[...] Ce peuple, j’en étais.
Après "L'enragé" il y a 2 ans, Chalandon se prête à l'exercice autobiographique. Il nous livre son histoire personnelle du maoïsme des années 70, avec la fin de La Cause du Peuple et la naissance d'un autre journal, Libération.
❤️❤️❤️🤍🤍L'auteur, le livre (384 pages, août 2025) :
L'écrivain Sorj Chalandon, que l'on avait découvert il y a 2 ans avec son roman coup de poing L'enragé, semble céder au mouvement un peu envahissant de ces écrivains français qui considèrent que le meilleur roman est encore celui de leur propre vie.
Mais Chalandon est lyonnais, c'est un peu notre ville d'adoption, Chalandon est né en 1952, alors sa jeunesse, c'est aussi un peu notre époque, celle d'après 68, quand on pouvait encore rêver de Katmandou.
Et puis Chalandon a participé à la création de Libé, le journal, alors nul doute que Le livre de Kells et son parcours méritent notre lecture.
Le canevas :
Kells (son nom de guerre dans la rue) n'a pas 18 ans quand il décide de quitter Lyon et un foyer familial trop dur où son père le bat et terrorise sa mère.
Une enfance pas cool et un passage sans transition vers une vie d'adulte un peu rude !« [...] L’Autre, c’est comme ça que j’appelais mon père.[...] La majorité était à 21 ans, j’en avais 17.[...] J’ai rencontré ma copine, la rue. »
« [...] Je n’ai pas connu l’odeur du bonheur. J’ai appris celle du malheur, de la sueur, du linge mal séché, de la peur, de la pisse.
[...] Personne, jamais, ne saura le bonheur d’une peau propre s’il ne l’a pas connue tuméfiée ou croûtée de noir. Personne, jamais, n’aura la fierté de cheveux coupés et peignés, s’il n’a pas maudit le sébum gras, la gale et les poux. »
Pour sortir de la rue, pour en finir avec la vie de « mangeur de poubelle », le jeune Kells se trouvera bientôt une nouvelle famille d'adoption : celle des maoïstes de la Gauche Prolétarienne qui le prennent sous leur aile.
« [...] Un ballet de jeunes militants gauchistes m’avait doucement entraîné de l’isolement à la fraternité. [...] Je pouvais leur être utile. Eux se battaient pour la cause du peuple, et ce peuple, j’en étais. »
Mais la Gauche Prolétarienne, celle d'Alain Geismar et Serge July entre autres, née dans les barricades de mai 68, sera bien vite rattrapée par l'Histoire et même dépassée par les événements : le meurtre de Pierre Overnay, en 1972 devant les usines Renault, le massacre des JO de Munich en 1972, les ratonnades et les tueries racistes de 1973 avec l’attentat meurtrier du Groupe Charles Martel contre le consulat d’Algérie, autant d'événements et de forces nouvelles qui vont déstabiliser l'extrême-gauche jusqu'à l'auto-dissolution de la GP en 1973.
« [...] J’avais été compagnon de route. J’allais devenir compagnon de doutes. »
Des ruines de la GP et de son journal clandestin, La Cause du Peuple, va naître Libération où Kells se trouvera une nouvelle famille d'accueil et une nouvelle carrière comme dessinateur.
♥ On aime :
➔ Comme dans L'enragé, Chalandon excelle dans le portrait d'un jeune (il n'est plus un enfant) maltraité et victime d'injustice, en rage pour gagner sa revanche sur la vie.
D'ailleurs il nous livre ici l'explication de la citation de Jules Vallès qui figurait déjà en exergue de son livre précédent :
« [... ] À tous ceux qui crevèrent d’ennui au collège ou qu’on fit pleurer dans la famille, qui, pendant leur enfance, furent tyrannisés par leurs maîtres ou rossés par leurs parents. Je dédie ce livre.La bibliothécaire m’avait reconnu. »
On regrette toutefois que la première partie du bouquin soit un peu longue, un peu lourde (le trip au LSD dure des pages et des pages que l'on parcourt en diagonale) même si l'on veut bien admettre que ces origines, ces explications, sont nécessaires à la compréhension de la suite et que c'est un sujet (la rue) qui tient à cœur de l'auteur [clic].
➔ Notre intérêt se réveillera vraiment quand Kells-Chalandon pourra quitter la rue et se faire une place chez les maos. Cette période de l'histoire de notre pays, ces années 70, méritent d'être rappelées à nos mémoires.
On connait finalement assez mal le mouvement des maoïstes français : ces intellectuels (ils étaient parrainés par Sartre, excusez du peu), ces étudiants, qui abandonnaient le confort des universités pour aller s'établir (c'était l'expression consacrée) comme ouvriers en usine ou plus rarement aux champs chez des fermiers. Pour aller sur site prêcher la bonne parole révolutionnaire auprès du 'vrai' peuple.
Kells, lui, ira faire de l'alphabétisation dans les bidonvilles de Nanterre.
Ce n'était pas le seul aspect de cette Gauche Prolétarienne, loin s'en faut, mais cette mini-révolution culturelle à la française a de quoi piquer notre curiosité.
Viendra ensuite la fin des illusions quand ce maoïsme se révélera incapable de faire face aux événements et à l'évolution de notre société.
Une trame qui annonce ou préfigure l'histoire des années 80 de Joëlle Aubron et d'Action Directe que nous racontait, dans La fille de Deauville, Vanessa Schenider - dont le papa était ... un ancien maoïste ! la boucle est bouclée.
Même si les origines familiales et sociales de Joëlle et de Georges sont loin d'être les mêmes.
➔ Ah, et puis il y a ce curieux titre, ce nom celtique, Kells, que le jeune Georges s'est choisi comme nom de guerre dans la rue. On vous laisse le plaisir de découvrir le pourquoi de ce choix, un choix d'amitié, une jolie anecdote, mais sachez que Le livre de Kells n'est pas le petit livre rouge mais un manuscrit des Évangiles, richement enluminé, réalisé par des moines celtiques avant l'an mille et qui fut longtemps conservé dans l'abbaye de Kells en Irlande.
« [...] — Kells, c’est ça ? J’ai hoché la tête.— Un rapport avec la ville irlandaise ?J’ai voulu faire le malin. — Avec le Livre, surtout.Il a eu l’air surpris, puis intéressé. Il s’est assis sur un coin de table.— Le Grand Évangéliaire ? »
Pour celles et ceux qui aiment le petit livre rouge.
Un bref extrait d'interview de l'auteur qui parle de la rue.
D’autres avis sur Bibliosurf et Babelio.
Livre lu grâce aux éditions Grasset (SP).
Ma chronique dans la revue ActuaLitté.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire