Le mythe du windigo.
Ah quel plaisir exquis quand, au bout d'une vingtaine de pages, on se dit : purée, là on en tient un bon, un grand !
On avait lu le plus grand bien du roman du canadien Joseph Boyden : Le chemin des âmes, et on n'a pas été déçus. Avis unanime et partagé de MAM et BMR : un très beau roman qui finira très certainement sur notre podium 2010.
Une écriture simple mais ample, à l'américaine, avec une puissance d'évocation peu commune.
Un roman fort autour de trois personnages riches et complexes : deux indiens crees d'Amérique du nord, enrôlés dans l'armée canadienne venue lutter dans la Somme et l'Artois contre les teutons pendant la Grande Boucherie Guerre, celle de 14-18. Deux amis inséparables. Et la tante de l'un deux, une vieille sorcière cree.
Une histoire admirablement construite autour de trois récits qui s'entrecroisent avec une surprenante fluidité pour mieux nous faire découvrir les multiples facettes des trois personnages. Le livre s'ouvre sur un quiproquo(1) : de nos deux jeunes indiens partis au front, seul l'un d'eux revient au pays, une jambe en moins et la tête en vrac, alors que sa vieille tante Niska n'était venue à Toronto que pour ramener son ami au pays.
[...] « On m'avait dit que étais morte, ma tante.
- On m'avait dit la même chose. »
Ils quittent Toronto en canoë pour un long voyage de trois jours (et trois longues nuits) vers leurs terres, au cours duquel la vieille Niska ressort ses secrets, ses pratiques et ses médecines pour tenter d'apaiser l'âme brisée de son neveu. Un voyage qui fera ressurgir deux autres récits.
Tout d'abord, la jeunesse de nos trois indiens, au début du siècle sur ces terres convoitées où certains se rebellent encore contre la christianisation forcée ou la ghettoïsation dans les réserves.
Les crees tentent encore de préserver leurs traditions comme par exemple le mythe du windigo destiné à maintenir le tabou sur le cannibalisme : pour ce peuple de chasseurs, l'hiver enneigé est parfois trop long pour joindre les deux bouts et il n'est pas rare de devoir mettre les mocassins à bouillir dans la soupe(2). Aussi lorsque la saison de chasse est vraiment trop mauvaise, la tentation est parfois trop forte et l'innommable est commis, souvent entre proches, par exemple lorsqu'une mère tente de sauver ses petits.
[...] Savoir qu'on a attenté à la dignité d'un être cher ; que l'on a, poussé par le désir féroce de survivre, commis un acte qui vous met à jamais au ban des vôtres, c'est un métal très dur à avaler, bien d'avantage que la première bouchée de chair humaine.
Le père de Niska possèdait les talents requis pour chasser ces êtres devenus des windigos, une sorte de loup-garou local. Niska a hérité de ce don : elle est devenu tueuse de windigos.
Le troisième récit, c'est bien entendu l'épouvantable épopée des deux jeunes indiens sur nos terres à nous, jusqu'à la terrible Crête de Vimy près de Lens, où périrent 60.000 canadiens (oui, vous avez bien lu : soixante-mille canadiens !).
[...] « Tu veux que je te dise, ma tante ? » Et je reprends un peu d'eau. « Il y a tellement de morts enterrés là-bas que si les arbres repoussent, les branches porteront des crânes. »
Nos deux crees sont d'habiles chasseurs, on l'a vu. Des recrues de choix pour crapahuter entre les tranchées et les barbelés, s'embusquer silencieusement, patienter toute une nuit sans bouger ni se faire repérer et au petit jour dégommer à la lunette quelques officiers ennemis avant de revenir en évitant les obus. Des snipers au tableau de chasse impressionnant.
Mais des tranchées, on sait que les rares qui en reviendront, ne rentreront pas indemnes.
Beaucoup y perdront leur intégrité physique.
[...] Un obus est tombé trop près. Il m'a lancé dans les airs et, soudain, j'étais un oiseau. Quand je suis redescendu, je n'avais plus de jambe gauche. J'ai toujours su que les hommes ne sont pas faits pour voler.
Tout comme leur intégrité mentale : beaucoup finiront accros à la morphine.
[...] Chaque fois que les brancardiers arrivent en sens inverse, il faut se tasser contre le parapet. J'essaie de ne pas regarder les blessés qu'on emporte ; mais à l'occasion, je baisse les yeux et je découvre un visage ou bien convulsé de douleur, ou bien marqué du M jaune indiquant qu'on lui a donné la médecine et qu'il rêve, maintenant, de l'autre monde.
[...] Le seul fait de prendre une seringue dans ma trousse, et de tendre le bras, me soulage presque autant que la morphine elle-même.
Mais le roman de Joseph Boyden n'est pas qu'un récit de guerre de plus, loin s'en faut, et malgré l'horreur des tranchées on devient très vite accro, non pas à la morphine, mais à l'histoire qu'il nous conte. Sans doute parce que ses trois personnages (tout comme son écriture) sont lumineux et que, malgré les terribles souvenirs qui remontent, on se sent étonnamment bien aux côtés de la vieille sorcière cree au fond du canoë. Et l'on voudrait que le voyage de retour dure encore.
On ne peut pas vous en dire plus sur ces histoires de windigos(3) ni comment les légendes indiennes croiseront l'épouvantable réalité des tranchées ... Il vous faudra faire un éprouvant mais enrichissant voyage de trois jours en compagnie de la vieille Niska, de son neveu et du souvenir de son ami Elijah.
Three-day road : c'est le titre original.
[...] Tu m'as enseigné, Niska, que tôt ou tard, chacun de nous devra descendre, trois jours durant, le chemin des âmes.
Puisque dans les mythes crees, ce chemin des âmes(4) c'est un peu le Styx de nos anciens.
Comme pour nous, il vous faudra à coup sûr quelques jours, après avoir refermé ce livre, avant de pouvoir ouvrir un autre bouquin ... on ne revient pas facilement des terres indiennes de Joseph Boyden.
(1) : et se clôturera sur l'explication de ce malentendu lorsque les sorts des trois personnages se retrouveront indissolublement liés et entrecroisés.
(2) : d'autant que l'avidité des européens pour les fourrures fait que les trappeurs indiens eux-mêmes accélèrent la disparition de leurs propres ressources en gibier.
(3) : mais vous pouvez lire Wikipedia
(4) : évidente allusion du titre français au terrible Chemin des Dames, c'était tout à côté.
Pour celles et ceux qui aiment les légendes indiennes (et pas que celle de Pocahontas).
C'est Le livre de poche qui édite ces 471 pages parues en 2004 en VO et qui sont traduites de l'anglais par Hugues Leroy.
Beaucoup d'avis unanimes : Blake, Kathell, Sophie, Papillon, ...
D'autres avis sur Critiques Libres, un autre site ici parle de Joseph Boyden.
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