[...] La guerre coûtait décidément trop cher.
Petit devoir de mémoire sur la guerre française d'Indochine et portrait sanglant des administrateurs de la Banque du même nom.
L'auteur, le livre (208 pages, janvier 2025, 2022) :
Ce n'est pas tout à fait la rentrée littéraire hivernale, mais plutôt depuis janvier, une nouvelle vie en poche pour ce roman initialement paru en 2022.Eric Vuillard s'est fait une spécialité du récit historique de non-fiction mais avec un ton qui n'appartient qu'à lui : mordant, ironique, féroce, très marqué à gauche.
Des sujets historiques et intellectuels, le tout servi avec une bonne dose de cynisme, voilà souvent la recette gagnante pour les prix littéraires. Il a d'ailleurs obtenu le Goncourt en 2017 avec L'ordre du jour.
Mais tout l'intérêt d'Une sortie honorable est d'aborder des événements mal connus : la débâcle française en Indochine et à Diên Biên Phu, qui sera vite éclipsée par la Guerre d'Algérie et les déboires étasuniens au Viêtnam. Voilà qui promet d'être intéressant.
Le contexte :
➔ Eric Vuillard nous ramène d'abord en Indochine jusqu'en 1928 "au temps béni des colonies". Nous y accompagnons des inspecteurs du travail venus vérifier les conditions d'exploitation des "paysans annamites" dans une plantation Michelin d'hévéa.
Après une "épidémie de suicides par pendaison", des "suspicions de mauvais traitements sur une plantation Michelin ayant fait grand bruit, suite à une émeute des travailleurs, on leur avait donné pour tâche de contrôler le respect des minces ordonnances faisant office de Code du travail, censées protéger le coolie vietnamien".
Ce prologue, c'est juste histoire de bien planter le décor des futurs guerres d'indépendance.
Quelques années plus tard, le 19 octobre 1950, à l'Assemblée Nationale, Pierre Mendès-France énonce tout haut ce que tout le monde sait tout bas mais que chacun fait semblant de ne pas voir : "nous n’avons pas les moyens matériels d’imposer en Indochine la solution militaire que nous y avons poursuivie si longtemps". Alors oui, "la guerre coûtait décidément trop cher".
Quelques années plus tard, le 19 octobre 1950, à l'Assemblée Nationale, Pierre Mendès-France énonce tout haut ce que tout le monde sait tout bas mais que chacun fait semblant de ne pas voir : "nous n’avons pas les moyens matériels d’imposer en Indochine la solution militaire que nous y avons poursuivie si longtemps". Alors oui, "la guerre coûtait décidément trop cher".
➔ Fidèle à lui-même, Eric Vuillard s'en prend férocement au grand capital qui oeuvre dans les coulisses de l'Histoire à faire de ce monde, sinon un monde meilleur, du moins un monde où les nantis seront encore plus riches. Aujourd'hui il prend pour cible les administrateurs de la fameuse Banque d'Indochine, celle qui se prenait pour la Compagnie des Indes et qui "a battu sa propre monnaie, comme la Banque de France, et celle-ci a eu cours légal en Indochine, dans les Établissements français de l’Océanie, en Nouvelle-Calédonie".
Les banquiers seront plus avisés que les politiques et les militaires et ils reprendront leurs billes avant la débâcle. "Ils avaient discrètement liquidé, et les combats avaient lieu, malgré tout, pour une colonie déjà vidée de sa substance".
En bons gestionnaires, ces hommes d'affaires trouveront même à profiter de la guerre et "au moment où la banque quittait l’Indochine, la guerre devint pour elle sa première source de revenus".
➔ C'est aussi en 1950 que s'est produit le tragique et méconnu massacre de Cao Bang, à l'extrême nord du Viêtnam, non loin de la Chine. Des milliers de soldats, dont de nombreux Français d'Afrique, y ont perdu la vie. Mais les militaires et les politiques n'ouvrent pas encore les yeux et refusent d'admettre que "la guerre est pour ainsi dire perdue. Tout au plus peut-on espérer lui trouver une sortie honorable".
➔ Il faudra attendre la fameuse bataille de Diên Biên Phu en 1954 pour que la France reconnaisse enfin sa défaite et laisse la place aux américains qui avaient hâte de se jeter à leur tour dans cette jungle inextricable.
Le Viêtnam connaîtra ainsi trente ans de guerre.[...] Trente ans. Ça fait une génération entière ayant vieilli dans la guerre, et une autre ayant passé son âge mûr dans la guerre, tout son âge mûr, et une autre encore née dans la guerre, ayant vécu dans la guerre toute son enfance et sa jeunesse. Ça en fait du monde.
[...] Le Viêtnam reçut en trente ans quatre millions de tonnes de bombes, davantage que toutes celles larguées pendant la Seconde Guerre mondiale par toutes les puissances alliées, et sur tous les fronts.
♥ On aime :
➔ On peut très bien ne pas apprécier le ton polémique d'Eric Vuillard, sa prose à l'ironie féroce. Ses bouquins sont secs, directs, sans qu'il prenne la peine de nous enjoliver l'histoire avec des personnages inventés ou une intrigue romanesque qui viendraient nous faire passer la pilule.
Mais on est bien obligé de reconnaître que ce court pamphlet a le mérite de nous rappeler à l'ordre, de nous rappeler des événements qu'il ne faut pas oublier et de nous forcer à ouvrir les yeux sur les rouages de nos sociétés et la consanguinité de nos hommes de pouvoir.
Cette sortie en poche est donc à saluer.
Pour celles et ceux qui aiment l'Histoire.
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Livre lu grâce aux éditions Actes Sud (SP).
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