vendredi 30 mai 2025

La taupe de l'Élysée (Frédéric Potier)


[...] Il est des espions dont on ne fait pas des romans.

En 1954, une authentique et véridique affaire de "fuites" va secouer la IVe République avec, au cœur de cette incroyable histoire d'espionnage franco-française : François Mitterrand !

L'auteur, le livre (240 pages, mai 2025) :

Frédéric Potier, costard-cravate, énarque, préfet, aïe ! 
Et en plus il est né dans le Béarn (en 1980) !!!
Bon, si l'on cherche un peu au-delà de la plaisanterie facile, on voit que Frédéric Potier s'est plutôt campé à gauche, en opposition aux racismes de tous poils. 
Mais laissons là tranquille l'homme politique, plutôt discret, et intéressons nous donc à l'auteur et à son dernier livre : La taupe de l'Élysée.
Un auteur qui n'en est pas à son coup d'essai dans le genre thriller politique très contemporain, puisque l'un des précédents avait fait parler de lui, déjà : La poésie du marchand d'armes.
Et il nous propose là une passionnante leçon d'histoire : en 1954, une affaire de fuites, d'espionnage, qui va secouer le petit monde politique français.

Le contexte et le canevas :

Nous sommes en juillet 1954. L'armée coloniale vient de se distinguer à Diên Biên Phu. 
La France va engager des négociations de paix à Genève pour sortir du bourbier de l'Indochine. 
Nous vivons les dernières années de la IVe République. Le président de la république (René Coty) n'a pas encore beaucoup de pouvoir et c'est le président du conseil (Pierre Mendès-France, PMF pour les amis) qui tire les ficelles. 
Dans l'opposition, le Parti Communiste très actif est dirigé par Jacques Duclos, « le puissant patron des communistes »
Et tout cela alors que « la guerre froide a fait perdre la raison aux esprits les plus tempérés » et qu'aux US, le sénateur MacCarthy vit ses heures de gloire.
Voilà le contexte géopolitique idéal pour une affaire d'espionnage, la fuite de documents secret-défense, qui va défrayer la chronique de l'époque et faire trembler le microcosme politique de la France d'alors.

♥ On aime :

 L'auteur fait preuve d'une précision étonnante dans son récit : on n'est pas dans de la politique-fiction et il s'agit, bien sûr, d'une histoire véridique et authentique, et le récit austère évoque davantage le sérieux journalistique que les romances à la James Bond, car « il est des espions dont on ne fait pas des romans. Leur discrétion est absolue. Leur monde secret, cloisonné, hermétique à tout regard extérieur. Ils agissent sans laisser de trace, ni bagarre, ni violence, ni cadavre. »
Si l'on veut pousser plus loin la plaisanterie, nous serions plutôt sur : « Mon nom est Mitterrand. François Mitterrand ». C'est moins cinoche, j'avoue.
Car bien sûr, parmi toutes les personnalités évoquées dans le bouquin, c'est bien le Ministre de l'Intérieur de l'époque, celui qui n'était pas encore Tonton, qui va intéresser le lecteur d'aujourd'hui. 
C'était lui que les "espions" cherchaient à déstabiliser, c'est du moins l'angle d'attaque retenu par l'auteur pour démêler cette sombre histoire : « l’affaire des fuites devait compromettre Mitterrand aux yeux de Mendès France, le gouvernement Mendès France aux yeux des Français et enfin la DST aux yeux des services secrets américains. En somme un enchaînement contagieux de mensonges se propageant dans tout l’appareil d’État ! Un  discrédit général .».
Alors qui était la taupe de l'Élysée, l'espion à l'origine des fuites, logé au plus près des sommets du pouvoir ?
 Au fil d'une lecture sérieuse mais qui reste fluide et agréable, on peut parfois penser à John Le Carré, le lecteur va également croiser de nombreux autres personnages plus ou moins connus.
Comme Roger Wybot, chef de la DST. Ou Françoise Giroud de L'Express : « la journaliste trouva à Wybot une étrange ressemblance avec son homologue américain, John Edgard Hoover, le puissant et détesté patron du FBI. ».
Bref, il y a largement de quoi satisfaire le lecteur curieux parti à la (re-)découverte des coulisses de cette IVe République, finalement assez mal connue. Une République déjà bien secouée par la fin annoncée de l'époque coloniale et par la guerre froide contre le communisme, une République déjà affaiblie qui n'avait vraiment pas besoin de cette affaire.
D'ailleurs le gouvernement de Pierre Mendès-France n'y survivra pas : calomniez, calomniez, il en restera toujours quelque chose.
Sans doute que comme le dit l'auteur, « il est des espions dont on ne fait pas des romans », mais on tient là une étrange affaire dont Frédéric Potier a réussi à tirer une excellente histoire.

Pour celles et ceux qui aiment l'Histoire de France.
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Livre lu grâce aux éditions de l'Aube (SP).
Ma chronique dans les revues Benzine et ActuaLitté.  

L'or du spectre (Matz, Xavier)


[...] J'ai pas tiré 5 ans pour en arriver là.

Après "Le serpent et le coyote" (paru en 2022) Matz et Xavier reprennent les routes de l'Ouest Américain et revisitent le western au son d'un auto-radio des années 70.

Les auteurs, l'album (128 pages, mai 2025) :

Philippe Xavier est un artiste dont le coup de crayon s'est aiguisé dans le domaine de la publicité et du graphisme sur le sol américain.
Matz (Alexis Nolent) est notre scénariste préféré : c'est celui de la série Le Tueur et de quelques autres albums remarquables, souvent des coups de cœur. Ses scénarios, très écrits, sont presque des romans.
Les deux complices n'en sont pas à leur coup d'essai (on leur doit notamment la série Tango - Le Lombard 2017) et L'or du spectre est un peu la suite de leur album précédent, Le serpent et le coyote (Le Lombard 2022), mais il peut tout de même se lire indépendamment. 

Le canevas et les personnages :

Dans l'album précédent (Le serpent et le coyote), on avait laissé Joe (un malfrat repenti, témoin protégé d'un procès anti-mafia), en cavale avec son camping-car quelque part sur les routes du Nouveau Mexique.
Nous voilà repartis sur les routes de l'ouest sauvage, Montana, Wyoming, Colorado, Nouveau-Mexique, au bout de nulle part : Chuck sort de 5 ans de placard et retrouve sa dulcinée, Kat.
Tous deux veulent bien sûr retrouver le butin que Chuck a enterré quelque part, avant ses vacances en taule mais ils vont tomber sur un os creux et sur un vieux pépé, qui n'est pas sûr de s'appeler Rufus, il perd la boule, et pire, la mémoire ce qui n'est pas très pratique quand on cherche après son or ! 
Le pépé gâteux croit être né en 1820 au temps de la ruée vers l'or et les indiens du coin le prennent pour un fantôme. Après tout, qui sait ...
En gros, tout le monde se retrouve avec une pelle à la main et creuse, creuse, tantôt pour déterrer un trésor, tantôt pour enterrer un gêneur. La routine de l'Ouest, quoi !
Et que les fans se rassurent, nos héros finiront bien par croiser la route de Joe dans son camping-car !

♥ On aime :

 Chuck et Kat, on les trouve plutôt sympas.
Chuck incarne l'idiot parfait : il a même révélé à un camarade de cellule l'endroit où il avait dissimulé son butin ! Et le "camarade" est évidemment sorti avant Chuck ...
C'est Kat la tête pensante, la blonde fatale dans toute sa splendeur, et le dessinateur Philippe Xavier fait tout pour nous la rendre séduisante. 
Mais elle est assez vénère après les conneries de son petit-ami.
Ce qui nous vaut des dialogues piquants puisque la belle Kat n'a pas la langue dans la poche de son jean.
« [...] - Tout va bien se passer, bébé, t'inquiète.
- C'est quand tu dis des trucs comme ça que je m'inquiète en fait. 
J'hésite. J'arrive pas à décider si t'es un pauvre con ou un sale con Chuck. Pourquoi t'as préféré dire à quelqu'un d'autre que moi où était planqué le fric ?
- Mais tu m'aimes, bébé, non ?
- Arrête de m'appeler bébé, ça m'énerve. » 
 Côté dessins, Philippe Xavier se régale (et nous aussi) : c'est du grand cinéma, digne du technicolor. Cadrages larges sur des panoramas grandioses et plans resserrés sur les trognes des personnages, tous très variés, ou les beaux yeux de Kat. 
Dans ces planches, il plane parfois comme un petit air de Blueberry, que l'on aperçoit d'ailleurs en arrière-plan page 29 : clin d’œil. 
C'est un véritable plaisir et cela nous offre un album magnifique.
 Voilà un western revisité années 70 au dessin impeccable.
L'album précédent évoquait les débuts du programme WITSEC de protection des témoins repentis et cela donnait au scénario une profondeur, une densité, que l'on ne retrouve pas vraiment ici : L'or du spectre semble manquer d'un fil conducteur un peu plus riche que les déboires de Chuck et Kate en quête de leur bonne fortune.
Peut-être faut-il voir là un épisode de transition dans une série qui ne dit pas encore son nom.


Pour celles et ceux qui aiment les westerns modernes.
D’autres avis sur BD Gest, Bdthèque et Babelio.
Album lu grâce aux éditions Le Lombard (SP)
Ma chronique dans les revues Benzine et ActuaLitté.  

mardi 27 mai 2025

Bombay beach, Californie (Dominique Forma)


[...] Depuis longtemps il est nulle part.

Dominique Forma nous emmène visiter "ses" États-Unis : entre Los Angeles et Las Vegas, une virée déjantée (littéralement) dans les déserts perdus.

L'auteur, le livre (272 pages, mai 2025) :

Dominique Forma n'est pas un inconnu : on lui doit, entre autres écrits, Albuquerque et Manaus.
Le bonhomme est né en région parisienne (en 1962) mais c'est un touche à tout qui est parti de bonne heure aux US pour faire dans la musique et dans le cinéma. Sa carrière littéraire viendra sur le tard.
Quand il décide de nous inviter à Bombay beach, Californie, il est donc chez lui ou presque.

Le canevas et les personnages :

Les courts récits de Dominique Forma sont souvent des histoires de personnages et de personnages en voyage, en dérive ou même en cavale.
Ce bouquin-ci coule de la même plume : voici l'histoire d'un couple en fuite. Un récit en plusieurs temps.
➔ Un prologue pour commencer, comme un pré-générique au cinéma, c'est dans le ton, on est en Amérique et l'auteur est du métier.
On y découvre Louis et Jane, deux riches et beaux entrepreneurs à Vancouver au Canada.
Pour gagner toujours plus de fric, ils se lancent dans le financement d'un chercheur et de sa trouvaille prometteuse : voilà l'occasion pour l'auteur de brocarder ce milieu très branché des startups où prospèrent incubateurs et spéculateurs. 
Mais la super trouvaille part en sucette, Louis et Jane perdent leur mise, leur réputation et tout le reste. Ils doivent prendre la fuite : direction le sud. Fin du prologue.
« [...] Jane a préparé deux valises. Elle éteint l’électricité, coupe les arrivées d’eau, dépose quelques billets pour le loyer. Louis ne parvient pas à se décider :
– Aller où ?
– Fuir. Tu ne comprends pas ?
– Si…je comprends.
– Non, tu ne comprends rien. Fuir car il n’existe pas de solution plus raisonnable. »
➔ Première saison du bouquin : ils sont arrivés dans les déserts de Californie et Jane se dit que tant qu'à refaire sa vie, autant la refaire seule. Louis se retrouve donc planté tout seul au bord du lac de Salton Sea (une sorte de Mer d'Aral US).
N'en disons pas plus, mais la dérive de Louis en plein désert, à Bombay beach, avec quelques cabanes où se retrouvent quelques éclopés en dehors du monde, des 'misfits', au bord du lac trop salé et trop pollué, est sans doute le meilleur moment du bouquin, le plus dépaysant en tout cas.
« [...] On ne regarde pas la télévision à Bombay, on gère sa journée comme on l’entend, on consacre donc beaucoup de temps à ne rien faire, à réfléchir, à échafauder des théories, à contempler ses ongles de pied pousser et s’intéresser à ses voisins. C’est un comble pour une communauté de réfractaires à la vie en société , éparpillée sur un bout de désert pollué, que de se passionner pour les secrets des autres. »
➔ Deuxième saison du récit : on dit souvent qu'il faut suivre l'argent ou suivre la femme. Dominique Forma s'est dit que tant qu'à faire, on allait suivre les deux. Dix ans plus tard, on retrouve Louis et Jane entre Las Vegas et Los Angeles. L'argent toujours : tous deux fricotent chacun de son côté avec des gens peu recommandables. Casinos, immobilier, blanchiment, ... La rencontre des ex-amoureux ne va pas se faire autour d'un dîner aux chandelles. 
Tout cela va forcément mal finir. En fait, on le sait depuis le début, depuis Vancouver.
Cette deuxième partie est peut-être moins prenante, en tout cas plus convenue.
➔ Ah, et puis j'allais oublier le final ! Je n'en dirais rien bien sûr mais sache, lecteur, que Dominique Forma t'a réservé une surprise et qu'il te faudrait être très très perspicace pour la voir venir (et ce ne fut pas mon cas) !

Et puis d'autres personnages, comme l'auteur sait si bien les dessiner. On n'en citera qu'un ou deux : comme Internet Joe, qui ne fait payer le café que si l'on se sert d'internet, « il a le geste lent, élégant, il fonctionne comme un minuscule reptile qui, pour vivre dans le désert, s’économise ».
ou encore Bubble Bridgid, « la soixantaine amortie, le corps affaissé, les traits épais » mais qui « conserve toutefois la réputation d’une fille ayant chaud aux fesses. Elle aime raconter ses escapades sexuelles par le détail ».
Et puis bien sûr des patrons de casinos et d'hôtels, plus moins décrépits (les patrons et les hôtels), et même des voyous de la mafia arménienne ou de gangs blacks. Dominique Forma nous fait visiter son Amérique à lui.

♥ On aime :

 On aime d'abord le style de Dominique Forma. Une prose sèche et nerveuse. Une prose qui prend un tout petit peu d’embonpoint au fil du temps, avec l'âge.
D'habitude ses romans sont presque des nouvelles, des formats très courts, façon "novella". Celui-ci est un peu plus long (à peine) car l'écrivain a voulu nous partager différents aspects de 'ses' États-Unis dans un récit composite.
 On aime aussi les personnages de Dominique Forma. Des ni bons ni mauvais, des qui vont naviguer de trahison en galère. Ce sont aussi des témoins d'une époque et de ses événements : ce sera encore le cas encore ici.
 Et puis on aime les histoires de Dominique Forma car c'est un sacré conteur. Sa prose est sèche, ses bouquins sont courts : il n'a pas de temps à perdre pour nous peindre en quelques lignes un personnage, une ambiance, un décor, et il le fait vite et bien, comme on le fait dans le cinéma.
 Alors attention lecteur, une fois le départ donné à Vancouver, il va te falloir suivre Louis et Jane à toute allure jusque dans les déserts du Nevada et de la Californie : prévois quelques heures sans lâcher le bouquin ni le volant, et une bouteille d'eau.
« [...] Piloter le buggy dans le noir absolu est la seule chance de semer le 4 × 4. C’est impossible, c’est suicidaire, aussi dangereux qu’à l’aube de ces matins d’antan lorsque Louis conduisait les yeux fermés durant neuf longues secondes. Le bolide sur pneus larges fend la nuit, sans repères, sans notion de ce que la piste présente comme dangers. »

La curiosité du jour :

Les lieux que nous fait visiter Dominique Forma sont de vrais endroits (enfin, si l'on peut dire).
Des coins perdus au fin fond du désert. Et les étasuniens ont même un nom pour ça : des census-designated place (CDP), des lieux-dits comme on pouvait dire chez nous, qui ne sont rattachés à aucune municipalité, aucun comté. Bombay Beach ou Sandy Valley sont des lieux bien réels mais qui ne sont identifiés que pour le recensement (census), sans aucune autre administration.
« [...] Une localité qui n’a ni noms de rues, ni numéros, ni taxes à verser à l’État, ni poste municipale, ni police, ni magasins, ni école, ni certificats de propriété foncière, un lieu qui n’a aucune existence légale.
[...] Sandy Valley existe sans exister, ce lieu n’est pas répertorié administrativement par l’État du Nevada. Il n’y ni maire, ni policier, ni pompier, ni distribution de courrier. Ici vivent ceux qui veulent oublier le monde. »
On est d'accord, il n'y a pas de meilleur endroit pour situer une bonne histoire.

Pour celles et ceux qui aiment le désert américain.
D’autres avis sur Bibliosurf et Babelio.
Livre lu grâce à La Manufacture de livres (SP). 
Ma chronique dans les revues Benzine et ActuaLitté.  

lundi 26 mai 2025

Oldforest (Pierre-Yves Touzot)


[...] Il se passe des choses étranges à Oldforest.

Une traque pleine de dangers, un "nature-writing" efficace dans le froid et la neige d'une forêt primaire en plein hiver, quand le blizzard souffle une légende indienne qui a tout de la fable philosophique.

L'auteur, le livre (391 pages, avril 2025) :

Écrivain-voyageur, Pierre-Yves Touzot est né au Québec (à Sherbrooke en 1967) et vit désormais en France. C'est un touche-à-tout : il est également scénariste-réalisateur et a fait le tour du monde en solo.
Oldforest est de ces récits qui nous transportent loin, vers les étendues septentrionales, dans un monde de givre et de neige.
Un écrivain peu connu pour un roman surprenant qui se révèle être une agréable découverte.
Le bouquin est annoncé comme le début d'une trilogie mais il peut se lire seul.
Il vient d'obtenir le prix Sable noir 2025 et Pierre-Yves Touzot nous annonce la suite pour la fin d'année.

Le canevas et les personnages :

Nous voici au pied des Rocheuses, côté ouest en Colombie-Britannique, non loin de la Fraser River, à l'orée de l'une de ces "forêts primaires" qui deviennent de plus en plus rares sur notre planète : ces « forêts originelles, ces lieux privilégiés où la nature évolue à sa manière depuis la nuit des temps sans être souillée par l’intervention de l’homme »
Anton revient à Hell Town, sur les lieux du drame de sa vie, dix ans après : un accident de voiture où Déborah, sa chérie perdit la vie. Un voyage-souvenir aux allures de pèlerinage : « dix années d’échec. Anton espérait que ce retour sur les lieux du drame l’aiderait à faire définitivement le deuil, mais maintenant qu’il est sur place, il n’est plus très sûr que ce voyage aura le moindre effet bénéfique. »
Mais on est en plein hiver, la saison touristique est déjà loin, Hell Town est couverte de neige et tout y est fermé : la ville et ses rares habitants ne sont guère accueillants. 
C'est « une tradition très forte à Hell Town : ne rien faire qui puisse inciter les étrangers à rester en ville lorsque le parc est fermé. La tranquillité de leur petite communauté isolée est à ce prix »
Une petite ville où l'on « considère ces gens de passage comme des touristes en été et comme des étrangers en hiver »
À bon entendeur ...
Et voilà que, noyé dans son chagrin et la neige, il aperçoit furtivement le visage de Déborah dans une rue de la ville ! Hallucination ? Apparition ? Illusion ?
« [...] Il repense à la jeune femme qu’il a vue entrer dans le restaurant, toujours aussi troublé par sa ressemblance avec Déborah. Pourtant, il s’agissait d’une autre femme. Dix ans plus tôt, la voiture avait brûlé. Déborah avait trouvé la mort, ce soir-là. »
La mise en place est un peu longue, laborieuse, capillotractée (pas facile de nous faire croire à ce fantôme) et l'on se demande bien qu'est-ce que c'est que cette histoire ? 
D'autant plus que Anton rencontre une autre jeune femme au prénom prédestiné : c'est Alaska qui se propose de le guider dans la forêt pour retrouver Déborah.
« [...] — Alaska Stockton, dit-elle en lui tendant la main. 
— Anton Reed. Enchanté.
— Elle est morte, et vous l’avez revue ? C’est impossible !
— Je suis bien d’accord avec vous, mais je l’ai vue. Enfin, j’ai vu une femme qui lui ressemblait. »
Une rencontre qui tombe à pic puisque Anton est, comme par hasard, « un ancien membre des forces spéciales de l’armée anglaise spécialisé dans les opérations en milieu naturel hostile » !
Non mais franchement ? 
Le gars chagrin qui voit réapparaître sa chérie morte et enterrée ?
Le gars qui est un ancien GI Joe ? Et la petite Alaska bien sympa qu'est là ?
On se croirait dans un mauvais Harlan Coben !
Mais ... 

♥ On aime :

 Mais voilà ! En pleine tempête de neige, Anton et Alaska s'aventurent dans les bois. Touzot maîtrise l'art de captiver son lecteur, l'entraîne sur leurs traces, alors qu'ils sont poursuivis par les sombres et énigmatiques résidents de Hell Town.
En fin de compte, on se fiche un peu de l'intrigue tarabiscotée, passionnés que nous sommes par cette rando en milieu hostile, on s'y croirait et l'auteur sait s'y prendre pour nous faire partager la course, la neige, la traque, le froid, ...
 Dès que le lecteur s'aventure sur ce sentier dangereux, happé par la traque au cœur d'une forêt pétrifiée par le froid, il devient une proie facile pour Pierre-Yves Touzot qui peut tranquillement dérouler son récit.
Quelque chose entre un conte mystérieux, une légende indienne et une fable philosophique, quand un loup ou un élan vous indique le chemin à suivre ...
Un auteur plus malin qu'on ne le pensait : son intrigue n'est guère crédible mais suffisamment intéressante pour exciter notre curiosité. Il ne nous demande pas de le croire mais seulement d'être suffisamment curieux pour le suivre. Ce qui nous va très bien.
 Finalement, la « Forêt Interdite d’Oldforest » va livrer une partie de ses secrets.
« [...] — Comment avez-vous commencé à comprendre qu’il se passait des phénomènes étranges à Hell Town ? demande-t-il pour l’aider à chasser ses pensées sombres.
— Les enfants, répond Alaska sans réfléchir. 
— Les enfants ?
« [...]  — Je crois qu’il y a quelque chose d’autre derrière tout ça. 
— Quoi ? 
— Je l’ignore encore. Mais tout est lié. Et l’explication est dans cette forêt.
— Pourquoi ? 
— Les habitants de Hell Town ont tous une connexion très forte avec cette forêt. Ils en parlent toujours avec déférence, comme si elle était le centre de leur existence. 
— Comme les Indiens ? 
— Comme les Indiens. Je n’y avais jamais pensé en ces termes, mais c’est exactement ça. Comme les Indiens. »
Et la forêt va effectivement finir par dévoiler (une partie de) ses secrets :
« [...] — Tout ceci est nouveau pour vous, mais maintenant que vous connaissez notre secret, vous devez vous demander ce qui se passerait si le monde le découvrait ? »

Pour celles et ceux qui aiment les sapins et la neige.
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dimanche 25 mai 2025

Chiens de prairie (Berthet, Foerster)


[...] T'es pas pire qu'un chien.

Un western en forme de road-movie, entre un vieux hors-la-loi décati et un jeune orphelin sourd et muet. Une chevauchée qui cache bien des surprises.
À commencer par le courrier de Calamity Jane.

Les auteurs, l'album (64 pages, mai 2025) :

Au scénario de cet album : Philippe Foerster (né en 1954) qui a fait ses classes à l'école belge aux côtés de Sokal, Schuiten, entre autres, avant de travailler auprès de Gotlib.
Au dessin, un autre Philippe, Philippe Berthet (né en 1956) : un 'frontalier' qui basculera rapidement du côté belge de la BD.
Les deux complices n'en sont pas à leur première collaboration : on leur doit notamment L'oeil du chasseur (1988) dans le bayou sudiste.
En 1996, ils avaient signé ce western paru initialement chez Delcourt : Chiens de prairie. Il s'agit donc d'une réédition chez Anspach (fort judicieuse).

L'album est étoffé d'un dossier réalisé par Charles-Louis Detournay (Chacma) qui fournit beaucoup d'éléments de contexte sur les auteurs et cet album.

♥ Finalement, on aime :

 Soyons clairs, les westerns en BD, ce n'est pas vraiment mon truc. Vraiment pas. Peut-être à cause d'une overdose à la télé de ma jeunesse. Mais ... 
Mais il y a le scénario de Philippe Foerster !
On est d'abord intrigué par l'entrée en scène de Calamity Jane : la réalité s'invite dans ce récit de fiction.
C'est ce personnage devenu mythique qui va nous raconter l'histoire à travers quelques lettres : les fameuses lettres à sa fille, peut-être apocryphes, écrites vers 1880 mais qui ne seront publiées que beaucoup plus tard. Des lettres qu'elle n'a peut-être jamais envoyées. 
Voilà vraiment de quoi démarrer un scénario !
Belle trouvaille, ces lettres feront office de voix off pour faire avancer la fiction qui s'appuiera sur d'autres éléments de réalité comme la rivière Little BigHorn, celle-là même de la célèbre bataille où périt le général Custer.
 Et puis il y a cette errance improbable entre deux personnages qui ne devaient pas se rencontrer : un vieux cow-boy décati - « Une méchante douleur sous le bras, là ! ... Je me sens comme qui dirait tout vermoulu ! » - et un jeune orphelin mutique - « Celui-là c'est un sourd-muet un peu demeuré, je crois ... C'est pas vraiment un veinard. »
Leur rencontre est plutôt musclée :
« [...] Fous-moi le camp, crétin ! J'ai pas besoin de toi ! »
Mais le lecteur espère bien qu'ils vont faire un bout de route ensemble !
Et déjà quelques pages plus loin, le vieux cow-boy commence à s'attendrir : « [...] T'es pas pire qu'un chien ... Tu serais même un peu plus humain, comme compagnon, à bien examiner la chose. »
JB Bone, c'est un hors-la-loi qui traîne, derrière son cheval, le cercueil de son complice ... un hold-up qui a mal tourné.
Quant au jeune Moïse, il ne parle peut-être pas mais il arrivera à nous rendre sympathique ce vieux bandit de JB. 
Si l'on était au cinoche, on parlerait de road-movie. D'ailleurs au vu des dessins des scènes d'action (comme celle de la rivière ou celle des bisons) cette appellation convient finalement plutôt bien.
 Et puis que serait un western sans des méchants à faire froid dans le dos ? 
Et bien on a là tout ce qu'il faut : une bande de chasseurs de primes appâtés par le contrat sur la tête de JB Bone, et pire encore, un pasteur justicier et vengeur, l'incarnation du mal, accompagné de sa sœur, tous deux vêtus de noir.
 Philippe Foerster a réuni tout ce dont il avait besoin pour nous raconter une sacrée histoire, pleine de ressources cachées : l'auteur a désormais pas mal de cartouches en main, de quoi maintenir l'attention tout au long de la chevauchée et surprendre le lecteur jusqu'au tout dernier moment.
 Côté graphismes, Philippe Berthet s'en donne à cœur joie et alterne gros plans et décors grandioses, scènes intimistes autour du feu du camp et chevauchées épiques dans la plaine et les montagnes. Du grand western, avec des cow-boys, des indiens et des bisons.
Les dessins sont de belle qualité (rappelant ceux de L'oeil du chasseur) mais avec un côté très sombre, accentué par un tirage sur un papier épais très mat (façon papier dessin).
Personnellement, j'ai trouvé cela un peu trop sombre.

Pendant ce temps, imperturbable, JB Bone taille sa route vers le Montana, traînant derrière lui le petit Moïse et le cercueil de son ami Ben.

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vendredi 23 mai 2025

Ennemies publiques (Hannah Deitch)


[...] J’ai fui la scène de crime.

Un road-novel avec des héroïnes que l'on dirait héritières de Thelma et Louise.

L'auteure, le livre (400 pages, mai 2025) :

L'américaine Hannah Deitch vit à Los Angeles et nous offre là son premier roman : Ennemies publiques.
Un road-novel emballé et emballant.
La traduction de l'anglais (US) est de Cindy Colin-Kapen.

Le canevas et les personnages :

Ah, les personnages ! Tout est là ou presque.
Voici l'histoire d'une cavale, le road-novel de deux femmes qu'il est facile de dépeindre comme les héritières de Thelma et Louise (et non pas comme celles de Charles Manson comme vont le faire les journaux et la police, pfff !). 
On pourrait même plutôt les appeler « Bonnie et Bonnie. Pas de Clyde en vue. »
Evie - c'est elle qui raconte l'histoire à la première personne - Evie est une étudiante brillante qui vivote en donnant des cours particuliers à des adolescents-gosses de riches (coach pour le SAT - Scholastic Assessment Test - l'examen d'entrée aux universités US, ce fut d'ailleurs le premier job de l'auteure).
En arrivant chez la famille Victor pour le cours de la jeune Serena, Evie découvre les cadavres salement mutilés des parents. 
Ça tourne vite assez mal, Evie s'enfuit en emmenant avec elle une autre jeune femme qu'elle a découverte enfermée et ligotée dans un placard : visiblement les Victor avaient une vie cachée ?!
Voici donc Evie et la jeune femme mutique - on apprendra beaucoup plus tard qui elle est et ce qu'elle faisait dans le placard - Evie et la jeune femme mutique en fuite sur les routes US avec toutes les polices à leurs trousses.
« [...] Un avenir de fugitive, à me nourrir de conserves froides dans des chambres d’hôtel sordides avec pour seule compagnie cette étrangère mutique et méfiante que j’avais trouvée attachée dans leur maison. »

♥ On aime :

 Le bouquin ne commence pas trop bien, avec des petites phrases qui semblent un peu trop taillées pour le marketing. 
« [...] J’ai été une meurtrière célèbre, à une époque. J’ai assassiné une famille entière de gens très riches, façon Charles Manson, et j’ai fui la scène de crime. »
C'est Evie qui nous présente en détail sa situation, la trentaine, diplômée de tout et de rien, amère et désabusée, le rêve américain complètement en panne. C'est très moderne, très "je", très "jeunesse américaine", donc un peu éloigné de notre culture. Ça ratisse large mais on se dit qu'il faut tout de même persévérer quelques pages.
Heureusement le récit trouve bien vite son rythme, complètement emporté par la cavale infernale des deux jeunes femmes.
 Et bêtement, le lecteur se retrouve emporté lui-aussi. Happé, captivé, impossible de lâcher le bouquin. On est à fond, on dévore les kilomètres de ce road-trip, ces deux femmes crèvent l'écran, traversent les US de long en large, tantôt on accélère pour en savoir plus et plus vite, tantôt on freine, en vain, pour que le film ne finisse jamais.
Pour son premier roman, Hannah Deitch a vraiment réussi un joli coup avec ce couple d'héroïnes : Evie et l'autre femme, "cette étrangère mutique et méfiante".
C'est avec émotion que le lecteur va suivre leurs approches, leur rapprochement, leurs sentiments, leurs émois (oui, oui).
« [...] Elle s’efforçait de paraître distante, mais elle avait surtout l’air timide. J’aimais bien l’idée d’avoir cet effet sur elle. »
« [...] La femme s’est penchée pour me prendre la main. Elle a fait glisser son doigt sur ma paume et mon corps s’est tendu comme une peau de tambour. J’ai fini par comprendre qu’elle traçait des lettres pour que je les lise. »
« [...] J’ai failli ne pas remarquer qu’elle avait parlé. « Je murmurais des choses, a-t-elle poursuivi. En secret. Quand tu partais nous acheter à manger. Dans la baignoire, la première nuit. 
– Tu t’entraînais à…parler ? 
– Oui. Je voulais être sûre d’en être encore capable. Ma voix me paraissait…étrange. »
C'est avec angoisse que le lecteur va suivre leur cavale, leurs mésaventures, leur fuite, leurs déboires.
« [...] J’étais exténuée. J’avais passé la journée à conduire, dans un état de vigilance constante. Je ne m’imaginais pas retourner dans la voiture, dans la nuit, pour rejoindre un monde peuplé de flics et d’US Marshals, d’agents du FBI et de réceptionnistes d’hôtel. C’était un miracle que nous n’ayons pas encore été arrêtées. »
Alors, oui, ça palpite.
 Et puis c'est quand même un thriller ! Alors que fait la police ? Que s'est-il réellement passé dans la maison des Victor avant que Evie ne découvre les cadavres ? Que faisait "cette étrangère mutique et méfiante" enfermée et attachée dans la maison ?
 Oh ce roman n'est peut-être pas exempt de quelques défauts de jeunesse (jeunesse du récit comme des personnages). Quelques chapitres se perdent parfois dans les introspections de Evie et Hannah Deitch semble hésiter entre une belle romance amoureuse et une critique très acide d'un rêve américain qui tourne au cauchemar.
Mais ce n'est là que le premier roman d'une auteure qui est indéniablement "à suivre" : sa plume ne peut que se bonifier avec la maturité.

Pour celles et ceux qui aiment les road-movies.
D’autres avis sur Bibliosurf et Babelio.
Livre lu grâce aux éditions Sonatine (SP).
Ma chronique dans les revues Benzine et ActuaLitté.  

mardi 20 mai 2025

Ledra palace (Constantia Sotiriou)


[...] Il faut le boire amer, le café, pour sentir les choses passer.

Une jolie petite surprise, un bijou finement travaillé, qui nous fait nous intéresser à l'histoire de Chypre, cette île mal connue.

L'auteure, le livre (128 pages, mai 2025, 2022 en VO) :

Constantia Sotiriou est née en 1975, à Nicosie où elle vit toujours.
Ledra Palace est son premier roman, paru en anglais sous le titre Brandy Sour.
C'est le nom du cocktail que le barman de l'hôtel chypriote avait réalisé pour le roi Farouk d'Egypte : la boisson ressemblait à du thé glacé, et masquait ainsi les penchants alcoolisés du roi.

Le roman est traduit du grec (Chypre) par Nicolas Pallier

Le contexte :

 Comme moi, vous vous rappelez peut-être Monseigneur Makários, archevêque orthodoxe, président de l'île devenue indépendante après le départ des anglais (des colons qui laissèrent derrière eux, comme ailleurs, un sacré bazar). Malgré ses tentatives de maintenir un équilibre précaire entre les communautés grecque et turque, il fut renversé en 1974 par un coup d'état des colonels grecs. Coup de force qui déclencha en retour l'invasion turque et la partition de Chypre.
 Le Ledra Palace Hotel (en grec : Λήδρα Πάλας ou Lídra Pálas) est un ancien hôtel emblématique de Nicosie. Jusqu'en 1974, c'était le plus luxueux palace de l'île. Il abrita ensuite (jusqu'en 2005) le quartier général des Forces des Nations Unies chargées du maintien de la paix à Chypre. La ville de Nicosie est toute proche de la ligne de démarcation (la ligne verte ou ligne Attila) et le bâtiment est donc tout près du Ledra Checkpoint qui sera partiellement ouvert en 2003.

♥ On aime :

 Ce très court roman (un peu plus d'une centaine de pages) est presque un recueil de poèmes. Des poèmes en prose : chaque court chapitre (3 ou 4 pages) est consacré à un personnage (un de ceux qui ont parcouru les couloirs ou les salles de l'hôtel) et à une boisson.
Côté personnages, Constantia va nous présenter l'architecte de l'hôtel, une femme de chambre, une actrice, un peintre, l'archevêque orthodoxe, un maquisard, un casque bleu ou un chanteur célèbre.
Et côté boissons, elle va nous servir un thé à la lavande, une eau de rose, un simple café turc ou une bière fraîche, un cognac, ou même de l'eau bénite, jusqu’à ce fameux cocktail, le brandy sour du roi Farouk.
« [...] Le cocktail, raconte-t-on, est inventé par un barman pour le roi Farouk d'Égypte à la fin des années 1940, une époque sombre où celui-ci, rattrapé par l'âge et les soucis, est déjà un homme vieilli, ventripotent, torturé par les migraines politiques, sur les plans intérieur comme extérieur, et soucieux de dissimuler son penchant pour l'alcool.
[...] Il y verse du brandy pour aider le roi à oublier, de la citronnade pour l'adoucir, mais aussi du jus de citrons acides, pour rappeler au roi ses tourments, et puis une pointe d'Angostura, pour l'amertume. Il sert tout cela dans un grand verre, un verre à soda, que tous y voient un thé glacé. « Et voilà! ».
 Un chapitre, un personnage relié à l'hôtel d'une manière ou une autre, une boisson et un refrain. Une petite phrase, un leitmotiv qui vient scander la prose très musicale de Constantia Sotiriou. 
Au fil des chapitres, autour du Ledra Palace, le lecteur va faire la connaissance d'humbles paysans, de simples femmes de chambre mais aussi de quelques célébrités, comme le roi Farouk ou Youri Gagarine, de retour sur terre après son voyage dans les étoiles.
Gagarine boit du vin, l'un des plus vieux vins du monde : le Commandaria.
« [...] Il aimait, la nuit, s'asseoir seul dans un coin et siroter un vin antique. Le Commandaria. Le plus vieux vin du monde. Gagarine ne buvait pas de cocktails. »
Quant au maître d'hôtel, une fois le Ledra Palace désaffecté (pour devenir le quartier général de l'ONU et le lieu de rencontre des parties opposées), le maître d'hôtel lui, boira un café amer.
« [...] Désormais, il boit un second café l'après-midi, noir, sans sucre, comme il est d'usage dans les périodes de deuil, après les enterrements, les catastrophes et les disparitions. Ce genre de café. Avec beaucoup de mousse, et sans sucre. Il faut le boire amer, le café, pour sentir les choses passer. »
 Les différents chapitres réussissent à nous faire sentir les choses passer, à nous évoquer tous les charmes de cette île méditerranéenne, toute sa poésie lumineuse et chaleureuse. Mais d'autres passages seront plus amers, comme le café : la pays se retrouve coupé en deux, l'hôtel au milieu, au bord de la ligne de démarcation. Il n'est plus que le vestige d'un passé révolu.
 À la fin de ce petit bouquin, quelques pages judicieuses sont là pour nous rappeler la chronologie de ces événements et nous situer les principales personnalités qui apparaissent dans chacun des chapitres.

Pour celles et ceux qui aiment les rives de la Méditerranée.
D’autres avis sur Babelio.
Livre lu grâce aux éditions Héloïse d'Ormesson (SP).
Ma chronique dans les revues ActuaLitté et Benzine.

vendredi 16 mai 2025

Taxi de nuit (Jack Clark)


[...] La ville ne serait jamais propre.

Chronique urbaine hyper réaliste : les mémoires d'un vieux chauffeur de taxi de Chicago. Une prose au ras du bitume qui peut rappeler celle de Bukowski.

L'auteur, le livre (240 pages, mai 2025, 1996 en VO) :

Avez-vous déjà lu un chauffeur de taxi ?
Et bien c'est le moment : l'américain Jack Clark (né en 1949) fut longtemps taxi de nuit à Chicago. 
Ses premiers écrits, il les vendait directement à ses plus fidèles passagers avant d'attirer l'attention d'un éditeur !
Taxi de nuit est son premier bouquin traduit en français, mais il date de 1996.

Le canevas :

Edwin Miles, dit Eddie, est taxi pour la compagnie Sky Blue. Il travaille de nuit et c'est son partenaire qui prend la voiture pour la journée. Le soir, Eddie charge, roule, dépose, et sillonne la ville aux côtés des taxis des autres compagnies, Yellow, Checker ou Flash.
Mais ni les rues sombres ni les cités pauvres de Chicago ne sont vraiment sûres.
On parle même d'un mystérieux tueur en série qui s'en prend aux chauffeurs de taxi : « trois chauffeurs de taxi de Chicago ont été tués depuis le début de l’année ». Et c'est l'un des meilleurs amis de Eddie, Lenny, qui sera la prochaine victime : « le meurtre de Lenny avait fait la une des journaux, ils en avaient parlé à la télé, les taxis qui se faisaient braquer étaient sur toutes les lèvres ».
Un soir, Eddie va même sauver une toute jeune femme qu'il découvre dans la lueur de ses phares, sauvagement tailladée au fond d'une ruelle obscure : elle le prend pour un ange de la nuit (le titre en VO était : Nobody's angel).
Eddie va aider les inspecteurs Hagarty et Foster à mener cette double enquête pour retrouver le meurtrier de la jeune femme (elle n'est pas sa seule victime) et celui des chauffeurs de taxi.
Ah, et puis c'est un bouquin dont on peut dévoiler la dernière page sans risque de spoiler :
« POUR VOTRE SÉCURITÉ PRIÈRE DE DESCENDRE CÔTÉ TROTTOIR UNIQUEMENT » !

♥ On aime beaucoup :

 Excellente surprise que la découverte de cette chronique urbaine hyper réaliste !
C'est une prose au ras du bitume, minimaliste, factuelle. Les chapitres sont même ponctués d'extraits du règlement municipal !
« [...] Toute discrimination dans la sollicitation, l’acceptation ou la qualité du service fourni aux passagers en raison de leurs origines, de leur genre, de la zone géographique de leur prise en charge ou de leur destination dans la ville de Chicago est strictement interdite.Ville de Chicago,
Département des Services aux consommateurs,
division des véhicules de transport de passagers. »
Et le lecteur commence à se laisse bercer sur la banquette arrière par le refrain monotone du chauffeur de taxi.
« [...] Deux dollars quatre-vingts au compteur ; elle m’en a donné trois et m’a dit de garder la monnaie.
[...] Le compteur annonçait quatre dollars quarante quand je me suis garé à côté d’une nuée d’autres taxis. La femme m’a tendu cinq dollars. « Gardez-les », m’a-t-elle dit.
[...] Dix dollars au compteur. Elle m’a donné treize. « Merci beaucoup, j’ai dit en ouvrant la portière. »
 Ce style dégraissé jusqu'à l'os, sans fioritures, évoque fortement celui de Charles Bukowski, qui, tout comme Jack Clark ici, mettait en scène un double de lui-même dans ses romans (Hank Chinaski pour Bukowski).
Ces deux écrivains nous apportent la voix de la rue et l'on se souvient qu'avec Bukowski/Chinaski on découvrait les mémoires d'un vieux dégueulasse : heureusement le taxi de Clark/Eddie est beaucoup mieux tenu, plus propre ... et plus sobre !
Mais l'écriture reste bien la même : des phrases resserrées et lapidaires qui semblent se limiter à relater les événements ordinaires du quotidien, à dépeindre le réalisme cru de la ville.
Ce n'est qu'à force d'une répétition presque lancinante que l'humanité commence à transpirer du récit pour créer une atmosphère unique autour du personnage.
 L'intrigue policière tient un peu en haleine le lecteur et n'est ici que le prétexte à parcourir, avec Eddie le taxi, le plan quadrillé de Chicago en long et en large: depuis les quartiers en voie de gentrification jusqu'aux cités à moitié abandonnées comme celle de Cabrini.
« Cabrini-Green. Des barres et des barres de HLM sinistres construites par le gouvernement, entourées de terre battue et de parkings gris jonchés de détritus. Cette cité était le cauchemar des chauffeurs de taxi.
Quand j’étais enfant, des Blancs habitaient là. Mais c’était il y a longtemps. Maintenant, presque tous les habitants étaient noirs, pauvres et au chômage »
.
Et la nuit, du côté du West Side, plane toujours le fantôme des émeutes raciales de 66 et 68.
« [...] À écouter les chauffeurs, tout était merdique. Ils ne gagnaient jamais d’argent. S’il y avait du soleil, ils se plaignaient parce que les gens marchaient. S’il pleuvait ils geignaient que tout le monde restait chez soi. »
« [...] Les femmes de ménage sortaient du travail et se hâtaient vers State Street pour prendre le bus en direction des quartiers sud-ouest. La dernière fois que l’une d’elles était rentrée en taxi, ça devait être en 1947. »

Pour celles et ceux qui aiment Joe le taxi.
D’autres avis sur Bibliosurf et Babelio.
Livre lu grâce à Netgalley et aux éditions Sonatine (SP).
Ma chronique dans les revues Benzine et ActuaLitté.

jeudi 15 mai 2025

Pompéi - Assa (Miel, Pigière et Grella)


[...] La femme aux cheveux rouges.

En l'an 79 au pied du Vésuve. Une aventure romaine un peu trop convenue.

Les auteurs, l'album (56 pages, mai 2025) :

Au scénario : Rudi Miel un habitué du milieu des bédéistes et une historienne, Fabienne Pigière.
Au dessin : l'italien Paolo Grella.
Tous trois ont déjà travaillé ensemble sur la série Libertalia (l'île malgache des pirates) et se retrouvent ici pour un voyage dans le temps à Pompéi avec le même souci de réalisme historique.
Il s'agit du premier tome d'une future série : chaque personnage (ils apparaissent tous dans ce premier album) aura droit à son album. C'est Assa, une jeune femme au destin tragique, qui ouvre le bal au pied d'un Vésuve menaçant.
Attention toutefois à ne pas mettre l'album entre les mains de trop jeunes scolaires : on part quand même pour un bordel de Pompéi avec vue sur le Vésuve, mais pas que !

♥ On n'aime pas trop :

 Même s'il s'agit d'une oeuvre de fiction avec une intrigue et des personnages inventés, les auteurs partagent le souci de la véracité historique et un soin tout particulier est apporté aux costumes et aux décors (avec par exemple des maisons décorées de fresques et mosaïques).
Et si Assa se retrouve dans un lupanar de Pompéi, ce n'est pas un hasard : les ruines de cette ville romaine sont célèbres pour leurs vestiges de fresques érotiques (et même d'un vrai lupanar) qui ont permis aux historiens de retrouver vie et mœurs des romains de l'époque.
Il y a même quelques pages explicatives ou documentaires en fin d'album.
➔ Nous n'en sommes qu'au premier tome, début d'une série, mais le scénario m'a semblé un peu trop simple. Assa voit ses amours interdites, se retrouve enfermée dans un lupanar, perd tout espoir de retrouver son frère vivant, réclame sa vengeance, … tout cela est un peu trop gentil et surtout trop convenu pour captiver vraiment le lecteur. Espérons que la suite vienne me contredire.
Reste le prétexte à une belle visite de la ville de Pompéi en images, juste avant sa disparition !

Pour celles et ceux qui aiment les histoires de romains.
D’autres avis sur BD Gest et Babelio.
Livre lu grâce aux éditions Anspach (SP). 

lundi 12 mai 2025

Falaise noire (Cristina Cassar Scalia)


[...] Un corps manquait toujours à l’appel.

Ambiance série télé pour cette enquête sicilienne au pied de l'Etna.
Un deuxième épisode des enquêtes de Vanina : une agréable série toujours aussi dépaysante et charmante.

L'auteure, le livre (384 pages, avril 2025, 2019 en VO) :

L'an passé, on avait beaucoup aimé découvrir cette auteure sicilienne : Cristina Cassar Scalia avec le premier épisode d'une série policière Sable noir et un personnage annoncé comme récurrent, la commissaire Giovanna Guarrasi dite Vanina pour les amis, de la brigade criminelle de Catane.
Un an après, les revoici toutes les deux, l'auteure et la commissaire, avec Falaise noire.
La traduction de l'italien est signée Nathalie Bouyssès.
Et pour info, ces polars ont été adaptés pour la télé italienne (Vanina - meurtres en Sicile).

Le canevas :

« Manfredi Monterreale, pédiatre de profession, était palermitain mais vivait à Catane depuis sept ans.
Santé Tammaro, était journaliste. Catanais jusqu’au bout des ongles, avec un sérieux penchant pour l’investigation. L’investigation pure et dure.
Sante avait publié quelques articles intéressants sur son journal en ligne La Cronaca. »
Lors d'une partie de pêche nocturne au lamparo, tous deux vont être témoins d'une curieuse affaire : deux hommes jettent une lourde valise depuis la falaise ...
Le lendemain, on apprend la disparition d'une jeune femme, avocate dans un cabinet à la réputation sulfureuse. Était-ce son cadavre dans la valise ? 
Voilà du travail pour la commissaire Giovanna Guarrasi et son équipe de la brigade criminelle de Catane. 
Pour les amis, c'est Vanina. Mais les médias la voient plutôt comme « une sorte de shérif à la sauce sicilienne », après ses années dans l'anti-mafia. 
Installée depuis quelques années à Catane, Vanina traîne toujours « son passé. Palerme. Son père, le lieutenant Giovanni Guarrasi, abattu vingt-cinq ans plus tôt sous ses yeux par un commando de Cosa Nostra ».

♥ On aime :

 On retrouve l'ambiance sympathique de ces séries télé où le lecteur tente de se faire tout petit dans les couloirs du commissariat, dans les coulisses de l'enquête, essayant de s'intégrer discrètement à l'équipe de la commissaire Vanina Guarrasi. Voilà plusieurs personnages bien dessinés (flics, juges, médecin légiste, amis et famille, ...) qui confirment que l'on tient là une bonne série policière.
 De sa prose tranquille, ironique et efficace, Cristina Cassar Scalia dissèque tout son petit monde catanais avec beaucoup d'acuité. C'est pas de la grande littérature noire (et ça n'y prétend pas), mais c'est dépaysant, intéressant et plein de charme.
Cristina Scalia parsème toujours son récit de spécialités culinaires et de références cinéma : la Sicile est une île où il fait bon vivre ! 
Voilà un roman policier au dosage bien équilibré qui devrait plaire au plus grand nombre : des personnages savoureux et attachants du petit monde sicilien, un récit soigné et dynamique, teinté d'humour et d'autodérision, ... 
 Côté intrigue policière on est sur du solide, tout comme dans le premier épisode. L'ombre de la mafia est un peu moins présente mais l'auteure ne manque pas, une fois de plus, de bien ancrer son histoire dans le passé. 
« [...] — Non, commissaire ! Ne me dites pas que vous avez un doute !
Si Vanina Guarrasi avait un doute, ça voulait dire que, tôt ou tard, tout serait remis en question. Macchia, qui s’apprêtait à entrer, se figea sur le seuil.
— Comment ça, tu as un doute ? lança-t-il, inquiet. »
L'auteure sème également quelques indices en cours de route qui vont permettre au lecteur attentif de devancer les enquêteurs de quelques pages !
Le titre original de la VO est : La logica della lampara.
« [...] — C’est comme la pêche au lamparo, décréta -t-il.
— La pêche au lamparo a sa propre logique. On allume la lampe, on ne fait pas de bruit, on bouge le moins possible et, pendant ce temps, on arme les filets. Tôt ou tard, même les poissons les mieux planqués finissent par remonter à la surface. Et à partir de là, ils ne peuvent plus s’échapper. »

La curiosité du jour :

Dans cet épisode, le lecteur découvrira quelques spécialités culinaires dont une que la mafia ne prépare pas en cuisine : les pizzini, les petits bouts de papier avec des messages codés, utilisés par les mafieux mais avec un niveau de cryptage digne de la cour d'école. Cela pourrait être savoureux et amusant, s'il ne s'agissait pas du crime organisé.

Pour celles et ceux qui aiment la Sicile.
D’autres avis sur Bibliosurf et Babelio.
Livre lu grâce aux éditions de L'Archipel (SP).
Ma chronique dans les revues Benzine et ActuaLitté.  

vendredi 9 mai 2025

L'arbre de Judas (Michalis Makropoulos)


[...] J’ai des raisons de ne pas le nier.

Roman noir au pied des montagnes enneigées de l'Épire.
Une tragédie grecque à la frontière albanaise où l'avenir, déjà écrit, surprendra le lecteur.

L'auteur, le livre (144 pages, mai 2025, 2014 en VO) :

On n'a jamais eu trop de chance avec les auteurs grecs de polars : aucun d'eux n'a vraiment retenu notre attention jusqu'ici.
Mais il ne faut jamais dire jamais, alors c'est reparti en compagnie de Michalis Makropoulos qui nous emmène, avec L'Arbre de Judas, en Épire, la région méconnue du nord-ouest, frontalière avec l'Albanie.
C'est Clara Nizolli qui assure la traduction du grec.

Les personnages :

Nous allons suivre Ilias, un citadin, qui après des déboires professionnels et conjugaux, quitte Athènes, sa femme et ses filles pour retourner vivre chez sa mère, à Delvinaki, un petit village d'Épire, non loin de la frontière albanaise.
Sa mère c'est madame Guelo, une vieille dame.
« [...] Delvinaki, dans la commune de Pogoni sur les hauteurs de l’Épire, à la frontière gréco-albanaise.
Il allait vivre avec sa mère. Son père, il l’avait perdu deux ans plus tôt.
Il la haïssait car elle était son unique refuge.
C’était lui-même qu’il haïssait quand il voyait son reflet dans son regard plein de compassion. »
Au village il retrouvera son très cher ami d’enfance « Kostas Mendis, dit Kotsomendis, commandant de police, à la tête du poste de garde-frontières de Delvinaki ».
Le village semble être sous la coupe de Yannogassis : « un salaud , il trempe dans de sales affaires. Contrebande, femmes, drogues… Et il a le bras long, y a quelqu’un qui le couvre ».
Et puis voilà une première victime : Adela Meidani, une jeune albanaise. 
« [...] — Elle avait quel âge, Kostas ? Tu sais ? 
— Vingt-et-un. C’était une fille publique de Tirana. Il y a un circuit de commerce de femmes albanaises. »

♥ On aime :

 Makropoulos nous invite dans la campagne grecque, une campagne qui lui est chère et qu'il connait bien, une vraie campagne à l'ancienne où, avant d'être quelqu'un, on est d'abord le fils de son père ou le cadet de son frère aîné.
C'est dans ces montagnes qu'Ilias, son personnage, se laissera aller, de bar en café, noyant son chagrin dans les verres de tsipouro, complètement neurasthénique à l'idée d'avoir abandonné ses filles restées à Athènes.
On se demande bien pourquoi l'auteur nous a amenés ici avec ce curieux personnage, en apparence pas trop sympathique.
 Mais c'est une tragédie, grecque bien sûr la tragédie. Il y aura donc une première victime, une jeune albanaise, certainement tombée dans les trafics illicites du peu recommandable Yannogassis : « Tout le monde savait. Dans le village, la moindre nouvelle, le vent la chuchotait à toutes les oreilles. Pas besoin de le dire. Ça se disait tout seul ».
Le lecteur découvre alors que Ilias est parfois capable de communiquer avec les défunts (un peu comme le commissaire Ricciardi de l'italien Maurizio di Giovanni ). 
En tout cas le fantôme de la jeune albanaise vient le voir et lui demander des comptes, lui réclamer justice.
Faut-il qu'il dénonce l'affreux Yannogassis ?
« [...] Il ne savait pas si on le croirait, c’était sa parole contre la parole de Yannogassis, qui était un homme du village et qui serait soutenu par certains villageois, des gens qui avaient quelque chose à y gagner, qui lui devaient une faveur ou avaient peur de lui. »
 On tient là un polar bien curieux qui surprendra l'amateur de romans policiers : Makropoulos prend tout son temps pour nous faire partager le spleen neurasthénique de son personnage Ilias, tandis que l'intrigue se noue peu à peu en arrière-plan au rythme lent et paisible de la campagne.
Bien sûr, comme dans un roman noir bien ficelé, on sait d'avance que le drame va naître de la rencontre de ces quelques personnages, une rencontre qui n'augure rien de bon.
Mais finalement, c'est une tournure inattendue qui viendra clore le récit, un dénouement plutôt surprenant. 
Alors qui sera le Judas du titre ? 
Et que cache cette mystérieuse phrase : « J'ai des raisons de ne pas le nier » ?

Pour celles et ceux qui aiment le tsipouro.
D’autres avis sur Babelio.
Livre lu grâce aux éditions Agullo (SP).
Ma chronique dans les revues Benzine et ActuaLitté.

mercredi 7 mai 2025

Le marin céleste (BD de Rodolphe et Roman)


[...] Un marin volant et un ange céleste.

Après l'album Sprague, une suite qui ne dit pas son nom. On y retrouve tout le charme de cet univers menacé par de mystérieuses herbes bleues.

Les auteurs, l'album (88 pages, mai 2025) :

Au scénario : Rodolphe (Rodolphe Daniel Jacquette) prof de lettres et grand amateur de R. L. Stevenson dont il a publié une biographie. Il a notamment collaboré avec le brésilien Leo (Luiz Eduardo de Oliveira) pour les séries Europa, Amazonie, Namibia ou encore Kenya.
À la planche à dessin, Olivier Roman, connu pour l'adaptation en BD des aventures fantastiques de Harry Dickson, le Sherlock Holmes américain.
Le duo n'en est pas à son coup d'essai puisqu'ils avaient déjà travaillé ensemble sur l'album Sprague (2022).
Le marin céleste se déroule d'ailleurs sur la même planète et nous finirons même dans la baie de Sprague.
Toutefois ce Marin céleste peut être lu indépendamment de Sprague : c'est plus un autre moment qu'une véritable suite.
L'album est colorié par Denis Béchu, celui qui a notamment travaillé avec François Boucq sur le remarquable New York Cannibals.

Le canevas :

Nous voici sur une planète qui ressemble un peu à la notre mais pas tout à fait, mais on ne sait quand et on ne sait où.
Nous retrouvons donc là toute l'ambiance de Sprague : un univers médiéval, peuplé de diverses machineries volantes (un peu dans l'esprit steam punk mais en plus écolo et sans la vapeur). 
Nous allons suivre le marin céleste dans l'une de ces machines : Popeye une sorte de colporteur qui navigue de village en village pour proposer sa camelote aux habitants, des articles plus ou moins authentiques puisque c'est son amie Prune qui lui répare, bricole ou contrefait la marchandise.
Jusque là tout va bien et l'on profite de cette douce imagerie bon enfant.
Mais ce petit monde s'affole à l'apparition invasive de mystérieuses herbes bleues qui prolifèrent et dévorent tout sur leur passage.
« [...] Les herbes !
Ces foutues saloperies bleues qui nous envahissent ... T'es pas au courant ?
Ces saletés poussent à tout vitesse et sont capables de te bloquer une roue ou de s'entortiller dans un moteur ! »

♥ On aime un peu :

 On ne peut qu'être séduit par le petit monde sympathique et bon enfant qui s'invente sous nos yeux.
Le dessin clair et précis de Roman compte pour beaucoup dans le charme indéniable de cet univers.
 Pour autant, l'histoire va s'avérer un peu décevante. Plusieurs pistes sont ouvertes sans être complètement explorées (d'étranges insectes géants, les Grands Anciens, un vieux grimoire mystérieux, ...) et le lecteur restera un peu sur sa faim. Un reproche qui avait déjà été adressé à l'album initial Sprague.
Tout cela reste trop gentil et conviendra mieux à de jeunes lecteurs.
C'est un peu comme si les auteurs avaient hésité à donner une véritable suite à l'album précédent et n'avaient pas oser se lancer dans une plus longue série.
L'univers et les mystères de Sprague méritent d'être creusés, étoffés, approfondis, ... attendons, qui sait ! 

Pour celles et ceux qui aiment les cerfs-volants.
D’autres avis sur BDthèque et Bédéthèque.
Livre lu grâce aux éditions Daniel Maghen (SP).
Ma chronique dans les revues Benzine et ActuaLitté.

lundi 5 mai 2025

Ben Barka : la disparition (BD de Severnay et Raynal)


[...] Vous êtes bien de la police ?

Retour sur l'une des affaires les plus mystérieuses des années 60.
Une enquête passionnante, un véritable thriller et un devoir de mémoire indispensable.

Les auteurs, l'album (160 pages, février 2025) :

La disparition du marocain Mehdi Ben Barka a eu lieu le 29 octobre 1965 et cette affaire n'a jamais été clairement résolue : d'ailleurs, son fils Bachir espère toujours faire avancer l'enquête et il a même collaboré à l'écriture de cet album, tout comme Maurice Buttin, l'avocat de la famille, ou encore le juge Patrick Ramaël.
Le journaliste David Severnay (né en 1970) est l'un des fondateurs de La Revue Dessinée, revue d'information en bande dessinée dont le premier numéro est paru en 2013 et qui nous a déjà donné (entre autres exemples) l'adaptation des thèses économiques de Thomas Piketty avec le remarquable album Capital & Idéologie.
Il est ici accompagné du dessinateur Jacques Raynal (ou Jake Raynal, né en 1968) : le duo avait déjà travaillé sur l'album "La septième arme".
Avec cet album, Ben Barka : la disparition, ils tentent de donner un nouveau point de vue sur cette affaire que beaucoup voudraient avoir enterrée depuis longtemps.

♥ On aime beaucoup :

 Nous ne sommes pas dans une bande dessinée classique mais plutôt à la limite du roman graphique. Les dessins de Raynal sont d'un beau noir et blanc, très contrasté, avec de grands aplats noirs, ce qui donne au récit un ton austère, sérieux et journalistique. Un dessin tout au service de l'enquête.
 Et puis bien sûr il y a l'Affaire elle-même et l'enquête : le déroulement des faits et les hypothèses (soigneusement recoupées par les auteurs) sur la disparition de l'homme politique opposant au nouveau régime marocain : barbouzes de tous poils, diplomates et politiques, voyous et anciens collabos, flics et agents du Sdece, ... tous ont travaillé main dans la main avec le cabinet noir des services secrets marocains menés par le général Mohamed Oufkir, le boucher du Rif.
L'ambitieux et populaire Ben Barka gênait beaucoup trop de monde dont les français qui voyaient arriver le virage de la décolonisation. On entrevoit même les ombres de la CIA et du Mossad planer sur cette histoire.  
 Les auteurs prennent le temps nécessaire pour nous présenter les différents protagonistes, les enjeux politiques, diplomatiques et internationaux de cette affaire dans laquelle notre République s'est, une fois de plus, brillamment illustrée. Il y a même, en fin d'ouvrage, une série de fiches récapitulatives sur les protagonistes les plus importants.
 On peut s'interroger sur l'intérêt de ressortir encore aujourd'hui cette vieille histoire jamais élucidée ?
Mais l'enterrer trop rapidement dans un recoin obscur avec le corps de Mehdi Ben Barka, reviendrait à oublier de nombreuses questions.
Oublier que l'ombre de cette affaire plane encore sur les relations franco-marocaines.
Oublier qu'aucun des présidents successifs de notre république n'a souhaité faire la lumière sur ces événements, de Giscard à Macron en passant par Chirac, Mitterrand ou Hollande.
Oublier que la justice française reste bloquée depuis des dizaines d'années malgré l'obstination courageuse de quelques juges : il s'agit là du « dossier d'instruction qui est à ce jour la plus ancienne enquête criminelle en cours dans les annales de la justice française ».
Oublier que pour tenter de faire avancer le dossier, le juge Patrick Ramaël a même perturbé la rencontre de Sarkozy avec Mohammed VI en 2007. Le président français était accompagné de Rachida Dati, alors ministre de la justice (elle est d'origine marocaine).
Oublier les mots, cités dans l'album, des mots de 1966 publiés par Pierre Viansson-Ponté dans le journal Le Monde [clic] à propos de cette affaire :
« [...] L'abus du renseignement, le goût du secret, le recours aux méthodes occultes, aux agents, aux réseaux, aux polices parallèles, sont [...] inhérents au compagnonnage gaulliste.
Ils en sont aussi le vice majeur. »
Enfin, il ne faut pas oublier non plus comment certains journaux (et non des moindres : L'Express, Minute, ...) ont été totalement manipulés pour livrer au public de fausses explications à la disparition de Ben Barka.
Voilà donc bien un album utile et nécessaire à notre mémoire, un travail qui résonne comme un écho à celui d'Etienne Davodeau et Benoit Collombat dans Cher pays de notre enfance.

Pour celles et ceux qui aiment en savoir un peu plus.
D’autres avis sur BDGest et Babelio.
Livre lu grâce aux éditions Futuropolis (SP).
Ma chronique dans les revues Benzine et ActuaLitté.