridique affaire de "fuites" va secouer la IVe République avec, au cœur de cette incroyable histoire d'espionnage franco-française : François Mitterrand !

L'auteur, le livre (240 pages, mai 2025) :

Frédéric Potier, costard-cravate, énarque, préfet, aïe ! 
Et en plus il est né dans le Béarn (en 1980) !!!
Bon, si l'on cherche un peu au-delà de la plaisanterie facile, on voit que Frédéric Potier s'est plutôt campé à gauche, en opposition aux racismes de tous poils. 
Mais laissons là tranquille l'homme politique, plutôt discret, et intéressons nous donc à l'auteur et à son dernier livre : La taupe de l'Élysée.
Un auteur qui n'en est pas à son coup d'essai dans le genre thriller politique très contemporain, puisque l'un des précédents avait fait parler de lui, déjà : La poésie du marchand d'armes.
Et il nous propose là une passionnante leçon d'histoire : en 1954, une affaire de fuites, d'espionnage, qui va secouer le petit monde politique français.

Le contexte et le canevas :

Nous sommes en juillet 1954. L'armée coloniale vient de se distinguer à Diên Biên Phu. 
La France va engager des négociations de paix à Genève pour sortir du bourbier de l'Indochine. 
Nous vivons les dernières années de la IVe République. Le président de la république (René Coty) n'a pas encore beaucoup de pouvoir et c'est le président du conseil (Pierre Mendès-France, PMF pour les amis) qui tire les ficelles. 
Dans l'opposition, le Parti Communiste très actif est dirigé par Jacques Duclos, « le puissant patron des communistes »
Et tout cela alors que « la guerre froide a fait perdre la raison aux esprits les plus tempérés » et qu'aux US, le sénateur MacCarthy vit ses heures de gloire.
Voilà le contexte géopolitique idéal pour une affaire d'espionnage, la fuite de documents secret-défense, qui va défrayer la chronique de l'époque et faire trembler le microcosme politique de la France d'alors.

♥ On aime :

 L'auteur fait preuve d'une précision étonnante dans son récit : on n'est pas dans de la politique-fiction et il s'agit, bien sûr, d'une histoire véridique et authentique, et le récit austère évoque davantage le sérieux journalistique que les romances à la James Bond, car « il est des espions dont on ne fait pas des romans. Leur discrétion est absolue. Leur monde secret, cloisonné, hermétique à tout regard extérieur. Ils agissent sans laisser de trace, ni bagarre, ni violence, ni cadavre. »
Si l'on veut pousser plus loin la plaisanterie, nous serions plutôt sur : « Mon nom est Mitterrand. François Mitterrand ». C'est moins cinoche, j'avoue.
Car bien sûr, parmi toutes les personnalités évoquées dans le bouquin, c'est bien le Ministre de l'Intérieur de l'époque, celui qui n'était pas encore Tonton, qui va intéresser le lecteur d'aujourd'hui. 
C'était lui que les "espions" cherchaient à déstabiliser, c'est du moins l'angle d'attaque retenu par l'auteur pour démêler cette sombre histoire : « l’affaire des fuites devait compromettre Mitterrand aux yeux de Mendès France, le gouvernement Mendès France aux yeux des Français et enfin la DST aux yeux des services secrets américains. En somme un enchaînement contagieux de mensonges se propageant dans tout l’appareil d’État ! Un  discrédit général .».
Alors qui était la taupe de l'Élysée, l'espion à l'origine des fuites, logé au plus près des sommets du pouvoir ?
 Au fil d'une lecture sérieuse mais qui reste fluide et agréable, on peut parfois penser à John Le Carré, le lecteur va également croiser de nombreux autres personnages plus ou moins connus.
Comme Roger Wybot, chef de la DST. Ou Françoise Giroud de L'Express : « la journaliste trouva à Wybot une étrange ressemblance avec son homologue américain, John Edgard Hoover, le puissant et détesté patron du FBI. ».
Bref, il y a largement de quoi satisfaire le lecteur curieux parti à la (re-)découverte des coulisses de cette IVe République, finalement assez mal connue. Une République déjà bien secouée par la fin annoncée de l'époque coloniale et par la guerre froide contre le communisme, une République déjà affaiblie qui n'avait vraiment pas besoin de cette affaire.
D'ailleurs le gouvernement de Pierre Mendès-France n'y survivra pas : calomniez, calomniez, il en restera toujours quelque chose.
Sans doute que comme le dit l'auteur, « il est des espions dont on ne fait pas des romans », mais on tient là une étrange affaire dont Frédéric Potier a réussi à tirer une excellente histoire.

Pour celles et ceux qui aiment l'Histoire de France.
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Livre lu grâce aux éditions de l'Aube (SP).
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L'or du spectre (Matz, Xavier)


[...] J'ai pas tiré 5 ans pour en arriver là.

Après "Le serpent et le coyote" (paru en 2022) Matz et Xavier reprennent les routes de l'Ouest Américain et revisitent le western au son d'un auto-radio des années 70.

Les auteurs, l'album (128 pages, mai 2025) :

Philippe Xavier est un artiste dont le coup de crayon s'est aiguisé dans le domaine de la publicité et du graphisme sur le sol américain.
Matz (Alexis Nolent) est notre scénariste préféré : c'est celui de la série Le Tueur et de quelques autres albums remarquables, souvent des coups de cœur. Ses scénarios, très écrits, sont presque des romans.
Les deux complices n'en sont pas à leur coup d'essai (on leur doit notamment la série Tango - Le Lombard 2017) et L'or du spectre est un peu la suite de leur album précédent, Le serpent et le coyote (Le Lombard 2022), mais il peut tout de même se lire indépendamment. 

Le canevas et les personnages :

Dans l'album précédent (Le serpent et le coyote), on avait laissé Joe (un malfrat repenti, témoin protégé d'un procès anti-mafia), en cavale avec son camping-car quelque part sur les routes du Nouveau Mexique.
Nous voilà repartis sur les routes de l'ouest sauvage, Montana, Wyoming, Colorado, Nouveau-Mexique, au bout de nulle part : Chuck sort de 5 ans de placard et retrouve sa dulcinée, Kat.
Tous deux veulent bien sûr retrouver le butin que Chuck a enterré quelque part, avant ses vacances en taule mais ils vont tomber sur un os creux et sur un vieux pépé, qui n'est pas sûr de s'appeler Rufus, il perd la boule, et pire, la mémoire ce qui n'est pas très pratique quand on cherche après son or ! 
Le pépé gâteux croit être né en 1820 au temps de la ruée vers l'or et les indiens du coin le prennent pour un fantôme. Après tout, qui sait ...
En gros, tout le monde se retrouve avec une pelle à la main et creuse, creuse, tantôt pour déterrer un trésor, tantôt pour enterrer un gêneur. La routine de l'Ouest, quoi !
Et que les fans se rassurent, nos héros finiront bien par croiser la route de Joe dans son camping-car !

♥ On aime :

 Chuck et Kat, on les trouve plutôt sympas.
Chuck incarne l'idiot parfait : il a même révélé à un camarade de cellule l'endroit où il avait dissimulé son butin ! Et le "camarade" est évidemment sorti avant Chuck ...
C'est Kat la tête pensante, la blonde fatale dans toute sa splendeur, et le dessinateur Philippe Xavier fait tout pour nous la rendre séduisante. 
Mais elle est assez vénère après les conneries de son petit-ami.
Ce qui nous vaut des dialogues piquants puisque la belle Kat n'a pas la langue dans la poche de son jean.
« [...] - Tout va bien se passer, bébé, t'inquiète.
- C'est quand tu dis des trucs comme ça que je m'inquiète en fait. 
J'hésite. J'arrive pas à décider si t'es un pauvre con ou un sale con Chuck. Pourquoi t'as préféré dire à quelqu'un d'autre que moi où était planqué le fric ?
- Mais tu m'aimes, bébé, non ?
- Arrête de m'appeler bébé, ça m'énerve. » 
 Côté dessins, Philippe Xavier se régale (et nous aussi) : c'est du grand cinéma, digne du technicolor. Cadrages larges sur des panoramas grandioses et plans resserrés sur les trognes des personnages, tous très variés, ou les beaux yeux de Kat. 
Dans ces planches, il plane parfois comme un petit air de Blueberry, que l'on aperçoit d'ailleurs en arrière-plan page 29 : clin d’œil. 
C'est un véritable plaisir et cela nous offre un album magnifique.
 Voilà un western revisité années 70 au dessin impeccable.
L'album précédent évoquait les débuts du programme WITSEC de protection des témoins repentis et cela donnait au scénario une profondeur, une densité, que l'on ne retrouve pas vraiment ici : L'or du spectre semble manquer d'un fil conducteur un peu plus riche que les déboires de Chuck et Kate en quête de leur bonne fortune.
Peut-être faut-il voir là un épisode de transition dans une série qui ne dit pas encore son nom.


Pour celles et ceux qui aiment les westerns modernes.
D’autres avis sur BD Gest, Bdthèque et Babelio.
Album lu grâce aux éditions Le Lombard (SP)
Ma chronique dans les revues Benzine et ActuaLitté.  

mardi 27 mai 2025

Bombay beach, Californie (Dominique Forma)


[...] Depuis longtemps il est nulle part.

Dominique Forma nous emmène visiter "ses" États-Unis : entre Los Angeles et Las Vegas, une virée déjantée (littéralement) dans les déserts perdus.

L'auteur, le livre (272 pages, mai 2025) :

Dominique Forma n'est pas un inconnu : on lui doit, entre autres écrits, Albuquerque et Manaus.
Le bonhomme est né en région parisienne (en 1962) mais c'est un touche à tout qui est parti de bonne heure aux US pour faire dans la musique et dans le cinéma. Sa carrière littéraire viendra sur le tard.
Quand il décide de nous inviter à Bombay beach, Californie, il est donc chez lui ou presque.

Le canevas et les personnages :

Les courts récits de Dominique Forma sont souvent des histoires de personnages et de personnages en voyage, en dérive ou même en cavale.
Ce bouquin-ci coule de la même plume : voici l'histoire d'un couple en fuite. Un récit en plusieurs temps.
➔ Un prologue pour commencer, comme un pré-générique au cinéma, c'est dans le ton, on est en Amérique et l'auteur est du métier.
On y découvre Louis et Jane, deux riches et beaux entrepreneurs à Vancouver au Canada.
Pour gagner toujours plus de fric, ils se lancent dans le financement d'un chercheur et de sa trouvaille prometteuse : voilà l'occasion pour l'auteur de brocarder ce milieu très branché des startups où prospèrent incubateurs et spéculateurs. 
Mais la super trouvaille part en sucette, Louis et Jane perdent leur mise, leur réputation et tout le reste. Ils doivent prendre la fuite : direction le sud. Fin du prologue.
« [...] Jane a préparé deux valises. Elle éteint l’électricité, coupe les arrivées d’eau, dépose quelques billets pour le loyer. Louis ne parvient pas à se décider :
– Aller où ?
– Fuir. Tu ne comprends pas ?
– Si…je comprends.
– Non, tu ne comprends rien. Fuir car il n’existe pas de solution plus raisonnable. »
➔ Première saison du bouquin : ils sont arrivés dans les déserts de Californie et Jane se dit que tant qu'à refaire sa vie, autant la refaire seule. Louis se retrouve donc planté tout seul au bord du lac de Salton Sea (une sorte de Mer d'Aral US).
N'en disons pas plus, mais la dérive de Louis en plein désert, à Bombay beach, avec quelques cabanes où se retrouvent quelques éclopés en dehors du monde, des 'misfits', au bord du lac trop salé et trop pollué, est sans doute le meilleur moment du bouquin, le plus dépaysant en tout cas.
« [...] On ne regarde pas la télévision à Bombay, on gère sa journée comme on l’entend, on consacre donc beaucoup de temps à ne rien faire, à réfléchir, à échafauder des théories, à contempler ses ongles de pied pousser et s’intéresser à ses voisins. C’est un comble pour une communauté de réfractaires à la vie en société , éparpillée sur un bout de désert pollué, que de se passionner pour les secrets des autres. »
➔ Deuxième saison du récit : on dit souvent qu'il faut suivre l'argent ou suivre la femme. Dominique Forma s'est dit que tant qu'à faire, on allait suivre les deux. Dix ans plus tard, on retrouve Louis et Jane entre Las Vegas et Los Angeles. L'argent toujours : tous deux fricotent chacun de son côté avec des gens peu recommandables. Casinos, immobilier, blanchiment, ... La rencontre des ex-amoureux ne va pas se faire autour d'un dîner aux chandelles. 
Tout cela va forcément mal finir. En fait, on le sait depuis le début, depuis Vancouver.
Cette deuxième partie est peut-être moins prenante, en tout cas plus convenue.
➔ Ah, et puis j'allais oublier le final ! Je n'en dirais rien bien sûr mais sache, lecteur, que Dominique Forma t'a réservé une surprise et qu'il te faudrait être très très perspicace pour la voir venir (et ce ne fut pas mon cas) !

Et puis d'autres personnages, comme l'auteur sait si bien les dessiner. On n'en citera qu'un ou deux : comme Internet Joe, qui ne fait payer le café que si l'on se sert d'internet, « il a le geste lent, élégant, il fonctionne comme un minuscule reptile qui, pour vivre dans le désert, s’économise ».
ou encore Bubble Bridgid, « la soixantaine amortie, le corps affaissé, les traits épais » mais qui « conserve toutefois la réputation d’une fille ayant chaud aux fesses. Elle aime raconter ses escapades sexuelles par le détail ».
Et puis bien sûr des patrons de casinos et d'hôtels, plus moins décrépits (les patrons et les hôtels), et même des voyous de la mafia arménienne ou de gangs blacks. Dominique Forma nous fait visiter son Amérique à lui.

♥ On aime :

 On aime d'abord le style de Dominique Forma. Une prose sèche et nerveuse. Une prose qui prend un tout petit peu d’embonpoint au fil du temps, avec l'âge.
D'habitude ses romans sont presque des nouvelles, des formats très courts, façon "novella". Celui-ci est un peu plus long (à peine) car l'écrivain a voulu nous partager différents aspects de 'ses' États-Unis dans un récit composite.
 On aime aussi les personnages de Dominique Forma. Des ni bons ni mauvais, des qui vont naviguer de trahison en galère. Ce sont aussi des témoins d'une époque et de ses événements : ce sera encore le cas encore ici.
 Et puis on aime les histoires de Dominique Forma car c'est un sacré conteur. Sa prose est sèche, ses bouquins sont courts : il n'a pas de temps à perdre pour nous peindre en quelques lignes un personnage, une ambiance, un décor, et il le fait vite et bien, comme on le fait dans le cinéma.
 Alors attention lecteur, une fois le départ donné à Vancouver, il va te falloir suivre Louis et Jane à toute allure jusque dans les déserts du Nevada et de la Californie : prévois quelques heures sans lâcher le bouquin ni le volant, et une bouteille d'eau.
« [...] Piloter le buggy dans le noir absolu est la seule chance de semer le 4 × 4. C’est impossible, c’est suicidaire, aussi dangereux qu’à l’aube de ces matins d’antan lorsque Louis conduisait les yeux fermés durant neuf longues secondes. Le bolide sur pneus larges fend la nuit, sans repères, sans notion de ce que la piste présente comme dangers. »

La curiosité du jour :

Les lieux que nous fait visiter Dominique Forma sont de vrais endroits (enfin, si l'on peut dire).
Des coins perdus au fin fond du désert. Et les étasuniens ont même un nom pour ça : des census-designated place (CDP), des lieux-dits comme on pouvait dire chez nous, qui ne sont rattachés à aucune municipalité, aucun comté. Bombay Beach ou Sandy Valley sont des lieux bien réels mais qui ne sont identifiés que pour le recensement (census), sans aucune autre administration.
« [...] Une localité qui n’a ni noms de rues, ni numéros, ni taxes à verser à l’État, ni poste municipale, ni police, ni magasins, ni école, ni certificats de propriété foncière, un lieu qui n’a aucune existence légale.
[...] Sandy Valley existe sans exister, ce lieu n’est pas répertorié administrativement par l’État du Nevada. Il n’y ni maire, ni policier, ni pompier, ni distribution de courrier. Ici vivent ceux qui veulent oublier le monde. »
On est d'accord, il n'y a pas de meilleur endroit pour situer une bonne histoire.

Pour celles et ceux qui aiment le désert américain.
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Livre lu grâce à La Manufacture de livres (SP). 
Ma chronique dans les revues Benzine et ActuaLitté.