lundi 3 février 2025

Minuit à l'ombre (Ian Rankin)


[...] Pas de justiciers masqués dans ce Gotham.

Surprise ! L'inspecteur John Rebus se retrouve derrière les barreaux ! Pas facile de mener une enquête quand on est "à l'ombre", là où les flics ne sont généralement pas les bienvenus.

L'auteur, le livre (352 pages, février 2025, 2024 en VO) :

Cela fait bien trop longtemps qu'on n'avait pas remis les pieds sur les terres écossaises de Ian Rankin, un auteur bien établi dont la renommée n'est plus à faire. Pour reprendre contact, il nous a donné rendez-vous à Minuit à l'ombre.
Traduction de l’anglais (Écosse) par Fabienne Gondrand.

♥ On aime :

 Ian Rankin fait preuve d'un sacré culot dans sa capacité à se renouveler : après avoir failli mettre son flic John Rebus à la retraite, le voici qui le met carrément en prison ! 
Et c'est depuis son quartier de sécurité à Saughton que l'inspecteur va devoir mener son enquête ! Voilà pour le moins, un cadre original !
[...] Elle pensait souvent à Rebus, entre les visites hebdomadaires et les conversations téléphoniques occasionnelles. Il ne cessait de maigrir, la peau de son cou et de ses joues était lâche et il avait perdu le peu de couleur qui lui restait. Il plaisantait au sujet de son incarcération, mais ils savaient l’un comme l’autre que malgré toute l’ingéniosité et l’instinct de Rebus, Saughton était un endroit dangereux pour un ancien flic.
 Les intrigues de Ian Rankin sont souvent arides et complexes. John Rebus navigue dans les bas-fonds d'Édimbourg avec l'aisance acquise par son expérience, mais le lecteur peut parfois se sentir perdu dans ce dédale de personnages. Les gentils et les méchants se côtoient de près, et les frontières entre les deux sont souvent floues. Certains méchants ont un charme indéniable, tandis que d'autres gentils ne sont pas aussi sympathiques qu'ils en ont l'air. 
Le lecteur devra donc rester concentré sur ce récit s'il veut en savourer toute la complexité !
 Fidèle à ses habitudes, Rankin dissèque sa société écossaise avec une précision d'entomologiste et c'est à cela que lui servent ses nombreux personnages. Un zoologue qui étudie une fourmilière où justice et morale n'ont pas vraiment droit de cité car "il n’y a pas de place pour des justiciers masqués dans ce Gotham".

Les personnages :

Les carrières policières de John Rebus et de sa collègue au prénom de rose imprononçable, Siobhan Clarke, s'étaient quelque peu éloignées au fil des épisodes. Mais cette fois, on a le grand plaisir de les retrouver, à un détail près : lui est dedans, elle se trouve dehors.
Et même en prison, même s'il accuse son âge, John Rebus reste une tête brûlée ingérable mais au flair infaillible.
Mais l'ombre de Malcolm Fox rôde toujours !

Le canevas :

Surprise donc : John Rebus se retrouve en prison (pour homicide sur la sinistre personne de Cafferty) en attendant son procès. 
Comme le hasard fait bien les choses (c'est pas tous les jours qu'on a un flic dans le "quartier"), le malfrat de la cellule d'en face est sauvagement poignardé dans la nuit. 
S'agit-il d'un règlement de comptes entre les gangs de Christie et de Hanlon ? Un maton a-t-il été soudoyé pour ouvrir la cellule ?
[...] Christie était du coin et avait du pouvoir, mais Harrison bossait pour Shay Hanlon et ce dernier, moins connu, était auréolé d’un mythe. Tout le monde savait ce dont Darryl Christie était capable, mais le potentiel de Hanlon restait du domaine du fantasme.
John Rebus va devoir jouer les Rouletabille pour élucider ce meurtre en cellule verrouillée et il va avoir "du mal à trouver la solution à l’énigme de la clé magique".
Dans le même temps, Siobhan Clarke enquête sur la disparition d'une jeune fille, Jasmine : fugue ? enlèvement ? affaire de mœurs ?
[...] — On a écumé villes et campagnes pour la retrouver, plaida Carmichael. Elle n’a toujours pas utilisé sa carte de crédit ou son téléphone.
— Et donc ? Jasmine est une tueuse implacable ou une victime terrée on ne sait où dans la cave d’un psychopathe ?
Les deux enquêtes, celle du dehors et celle du dedans, ont-elles un lien ? 
Le lecteur avisé devine que les deux affaires vont forcément se croiser à un moment ou un autre : Ian Rankin est réputé pour savoir tisser des connexions improbables entre les personnages de ses intrigues.
Mais pendant ce temps, John Rebus joue sa survie en prison où les flics sont rarement les bienvenus ...

La curiosité du jour :

Il n'est jamais trop tard pour apprendre comment prononcer le très irlandais prénom de Dame Clarke : Siobhan qui devrait donner quelque chose comme Shivônne [clic] et qui évoque la fleur, la 'rose'.

Pour celles et ceux qui aiment les huis-clos.
D’autres avis sur Babelio.
Livre lu grâce aux éditions JC. Lattès - Le Masque (SP).
Ma chroniques dans les revues Benzine et ActuaLitté.

Le masque de Hegel (Thomas Hunkeler)


[...] Des visages immortels ou du moins immortalisés.

Le masque mortuaire de Hegel est ici le prétexte à une véritable enquête littéraire et historique qui questionne intelligemment notre fascination pour cette pratique.
Un petit bouquin propre à exciter notre insatiable curiosité.

L'auteur, le livre (132 pages, janvier 2025) :

📖 Rentrée littéraire hiver 2025.
Ouh là là, Hegel késaco ? L'un des philosophes les plus difficiles d'approche ? Et il est pas mort d'abord ?
Et Thomas Hunkeler, késaco ? Un professor suisse de Fribourg ?
Mais dans quoi est-ce qu'on s'embarque avec ce Masque de Hegel ?
Alors prenons soin de vérifier que c'est pas trop long (130 pages, ok) et qu'on a des réserves d'aspirine (ok).
Reste plus à espérer qu'on soit pas tombé sur un remake du Monde de Sophie ou pire, un livre formaté pour les prix qu'on court (une plume prestigieuse, un sujet historique et intello, aïe ça coche déjà pas mal de cases ...).

Le canevas :

 C'est une véritable enquête littéraire et historique que Thomas Hunkeler nous propose autour de ce fameux masque mortuaire de Hegel.
[...] Nous sommes devant un masque mortuaire en plâtre censé conserver l'aspect du dernier visage d'un homme – beaucoup plus rarement d'une femme - tel qu'il se présente au moment du décès, ainsi celui de Georg Wilhelm Friedrich Hegel, mort en 1831.
Son empreinte est précieusement gardée, en deux exemplaires, aux Archives littéraires allemandes de Marbach, près de Stuttgart, qui possèdent une importante collection de masques mortuaires, principalement d'écrivains, de musiciens et de philosophes allemands.
[...] Si le masque de Hegel s'est prêté à bien des récupérations, s'il a donné lieu à des appropriations de tous bords, I'idée même de faire prélever de soi-même un masque mortuaire - ou disons plutôt à effet funèbre - a eu une certaine popularité à l'époque qui nous intéresse.
Mais G. W. Hegel est décédé en 1831 en pleine épidémie de choléra et l'on doute qu'un mouleur ait pris le temps de braver les interdits funéraires et les risques de contagion. Le masque n'apparaîtra d'ailleurs opportunément que vers 1930, peu de temps avant le centenaire de sa mort. 
S'agirait-il d'un faux réalisé à titre posthume ?
[...] Que savons-nous de celui qui était [...] son propriétaire ? Qui était celui qui le lui avait vendu ? A quel moment avait-on produit ce masque qu'aucun des biographes de Hegel ne semble avoir cru nécessaire d'évoquer ?

♥ On aime :

 C'est fascinant, cette histoire de masques mortuaires ou funèbres. Une interface entre deux mondes, un moulage pris tantôt sur le visage du défunt, tantôt de son vivant. Une empreinte qui trouble et qui fascine.
Ce fut une pratique très en vogue jusque dans les années 30 - ce fut même dans les pays communistes un "moyen de canonisation laïque" - mais devenue plus rare aujourd'hui car elle "semble désormais relever d'un goût déplacé pour le macabre mâtiné de fétichisme", même si "on n'en finit pas si aisément avec la fascination qui [en] émane".
[...] Ces masques, tout comme les derniers portraits ou photographies de personnes décédées, risquent fort, aujourd'hui, de choquer le public qui leur a substitué des photos gardant le souvenir des personnes défuntes lorsqu'elles étaient encore vivantes : comme si elles étaient toujours vivantes. Le memento mori est devenu, pour nous, un impératif désincarné, presque un appel à la jouissance, un quasi-synonyme du carpe diem.
 On apprendra entre autres anecdotes, que Paul Eluard et André Breton firent prélever (de leur vivant !) des masques en plâtre et s'en échangèrent une copie chacun. 
L'auteur nous fera découvrir également d'autres masques funèbres célèbres comme celui de L'inconnue de la Seine. La noyée dont l'énigmatique sourire fascina de nombreux d'artistes comme Virgina Woolf ou les surréalistes, celle qu'Aragon appellera "la Joconde du suicide".
[...] La fascination des surréalistes pour le masque de l'Inconnue de la Seine, cette jeune femme prétendument noyée dans le fleuve et dont le visage aurait été moulé par un employé de la morgue, est bien connue : le sourire énigmatique de cette prétendue « Joconde du suicide » hante la littérature européenne.
 Thomas Hunkeler, en bon professeur, ne prend pas son lecteur pour un demeuré et place la barre assez haut : tout est prétexte à questionnement philosophique, interrogation sociétale, critique littéraire ou artistique, ... 
L'enquête - exhaustive et détaillée - sur le masque de Hegel nous égare parfois entre couloirs de musées et pages de catalogues, et il arrive qu'on se surprenne à lire quelques passages en diagonale ou à préférer les artistes modernes aux philosophes passés.
Mais on l'a dit, le bouquin n'est guère épais (à peine plus de cent pages) et l'originalité du sujet a vraiment de quoi exciter notre insatiable curiosité.
Le bouquin est même agrémenté de quelques photos judicieusement choisies.

Pour celles et ceux qui aiment les questions.
D’autres avis sur Babelio.
Livre lu grâce aux éditions du Seuil (SP).
Ma chronique dans la revue ActuaLitté.