lundi 28 mars 2022

Le carré des indigents (Hugues Pagan)

[...] Personne ne devrait mourir comme ça.

On avait déjà épinglé un coup de cœur pour Hugues Pagan découvert avec Profil perdu, paru en 2017.
Nous y revoici avec son dernier roman : Le carré des indigents.
On replonge dans les années 70, une époque chère à l'auteur, où l'on parlait de solex, de simca, de "manards", de colleurs d'affiche du SAC, et bien sûr on y retrouve son alter ego et flic fétiche, Schneider, sans doute le portrait le plus réussi du polar français, son perpétuel sourire de travers à la Richard Widmark, un faux air de Pacino, une grande lassitude et une tristesse diffuse, la réputation d’un flic qui ne lâchait jamais.
Il y a un peu de Harry Bosch (celui de Connelly) dans ce Schneider solitaire qui traîne lui aussi les séquelles d'une guerre (l'Algérie ici, comme le Vietnam pour Bosch).
[...] Le regard de Schneider s’était fait lointain. Un visage de marbre.
– Je suis un sujet que je n’aime guère que l’on aborde en ma présence, reconnut-il d’une voix sourde.
[...] Schneider se passa les doigts sur les yeux, massa ses paupières, avec une expression de lassitude où se décelait aussi une sorte de profonde tristesse ancienne, et on voyait que son regard très gris avec lenteur errait sans joie, sans cesse, sans s’attacher à rien.
[...] – Je n’aimerais pas faire votre métier, murmura Hoffmann. Plutôt, je crois que ne pourrais pas.
– C’était ce que je croyais aussi, remarqua Schneider.
[...] – Il y a longtemps que vous faites ce métier ?
– Quinze ans.
– Et avant ?
– Avant, l’Algérie, se rappela Schneider d’une voix sourde.
[...] Charlie Catala trouvait toujours l’expression de dur-à-qui-on-ne-la-fait-pas de son chef très convaincante, mais peut-être aussi que Schneider l’était réellement. Un dur à qui on ne la faisait pas.
[...] Schneider savait s’adapter au tempo de l’interlocuteur. Il n’ignorait pas que les interrogatoires les plus fructueux obéissaient au seul rythme du déclarant. Ce qui devait venir viendrait, lentement, sans secousse. Schneider avait la moitié de l’éternité devant lui et le reste ne le concernait guère.
Le bouquin est construit autour d'une enquête (une jeune fille est retrouvée morte, une bien sale et bien sordide histoire, personne ne devrait mourir comme ça) mais s'attarde surtout à décrire, avec un ou deux autres fils rouges, la vie ordinaire de la brigade criminelle de l'inspecteur Schneider dans un commissariat de province : les collègues, la hiérarchie, le bistrot du coin, les affaires courantes, une sorte de version frenchy de 87e District.
[...] Un commissariat-bunker qui ressemble à un tribunal de commerce délabré où échouent toutes les faillites de la société.
 La réussite de ce beau roman noir tient évidemment au héros principal : Schneider est un sacré portrait de flic, dur et intègre, taiseux et solitaire, amer et désabusé mais viscéralement humain, ainsi qu'aux personnages secondaires souvent bien dessinés.
Et puis surtout on apprécie la prose très travaillée de Pagan, ancien prof de philo, l'un des premiers flics devenus écrivains : jeux de regards, choix des mots, ambiances soignées, dialogues secs qui claquent, fondu au noir ...
C'est tout juste si l'on peut reprocher au sieur Pagan quelques envolées qui parfois partent un peu en vrille, mais c'est vraiment faire la fine bouche.
[...] L’ennui revenait déambuler alentour, soulevant la vase des jours de ses lourdes chaussures de plomb.
Laissons le dernier mot à l'inspecteur :
[...] – Beaucoup trop de mots, observa Schneider avec sécheresse. 

Pour celles et ceux qui aiment les seventies.
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samedi 26 mars 2022

Raser les murs (Marc Villard)

[...] Certains appellent ça la condition humaine.

On avait déjà croisé Marc Villard avec Les Biffins qui nous faisait voyager non pas dans la France d'en-bas mais carrément dans la France d'en-dessous, celle des SDF et du Samu social.
Avec Raser les murs, on ne change pas d'étage : nous revoici dans les bas-fonds de Paris, ville lumière où il ne fait pas toujours bon traîner la nuit.
Et ce recueil de quelques nouvelles n'offre que de mauvaises fréquentations : un réfugié syrien, des effeuilleuses de Pigalle, ...
[...] À quatre heures du matin, Gladys émerge d’un cauchemar. Un regard alentour lui confirme qu’il s’agit de sa propre vie.
Dans ce recueil de nouvelles où le ton est plus "noir" que "polar", Villard nous emmènera aussi ailleurs qu'à Paris, jusqu'en territoire Navajo ou au Kazakhstan.
[...] Aujourd’hui tu fais partie des oligarques, non ? dit Sharon.
— Oui mais j’ai une conscience de classe.
[...] Six mois plus tard, Sharon rentrée à Jitikara ne supporte plus le foutu Kazakhstan. La neige, le froid, les poivrots et le gaz sacré que vénère Anatoli.
Un auteur à découvrir et à suivre.

Pour celles et ceux qui aiment les laissés pour compte.
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lundi 14 mars 2022

Usual victims (Gilles Vincent)

[...] On n’est pas prêts de tutoyer les anges.

On ne connaissait pas encore Gilles Vincent, un auteur de polars qui vit désormais dans le Béarn.
Avec Usual victims, il nous invite à Tarbes, dans les entrepôts de Titania, un clone d'Amazon, où l'on vient de retrouver une ouvrière qui s'est suicidée par pendaison dans les vestiaires. C'est la quatrième et cela semble un peu plus compliqué que le surmenage dû aux cadences infernales.
Et c'est une drôle d'équipe qui va mener l'enquête : un "couple" de flics locaux mais sans histoire de fesses entre eux puisqu'ils sont tous les deux gays, chacun de leur côté !
C'est très tendance depuis quelques temps.
[...] En gros, en vingt ans à peine, on est passé du statut de paria à celui d’espèce protégée.
Pour faire bonne mesure à ce duo inédit, voici qu'on leur colle dans les pattes un jeune stagiaire, un autiste version Asperger (c'est très tendance aussi, et très pratique dans les polars) !
Le jeune Stéphane Brindille passe son temps à littéralement peser les choses. Il est fan de cinéma américain (d'où le titre) et note tout ce qui lui passe par la tête (et il lui en passe ...).
[...] Cinq carnets. Des Clairefontaine, format 9x14, 96 pages. Tous remplis. Page après page, j’ai consigné ce que je nomme le poids des choses. En fait, je pèse tout et je note le poids précis de chaque objet.
L'exposition qui ouvre le bouquin est un peu maladroite : l'auteur semble pressé de nous mettre au diapason de ses personnages et de démarrer son enquête, on aurait préféré un peu plus de subtilité.
C'est l'Asperger qui va nous servir de guide dans l'enquête, de candide pourrait-on dire s'il n'était évidemment doué d'un regard à l'acuité étonnante qui va en remontrer à ses deux coéquipiers.
Même si Gilles Vincent ne prétend pas à la belle littérature, la première partie du bouquin est plutôt sympa grâce à ces personnages et surtout grâce au jeune Brindille.
😕 Malheureusement à mi-parcours, l'auteur décide de basculer tout cela dans un trop long dénouement où s'enchaînent coups de théâtre capillotractés, scènes effrayantes et péripéties rocambolesques.
On tourne alors les pages avec fébrilité, pressé d'en finir et d'en sortir à peu près indemne.
C'est dommage, tout cela aurait pu donner un bon polar avec un peu plus de maîtrise.

Pour celles et ceux qui n'aiment pas les chiens.
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vendredi 11 mars 2022

Avec la permission de Gandhi (Abir Mukherjee)

[...] À Calcutta rien n’est jamais facile.

Depuis que nous avions pris le Calcutta-Darjeeling, on est devenu fan de l'écossais d'origine indienne Abir Mukherjee et on s'est donc avidement jeté sur sa dernière livraison d'opium au titre prometteur : Avec la permission de Gandhi, pressé de retrouver l'ambiance surannée des années 20, les intrigues policières à la Agatha Christie, ce contexte historique mal connu et l'humour moderne et insolent de l'auteur qui titille intelligemment le lecteur du XXI° siècle.
Nous voici donc à Calcutta au moment où l'Empire Britannique commence à vaciller et avec lui toute l'époque bénie des colonies : Gandhi mobilise les foules (et en Inde, les foules c'est pas peu dire) pour bouter l'envahisseur hors du sous-continent.
C'est le moment choisi par le prince de Galles, héritier du trône impérial, pour venir visiter le pays et remotiver les troupes restées fidèles à sa couronne : pas facile de maintenir l'ordre pour la police, l'anglais opiomane Sam Windham et son adjoint l'hindou brahmane Sat.
[...] Un mouvement national de masse conduit par un saint dont la stratégie consiste à vous sourire avant d’ordonner à ses disciples de s’asseoir, bloquer les rues et faire semblant de prier.
[...] Le véritable danger ce sont les millions d’opprimés muets qui constituent l’Inde réelle. Pour la première fois ces masses pauvres, illettrées, sans voix, qui représentent les neuf dixièmes de la population de ce pays sont en marche.
[...] Des hommes bruns qui semblent avoir oublié où est leur place se sont emparés des rues.

L'intrigue se déroule donc sur fond d'agitation non-violente des partisans de Gandhi mais elle met également en scène un épisode méconnu des débuts de la guerre chimique lorsque les britanniques "testaient" leurs variantes du gaz moutarde sur les tribus indigènes ...
Les essais britanniques de Rawalpindi existèrent bel et bien, mais un peu plus tard, dans les années 30.

[...] Mon mari voulait créer encore plus d’armes, de meilleures armes. Des armes qui tueraient davantage de fils. Tout cela parce que c’était un défi scientifique.
[...] Si vous connaissiez quelqu’un dont le but est de semer la mort, ne chercheriez-vous pas à l’en empêcher, capitaine ?
– C’est exactement ce que j’essaie de faire, madame.

Est-ce dû à l'habitude, l'usure (c'est le troisième épisode) ou à la présence de l'arrogant Prince Edward ? Mais on sent une certaine amertume désabusée dans les propos de l'auteur d'origine indienne.
Un polar à l'ironie mordante qui prend tout son sens lorsqu'on a déjà lu le récit des événements par Dominique Lapierre et son acolyte Larry Collins.

Pour celles et ceux qui aiment l'Inde.
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mercredi 2 mars 2022

Nueve cuatro (Nicolas Laquerrière)

[...] Il y a un truc bizarre qui se trame.

Toujours intéressant de découvrir une nouvelle plume dans le polar français, cette fois celle de Nicolas Laquerrière (apparemment connu comme scénariste tv).
Nueve cuatro est son premier roman.
Laquerrière nous invite donc dans le 9-4, le Val de Marne et ses banlieues pavillonnaires.
Un anti-héros nous sert de guide : Henri, comptable retraité accro aux polars et aux sucres (son diabète vient de lui valoir l'amputation d'un orteil).
[...] Sa femme est morte depuis trois ans. Il a profité de plus de dix ans de sa retraite alors qu’il ne pensait même pas vivre assez longtemps pour l’avoir. Il a vu l’intégrale de Columbo, Hercule Poirot et Maigret plusieurs fois. Tout compte fait, elle commence à le faire chier sa retraite.
D'entrée, la voix de Laquerrière fait entendre sa différence (et il en faut si l'on veut se démarquer dans la surabondance des parutions) : c'est vif, cru, tranchant mais bourré d'humour second degré.
On y parle la banlieue, le verlan et l'argot, mais sans exagération et ça ne rend pas la lecture difficile.
L'auteur évite le misérabilisme convenu ou la bienveillance banlieusarde grâce à une forte empathie pour des personnages nettement dessinés, une sorte de Daniel Pennac du 9-4.
Notre comptable retraité avait l'habitude d'aider une petite voisine pour ses maths tous les mercredis après-midi.
Mais cette semaine, Clara manque à l'appel et semble bien avoir disparu ...
[...] Il sent qu’il y a un truc bizarre qui se trame, il a vu assez d’épisodes de Columbo pour le remarquer.
Henri le comptable s'acoquine avec le caïd du quartier et une petite frappe qui rêvait d'être flic, et voici notre fine équipe partie aux trousses des affreux qui ont sans doute enlevé la jeune Clara.
[...] — Donc tu voulais être flic ? Mais quelle idée… 
— Ouais, je voulais aider les gens, faire des enquêtes, arrêter les méchants, faire des fusillades, faire des poursuites, ce genre de bails. 
— Les flics, ils vont même pas chez les femmes battues, tu crois qu’ils vont faire tout ça ?
Quant à Brahim, le caïd de la zone, il vieillit mal et commence à perdre la boule.
[...] Il avait un truc bizarre. Ils lui ont dit le nom à l’époque mais ça ressemblait à de l’allemand et il l’a oublié. Brahim a juste retenu qu’il perdait la tête. À cinquante ans, il est déjà vieux.
L'exercice est sans prétention autre que celle de retranscrire la vie des banlieues, sans jugement ni manifeste.
L'intrigue se résume donc à une visite touristique des différents gangs de cette banlieue du 9-4 dans la vague perspective de retrouver la jeune Clara. Le propos est un peu court mais pas le bouquin qui s'étire sur plus de 400 pages : c'est un peu longuet.
[...] Henri sait qu’il les fera pas taire, quand ils sont lancés, ils sont lancés. Et en vérité, il a envie de se marrer. Où est-ce qu’ils vont chercher toutes ces conneries ? Il ne le saura peut-être jamais. Il commence à s’avouer qu’au fond, même s’ils le fatiguent, il les aime bien.
C'est cela : des personnages que l'on aime bien mais un peu fatigants à la longue, jusqu'à un final digne de Règlements de comptes à OK Corral.

Pour celles et ceux qui aiment les pavillons de banlieue.
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