[...] Il les a tous incinérés.
● L'auteur, le livre (208 pages, 2024, 2022 en VO) :
Opposant déclaré au régime pro-russe de Loukachenko, Sasha Filipenko est un écrivain biélorusse qui vit en exil dans différents pays d'Europe dont la Suisse et la Belgique.
Avec son Kremulator, il s'est emparé d'un personnage étonnant mais authentique : Piotr Ilitch Nesterenko était le responsable du crématorium funéraire de Moscou chargé d'incinérer les décédés et accessoirement, les multiples victimes des purges staliniennes.
Un homme né avec le siècle dernier et donc au parcours étonnant qui finit comme tant d'autres dans une geôle du NKVD, accusé de trahison. Le livre est basé principalement sur les interrogatoires dont il fit l'objet.
C'est toute l'histoire du début du siècle qui défile dans ces fiches grâce au parcours étonnant de ce Nesterenko, véritable girouette politique (un nom qui pourrait se traduire par L'Ineffaçable, on ne peut mieux dire !).
Evidemment, au vu du pedigree de l'auteur, ce portrait sera un dossier à charge contre la machine répressive soviétique.
● Le contexte :
Le mieux est sans aucun doute de laisser la parole à l'auteur dans sa préface :
[...] En 1941, le directeur du crématorium de Moscou, Piotr Nesterenko, est arrêté. Il sait mieux que personne ce qui arrive aux victimes des Grandes Purges staliniennes.Opposants, espions présumés, anciens héros de la révolution et autres ennemis du peuple – il les a tous incinérés.Au fil des interrogatoires, il doit répondre de sa vie tumultueuse : officier de l’Armée blanche ayant fui les bolcheviks jusqu’en Ukraine, survivant d’un étrange accident d’avion, émigré à Istanbul puis à Paris, amoureux fidèle à la passion de sa jeunesse – voici un parcours qui ne plaît pas aux autorités soviétiques…[...] Tu parles d’une vie ! Un officier blanc, mobilisé lors de la Première Guerre mondiale, qui a trouvé le moyen de servir pour l’Armée blanche et pour l’Armée rouge, pour les Allemands et pour la Rada ukrainienne. Un pilote ayant survécu au crash de son avion, combattant de l’armée de Denikine, contraint à émigrer, transitant par plusieurs pays européens, travaillant comme chauffeur de taxi à Paris avant de revenir à Moscou, où il est devenu le premier directeur du crématorium de la ville, édifié dans l’enceinte du monastère de Donskoï. Une destinée loin d’être triste, bien que couverte de cendre. Une girouette-modèle ? Un vrai caméléon ? Ou un pauvre type, qui a juste eu le malheur de venir au monde dans l’Empire russe de la fin du XIXe siècle ?[...] Le matin, il incinérait les têtes du régime soviétique : Ordjonikidze, Gorki et Maïakovski. La nuit, il réceptionnait les cadavres des fusillés qu’il devait brûler pour faire disparaître la trace des crimes rouges. Mais quand donc dormait-il ?[...] Kremulator, le mot russe pour « crémulateur ». Un mot dans lequel le lecteur entend à la fois un écho du Kremlin et le nom d’un métier qui n’existe pas. Le crémulateur est un instrument précis, un broyeur qui pulvérise définitivement ce qui subsiste d’un individu après sa crémation (oui, certains cartilages résistent même à une heure et demie au four). Il me semble qu’il n’y a pas de meilleure métaphore pour désigner la machine répressive soviétique.
● On aime :
❤️ On aime bien entendu le sujet dont s'est emparé Filipenko : quel remarquable personnage au parcours étonnant avec qui on révise l'Histoire d'une période un peu trouble que l'on connait mal.
On aurait même apprécié que l'auteur développe un peu plus le contexte politique du "travail" de Nesterenko : tant de "traîtres" sont passés entre les mains de ce nouveau Charon ...
[...] Une fois, j’ai incinéré quarante-cinq personnes de l’Institut pédagogique de la ville de Gorki, des doyens, des professeurs et des étudiants. Chaque nuit, mon four dévorait des membres des Jeunesses communistes et du Politburo, comme le secrétaire général Kossior ou le Commissaire du peuple Tchoubar. J’ai incinéré les secrétaires polonais et yougoslaves du Comité central ...
❤️ On aime l'humour noir, grinçant, caustique de l'auteur : c'était sans doute aussi celui du personnage, une ironie et une distance indispensables à ceux qui côtoient chaque jour la mort d'aussi près.
[...] Dans la cave du crématorium, l’humour et le sarcasme étaient précisément les petites choses qui me préservaient de la folie.
● L'intrigue :
En 1941, les Allemands attaquent l'URSS et les soviétiques sont aux abois, pressés d'éliminer les espions en tout genre. Mais il ne reste que très peu de candidats après les grandes purges des années 30. On ramasse ce qu'on peut et vient le tour de Nesterenko.
[...] Les arrestations ne sont pas si nombreuses – tout juste mille soixante-dix-sept individus.[...] Une quantité dérisoire, le sort de la plupart ayant été réglé dès 1937, où le seul soupçon de travailler pour la Pologne a condamné plus de cent mille personnes à être fusillées (très exactement : cent onze mille quatre-vingt-onze citoyens).[...] « Mieux vaut trop de zèle que pas assez », commente l’un des tchékistes.
Le roman se base sur les interrogatoires kafkaïens de Nesterenko par le NKVD et les fiches qui retracent le parcours étonnant du bonhomme dans un début de siècle très agité : c'était l'époque de la déroute de l'Armée blanche russe jusqu'à Gallipoli, l'époque de la Grande Guerre et de la Triple-Entente, celle du fiasco des Dardanelles, ...
Après être passé par la Serbie, la Bulgarie, la Pologne et Paris où il sera taxi, Nesterenko revient à Moscou en 1926 et se retrouve responsable des cimetières de la ville.
Avec l'aide d'une honorable société allemande, il installe le premier crématorium.
[...] L’entreprise « Topf et fils » n’a pas seulement aidé à construire le premier crématorium de Moscou, elle s’est ensuite chargée de la conception et de la construction des fours crématoires pour les camps de la mort nazis.
Le jour, il officie pour accompagner les cérémonies funéraires des moscovites.
La nuit, le NKVD lui livre un camion de fusillés à faire disparaître ...
Pour celles et ceux qui aiment l'humour noir.
D’autres avis sur Babelio.
Livre lu grâce à NetGalley et aux éditions Noir sur blanc.
Mon billet dans 20 Minutes.
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