mercredi 27 septembre 2023

Pour mourir, le monde (Yan Lespoux)

[...] Le voyage se passa comme prévu. Presque.

    L'auteur, le livre (432 pages, 2023) :

On connaissait le médoquin Yan Lespoux par ses chroniques du blog Encore du noir, mais il nous avait bluffé il y a deux ans avec Presqu'îles, un excellent recueil de très courtes nouvelles, bien ancrées dans ses dunes landaises, livre auquel nous avions décerné un joli coup de cœur.
Alors nul doute qu'il nous fallait embarquer sans tarder à bord des navires de sa majesté du Portugal. Quitte à embrasser cette belle devise : Pour mourir, le monde.

    Le contexte :

Le titre est emprunté à un prédicateur jésuite, António Vieira, chantre des ambitions impérialistes de la couronne portugaise au temps glorieux de la Route des Indes, la Carreira da Índia :
Un lopin de terre pour naître ; la Terre entière pour mourir. 
Pour naître, le Portugal ; pour mourir, le Monde.
Nous sommes au début du XVII° siècle, le Portugal jadis conquérant est désormais rattaché à la couronne espagnole, mais la Casa da Índia continue d'abattre les forêts de l'Alentejo pour les navires de l'armada et d'embarquer tous les hommes qui passent à portée de bâton, [plus ou moins volontairement selon qu’ils avaient quelque chose à fuir ou qu’ils n’avaient au contraire pas réussi à échapper assez vite au regard des recruteurs].
Le roman s'inspire de faits réels historiques dont notamment, le terrible naufrage d'une flotte portugaise sur les côtes landaises en janvier 1627 lors d'une forte tempête, un drame de la mer qui fit près de 2.000 morts.

    On aime beaucoup :

❤️ On aime la prose riche et travaillée mais toujours fluide de Yan Lespoux qui fait la part belle aux termes du passé ou à la culture occitane de sa côte natale, aux traditions des beachcombers de l'époque : [les costejaires et les vagants, ces hommes sans toit qui arpentaient la côte à la recherche d’ambre, de biens échoués, de naufragés et de pèlerins de Saint-Jacques égarés à dépouiller] tout comme [ces gemmeurs petits et nerveux qui couraient les bois pour entailler les arbres et les vider lentement de leur résine tout en les gardant en vie].
❤️ On aime les trois histoires qui s'entrecroisent, véritable immersion dans le monde de la mer au XVII° siècle.
▼ Mais comme bien souvent dans ce genre de roman d'aventures, l'auteur se laisse emporter et le gros bouquin aurait gagné à être allégé de quelques répétitions et longueurs.

      L'intrigue :

Trois personnages, trois destins, et trois rivages à chaque coin du monde.
Fernando s'est enrôlé dans l'armada portugaise pour Goa, le comptoir indien : une vie pleine de bruit et de fureur, de pirates, de canonnades et de périls marins.
[...] Le voyage se passa comme Fernando l’avait prévu. Presque. Ils croisèrent bien un tigre, mais un seul cheval mourut. Et son cavalier. 
Diogo est à peine adolescent lorsque les anglais reprennent São Salvador de Bahia aux portugais sur la côte brésilienne.
[...] Les mercenaires de la Compagnie néerlandaise des Indes occidentales avaient été fidèles à leur réputation. Ils avaient violé, mutilé, détruit, volé, jusqu’à ce que leurs maîtres les rappellent à la niche et en pendent quelques-uns en gage de bonne volonté. Il fallait bien s’attacher les services de la population restée sur place.
Marie est une jeune femme qui tente de se faire une place et survivre parmi les résiniers et les naufrageurs de la côte landaise.
Sans doute le portrait le plus intéressant des trois.
[...] Marie, elle, n’a jamais autant contrôlé sa vie que depuis qu’elle a réussi à s’émanciper de son oncle. Elle le sait, maintenant, elle n’est prisonnière de rien ni de personne. [...] La vie n’est pas toujours facile sur cette côte désolée, mais ni plus ni moins qu’ailleurs et nul ne lui donne d’ordres.
Tout ce petit monde finira bien évidemment par se retrouver au tout début de 1627 pour le meilleur ou pour le pire ...
[...] Nul ne savait plus où on se trouvait entre la France et l’Espagne ni à quelle distance de la côte. Le navire craquait de toutes parts. [...] Tout le monde ici semblait avoir accepté son sort.
[...] Il va y avoir beaucoup d’hommes, beaucoup d’armes et des diamants que tout le monde veut. Le point d’honneur risque de passer après les tractations diplomatiques qui elles-mêmes vont vite céder le pas à la loi du plus fort.

Pour celles et ceux qui aiment les bateaux en bois et ne craignent pas les naufrages.
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jeudi 21 septembre 2023

Perspectives (Laurent Binet)

[...] La scène, qui est à Florence, en 1557.

    L'auteur, le livre (304 pages, 2023) :

Laurent Binet est un "lettré" au sens noble du terme, déjà récompensé de plusieurs prix. Il nous invite ici à voyager dans la Florence des arts du XVI° avec Perspective(s), un bouquin annoncé comme un polar historique et épistolaire ... mais qui pourrait tout aussi bien n'être qu'une bête à prix qu'on court habilement calibrée, alors qu'en est-il ?

    Le contexte :

Italie 1557. Sous le Pape Paul IV, c'est [le retour de l’Inquisition romaine], un fanatisme [pour qui toute représentation du corps humain est une offense faite à Dieu] ... alors que la chapelle Sixtine vient d'être ornée par Michel Ange. 
Botticelli apportera lui-même ses peintures de nus sur le bûcher des vanités érigé par le prédicateur Savonarole. Et [qui sait jusqu’où ira le Concile de Trente dans le fanatisme borné  ?]
Mais si Florence a donné naissance à de nombreux génies, c'est aussi un joyau convoité par les couronnes de France et d'Espagne, et c'est aussi la patrie de Machiavel et des intrigants Médicis : un décor idéal pour un crime perpétré sur fond d'intégrisme religieux, de jalousies artistiques et de conflits géopolitiques dans une ville qui est la proie [des sodomites et des sorcières et des juifs et même des luthériens].

    On aimera ou pas :

❤️ On aimera cette idée de départ pour le moins originale : sur fond d'Histoire vraie, Laurent Binet brode un polar sous forme d'échanges de lettres et de courriers entre les protagonistes de l'époque (peintres et apprentis, princes et ducs, nonnes et papes ...).
❤️ On aimera (re-)découvrir ce pan méconnu de l'histoire de l'art (et de l'Histoire tout court) : l'Italie du XVI°. L'environnement religieux et politique dans lequel se déploient ces artistes est particulièrement bien rendu et, satisfait, on referme le livre en se croyant plus intelligent.
❤️ On aimera le petit lexique des protagonistes que nous offre l'auteur en début de livre, même s'il nous faudra tout de même quelques wiki-clics pour découvrir qui était le luxurieux Aretin, comprendre la révolte des Ciompi (en 1378) ou encore se remémorer les prêches du moine Savonarole : mais précisément, c'est bien pour cela qu'on a ouvert ce bouquin, pour grimper quelques échelons de plus sur la grande échelle de la Kulture. 
Fort heureusement la lecture reste fluide et Laurent Binet a la bonté d'être suffisamment explicatif dans ses "lettres" pour nous aider à situer et resituer la plupart des personnages au fil des courts chapitres.
Hélas comme on pouvait le craindre, l'exercice de style d'un auteur érudit fera long feu, la prose faussement ancienne finira par lasser le lecteur, l'intrigue piétinera trop longtemps et les personnages historiques resteront à distance, posant pour le peintre académique dans leurs costumes officiels ... 
Déception pour ce livre sans doute trop attendu.

      L'intrigue :

[...] Laissons le rideau s’ouvrir sur la scène, qui est à Florence, en 1557.
Comme dans tout bon polar, même si celui-ci est construit sur une correspondance épistolaire, tout commence par la découverte d'un corps : celui de Jacopo Pontormo poignardé au pied des fresques qu'il était en train de peindre dans la chapelle San Lorenzo de Florence, rivalisant avec les chefs d'œuvre romains de Michel Ange.
[...] Je le sus au premier regard  : Florence avait désormais sa Sixtine.
Dans le même temps, un tableau du même Pontormo disparait : il représentait une scène religieuse un peu trop licencieuse peinte avec le visage de la fille des Médicis ...
Et ce n'est que le début des péripéties de cette intrigue mouvementée ...
[...] Tu m’as ramené ma fille, tu as retrouvé le tableau qui était une offense sans seconde faite à ma famille, tu as trouvé le voleur, tu as mis au jour plusieurs complots contre le duché de Toscane, arraisonné les bonnes sœurs savonarolistes, étouffé une sédition de nouveaux Ciompi, et même occis un assassin envoyé par mes ennemis.
Pour la petite histoire, les fameuses fresques du Pontormo dont il est question ici seront perdues deux cents ans plus tard vers 1740 lors d'une réfection de la basilique. Il n'en reste que quelques croquis (dont certains dans les collections du Louvre).
[...] J’ai passé onze ans de ma vie à décorer son église. Lui n’en mettra pas deux avant de tout démolir, j’en jurerais, ou si ce n’est lui, ses descendants s’en chargeront.

Pour celles et ceux qui aiment l'histoire de l'art.
D’autres avis sur Bibliosurf et Babelio.
Livre lu grâce à Netgalley et aux éditions Grasset.

lundi 18 septembre 2023

Post frontière (Maxime Gillio)

[...] Les Sudètes ont été expulsés des territoires.

    L'auteur, le livre (336 pages, 2023) :

Le dunkerquois Maxime Gillio est un auteur qui touche un peu à tout, notamment au polar : il était porteur d'une histoire de famille (de belle-famille pour être exact) qu'il avait déjà mise en page dans un premier bouquin sorti en 2016, Rouge armé, avec une intrigue fortement teintée de polar à l'époque.
Huit ans plus tard, la maturité littéraire venue, il reprend entièrement son texte pour nous proposer Post frontière, roman qui nous emmène en Europe centrale pour un voyage dans le temps et de chaque côté du Rideau de Fer.

    Le contexte :

Les sudètes ont la sinistre réputation d'avoir fourni le prétexte au déclenchement de la seconde guerre mondiale. Cette population germanophone de Bohème qui n'avait pas été rattachée à l'Allemagne en 1919, s'est réveillée un beau jour de 1938 rhabillée des couleurs de l'envahisseur nazi : le conflit latent éclatait au grand jour. 
Lorsque les russes libéreront la région en 1945, les sudètes haïs qui réussiront à échapper aux exécutions sommaires, seront alors priés de faire leurs valises, quitter leurs maisons et se réfugier en Allemagne (de l'est).
Rarement population aura été aussi malmenée malgré elle dans des conflits et des enjeux qui la dépassait totalement.
[...] Mes parents, Josef et Anna Fierlinger, étaient des Allemands sudètes, qui habitaient à Priesten, un petit village de Bohême, dans l’ancienne Tchécoslovaquie. Leurs familles respectives y étaient implantées depuis plusieurs générations. Aujourd’hui, il s’appelle Přestanov, mais à l’époque de mes parents, c’était Priesten, à l’allemande…
[...] Sitôt la guerre terminée, les Sudètes ont été expulsés des territoires où ils habitaient depuis plusieurs années.
[... Des] mouvements de population d’une ampleur sans précédent, près de treize millions d’Allemands lâchés sur les chemins d’Europe dans une errance macabre.

    On aime bien :

❤️ On se passionne pour cette histoire dans l'Histoire qui revisite le passé mouvementé de cette Europe centrale, à travers les destins de deux ou trois générations qui n'avaient plus de toit.
❤️ On apprécie une prose simple et efficace sans fioritures ni débordements, même si on regrette parfois un texte un peu trop explicatif, façon "la RDA pour les nuls".
On n'a moins accroché au personnage de la journaliste Patricia, prise dans une spirale d'auto-destruction un peu caricaturale. Le livre un peu inégal est sauvé par la découverte d'une part méconnue de l'Histoire de l'Allemagne.
[...] Nous, Français, croyons connaître des choses sur l’Allemagne, mais en réalité, ce que nous apprennent les manuels d’Histoire n’est qu’une vision parcellaire, lacunaire et – disons-le – encore teintée de relents de complexes vainqueurs/ vaincus des précédents conflits.

      L'intrigue :

De nos jours,  Patricia, une journaliste instable dont la vie part en sucette, s'appuie sur quelques archives déclassifiées de la Stasi pour aller interviewer Inge, une sudète au passé malmené par l'Histoire.
[...] Une destinée personnelle, faite de secrets de famille, de drames et de révélations, qui s’imbriquent à ce point dans les méandres historiques de son pays, que j’en ai le vertige.
La petite histoire d'Inge qui nous est contée se mélange avec la grande Histoire : la sudète chassée de sa région natale se réfugie en Allemagne de l'Est, puis "passe à l'ouest" pour se retrouver sympathisante de la RAF (la Rote Armee Fraktion, celle de la bande à Baader) avant de revenir du côté Est du rideau de fer.
[...] Une plongée douce-amère dans un passé au goût des cornichons sucrés.
Mais que veut vraiment Patricia, qu'est-ce qui la motive réellement à enquêter ainsi sur le passé de la vieille Inge ? Quel est le lien secret entre ces deux femmes ?
[...] — Et si nous arrêtions ce petit jeu ridicule, Patricia ? Si vous me disiez vraiment pourquoi vous êtes venue ? Que voulez-vous savoir au juste ?

Pour celles et ceux qui aiment l'Histoire.
D’autres avis sur Bibliosurf et sur Babelio.
Livre lu grâce à Netgalley et aux éditions Talent.

mardi 5 septembre 2023

Convoi pour Samarcande (Gouzel Iakhina)

[...] Des enfants ne devraient pas avoir un tel regard.

    L'auteure, le livre (480 pages, 2023) :

Ce Convoi pour Samarcande n'est pas un joli conte des mille et une nuits ni le récit d'une somptueuse caravane que l'on aurait suivie sur les routes de la soie.
Mais c'est une histoire puissante qui va nous être contée par Gouzel Iakhina, née à Kazan en 1977 et qui vit désormais à Moscou.
Attention, dernier appel pour les passagers, il est encore temps pour vous de quitter le train, c'est un roman basé sur des événements hélas très réels.

 Le contexte :

Au début des années 1920, le jeune état soviétique épuisé et désorganisé par la Révolution, la guerre civile et la Première guerre mondiale n'arrive plus à nourrir son peuple. Une terrible famine [clic] ravage l'Ukraine, la Crimée, la Russie et le bassin de la Volga, terre natale de l'auteure.
On n'a pas vu cela depuis le Moyen Âge, des millions de personnes sont condamnées, les cadavres s'entassent dans les rues, c'est le retour de l'anthropophagie.
Alors que l'aide internationale se met difficilement en place, les russes organisent des convois ferroviaires pour acheminer quelques centaines d'enfants vers les contrées plus clémentes du Turkestan qui, à l'époque, englobait notamment l'actuel Ouzbékistan et Samarcande.
[...] En deux semaines, ils arriveraient au Turkestan. Là-bas, ce serait l’éternel été. Un soleil brûlant, des pluies caressantes. Du pain et du riz. Ces merveilleux grains de raisin.
Bien sûr, on sait qu'une dizaine d'années plus tard l'Ukraine connaîtra une autre terrible famine sous la politique de Staline cette fois [clic].

    On aime beaucoup :

❤️ On aime évidemment la formidable Histoire dont s'est emparée Gouzel Iakhina, un sujet très fort qu'elle arrive à nous raconter sans trop tirer sur la corde sensible quand elle évoque le sort de ces enfants mais avec suffisamment d'empathie envers ses personnages de roman pour emporter le lecteur avec elle à bord de ce train de folie.

      L'intrigue :

Le bouquin démarre très très fort et le lecteur va devoir bien s'accrocher le temps de l'impossible sélection des cinq cent enfants (il faut abandonner les grabataires ou les plus petits qui n'arriveront pas vivants au terme du voyage) et de la difficile préparation du convoi (il faut réquisitionner le peu que l'on peut encore trouver dans une Kazan dévastée et abandonnée de tous). C'est plutôt rude.
[...] –  Des enfants, lui avait dit Tchaïanov, le commandant du département des transports, en guise de salutations. Cinq cents. Il faut les convoyer de Kazan à Samarcande. Tu prendras ton mandat et les instructions chez le secrétaire. 
Depuis des années qu’il était dans le transport, Deïev avait convoyé tout ce qui pouvait passer par des rails, du blé et du bétail réquisitionnés jusqu’à la graisse de baleine, que la Norvège, pays ami, envoyait par citernes aux habitants de la   Volga en proie à la famine. Mais jamais des enfants.
[...] Quatre mille kilomètres, c’était exactement la distance qu’allait devoir franchir le train sanitaire de Kazan au Turkestan. Le train lui-même n’existait pas encore  : l’ordre de sa formation avait été signé la veille, le 9 octobre 1923. 
[...] – Je veux convoyer autant d’enfants que possible au Turkestan, mais qu’ils arrivent vivants ! Les grabataires n’arriveront jamais jusque-là, et ne feront qu’encombrer inutilement le wagon.
– Donc, ils n’ont qu’à mourir ici ?
[...] Ce combat incessant pour les poêles, le charbon, le pétrole, l’approvisionnement, les bassines et les louches, les pelles et les seaux, les bandages et les cordes, les sacs, les marmites, la meilleure locomotive du dépôt et le conducteur le moins soûl, tout cela avait été fait et restait derrière lui. La nuit était tombée, la dernière avant le départ.
Dans cette ambiance stressante, on a vraiment hâte de quitter Kazan, que la locomotive siffle, que le convoi s'ébranle enfin sous la conduite du camarade commandant Deïev, que les enfants partent vers le sud accompagnés de la revêche camarade commissaire Blanche, d'un cuistot pas très futé, du vieil infirmier retraité Doug et de quelques paysannes faisant office de nurses. Tous marqués par un trop lourd passé.
[...] –  Tu es médecin  ? 
–  Ichtyologue. 
–  Quoi  ? ahana-t-il, complètement désorienté. 
–  Spécialiste des poissons.
[...] Un vieillard de soixante-dix ans, une volée de vieilles pies et un cuisinier muet et idiot  : c’était là toute la troupe de Deïev.
Enfin. C'est parti pour une épopée de plusieurs milliers de kilomètres de voie ferrée que l'on espère parcourir en deux semaines ... 
Avec à peine trois jours de vivres à bord ... pour un périple qui durera près de deux mois !
[...] Il devait conduire ce chargement vers l’ouest, par les forêts de la Volga, jusqu’à Arzamas. Puis vers le sud et l’est, jusqu’à la mer d’Aral. Puis à nouveau vers le sud  : traversant les déserts de Kyzyl-Koum et de la steppe de la Faim, jusqu’à Tachkent. Puis en repartir vers l’ouest, passer les chaînes du Tchimgan et de Zeravchan, jusqu’à Samarcande.
Dès lors, les épisodes les plus épiques vont s'enchaîner et certains marqueront durablement le lecteur : la Tchéka de Sviajsk, les "excédents" du ravitaillement, la liturgie des cosaques, ... Gouzel Iakhina déroule son scénario entre film d'horreur et cinéma d'aventures.
Un récit ponctué d'anecdotes pleines d'humanité : les "mariages" des enfants, la berceuse du soir chantée par Fatima, les vagabonds de Dongouz, la baignade dans la mer d'Aral, ...
[...] –  Ça te plaît ici, Fatima  ?
Et elle répondait à nouveau comme dans un livre de poésie  : 
–  Je voudrais voyager sans fin dans ce train.
[...] –  Ce n’est pas un train, mais une arche de Noé.
Le bouquin a tous les ingrédients d'un "grand" roman mais souffre de la prose un peu naïve de Gouzel Iakhina (le héros Deïev est un peu cliché), une écriture peut-être trop russe pour les lecteurs occidentaux (même si l'on devine une belle traduction), et d'un manque de maîtrise qui laisse filer des passages oniriques un peu lourds et les délires de Deïev trop envahissants.
Mais que cela ne vous empêche surtout pas de découvrir cette très forte histoire venue de la lointaine Tatarie.


Pour celles et ceux qui aiment les trains et les enfants.
D’autres avis sur Bibliosurf et sur Babelio.
Livre lu grâce à Netgalley et aux éditions Noir sur blanc.

vendredi 1 septembre 2023

Ouragans tropicaux (Leonardo Padura)

[...] Un assassin en série ? À Cuba ?

    L'auteur, le livre (450 pages, 2023) :

On n'a jamais vraiment réussi à accrocher avec le cubain Leonardo Padura, [peut-être en raison de son pessimisme viscéral], sa nostalgie amère et désabusée, ses regrets d'un passé idéalisé mais révolu. Sans doute un caractère propre à beaucoup d'habitants d'une île malmenés par une histoire pour le moins chaotique.
Même son héros récurrent, le fameux détective-libraire-à-l'occasion Mario Condé, tente de [chasser les insistantes divagations historiques et littéraires.]
Mais à peine quelques lignes et les revoici qui pointent leur nez page suivante, déroulant et rallongeant des phrases trop alambiquées qui rendent vraiment la lecture peu fluide. C'est bien dommage.
[...] Il s’efforçait de situer et de définir l’humanité qui parcourait en ce moment ces espaces historiques de la ville, des êtres qui pouvaient lui sembler proches par l’élan de survie qui les animait et, en même temps, lointains par le mépris qu’ils pratiquaient envers une mémoire diffuse qu’il s’acharnait à cultiver.
[...] Une époque épuisante où les gens avaient besoin de soulagements présents plus que de mémoires passées, éteintes, la mémoire d’une ville qui avait rêvé d’être la Nice des Amériques et commençait à ressembler à Beyrouth bombardée. 
Mais voilà c'est Cuba. Mais voilà c'est Leonardo Padura : un monument de la littérature cubaine et un des piliers de la littérature policière mondiale, alors on y revient de temps à autre !
Un temps agité cette fois-ci encore avec Ouragans tropicaux, où Leonardo Padura nous offre deux enquêtes policières pour le prix d'une ! Comme il le dit lui-même en postface, c'est sans doute le plus policier de ses faux polars.

    On aimera peut-être :

❤️ On aimera sans doute la bonne surprise du livre dans le livre : le détective-libraire Mario Condé a entrepris d'écrire un bouquin et nous découvrons quelques uns de ses chapitres entrelacés dans ceux du roman. Une double intrigue policière et un véritable voyage dans le temps : nous partons pour 1909, toujours à Cuba, pour une enquête  policière bien sûr, mais écrite à l'ancienne, avec un parfum charmant et désuet, quelque part entre Rouletabille et Sherlock Holmes.
Comme une respiration bienvenue entre les chapitres habituels d'un roman de Padura.
On y apprend bien entendu tout plein de choses sur La Havane du début du siècle et l'histoire décidément compliquée de cette île, tout en se demandant quel rapport peut bien avoir cette vieille enquête d'avant les frères Castro avec "la vraie" intrigue policière que raconte en 2016 le reste du bouquin ...
❤️ On aimera aussi partager avec l'auteur cent ans de vie cubaine, un siècle d'une histoire chaotique, de 1909 à 2016, puisque les deux intrigues parallèles racontées dans ce livre vont finalement s'éclairer l'une et l'autre, tandis que passe le fantôme de Napoléon (oui Bonaparte ! que vient-il faire ici ?).

      Le contexte :

En 2016, un vent nouveau souffle par les fenêtres entrouvertes de l'île : Barak Obama, les Rolling Stones et les sœurs Kardashian débarquent à Cuba !  Une fois de plus l'Oncle Sam envoie du lourd mais cette fois ce ne sont plus les GI Joe. Tout le monde est excité, la police est sur les dents. 
[...] Ce n’était pas tous les jours que débarquait à Cuba un président des États-Unis. En fait, même pas tous les siècles.
[...] C’est comme les ouragans tropicaux : ils passent, ils font un max de dégâts et puis ils s’en vont, ils se perdent…

      L'intrigue :

Tout occupée à sécuriser les festivités annoncées en cette année 2016, la police n'a guère le temps de s'occuper du cadavre sévèrement mutilé d'un vieux stalinien, ancien responsable impitoyable de la censure communiste, haï par les uns et gênant pour les autres. Si personne ne regrette ce salopard haut placé, il faut tout de même élucider ce crime qui sera bientôt suivi d'un autre : le détective retraité Mario Condé est appelé à la rescousse ...
[...] – Je suis débordé avec tout ce qui me tombe dessus et maintenant ça… un assassin en série ? À Cuba ?
[...] – Merde, Conde, à chaque fois que tu te mêles d’une de ces histoires, les choses se compliquent.
[...] – C’est que tout semble indiquer qu’on a tué un type qui, sans le moindre doute, était un salopard patenté. Un type qui avait des choses de valeur, mais qu’ils n’ont pas toutes raflées. Et qu’on a mutilé allègrement. Ce qui me fait croire qu’on ne l’a pas tué pour le voler. On l’a tué pour ce qu’il avait été et qu’il était toujours : un putain de gros salopard. Tu as vraiment besoin que j’enquête d’avantage ou tu me ramènes chez moi pour que je me mette à écrire ? 
Mario Condé a lui-même entrepris de rédiger un roman policier (le roman dans le roman) pour nous raconter un autre épisode de la vie cubaine, quand au début du siècle vers 1909 (l'année de la Comète de Halley) La Havane se prenait pour la Nice des Amériques et quand la prostitution faisait les beaux jours des riches américains et surtout des proxénètes locaux.

Pour celles et ceux qui aiment la Nice des Amériques.
D’autres avis sur Bibliosurf et Babelio.
Livre lu grâce à Netgalley et aux éditions Métaillé.

mercredi 30 août 2023

Brancusi contre États-Unis (Arnaud Nebbache)

[...] C'est un oiseau !

    L'auteur, l'album (126 pages, 2023) :

C'est le bouquin de Sophie Brocas (Le baiser) qui nous avait mis sur la piste de cette histoire incroyable : le procès du sculpteur Constantin Brancusi contre les États-Unis au sujet de droits de douane sur une de ses sculptures ...
Et c'est Arnaud Nebbache (illustrateur et professeur d'art) qui s'y colle pour retracer en images ce procès historique ...

    On aime :

❤️ On se passionne pour le débat ouvert par ce procès : qu'est-ce qui fait une œuvre d'art ? Son caractère unique (oui, mais il y a les moulages successifs), la main de l'artiste (oui, mais il y a un atelier de fonderie), le jugement des pairs (oui, mais il y a des réfractaires à un nouveau style), la beauté contemplée, le plaisir ressenti (oui, mais tout cela prête à interprétation) ...
Et puis c'est aussi une époque où art, artisanat et industrie se télescopent : outre Brancusi, c'est l'époque de Fernand Léger et d'Alexandre Calder par exemple.
❤️ On apprécie les croquis supposés de Marcel Duchamp que l'artiste dessine pendant le procès pour tenir informé son ami Brancusi resté à Paris : voilà un moyen astucieux pour retracer de façon vivante les débats de la justice.

      Le contexte :

Dans les années 1920, Marcel Duchamp organise à NY une exposition des sculptures de Brancusi. 
À leur arrivée par bateau, les "objets" sont taxés par les douanes US comme "produits manufacturés".
L'une des sculptures, L'oiseau un moulage de bronze poli quasi abstrait, est prise comme pièce à conviction et s'ouvre alors en 1927 ce fameux procès pour lui faire reconnaître le statut d'œuvre d'art ...

      La BD :

Le dessin de Nebbache pourra dérouter au premier abord mais on reconnaîtra qu'il s'accorde plutôt bien avec son sujet : l'espace des œuvres d'art et le mouvement du sculpteur, ...
En bon professeur d'art, l'auteur prend d'ailleurs tout son temps pour imaginer et dessiner tout le long processus de création qui aura conduit l'artiste (le plus abstrait des sculpteurs figuratifs) à cette forme aboutie, qui ne ressemblait plus vraiment à un oiseau mais qui voulait saisir l'esprit du mouvement, l'envol de l'oiseau. 
C'est un choix de scénario judicieux qui permet de mettre le lecteur dans les meilleures conditions pour apprécier tout le sens du procès qui va se dérouler.
Laissons finalement le dernier mot au juge Waite avec une sentence qui fera date dans l'histoire de l'art :
[...] Une école d’art dite moderne s'est développée dont les tenants tentent de représenter des idées abstraites plutôt que d’imiter des objets naturels. Que nous soyons ou non en sympathie avec ces idées d’avant-garde et les écoles qui les incarnent, nous estimons que leur existence comme leur influence sur le monde de l’art sont des faits que les tribunaux reconnaissent et doivent prendre en compte.
Le lendemain du 26 novembre 1928, la presse US ironise : It's a bird !

Pour celles et ceux qui aiment l'histoire de l'art.
D’autres avis sur BDfugue et Babelio.

mardi 29 août 2023

Quand on eut mangé le dernier chien (Justine Niogret)

[...] On mangeait pour repousser encore le moment de la mort.

    L'auteure, le livre (198 pages, 2023) :

On ne connaissait pas encore Justine Niogret, auteure de SF hors de notre radar.
Mais la voici qui s'attaque à un genre très différent avec Quand on eut mangé le dernier chien, pour nous romancer une expédition en Antarctique, celle qui vers 1910 conduisit trois hommes au désastre : l'expédition Aurora ou expédition Mawson qui devait cartographier une partie du continent blanc, tout au sud, encore plus au sud, de l'Australie.
Un bouquin sur un sujet comme on les aime qui vient en rejoindre d'autres sur notre étagère des histoires blanches et glaciales des pôles.

    On aime très beaucoup :

❤️ Il faut se laisser happer par le récit de Justine Niogret, celui d'une histoire vraie, documentée avec beaucoup de rigueur, mais emportée par la force d'un excellent roman, rédigé d'une plume puissante. Ce bouquin est un véritable page-turner, qu'on lit d'une traite, tellement on a hâte de sortir de l'enfer dans lequel nous avons plongé avec ses héros. 
Le court et dense récit fonctionne parfaitement, particulièrement bien maîtrisé, allégé de l'avant comme de l'après, concentré sur la course de ces explorateurs, leurs souffrances, leur volonté de dépassement et l'auteure va à l'essentiel comme elle le dit elle-même : [Ce récit est un récit d’ascèse et, tout comme Mawson l’a fait de son paquetage, nous avons mis de côté tout ce qui pouvait l’alourdir.]
❤️ On profite d'une aventure par procuration, bien calés dans notre fauteuil confortable et douillet. Mais d'où nous vient cette curieuse fascination pour ces aventures inhumaines ? Sommes nous attirés par ces héros de tragédies modernes ou d'explorations à la Jules Verne ? Est-ce pour nous jouer du danger et du risque invisibles dans nos sociétés sécurisées ? Pour la nostalgie d'une noble époque où les dollars seuls ne suffisaient pas ? Pour goûter un dépaysement que l'on sait inaccessible au commun des mortels, même encore aujourd'hui ? 
[...] On savait que l’on marchait non pas dans la mort, car la mort est une action, un fait, mais plus exactement dans un endroit où il était impossible de vivre.
[...] Il n’existait pas de mots pour en parler, puisque les mots étaient une façon de communiquer entre les Hommes et que le Sud était par essence totalement inhumain. Il s’agissait d’une vie étrangère.

      Le contexte :

On ne se lasse pas de ces récits glacés où le froid lui-même se fait matière solide, des récits qui nous content les aventures littéralement incroyables de quelques fous complètement givrés, obsédés par le Grand Blanc (The White Darkness comme l'appelait Henry Worsley), partis explorer des territoires qui ne sont pas plus faits pour l'homme que la Lune ou Mars. 
Des récits qui font passer l'ascension de l'Everest pour une balade : les touristes fortunés y font la queue et on n'a jamais fait la queue au Pôle Sud qui n'a pas eu plus de visites que la Lune.
Ces fous givrés sont des personnalités hors normes, motivées au choix, par la recherche de la gloire, le goût de l'aventure extrême, la curiosité scientifique, le dépassement de soi et des limites de la résistance humaine.
Certains iront s'enfermer dans de minuscules stations inaccessibles la plus grande partie de l'année [1] [2], d'autres se laisseront dériver sur des morceaux de banquise [3], d'autres encore laisseront leur navire se prendre dans les glaces [4] [5] [6], les plus fous, comme ici, partiront à pied ou en skis [7], ...

      L'intrigue :

Cet été là (fin 1912), plusieurs groupes de traineaux partent explorer la région depuis le Cap Denison au sud de l'Australie.
L'une des expéditions (trois hommes et dix-sept chiens) entreprend de cartographier l'est lointain, c'est le Far Eastern Party.
Des trois hommes, le géologue britannique Douglas Mawson, le lieutenant britannique Belgrave Ninnis et le suisse Xavier Mertz, un seul reviendra au camp de base après un millier de kilomètres parcourus pendant plusieurs mois sur la glace.
Des dix-sept chiens ...
[...] Johnson avait toujours été une gentille bête, loyale et travailleuse. Les hommes furent attristés de sa mort. Ils tentèrent de découper sa viande en lamelles avant de la faire bouillir dans l’eau, et d’y ajouter quelques pincées de pemmican. Le repas les laissa affamés. Les chiens dévorèrent la carcasse.
Alors nous voici partis pour une aventure au-delà de l'humain au cours de laquelle Justine Niogret, soigneusement documentée, ne nous épargne aucune souffrance. 
Et manger les chiens ne sera pas la pire des épreuves qui nous attendent.
[...] On aurait eu du mal à le deviner, mais ici, la sueur était un ennemi acharné. Tout se détrempait en permanence, et les matières pourrissaient.
[...] Les vêtements devaient être imperméables au vent et, de fait, l’étaient aussi à l’eau. La sueur restait dans cette bulle et y moisissait à son aise.
[...] Confrontés aux longues heures d’efforts et au froid terrible, les trois hommes avaient faim en permanence.
[...] La douleur ressentie durant la marche n’était pas feinte, née de sa fatigue : la plante entière de ses pieds s’était décollée et restait dans ses souliers. Il s’assit, étudia ses pieds.
Un roman fort et puissant à la hauteur de cette formidable histoire : même si le lecteur est bien confortablement assis, il n'en ressort pas tout à fait indemne.

Pour celles et ceux qui aiment les chiens de traineau.
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lundi 28 août 2023

Le jour des caméléons (Ananda Devi)

[...] Le temps des hommes est compté.

    L'auteure, le livre (272 pages, 2023) :

Ananda Devi est une auteure mauricienne, d'origine et culture indiennes comme beaucoup de ses compatriotes. Ses parents étaient venus d'une région du sud-est de l'Inde où l'on parle le telugu.
Ses romans (qu'elle écrit en français) donnent une image de Maurice, [ce petit paradis ensoleillé, ensablé, nappé de sirop de canne], très éloignée de celle des catalogues de voyage idyllique.
Une image beaucoup moins lumineuse.
[...] Leur île –  celle dont la splendeur n’a jamais été mise en doute et qui a tant été vantée dans les campagnes de tourisme que les habitants eux-mêmes se sont mis à y croire, même si leur espace de vie était érodé et envahi par le béton.
Avec Le jour des caméléons l'auteure entame une sorte de chronique d'un chaos annoncé : l'île à l'indépendance toute récente va sombrer dans l'enfer des tensions et des divisions engendrées par une Histoire complexe et tourmentée.
[...] Dans ce pays où l’on a vécu si longtemps cloisonnés, où les barrières sont de plus en plus étanches, comment pourrait-on s’attendre à ce qu’on te comprenne  ?

    On aimera ou pas :

Nos lectures occidentales sont peut-être trop souvent construites dans un style sec, nerveux aux dialogues incisifs mais d'autres lecteurs pourront aimer le style d'Ananda Devi qui ne renie certainement pas ses origines indiennes, avec une écriture riche et sensuelle, des images colorées, des saveurs épicées, des descriptions enivrantes et des odeurs entêtantes ... 
[...] Sa mère est, comme toujours à cette heure, dans le coin cuisine préparant la marinade pour la grillade de poulets qu’elle vend le soir en bas de l’immeuble. L’odeur des poulets est la troisième habitante de l’appartement.
[...] Ils sont arrivés alors, les chiens. Les chiens errants, les chiens sauvages, les chiens blessés, les chiennes grosses, les chiens mourants, les chiens râpeux, ils sont tous venus, attirés par l’odeur de chair crue et de chair fraîche et de chair fraîchement morte –  le genre de repas qu’ils n’avaient jamais eu et n’auraient plus jamais dans leur vie. Cette nuit-là, plus d’une centaine de chiens sont venus de partout.
Certains pourront également apprécier le rythme lent donné au récit et la très très longue mise en place des personnages, de leur rencontre et de leur rendez-vous avec un destin tragique, [comme dans un film au ralenti].
On aimera ou pas cette fable sociale, ce regard très critique porté sur l'île, ce jugement sans appel de ces communautés qui n'ont pas véritablement appris à vivre ensemble. 
[...] Rarement ancienne colonie aura été aussi docile, aussi prête à s’agenouiller devant les descendants de ses anciens maîtres.
[...] La belle canne à sucre a poussé sur le dos des esclaves venus d’Afrique et des laboureurs venus d’Inde.

      L'intrigue :

Pour cette chronique d'un chaos annoncé, véritable tragédie antique, l'auteure et le destin vont réunir quatre personnages : une femme qui vient de rompre les chaînes de sa servilité conjugale, un vieil homme un peu perdu, sa nièce, une jeune fille trop fraîche et trop innocente et le petit chef d'une petite bande de voyous de la banlieue de Port Louis.
L'auteure et le destin les emmèneront tous les quatre non loin du Caudan, le fameux front de mer de Port Louis, pour les lâcher pris entre les feux de deux bandes rivales qui s'affrontent.
[...] S’ensuit un carnage qui aurait pu, qui aurait dû être prévu, mais qui a toujours semblé impossible tant les gens sont souriants, sur les cartes postales.
Pendant ce temps les caméléons observent patiemment les hommes courir à leur perte : les reptiles ont débarqué d'un bateau à Port-Louis, sans doute en provenance de Madagascar car Maurice ne connaissait jusqu'ici que les petits gekkos.
[...] C’est là qu’elle aperçoit un caméléon dans l’allée. Un peu plus loin, un deuxième, puis un troisième, tous immobiles, tous de couleurs différentes et vives.
[...] Sont-ils une mise en garde ? Une annonce de catastrophe ? 

Pour celles et ceux qui aiment les reptiles exotiques.
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Livre lu grâce à Netgalley et aux éditions Grasset.

mercredi 23 août 2023

Leur domaine (Jo Nesbø)

[...] Tu peux vivre avec ce que tu sais ?

    Le livre (688 pages, 2021, 2020 en VO) :

Pour une fois (et ça nous va bien) Jo Nesbø délaisse son flic fétiche Harry Hole pour s'attaquer à un gros pavé : pas vraiment un polar, un roman noir plutôt.
Histoire de changer un peu des rebondissements policiers avec l'ami Harry et surtout l'occasion de découvrir d'autres facettes du talent de cet auteur et d'autres facettes de la vie norvégienne.
Leur domaine (Le royaume en VO) c'est celui de deux frères qui tiennent station service et ferme d'alpage, tout là-haut dans les montagnes de Norvège.

    On aime très beaucoup :

❤️ On aime quand l'auteur prend tout son temps pour installer une ambiance tendue, sourde, menaçante, celle des huis-clos familiaux plombés de trop lourds secrets. Le drame est fait de non-dits, les dialogues de sous-entendus, le récit de spirales entre passé et présent où l'on découvrira peu à peu différentes vérités.
[...] Carl ne m'a pas tout dit, n'est-ce pas ? 
— Tout sur quoi ? 
— Sur vous deux. 
—  On ne peut jamais tout raconter. Sur qui que ce soit. »
❤️ On apprécie de partager le quotidien de ces norvégiens plus américains que jamais.
❤️ On tremble d'effroi et de plaisir à la lecture de cette histoire puissante et prenante, de cette mécanique infernale et diabolique.
❤️ On est bien surpris de déjà tenir le secret de l'histoire au quart seulement de ce gros pavé : mais dans quel piège diabolique s'est-on laissé embarquer ? Que nous réserve Jo Nesbo pour les 450 pages à venir ? Que ne nous a-t-il pas dit ?

      L'intrigue :

La saga de deux frères qui pourraient être jumeaux (ils n'ont qu'un an d'écart) tant ils sont proches l'un de l'autre, tant ils ne forment qu'un seul tout.
Leurs parents sont morts dans un accident de voiture, dans le fatal virage des Chèvres, la Cadillac repose au fond du ravin Huken qui verra bientôt d'autres épaves ...
[...] Nous entendions les premières voitures lutter dans la côte, vers le virage des Chèvres. Rétrograder. Rétrograder encore.
[...] — Après ça, je pense qu'ils installeront une glissière de sécurité. »
[...] J'ai balancé mes affaires sur la banquette arrière, suis monté à l'avant, me suis frappé le front contre le volant, ai tourné le contact, accéléré vers le virage des Chèvres. L'espace d'un instant, cette possibilité m'a traversé. La solution définitive. Un tas d'épaves et de cadavres qui ne faisait que grandir et grandir.
Quinze ans plus tard, Carl, le cadet charismatique, revient d'Amérique tout auréolé de gloire et porteur d'un projet d'hôtel ambitieux pour redynamiser leur village de montagne qui se meurt à petit feu.
[...] C'était un endroit où les gens lui faisaient encore confiance, ils le voyaient comme le wonderboy du bourg.
Roy, l'aîné taciturne et solitaire, était resté au bourg et tenait une modeste station-service.
[...] Cette loi naturelle qui place la famille en premier. Avant le bien et le mal. Avant le reste de l'humanité. Cette loi qui dit que c'est toujours nous envers et contre tous. 
[...] — Putain, ce que tu es mauvaise, me suis-je marré. 
— Non, a-t-elle répondu d'un ton grave. Je suis une bonne personne. Je fais ce qu'il faut pour protéger ceux que j'aime. Y compris de mauvaises actions. »
On tient là un formidable récit qui passe à deux doigts du vrai coup de cœur : le bouquin est tout de même un peu trop long et quelques péripéties auraient peut-être pu être évitées.

Pour celles et ceux qui aiment les Cadillac.
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Le jour et l'heure (Carole Fives)

[...] Regarder la mort en face.

    L'auteure, le livre (144 pages, 2023) :

Attention à ne pas sombrer ici dans le morbide ! Mais après avoir suivi un tendre couple de londoniens qui préparait son double suicide pour s'éviter la déchéance du corps ou de l'esprit (c'était le roman de Lionel Shriver), voici Le jour et l'heure où l'on suit le parcours d'une femme gravement malade qui a choisi la liberté et la Suisse pour une mort volontaire assistée.
Carole Fives est une auteure qui est passée de la peinture à la littérature. Le plus souvent, ses romans tracent de beaux portraits de femmes.

    On aime beaucoup :

❤️ On aime la pudeur et l'intelligence avec lesquelles ce sujet grave est abordé : le ton n'est ni larmoyant (on sourit même souvent) ni pontifiant et l'évocation se fait tout en douceur, dans l'intimité familiale, par la parole donnée aux personnages.
❤️ On aime ce texte qui ose parler d'un sujet tabou dans notre société qui ne veut pas voir la mort en face.

      Le contexte :

Le contexte est bien différent du livre de Lionel Shriver : ici, point d'humour, le sujet est trop sérieux pour prêter à sourire. Il ne s'agit pas moins que d'un vibrant plaidoyer (il est d'ailleurs question d'avocat) pour qu'une loi française permette enfin à ceux qui sont atteints d'une maladie incurable de quitter ce monde de souffrance et d'indignité.
[...] Quand elle a décidé de mourir, elle a assumé sa liberté. Ce n’était pas un acte à la sauvette d’aller en Suisse, non, ce n’était pas un acte de désespoir, c’était le choix d’une femme forte.
[...] C’est dommage de devoir aller jusqu’en Suisse ou en Belgique pour faire ça. On a tout ce qu’il faut en France, les produits, les médecins. Il ne manque que la loi  !
[...] Les gens meurent sans savoir qu’ils meurent, sans jamais être préparés, parce que le mot n’est même jamais prononcé.
[...] Notre société est comme ça, elle ne veut pas regarder la mort en face.

      L'intrigue :

Un beau jour, à l'heure dite, la famille prend place dans la voiture pour gagner la Suisse et accompagner la mère dans sa démarche de mort volontaire assistée
[...] Ne pas penser à Maman. À cette décision qui nous dépasse tous. Mais nous y voilà, nous y sommes. À présent, on a quarante-huit heures devant nous. J – 2.
[...] Maintenant que la voiture est en route, soulagement. De l’action, enfin, après ces interminables mois d’attente.
Au cours du voyage, le lecteur écoutera les voix de ceux qui vont rester : le mari et les enfants, trois sœurs et leur frère, chacun avec sa vie (tous les enfants sont adultes), chacun avec ses pensées, chacun avec ses regrets, ses peines, ses beaux souvenirs, ...
Au fil des rapides monologues de ce très court roman choral, presqu'une pièce de théâtre, se dessineront de beaux portraits de famille : ceux du mari et des enfants mais aussi, en creux, celui de la mère qui souhaite, avant qu'il ne soit trop tard, mettre un terme à l'évolution inexorable d'une maladie dégénérative incurable.

Pour celles et ceux qui aiment les sujets de société.
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Un livre lu grâce à Netgalley et aux éditions JC. Lattès.

mardi 22 août 2023

Demain et pour toujours (Ermal Meta)

[...] Chaque nom a une histoire.

    L'auteur, le livre (432 pages, 2023, 2022 en VO) :

Ermal Meta est un écrivain albanais qui vit en Italie. C'est aussi un musicien ce qui explique son look chevelu et l'un des thèmes de son premier roman : Demain et pour toujours.

    On aime un peu :

❤️ On aime le destin peu ordinaire de Kajan, ce jeune pianiste prodige qui traversa la guerre contre les allemands puis l'une des dictatures communistes les plus fermées, celle d'Henver Hoxha.
Mais on aime moins la prose peu convaincante d'Ermal Meta qui donne dans le naïf lorsqu'il s'agit d'évoquer l'enfance de Kajan et qui ne réussira pas à emporter le lecteur lorsque les drames vont surgir.
Une écriture qui fait bien pâle figure dans l'ombre de son compatriote Ismail Kadare, véritable monument de la littérature albanaise.

      Le contexte :

L'Albanie, la résistance à l'envahisseur nazi, la dictature communiste, et même un voyage à Berlin Est.

      L'intrigue :

Kajan est encore jeune lorsque les envahisseurs (fascistes italiens puis nazis allemands) envahissent son pays. 
[...] Ils riaient comme s’il n’y avait pas de guerre en Albanie, comme si on n’était pas en 1943, comme si l’occupation fasciste n’avait pas cédé la place à l’occupation nazie.
Ses parents sont dans la résistance, il est élevé par son grand-père qui recueillera un déserteur allemand, habile pianiste : la vocation de Kajan est née.
[...]  Dès lors, chaque matin Kajan s’installait au piano. Cornelius était un très bon enseignant et Kajan, un excellent élève, très loin de l’enfant pour qui le piano n’était qu’un jeu pour taquiner son grand-père. Ses capacités d’apprentissage extraordinaires se développaient chaque jour, note après note, leçon après leçon. Il apprenait aussi l’allemand, langue qu’il absorbait comme une éponge. [...] Tandis que la guerre en Europe dévastait tout sur son passage.
À la fin de la guerre, l' Albanie bascule dans l'une des pires dictatures communistes de l'Histoire, l'une des plus fermées (ce pays trop fier ira même jusqu'à rompre ses relations avec le trop grand voisin soviétique et faire cavalier seul !).
[...] Mais aucune larme n’accompagna ce moment. «  Même Dieu ne fait pas couler l’eau d’une pierre  », disait-on dans la région. En regardant bien, on s’apercevait que la guerre avait transformé les yeux des hommes en roches.
Le pianiste prodige se verra bientôt invité par le régime "frère" à Berlin Est où il connaitra d'autres aventures bien rocambolesques.
Ermal Meta a sans doute voulu nous brosser un portrait rapide de l'histoire récente de son pays (c'est donc très intéressant), peut-être celle de sa famille, mais il ratisse un peu large et le récit aurait gagné à être plus ramassé sur l'une ou l'autre de ces périodes.
[...] - D'accord Kajan, je t'appellerai Joe, lui dit Gjergi à l'oreille. Je peux te demander pourquoi ?
- Chaque nom a une histoire, coupa court Jonas.
- Et toi, tu ne veux pas raconter la tienne, conclut Gjergi.
C'est l'histoire de Kajan que nous raconte Ermal Meta, une histoire mouvementée dans un siècle tourmenté, mais une histoire qui ne parvient pas tout à fait à emporter le lecteur.

Pour celles et ceux qui aiment l'Histoire.
D’autres avis sur Bibliosurf et Babelio.
Un livre lu grâce à Netgalley et aux éditions JC. Lattès.

mardi 15 août 2023

L'étranger (Jacques Fernandez d'après Albert Camus)

[...] Il n'y a pas d'issue.

    L'auteur, l'album (134 pages, 2013) :

Jacques Fernandez est né à Alger quelques temps avant le décès d'Albert Camus.
Son album est paru en 2013 pour le centenaire de la naissance de Camus.
L'étranger est une fidèle adaptation du bouquin éponyme.

    On aime bien :

❤️ On aime les dessins gorgés de soleil de l'auteur et son adaptation fidèle du roman qui permet de ressentir l'ennui, l'indifférence du jeune Meursault (qui emprunte quelques traits à Camus lui-même !) face à un destin absurde où le hasard a peu de place, où seuls s'enchaînent les actes, ses actes, comme s'il avait pu, par son crime, enfin pu choisir sa destinée et sa fin programmée donner un sens à sa vie.

    La BD :

Tout comme le roman, l'album est divisé en deux parties : d'abord les jours ensoleillés que passe le jeune Meursault auprès de sa fiancée mais où déjà pointent son indifférence et son insensibilité.
[...] - Tu voudrais te marier avec moi ? 
- Ça m'est égal, mais on pourrait, si tu veux ...
- Tu m'aimes ?
- Ça ne signifie rien, mais je ne t'aime sans doute pas.
- Pourquoi m'épouser alors ?
- Cela n'a aucune importance, mais si tu le désires nous pouvons nous marier. D'ailleurs, c'est toi qui le demandes.
Cette première partie se termine sur la plage lorsque Meursault sort un revolver et abat un "arabe" (nous sommes en 1942) au cours d'une vaine querelle sans grande importance.
Le second temps sera celui du procès bâclé et de la condamnation à mort de Meursault avec le célèbre : le condamné à mort aura la tête tranchée.
La personnalité de Meursault ne lui laisse aucune chance.
[...] - On vous dépeint comme étant d'un caractère taciturne et renfermé. Qu'en pensez-vous ?
- C'est que je n'ai jamais grand chose à dire, alors je me tais.
[...] - Plutôt que du regret véritable, j'éprouve un certain ennui.
Il n'était pas facile de mettre en images le texte de Camus, de donner corps au jeune Meursault indifférent au monde qui l'entoure mais cet album est une excellente occasion de se replonger dans la philosophie de Camus et d'approcher un peu l'absurdité de la condition humaine.

Pour celles et ceux qui aiment le soleil d'Alger.
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L'enragé (Sorj Chalandon)

[...] Un silence résigné, fait de fronts bas et de poings serrés.

    L'auteur, le livre (416 pages, 2023) :

Sorj Chalandon est écrivain et journaliste (Libé, Le Canard Enchaîné).
Avec L'enragé il s'empare d'une histoire vraie : la révolte de 1934 des enfants incarcérés dans une "maison de correction" (bel euphémisme) de Belle-Île-en-Mer (ah, le charme des îles ...), un ancien bagne de communards. Tout un programme.
Ces événements auront d'ailleurs inspiré à Jacques Prévert (qui résidait cet été sur l'île) son poème : Chasse à l'enfant, une poésie de Prévert qu'on n'apprend pas à l'école !
Bandit ! Voyou ! Voleur ! Chenapan ! 
C'est la meute des honnêtes gens 
Qui fait la chasse à l'enfant

    On aime très beaucoup :

❤️ On aime la rage qui anime le héros du livre et qui jaillit de la prose magistrale de l'auteur : on sent bien que tous deux partagent une enfance maltraitée, le mot est faible. De toute évidence, il fallait un Sorj Chalandon pour raconter l'histoire de l'Enragé, [celle d’un enfant battu qui me ressemble] dira l'auteur, et rarement un livre aura aussi bien mérité son titre. Un livre dur et sans pathos.
L'exergue est une dédicace de Jules Vallès (pour son roman L'Enfant) : 
[... ] À tous ceux qui crevèrent d’ennui au collège ou qu’on fit pleurer dans la famille, qui, pendant leur enfance, furent tyrannisés par leurs maîtres ou rossés par leurs parents.
❤️ On aime ce formidable sujet historique que le journaliste réussit à rendre vivant et captivant dans cette France provinciale où s'affrontent communistes au grand cœur et petits fascistes qui déjà attisent la haine.
❤️ On aime les deux temps du roman : la peinture réaliste des conditions effrayantes de détention dans le bagne de Belle-Île, véritable usine à fabriquer des enragés, et celle de la vie des marins pêcheurs qui recueilleront l'évadé en quête d'une difficile rédemption, deux moments différents durant lesquels Sorj Chalandon trouve et garde le ton juste.

      Le contexte :

Le mieux est sans aucun doute de laisser la parole à l'auteur lui-même :
En 1977, alors que je travaillais à Libération, j’ai lu que le Centre d’éducation surveillée de Belle-Île-en-Mer allait être fermé. Ce mot désignait en fait une colonie pénitentiaire pour mineurs. Entre ses hauts murs, où avaient d’abord été détenus des Communards, ont été « rééduqués » à partir de 1880 les petits voyous des villes, les brigands des campagnes mais aussi des cancres turbulents, des gamins abandonnés et des orphelins. Les plus jeunes avaient 12 ans. Le soir du 27 août 1934, cinquante-six gamins se sont révoltés et ont fait le mur. Tandis que les fuyards étaient cernés par la mer, les gendarmes offraient une pièce de vingt francs pour chaque enfant capturé. Alors, les braves gens se sont mis en chasse et ont traqué les fugitifs dans les villages, sur les plages, dans les grottes. Tous ont été capturés. Tous ? Non : aux premières lueurs de l’aube, un évadé manquait à l’appel. Je me suis glissé dans sa peau et c’est son histoire que je raconte. Celle d’un enfant battu qui me ressemble. La métamorphose d’un fauve né sans amour, d’un enragé, obligé de desserrer les poings pour saisir les mains tendues.

      L'intrigue :

Pour mettre en scène cette histoire et la mutinerie de 1934, Sorj Chalandon imagine le destin d'un jeune orphelin qui se serait évadé avec la cinquantaine de fuyards mais qui, lui, aurait pu échapper à la "chasse".
Le personnage s'appelle Jules Bonneau (comme le célèbre Bonnot de la même époque mais [ça ne s’écrit pas pareil]) également dit "La Teigne".
[...] «  La Teigne  », c’est mon matricule et ma rage.
[...] Savez-vous ce que c’est de voler trois œufs en espérant les gober dans un buisson  ? Que savez-vous de la faim, Messieurs ?
La première partie du bouquin nous fait partager les vies de ces gamins, le plus souvent orphelins ou rejetés par leurs familles, livrés à eux-mêmes et fatalement incarcérés un jour ou l'autre. On découvre également les conditions effrayantes de leur détention à Belle-Île.
Maltraitance, sévices, punitions, coups, faim et soif, c'est une véritable fabrique à créer et former des enragés.
[...] Pour nous inculquer le sentiment de l’honneur ils nous redressent à coups de trique et de talons boueux. Ils nous insultent, ils nous maltraitent, ils nous punissent du cachot.
[...] Un silence résigné, fait de fronts bas et de poings serrés.
[...] À la colonie, je me suis isolé. Je n’ai voulu aucun autre que moi dans mes pas. Seul, Bonneau. Seule, La Teigne. Encaisser les coups, les rendre, tenir jusqu’à demain.
Viendra alors le temps de la mutinerie lorsqu'éclatera cette rage longtemps entretenue, longtemps contenue.
[...] Nous n’avions pas pensé à demain. Nous détruisions l’instant présent avec bonheur et rage.
[...] Frapper ceux qui nous avaient battus, casser les bancs qui blessaient nos chairs, briser les vitres mouchardes, renverser nos écuelles à chien, brûler nos paillasses, enfoncer nos portes, défoncer les murs.
Une poignée d'entre eux tentera l'évasion, sur cette île dont on ne s'échappe pas (ils seront tous rattrapés évidemment, sauf "La Teigne", le personnage du roman).
[...] Avant qu’une poignée d’imbéciles ne se ruent sur les échelles, aucun d’entre nous n’avait même songé à s’évader. Nulle part, ce mot d’ordre. Passer le mur, et puis quoi  ?
[...] Et je les avais suivis. Imbécile. Leur hurlant que s’enfuir ne servait à rien et détalant à leur suite. Je m’en voulais.
Après avoir été recueilli par des marins pêcheurs de l'île, Jules Bonneau cherche à "oublier" La Teigne, et Sorj Chalandon nous offre alors une seconde histoire dans une France provinciale qui va basculer bientôt dans l'horreur d'une nouvelle guerre, une France où s'affrontent déjà les petits fascistes qui attisent la haine et les communistes au grand cœur.

Pour celles et ceux qui aiment les indomptables.
D’autres avis sur Bibliosurf et Babelio.
Livre lu grâce à Netgalley et aux éditions Grasset.

lundi 14 août 2023

La lettre à Helga (Bergsveinn Birgisson)

[...] Chère Helga.

      L'auteur, le livre (131 pages, 2013, 2010 en VO) :

Mais oui, après les polars d'Indriðason, il y a bien une autre littérature en Islande : voici Bergsveinn Birgisson avec La lettre à Helga, une lettre d'amour, un monologue, que l'éditeur présente assez justement comme l’étrange confession amoureuse d’un éleveur de brebis islandais.
Birgisson est spécialiste en littérature médiévale scandinave (mais n'est-ce pas le propre de tous les islandais ?!), et il est le dépositaire des histoires transmises par son grand-père qui fut, comme le héros du livre, éleveur et pêcheur dans le nord-ouest de l'île.

      On aime beaucoup :

❤️ On aime la belle langue (et sans doute la belle traduction) qui donne à ce monologue toute sa musicalité qui réussit à transformer cette lettre d'amour en une véritable saga nordique.
❤️ On aime les anecdotes savoureuses qui fleurissent tout au long de ce récit truculent et qui lui donnent une saveur toute particulière (celle de l'urine fermentée peut-être ?!!!).
❤️ On aime l'immersion dans un siècle d'histoire sociale de l'Islande et on se passionne pour cette découverte de la vie authentique des éleveurs islandais qui alimentaient la Norvège en gigots d'agneau. C'est un peu comme une invitation à visiter les coulisses des polars d'Indriðason et consorts.

      L'intrigue :

Le vieux Bjarni Gíslason de Kolkustadir, sentant venir sa mort prochaine, entreprend de vider enfin son cœur et de rédiger une longue missive à celle qui fut la belle Helga, celle qui fut l'amour de sa vie, mais un amour qui n'aura pas eu lieu puisque tous deux étaient déjà mariés autrement.
[...] Je trouvais saumâtre qu’on n’ait jamais pu faire l’amour. C’était le seul breuvage de cette vie terrestre où je regrettais de n’avoir trempé mes lèvres.
[...] J’avais pu glisser un œil par l’embrasure du paradis.
C'est donc déjà une très belle histoire d'amour, même s'il s'agit d'un amour malheureux, avec des descriptions souvent assez crues !
[...] Je me débarrassai de mon pantalon et tu fis voler tous tes vêtements, découvrant tes seins et ton pubis touffu ; tu courus dans la grange et moi derrière toi, excité et bandant comme je ne sais quoi. Sur le tas de foin, ton corps palpitait et tremblait sous le mien. C’était comme toucher du doigt la vie elle-même.
Mais si Bjarni n'a finalement pas réussi à rendre ses femmes heureuses, il était aussi [contrôleur cantonal des réserves de fourrage] : le lecteur se retrouve donc embarqué dans la traversée romanesque de près d'un siècle d'histoire islandaise, un siècle d'agriculture dans un pays rude aux hommes et aux bêtes qui y sont nés. Un lecteur comme invité à visiter l'arrière-pays des polars d'Indriðason et consorts dont on se régale depuis quelques années.
[...] Même si l’on dit souvent que c’est dur de vivre là-haut, dans le nord, en hiver, c’est encore bien pire d’y mourir.
Un siècle d'une histoire faite de bouleversements dont l'incontournable épisode islandais des [soldats d’occupation américains] sic.
[...] Je me demande si aucune autre génération connaîtra jamais des changements comparables de sa condition en l’espace d’une seule vie.
Le lecteur pourra ainsi assister aux [seules prémices visibles du socialisme] à l'islandaise.
[...] L’Union était au départ une association censée défendre les intérêts des fermiers et assurer un bon prix pour leur production.
[...] Peut-être ma foi dans le Mouvement coopératif islandais a-t-elle été une sorte de religion au début.
Et puis ce passé, sans doute un peu idéalisé par notre jeune auteur, est propice à toutes sortes d'anecdotes savoureuses et truculentes, des histoires de ce temps jadis où [quand les femmes se shampouinaient à la pisse, leur chevelure longue et épaisse resplendissait].
[...] Son grand-père fut longtemps célèbre pour l’amende d’une demi-couronne qu’il infligea à sa bonne pour avoir renversé le pot de chambre, gaspillant ainsi son contenu. C’est dire si l’urine, qui servait à dessuinter la laine brute, était précieuse pour ces gens-là, et les rapports humains de peu de prix.
Et puis encore cette constante autour des histoires, des récits, des livres, de la poésie et des sagas nordiques qui fait de l'Islande une nation d'écrivains et de lecteurs où (pour citer un proverbe local) [la moitié de la population lit ce que l’autre moitié s’efforce d’écrire].
[...] Sa grand-mère qui, sans savoir lire ni écrire, pouvait réciter un poème dont elle ignorait l’auteur, et qui n’avait jamais été jugé digne d’être couché par écrit.
[...] Ce dont on se souvient le mieux, ce sont les réunions, par exemple sur le terre-plein de la Coopérative ou bien chez nous, à la Société de lecture, où l’art du récit avait ses envolées. À présent les gens ne se parlent plus, ne se réunissent plus ! Et de bons conteurs d’histoires, on n’en trouve plus nulle part.
Sans doute, quelques esprits chagrins trouveront à redire aux scènes de sexe un peu crues, aux odeurs de pisse un peu entêtantes, ou même à l'idéalisation d'un passé simple où tout était mieux qu'au présent.
[...] Où en étais-je déjà ? Ah oui.
[...] La liste des orateurs fut épuisée en un clin d’œil. Ceux qui avaient déjà préparé leur strie de tabac sur le dos de la main avant le début des discours la reniflèrent, se mouchèrent et commencèrent les « bon, mais c’est pas tout ça… », puis l’assemblée se dispersa sans tarder.

Pour celles et ceux qui aiment les brebis et le tabac à priser.
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dimanche 13 août 2023

Le mur des silences (Arnaldur Indridason)

[...] Des choses affreuses se sont passées entre ces murs.

    L'auteur, le livre (384 pages, 2022, 2020 en VO) :

Notre ami Arnaldur Indriðason voit les choses en noir en ce moment ...
Le Mur des Silences est sans doute son roman le plus pessimiste qu'on ait lu, même si toute sa bibliographie ne respire pas vraiment le soleil et la joie de vivre, Islande oblige.
C'est un épisode de la série "Kónrað", série qui fait suite aux enquêtes du commissaire Erlendur qui valut à l'auteur sa renommée et révéla aux lecteurs français le polar islandais, avant-garde du polar nordique.
Si Erlendur campait un flic intègre et solide mais tourmenté, Kónrað s'avère tout autant tourmenté que son collègue mais encore plus sombre et pessimiste.

    On aime :

❤️ On aime, ou plus exactement on finit par s'attacher au personnage de Kónrað, une sorte de anti-héros, un flic à la retraite pétri de contradictions, pas toujours sympathique, ayant commis quelques actes peu glorieux, dans sa vie privée comme dans sa vie professionnelle.
Son père n'était qu'un petit escroc qui finit assassiné et son fils n'a de cesse de revenir sur un passé qui a laissé en lui des blessures profondes et une obsession tenace.
[...] Il se penchait de nouveau sur ce meurtre depuis qu’il avait pris sa retraite et quitté la police. Peu à peu, l’histoire de son père était devenue pour lui une sorte de passe-temps.

      L'intrigue :

Comme il se doit, ce sombre polar commence de façon plutôt sinistre : lors de travaux de rénovation d'une maison, un mur s'écroule, mettant au jour un cadavre emmuré depuis de longues années.
[...] Un gros bloc avait été arraché d’un des murs où un trou béant s’était formé du sol au plafond. Des morceaux de ciment jonchaient le plancher. Ce mur masquait un espace creux à l’intérieur duquel elle avait distingué un sac en toile de jute et lorsqu’elle s’était approchée…
[...] On avait prévenu le service médico-légal chargé d’identifier les ossements, apparemment la victime était emmurée depuis une éternité.
Son amie Eyglo alerte Konrad : [je me sens oppressée, c’est tout. J’ai l’impression que des choses affreuses se sont passées entre ces murs].
Aidé de son amie medium, Kónrað va essayer de remonter le temps et d'interroger les survivants pour découvrir ce qui est arrivé à son père et l'histoire du squelette emmuré. Le sombre passé cache plusieurs secrets sur le thème des violences familiales et de l'inceste, deux sujets que l'on sait chers au cœur d'Indriðason.

Pour celles et ceux qui aiment remonter le temps.
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vendredi 11 août 2023

Le long voyage de Léna (Christin / Juillard)

[...] Un problème Sir Charles ?

    Les auteurs, les albums (3 albums, de 2006 à 2019) :

Le scénariste Pierre Christin (celui de Valerian) et le dessinateur André Juillard sont aux commandes de cette petite série de 3 albums qui relatent Le long voyage de Léna
Les deux premiers sont parus en 2006 et 2009 mais il a fallu attendre 2019 pour le troisième épisode.

    On aime beaucoup :

❤️ On aime le talent de Juillard pour retracer en quelques images l'ambiance d'une ville : ceux qui sont allés à Berlin ou Budapest retrouveront en deux ou trois images les clichés typiques de ces villes.
❤️ On aime le personnage de Léna, femme mystérieuse au passé douloureux, vêtue de sa petite robe noire. Heureusement pour les lecteurs, il fait chaud et Léna aime bien la baignade.
❤️ On aime charme tranquille de cette BD qui aborde pourtant des sujets sous haute tension : le personnage de Léna est bien loin des cow-boys qui hantent habituellement les coulisses des services de renseignement.

    Le contexte :

L'après communisme, le terrorisme islamique, la poudrière du Moyen Orient. La géopolitique de notre monde moderne.

    La BD :

Même s'il s'agit globalement d'une histoire d'espionnage, c'est surtout un beau portrait de femme : celui de la mystérieuse Léna qui parcourt le monde en délivrant des messages pour le moins ambigus et des cadeaux pour le moins piégés. Qui est-elle, pour qui travaille-t-elle et quel est son lourd passé mystérieux ? Il faudra attendre la fin du premier album pour en savoir un peu plus.
[...] - Quel dommage que vous n'ayez pas le temps de visiter notre ville.
- Mon départ s'annonce-t-il aussi lent et compliqué que mon arrivée ?
- Lent oui, puisqu'il va se faire par voie maritime, mais c'est justement le prix à payer pour qu'il ne soit pas compliqué et que nul ne garde trace de vos mouvements.
L'épisode suivant entraînera Léna au cœur de la préparation d'un attentat islamiste, peut-être l'histoire la moins réussie car il est bien difficile de sortir des clichés habituels.
Le dernier épisode remet Léna au centre d'une conférence diplomatique sous haute surveillance et une surprise attendra finalement le lecteur ...

Pour celles et ceux qui aiment les mata hari.
D’autres avis sur Babelio et sur BD Gest.