[...] Ce qui se passe sur l’eau, ça reste sur l’eau.
Le charme des histoires de pêche où l'on enjolive ce qui n'est peut-être même pas arrivé et où l'on tait ce qui ne doit pas être rapporté car "ce qui se passe sur l'eau, ça reste sur l'eau". Une histoire entre mer et fille.
Roxanne Bouchard a le don d'écrire des dialogues savoureux qui font mouche et qui touchent.
L'auteure, le livre (336 pages, août 2022, 2014 au Québec) :
C'est avec beaucoup de retard que nous découvrons Roxanne Bouchard, et que nous prenons la mer pour la Gaspésie, cette région du Québec qui borde l'estuaire du Saint Laurent et l'Atlantique.Ce premier épisode d'une série policière porte un bien joli titre : Nous étions le sel de la mer (tout à fait dans l'esprit du bouquin) et il nous permet de faire connaissance avec le flic récurrent de la série, Joaquin Moralès.
Originaire du Mexique, il était venu jadis s'installer près de Montréal par amour pour sa blonde.
Deux autres épisodes ont déjà vu le jour, nous y reviendrons plus tard !
♥ On aime beaucoup :
➔ Quelques lignes, quelques pages et Roxanne Bouchard nous emporte tout là-bas avec une prose québécoise pleine de senteurs inédites, d'expressions suggestives et de saveurs nouvelles.
Étonnamment tout cela reste bien lisible pour nous, les cousins de France à l'accent pointu (je rappelle, à toutes fins utiles, que c'est bien nous qui avons un accent quand nous parlons un français pointu !).
Mais attention, ce n'est pas du folklore pour touristes en mal de dépaysement, ce serait trop facile.
Le charme puissant de ce roman, la magie envoûtante de ses mots, c'est bien plus leur capacité à coller au plus près de la peau de ses personnages, à nous plonger au cœur de leurs émotions, et cela même lorsque les mots, justement, viennent à manquer. Car en Gaspésie, les sentiments se vivent souvent dans le silence et "les Gaspésiens ne diront que ce qu’ils veulent" parce que "ce qui se passe sur l’eau, ça reste sur l’eau".
➔ Roxanne Bouchard a un don certain pour nous concocter des dialogues qui font mouche et qui touchent parce qu'ils arrivent à nous rapprocher du plus intime des personnages. De véritables dialogues de film.
Il y en a qui seraient prêts à tuer pour savoir écrire comme ça.
[...] — Vous consultez un psychologue ?
— Non. J’aimerais pas ça, je pense. J’ai des amis. Je veux pas être obligée de payer pour jaser. »
— Dans ce temps-là, vous pouvez vous coucher au sol, les jambes remontées contre un mur. Ça ira mieux.
— Et pour le reste qu’est-ce que je fais ?
— Le reste ?
— Oui, les nouvelles d’horreur à la télé, la mort de ma mère, les plantes qui fleurissent pas l’hiver, la météo de merde, les humoristes pas drôles, les pubs obligatoires, les politiques niaiseuses, les films qui se tirent dessus, le ménage pas fait, la poussière des jours, le lit froissé et les restants réchauffés qui collent au fond de la poêle – je fais quoi avec ça ? »
➔ Et puis il y a la Gaspésie et la mer. C'est bien plus qu'un simple décor, c'est le cœur même du roman. L'auteure arrive à nous en faire ressentir l'emprise sur les personnages, à nous en faire adopter le rythme lent et taiseux. Rarement un roman nous aura autant dépaysé, bien au-delà d'un exotisme convenu.
[...] — J’ai peur de trouver le temps long… »
Les hommes ont ri, comme si j’avais manqué une marche d’escalier avec des talons hauts.
« Saint- Ciboire de Câlisse !... Y’a juste ça, en Gaspésie, du temps long !
— C’est si plate que ça ?
— Plate, non. C’est autrement. La Gaspésie, c’est un pays arrêté, une terre qui bouge pus.
— Si tu veux de l’aventure, faut aller à Walt Disney. Icitte, on a rien d’excitant. On a rien, à part la mer. On vit arrêté. On a même arrêté de vouloir. Des fois, on veut tellement rien que le temps finit par nous devancer !
[...] Ici, le temps tourne autrement. Pour beaucoup d’hommes, l’éternité ne peut pas être plus longue qu’un été sans poisson.
➔ Marie Garant est décédée noyée (dans des circonstances qui restent à élucider, nous dit-on), son portrait va donc se dessiner en négatif, en creux, en contrepoint des portraits des vivants que va nous peindre Roxanne Bouchard. C'est tout le charme de ce bouquin, écrit au féminin, que de nous faire deviner cette femme trop aventureuse, trop libre, trop indépendante, trop aimée, trop insaisissable, trop quoi !
Et la fille semble faite du même bois à construire des bateaux ...
Et la fille semble faite du même bois à construire des bateaux ...
[...] Personne vous dira la vérité au sujet de Marie Garant.
[...] « Je pensais qu’elle reviendrait jamais. J’imagine que tous ceux qui attendent une femme pensent la même affaire. Mais quand celle que t’aimes est en mer, c’est pire. »[...] Aimer une femme de mer, c’est peut-être impossible. Il y a des femmes qui ne se demandent pas en mariage.
[...] « Vous ressemblez à votre mère, mademoiselle Garant !
— C’est un compliment ?
— Elle aurait répondu la même phrase. »
[...] — T’es forte comme ta mère, fille Garant. Une lignée de femmes à briser le cœur des hommes !
— On fait pas exprès.
Les personnages :
Il y a là un cadavre comme trop souvent ramené par la mer : une noyée que l'on reconnait comme Marie Garant, une femme au passé sulfureux et mystérieux, et que visiblement le village n'appréciait guère.
C'est Vital le pêcheur malchanceux qui la découvre dans son filet avec Victor son acolyte bègue.
Et il y a donc le chagrin de Cyril, celui à la respiration sifflante. Jadis il était en amour de cette Marie Garant. Dès lors, les placotages vont bon train au café du port tenu par Renaud Boissoneau.
Et enfin il y a nos deux héros, nos deux guides dans ce village.
Aucun des deux n'est vraiment le bienvenu à Caplan, ce petit port de pêche niché au bord de la Baie des Chaleurs.
L'enquêteur Joaquin Moralès parce que c'est un flic venu de la banlieue de Montréal, peut-être même du Mexique on dirait bien.
Et la jeune et jolie Catherine Day que l'on prend pour une touriste venue chercher on ne sait quoi - même elle ne semble pas trop le savoir.
Et d'ailleurs s'appelle-t-elle vraiment Catherine Day ? Ne serait-elle pas plutôt Catherine Garant ?
Personne ne savait que Marie avait une fille quelque part.
Le canevas :
Le flic Joaquin Moralès est venu en éclaireur pour installer sa famille en Gaspésie. Mais visiblement sa blonde, Sarah, n'est pas pressée de le suivre et il se retrouve tout seul, d'autant plus qu'il n'est pas trop le bienvenu ici. Du coup "il a les blues, la vague impression d’être vieux et… comment dire ?".
Mais la noyée ramenée au port ne va guère lui laisser le temps de s'apitoyer sur son sort et ses collègues jasent dans son dos :
[...] « Y’est arrivé quand ?— Cette semaine. »
— Hum.
— Y vient de déménager.
— Tout seul ?
— Sa femme est censée venir le rejoindre.
— Viendra pas.
— Hum. »
[...] Mauvaise journée. Moralès l’ignore encore, mais il n’a pas fini de s’en prendre plein la gueule avec la Gaspésie.
Et puis du mystère tout de même : Marie Garant et son voilier étaient jadis connus pour quelques trafics, quelques contrebandes, ... Le village ne l'aimait guère mais pourquoi ?
Et cette fille qui débarque soudain alors que personne n'était au courant ...
La vie conjugale de Moralès part en sucette et l'enquête ne s'annonce pas mieux.[...] Il n’y a même pas de suspects, dans cette foutue affaire ! Moralès rit tout seul. Comme d’habitude, il enquête sur la mort d’une femme qui n’a pas pu avoir d’accident, qui ne s’est pas suicidée et que personne n’a tuée.
[...] Joaquin Moralès reprend soudain son souffle avec l’impression que toute l’enquête lui a échappé, qu’il a laissé filer des infos importantes, qu’il a omis des interrogatoires, qu’il a bâclé l’affaire tel un enquêteur fatigué.
[...] Faudrait tout revoir. Repenser l’enquête depuis le début, scruter ça de nouveau : le continent et la mer, les hommes, leurs secrets, leurs défaites. Et les affronter.
La curiosité du jour :
Une entrevue bien épatante de l'auteure sur RFI, rien que pour l'accent, ça vaut le détour avec la lecture par l'auteure elle-même d'un extrait à la vingtième minute.
Pour celles et ceux qui aiment qu'on leur raconte des histoires.
D’autres avis sur Bibliosurf et Babelio.
Livre lu grâce aux éditions de L'Aube (SP).
Ma chronique dans la revue ActuaLitté.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire