mardi 15 août 2023

L'enragé (Sorj Chalandon)


[...] Un silence résigné, fait de fronts bas et de poings serrés.

    L'auteur, le livre (416 pages, 2023) :

Sorj Chalandon est écrivain et journaliste (Libé, Le Canard Enchaîné).
Avec L'enragé il s'empare d'une histoire vraie : la révolte de 1934 des enfants incarcérés dans une "maison de correction" (bel euphémisme) de Belle-Île-en-Mer (ah, le charme des îles ...), un ancien bagne de communards. Tout un programme.
Ces événements auront d'ailleurs inspiré à Jacques Prévert (qui résidait cet été sur l'île) son poème : Chasse à l'enfant, une poésie de Prévert qu'on n'apprend pas à l'école !
Bandit ! Voyou ! Voleur ! Chenapan ! 
C'est la meute des honnêtes gens 
Qui fait la chasse à l'enfant

    On aime très beaucoup :

❤️ On aime la rage qui anime le héros du livre et qui jaillit de la prose magistrale de l'auteur : on sent bien que tous deux partagent une enfance maltraitée, le mot est faible. De toute évidence, il fallait un Sorj Chalandon pour raconter l'histoire de l'Enragé, [celle d’un enfant battu qui me ressemble] dira l'auteur, et rarement un livre aura aussi bien mérité son titre. Un livre dur et sans pathos.
L'exergue est une dédicace de Jules Vallès (pour son roman L'Enfant) : 
[... ] À tous ceux qui crevèrent d’ennui au collège ou qu’on fit pleurer dans la famille, qui, pendant leur enfance, furent tyrannisés par leurs maîtres ou rossés par leurs parents.
❤️ On aime ce formidable sujet historique que le journaliste réussit à rendre vivant et captivant dans cette France provinciale où s'affrontent communistes au grand cœur et petits fascistes qui déjà attisent la haine.
❤️ On aime les deux temps du roman : la peinture réaliste des conditions effrayantes de détention dans le bagne de Belle-Île, véritable usine à fabriquer des enragés, et celle de la vie des marins pêcheurs qui recueilleront l'évadé en quête d'une difficile rédemption, deux moments différents durant lesquels Sorj Chalandon trouve et garde le ton juste.

      Le contexte :

Le mieux est sans aucun doute de laisser la parole à l'auteur lui-même :
En 1977, alors que je travaillais à Libération, j’ai lu que le Centre d’éducation surveillée de Belle-Île-en-Mer allait être fermé. Ce mot désignait en fait une colonie pénitentiaire pour mineurs. Entre ses hauts murs, où avaient d’abord été détenus des Communards, ont été « rééduqués » à partir de 1880 les petits voyous des villes, les brigands des campagnes mais aussi des cancres turbulents, des gamins abandonnés et des orphelins. Les plus jeunes avaient 12 ans. Le soir du 27 août 1934, cinquante-six gamins se sont révoltés et ont fait le mur. Tandis que les fuyards étaient cernés par la mer, les gendarmes offraient une pièce de vingt francs pour chaque enfant capturé. Alors, les braves gens se sont mis en chasse et ont traqué les fugitifs dans les villages, sur les plages, dans les grottes. Tous ont été capturés. Tous ? Non : aux premières lueurs de l’aube, un évadé manquait à l’appel. Je me suis glissé dans sa peau et c’est son histoire que je raconte. Celle d’un enfant battu qui me ressemble. La métamorphose d’un fauve né sans amour, d’un enragé, obligé de desserrer les poings pour saisir les mains tendues.

      L'intrigue :

Pour mettre en scène cette histoire et la mutinerie de 1934, Sorj Chalandon imagine le destin d'un jeune orphelin qui se serait évadé avec la cinquantaine de fuyards mais qui, lui, aurait pu échapper à la "chasse".
Le personnage s'appelle Jules Bonneau (comme le célèbre Bonnot de la même époque mais [ça ne s’écrit pas pareil]) également dit "La Teigne".
[...] «  La Teigne  », c’est mon matricule et ma rage.
[...] Savez-vous ce que c’est de voler trois œufs en espérant les gober dans un buisson  ? Que savez-vous de la faim, Messieurs ?
La première partie du bouquin nous fait partager les vies de ces gamins, le plus souvent orphelins ou rejetés par leurs familles, livrés à eux-mêmes et fatalement incarcérés un jour ou l'autre. On découvre également les conditions effrayantes de leur détention à Belle-Île.
Maltraitance, sévices, punitions, coups, faim et soif, c'est une véritable fabrique à créer et former des enragés.
[...] Pour nous inculquer le sentiment de l’honneur ils nous redressent à coups de trique et de talons boueux. Ils nous insultent, ils nous maltraitent, ils nous punissent du cachot.
[...] Un silence résigné, fait de fronts bas et de poings serrés.
[...] À la colonie, je me suis isolé. Je n’ai voulu aucun autre que moi dans mes pas. Seul, Bonneau. Seule, La Teigne. Encaisser les coups, les rendre, tenir jusqu’à demain.
Viendra alors le temps de la mutinerie lorsqu'éclatera cette rage longtemps entretenue, longtemps contenue.
[...] Nous n’avions pas pensé à demain. Nous détruisions l’instant présent avec bonheur et rage.
[...] Frapper ceux qui nous avaient battus, casser les bancs qui blessaient nos chairs, briser les vitres mouchardes, renverser nos écuelles à chien, brûler nos paillasses, enfoncer nos portes, défoncer les murs.
Une poignée d'entre eux tentera l'évasion, sur cette île dont on ne s'échappe pas (ils seront tous rattrapés évidemment, sauf "La Teigne", le personnage du roman).
[...] Avant qu’une poignée d’imbéciles ne se ruent sur les échelles, aucun d’entre nous n’avait même songé à s’évader. Nulle part, ce mot d’ordre. Passer le mur, et puis quoi  ?
[...] Et je les avais suivis. Imbécile. Leur hurlant que s’enfuir ne servait à rien et détalant à leur suite. Je m’en voulais.
Après avoir été recueilli par des marins pêcheurs de l'île, Jules Bonneau cherche à "oublier" La Teigne, et Sorj Chalandon nous offre alors une seconde histoire dans une France provinciale qui va basculer bientôt dans l'horreur d'une nouvelle guerre, une France où s'affrontent déjà les petits fascistes qui attisent la haine et les communistes au grand cœur.

Pour celles et ceux qui aiment les indomptables.
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Livre lu grâce à Netgalley et aux éditions Grasset.

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