lundi 29 septembre 2025

Je est un autre (Joël Alessandra)

[...] L'homme aux semelles de vent.


À 20 ans Arthur Rimbaud arrête définitivement la poésie et s'en va se perdre sur les chemins d'Afrique. Alessandra part aujourd'hui sur ses traces pour nous ramener le carnet de route que le poète maudit n'a jamais dessiné. Une belle invitation au voyage où les aquarelles font écho aux vers du poète.

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L'auteur, l'album (160 pages, août 2025) :

On ne connaissait pas encore Joël Alessandra, un bédéiste voyageur qui a vécu à Djibouti et déjà suivi les traces d'André Gide au Tchad ou d'Amin Maalouf au Moyen-Orient.
Il n'est donc pas très surprenant qu'il nous invite ici à suivre les pas d'Arthur Rimbaud dans la Corne d'Afrique, entre Aden et Djibouti, à « Bab-el-Mandeb, la 'porte des larmes'. C'est le détroit qui fait communiquer la mer Rouge et l'océan Indien ».
Voici ses carnets de voyage : Je est un autre1.

Le canevas :

Arthur Rimbaud n'a pas vingt ans (vingt ans !) quand il arrête définitivement d'écrire de la poésie et, en 1876, s'engage dans les troupes coloniales jusqu'aux Indes Néerlandaises de Java, puis se fait déserteur pour Alexandrie, Chypre, le Canal de Suez, Djeddah, et enfin Aden et le Harar, une région du nord-est de l'Éthiopie où il s'essaie au commerce de café et d'armes.
« Ma journée est faite ; je quitte l'Europe. L'air marin brûlera mes poumons ; les climats perdus me tanneront. »2
« Je suis arrivé dans ce pays après vingt jours de cheval à travers le désert de Somalie. Harar est une ville colonisée par les Égyptiens et dépendant de leur gouvernement. »3
Rimbaud n'a que 26 ans quand il arrive dans la ville sainte de Harar. On l'appelle Ato Rimbo, il fréquente une femme abyssine quelque temps, Mariam, est-ce celle d'un dernier poème ? 
Mais du Harar, la postérité littéraire n'aura droit qu'à quelques lettres du poète maudit échangées avec les siens.
« Rimbaud n'a plus écrit, non ... pas de vers de fin de vie ... son dernier poème date de 1874, il est mort en 1891. »
« Moi, je crois qu'il a continué la poésie ... dans sa tête. »
Alors 140 ans plus tard, Alessandra s'imagine un double de papier (comme en écho au titre de l'album1), un autre Joël qui part à la recherche d'un hypothétique dernier poème, même un dernier vers seulement, écrit par celui que Paul Verlaine surnomma « l'homme aux semelles de vent », celui que Paul Delahaye appela « le voyageur toqué ».
« Une chimère ! Une drôle de quête ! Je crois bien que ce voyage est finalement un prétexte. Une échappatoire. [...] Fuir, en somme. Et si fuir était une bonne chose ? »

♥ On aime beaucoup :

 Joël Alessandra est un « poète discret des cases et des encres », c'est ce qu'en dit l'écrivain djiboutien Idris Youssouf Elmi dans sa postface.
Il fallait du culot pour s'intéresser à ce monument de la littérature, à ce poète maudit qui n'écrivait plus. Pour aller questionner la poésie des Soufis jusque dans leurs villes saintes.
Mais le magnifique carnet de voyage qu'en a rapporté Alessandra, c'est un peu celui que Rimbaud n'a jamais dessiné, les images qui peuplaient sans doute ses visions à l'époque, où le khat avait remplacé l'absinthe, dans une région où les maisons et les habitants n'ont peut-être pas tellement changé.
 On tient là un bel et gros objet, 160 pages de papier épais où se déploient les aquarelles d'Alessandra, à couper le souffle : de véritables peintures aux chaudes couleurs exotiques d'autant que la mise en page est un peu celle d'un roman graphique qui laisse place à de belles planches et même de doubles-planches.
Une très belle invitation à la poésie du voyage et des rencontres que l'on reviendra feuilleter souvent comme un album photos, celles d'un beau voyage que l'on vient de faire en compagnie de Joël et du fantôme d'Ato Rimbo.
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1 : le titre est celui d'une phrase célèbre de Rimbaud dans sa Lettre du Voyant à Paul Demeny (1871)
2 : extrait de Une saison en enfer (1873)
3 : extrait d'une lettre d'Arthur Rimbaud datée du 13 décembre 1880 

Pour celles et ceux qui aiment la poésie des rencontres.
D’autres avis sur BD Gest et Babelio.
Album lu grâce aux éditions Daniel Maghen (SP).
Ma chronique dans les revues Benzine et ActuaLitté.  

samedi 27 septembre 2025

Pump - un si gentil garçon (Rodolphe et Gnoni)

Inspiré d'une histoire vraie ?!


L'ascension sociale au farwest : une nouvelle série très librement inspirée des immigrés allemands qui se ruaient vers l'or ... comme un certain Frederick Trump.

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Les auteurs, l'album (46 pages, 2025) :

Les éditions Anspach ouvrent une nouvelle série Pump dont le titre rappelle malicieusement le nom d'un président états-unien bien trop connu ... 
Au scénario, c'est Rodolphe (Rodolphe Daniel Jacquette) que l'on vient de croiser récemment sur Sprague mais qui lorgne souvent du côté de l'ouest.
Aux pinceaux, le niçois Laurent Gnoni que l'on va découvrir ici.
La série est annoncée avec un premier cycle de trois tomes et ce premier épisode a pour titre « Un si gentil garçon »
Joli programme.

♥ On aime :

 Coup marketing ou simple clin d’œil, l'idée de cette série serait inspirée d'un ancêtre de Donald Trump dont la famille allemande est venue immigrer au farwest, au temps de la ruée vers l'or, en la personne de Frederick Trump qui fit fortune en ouvrant des saloons et proposant prestations et affections aux orpailleurs un peu esseulés. 
Selon l'adage qui nous rappelle que ce ne sont pas les chercheurs d'or qui se sont le plus enrichis, mais les vendeurs de pelles et d'autres prestataires de services.
Voilà pour la partie "inspiré d'une histoire vraie", comme on dit !
 On sait aussi qu'au farwest, les bonnes histoires commencent souvent avec une attaque de diligence. 
Le seul survivant de celle qui ouvre l'album est un beau et jeune garçon à la crinière blonde, une gueule d'ange. L'angelot en question s'empresse d'endosser la personnalité de Edward Pump, Eddie, neveu de sa tante trucidée lors de l'attaque. 
Le 'pauvre' garçon est recueilli dans la maison et la famille du shérif. Et même accueilli à bras ouverts (littéralement) par la femme et la jeune fille du shérif. 
Et ce n'est là que le début d'une belle carrière pour le malin Eddie, le blondinet à la gueule d'ange mais à l'esprit diabolique. 
Son ascension sociale est tout aussi passionnante que ses méthodes sont détestables, et l'on ne peut qu'être fasciné par ce loustic peu recommandable, trop beau pour être honnête : s'il parvient à s'imposer au farwest comme il l'ambitionne, il fera un héros de BD très réussi.
 Il est un peu tôt pour jauger la série qui commence sur ce simple premier épisode mais le scénario se présente plutôt bien, tordu à souhait, immoral en diable. En moins de cinquante pages, le beau Eddie compte déjà pas mal d'entourloupes et de conquêtes féminines à son actif.
Le dessin est d'une ligne claire bien classique avec des tons bruns, oranges et mauves, qui donnent de chaudes ambiances à cette petite ville de l'ouest où il se passe des choses curieuses ...

Pour celles et ceux qui aiment les beaux cow-boys.
D’autres avis sur BD Gest et Babelio.
Album lu grâce aux éditions Anspach (SP).
Ma chronique dans les revues Benzine et ActuaLitté.  

vendredi 26 septembre 2025

Les morts de Raoul Villain (Amos Reichman)

[...] Ils ont tué Jaurès !


Vie et morts de l'assassin de Jean Jaurès, celui qui a précipité les peuples dans l'horreur de la guerre et qui fut ... acquitté lors de son procès !
Une première partie passionnante (parce que historique) et une fin un peu longuette (la faute au "héros" pas très charismatique).

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L'auteur, le livre (256 pages, septembre 2025) :

Le 31 juillet 1914 au soir, dans un café du centre de Paris, rue Montmartre, « une femme hurle : « Ils ont tué Jaurès ! ».
'Ils' c'est Raoul Villain qui « revolver en main, aura rejoint Charlotte Corday et François Ravaillac ».
Il vient de tirer une balle en pleine tête du dirigeant socialiste, fondateur du journal L'Humanité, qui militait pour le pacifisme et voulait éviter la guerre en Europe, « l’un des plus grands destins français, une conscience du siècle qui aurait pu empêcher la tragédie ».
On peut imaginer que Jaurès et ses camarades de l'Internationale, les britanniques, les russes, ... seraient peut-être parvenus à faire entendre la voix du peuple pacifiste plus haut et plus fort que celle des marchands de canons, mais « la guerre va donc avoir lieu. Plus personne ne l’empêchera. Son dernier rempart est mort ».
Alors on peut aussi imaginer que Raoul Villain fut ainsi le déclencheur de cette première guerre mondiale et que c'est lui qui a bouleversé ce siècle, qui l'a précipité dans l'horreur et les guerres à répétition, qui a accéléré la fin du monde.
On peut.
Mais il vaut mieux laisser l'écrivain et historien Amos Reichman nous raconter cet épisode historique avec le sérieux et la minutie qui conviennent, nous raconter Les morts de Raoul Villain.

♥ On aime :

 Amos Reichman nous emmène très loin, dans une France que l'on peine à imaginer : celle de la fin du XIXe siècle, un passé oublié, une période antique pour nous aujourd'hui. On se dit même que ce XIXe siècle ne s'est pas terminé le 31 décembre 1899 à minuit, mais plus tardivement : il s'est prolongé jusqu'au 31 juillet 1914 lorsque Jaurès est assassiné. La guerre fut déclarée le 3 août.
« La guerre que Raoul Villain a achevé de rendre possible, la grande guerre du XXe siècle qu’il a précipitée sans la faire ».
C'est une histoire, une bio, qu'Amos Reichman va nous conter en trois épisodes.
 Premier épisode : pour faire court on pourrait avec l'auteur, dépeindre l'insaisissable Raoul Villain comme une personnalité agitée, solitaire, embrumée, indécise, fuyante, tourmentée, déséquilibrée, mais il n'a rien d'un fou furieux ni même d'un grand exalté.
Il vient de Reims et comme Jeanne d'Arc, il entend « ses voix intérieures ».
L'indécis qui ne fera jamais grand chose dans sa vie (sauf ce fameux 31 juillet 1914) précisera aux médecins que « la base de toute sa vie avait été l’idée de sacrifice, qu’il avait toujours été prêt à se sacrifier pour une idée, et qu’il avait souvent désiré avec ferveur accomplir un acte utile à la justice divine et humaine ».
Avec l'historien, on se demande « pourquoi a-t-il tué Jean Jaurès ? Parce qu’il croyait que son meurtre était nécessaire pour la guerre, parce qu’il avait tellement peur de la faire qu’il préférait la passer en prison. Parce que le bruit du temps était incrusté dans ses oreilles. Parce qu’il était seul et cherchait un sens à sa vie après la mort de sa grand-mère . Parce qu’il était manipulé, parce qu’il était fou. Parce qu’il était d’extrême droite, nationaliste à en devenir un assassin ».
Bien malin celui qui détiendrait les clés de cette personnalité fuyante que l'on qualifiait de « minable »
 Le second épisode est sans aucun doute le plus surprenant, parce que si l'on se rappelle bien de l'assassinat, on a bien sûr oublié la suite.
L'assassin fut, certes, emprisonné mais ne sera jugé qu'en 1919, à la fin de la guerre, une guerre que la France avait victorieusement gagnée (mais à quel prix !!!).
En 1914, le président René Viviani était pourtant clair : « "L’assassin est arrêté, il sera châtié", a proclamé le président du Conseil. À la fin de la guerre, Raoul Villain sera acquitté ».
Lors du procès, l'on invoqua « un crime passionnel » et l'on demanda même « l’indulgence des juges » !!!
« Entre le crime de Raoul Villain, fin juillet 1914, et son jugement, en mars 1919 , le monde a basculé. Jean Jaurès voulait la paix, mais la France a gagné la guerre. Il n’y a plus à discuter du passé.
Depuis, « il y a eu la victoire ».
« Il a été acquitté du crime qu’il revendiquait.
Pourquoi fut-il acquitté ? Parce que trop de temps avait passé, parce que le jury était réactionnaire. Parce qu’il n’était pas responsable, parce qu’il avait déjà payé. Parce qu’il fallait oublier, parce que le pays avait mauvaise mémoire. Parce que ses avocats étaient les plus habiles. Parce que la justice est imparfaite ».
 Le dernier épisode de la saga Raoul Villain va nous emmener jusqu'en 1936, à l'aube d'une nouvelle guerre mondiale, alors que le sang coule déjà en Espagne.
Après des années d'errance chaotique, l'assassin s'est réfugié aux Baléares, sur l'île d'Ibiza, loin des regards de ceux qui lui en veulent toujours.
Mais s'il a été acquitté en 1919 par la justice française, celle des hommes va le rattraper en 1936.  
Les témoins ne sont plus là, les mémoires se perdent, les avis divergent, et bien malin celui qui se rappellerait « ce qu’il s’est effectivement passé en septembre 1936 à la Cala de San Vicente ».
Selon les uns ou selon les autres, Raoul Villain a pu connaître bien des morts différentes ...
Chacun pourra imaginer celle qu'il lui souhaite.
« Raoul Villain n’a pas été lynché par les habitants du village, mais fusillé par des membres du Front populaire venus de Barcelone ».
Ou bien « les assassins [sont] sans doute des pillards déguisés en Républicains ».
Ou même « ses meurtriers ne savaient sans doute pas qu’ils venaient de tuer l’assassin de Jean Jaurès ».
 Si la première partie du bouquin est captivante et a le mérite de nous faire revivre ces événements d'un passé devenu lointain, il faut bien avouer que le ci-devant Raoul Villain n'est pas un héros très charismatique. Ni très sympa bien sûr.
Amos Reichman a beau faire tout ce qu'il peut pour nous intéresser à sa cavale depuis le procès en 1919 jusqu'à l'assassinat de l'assassin en 1936, cette dernière partie n'est guère convaincante et se montre un peu longuette.
La faute au Villain, assassiné à la veille d'une guerre, « lui qui avait assassiné un homme la veille de la précédente ».

Pour celles et ceux qui aiment l'Histoire.
D’autres avis sur Bibliosurf et Babelio.
Livre lu grâce aux éditions Seuil (SP).
Ma chronique dans les revues Benzine et ActuaLitté.  

mercredi 24 septembre 2025

Que s'obscurcissent le soleil et la lumière (Frédéric Paulin)

[...] Le chaos va s’ajouter au chaos.


Dernier épisode, très attendu, de la trilogie de F. Paulin qui nous éclaire brillamment sur les enjeux de la Guerre du Liban au cours des années 70 et 80.
Mais c'est aussi un regard critique porté sur la France de l'époque, ses compromissions et sa diplomatie, ses grandes manœuvres et ses petites combines.

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L'auteur, le livre (384 pages, septembre 2025) :

Frédéric Paulin termine magistralement ici sa trilogie sur la Guerre du Liban avec le troisième épisode : Que s'obscurcissent le soleil et la lumière.
Tout avait commencé en 2024 avec Nul ennemi comme un frère qui couvrait les années 70 puis 80.
Ce fut ensuite, début 2025, Rares ceux qui échappèrent à la guerre qui nous rappelait les années 80.
Ce second épisode se refermait sur le bruit de l'explosion de l'attentat de la rue de Rennes (en septembre 86) dont l'écho résonne encore lorsque débute ce troisième et dernier opus consacré à la fin des années 80 jusqu'à la libération des otages français et une nouvelle invasion du pays par la Syrie en 1989.

Le contexte et les personnages :

Comme dans toute bonne série, on a le plaisir de retrouver, aux côtés des personnalités bien réelles de l'époque, ces personnages de fiction qui vont continuer à nous servir de guides dans l'imbroglio libanais où se mêlent trop étroitement politique, guerre et religion : Kellermann l'agent de l'ambassade accro aux anxiolytiques et à la belle Zia al-Faqîh l'interprète chiite, l'arrogant Christian Dixneuf l'agent de la DGSE, la juge antiterroriste Gagliago et son mari des RG, les chrétiens maronites de la famille Nada, ...
Aucun n'est tout à fait sympathique, chacun se débat dans une Histoire où les enjeux le dépasse et tous vont être particulièrement malmenés dans ce troisième épisode de la série.
F. Paulin nous parle évidemment du Liban mais on (ré-)apprend également beaucoup de choses sur la France de l'époque, celle qui croyait encore tirer les ficelles de sa diplomatie : nous voici au cœur de la cohabitation Mitterrand-Chirac, dans les coulisses où se jouent les grandes manœuvres et les petites magouilles de Tonton pour sauvegarder son pouvoir et celles de la droite pour le reconquérir derrière Chirac et Pasqua.
Il n'est jamais inutile de réviser un peu notre propre passé récent, même avec une vue depuis Beyrouth !
« La guerre au Liban n’a jamais été que la guerre menée par des puissances étrangères à travers leurs pions libanais.
[...] — Ma guerre ? Mais cette guerre, c’est aussi celle de la France. Celle des Israéliens, des Syriens, des Iraniens, des Français, des Américains, peut-être même avant d’être la nôtre. Dixneuf tire une longue bouffée de sa cigarette, recrache la fumée.
— Votre guerre, c’est une putain de guerre mondiale, en fait.
[...] Le Liban, ce grand bordel. Le Liban n’en finit pas de se faire la guerre. Les alliances, les mésalliances, les contre-alliances, les fausses alliances. Qui peut encore tenir la chronique de cette guerre ? »

♥ On aime :

 Bien sûr c'est un roman, avec quelques personnages de fiction pour rendre notre lecture agréable, avec des espions et de l'action, des victimes et du suspense, des méchants et des gentils (euh, des gentils, y'en n'a pas beaucoup), mais ce n'est pas un thriller à la James Bond, c'est un roman à la belle façon de Frédéric Paulin : c'est l'Histoire avec un grand "H" qui nous est contée et les faits relatés sont méticuleusement vérifiés par cet auteur scrupuleux qui possède l'art et la manière de mettre tout cela en lumière pour notre bonne compréhension. Question de perspective.
La trilogie de Frédéric Paulin fournit un éclairage politique et une vue analytique de l'histoire du pays.
Désespérante mais analytique.
« Le chaos est, à nouveau, la seule solution qui s’offre.
[...] Le chaos va s’ajouter au chaos. »
Pour autant, on ne rejoint pas tout à fait le clan des très enthousiastes : au fil de ces trois épisodes, Frédéric Paulin nous semble avoir beaucoup hésité entre le roman (avec ses personnages de fiction, plutôt bien choisis) et la chronique historique (plutôt magistrale) et le lecteur ne sait jamais trop sur quel pied danser.
 Ces lectures n'en demeurent pas moins des plus révélatrices du destin tragique de ce pays, véritable Moyen-Orient en miniature.
Reconnaissons à F. Paulin le mérite de nous avoir permis de comprendre les enjeux des pays voisins (Syrie, Iran, Israël, ...), les compromissions de la France (ah le fameux prêt Eurodif !) ou celles des États-Unis (ah l'affaire Contra-Iran !), ou bien encore les origines du Hezbollah.
Rien que pour l'éclairage ainsi donné et notre compréhension, cette trilogie du passé s'avère une lecture primordiale pour mieux saisir le présent et l'on regrette presque que la série se termine ici et que l'auteur n'ait pas encore osé aborder un passé plus récent.
Le manque de recul nécessaire sans aucun doute, alors patientons, cela viendra sûrement !
« Dès son apparition, le Hezbollah a mêlé effort de guerre et soutien social. Il défend les déshérités. Le parti a construit des écoles, des hôpitaux, des centres de soins et des cliniques dentaires, il s’occupe des familles des martyrs et des blessés, des nécessiteux, il aide à reloger les exilés ou ceux qui ont tout perdu, il développe des services sociaux parallèles. Dans la Dâhiye où l’État est plus absent encore qu’ailleurs au Liban, le Hezbollah est un État providence à lui tout seul. Il a sans doute évité une plus grande catastrophe sociale chez les chiites. Le Hezbollah est tout ici. »

Pour celles et ceux qui aiment comprendre aujourd'hui.
D’autres avis sur Bibliosurf et Babelio.
Livre lu grâce aux éditions Agullo (SP).
Ma chronique dans les revues Benzine et ActuaLitté.  

lundi 22 septembre 2025

Le livre de Kells (Sorj Chalandon)

[...] Ce peuple, j’en étais.


Après "L'enragé" il y a 2 ans, Chalandon se prête à l'exercice autobiographique. Il nous livre son histoire personnelle du maoïsme des années 70, avec la fin de La Cause du Peuple et la naissance d'un autre journal, Libération.

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L'auteur, le livre (384 pages, août 2025) :

L'écrivain Sorj Chalandon, que l'on avait découvert il y a 2 ans avec son roman coup de poing L'enragé, semble céder au mouvement un peu envahissant de ces écrivains français qui considèrent que le meilleur roman est encore celui de leur propre vie.
Mais Chalandon est lyonnais, c'est un peu notre ville d'adoption, Chalandon est né en 1952, alors sa jeunesse, c'est aussi un peu notre époque, celle d'après 68, quand on pouvait encore rêver de Katmandou. 
Et puis Chalandon a participé à la création de Libé, le journal, alors nul doute que Le livre de Kells et son parcours méritent notre lecture.

Le canevas :

Kells (son nom de guerre dans la rue) n'a pas 18 ans quand il décide de quitter Lyon et un foyer familial trop dur où son père le bat et terrorise sa mère.
« L’Autre, c’est comme ça que j’appelais mon père.
[...] La majorité était à 21 ans, j’en avais 17.
[...] J’ai rencontré ma copine, la rue. »
Une enfance pas cool et un passage sans transition vers une vie d'adulte un peu rude !
« Je n’ai pas connu l’odeur du bonheur. J’ai appris celle du malheur, de la sueur, du linge mal séché, de la peur, de la pisse. 
[...] Personne, jamais, ne saura le bonheur d’une peau propre s’il ne l’a pas connue tuméfiée ou croûtée de noir. Personne, jamais, n’aura la fierté de cheveux coupés et peignés, s’il n’a pas maudit le sébum gras, la gale et les poux. »
Pour sortir de la rue, pour en finir avec la vie de « mangeur de poubelle », le jeune Kells se trouvera bientôt une nouvelle famille d'adoption : celle des maoïstes de la Gauche Prolétarienne qui le prennent sous leur aile.
« Un ballet de jeunes militants gauchistes m’avait doucement entraîné de l’isolement à la fraternité. [...] Je pouvais leur être utile. Eux se battaient pour la cause du peuple, et ce peuple, j’en étais. »
Mais la Gauche Prolétarienne, celle d'Alain Geismar et Serge July entre autres, née dans les barricades de mai 68, sera bien vite rattrapée par l'Histoire et même dépassée par les événements : le meurtre de Pierre Overnay, en 1972 devant les usines Renault, le massacre des JO de Munich en 1972, les ratonnades et les tueries racistes de 1973 avec l’attentat meurtrier du Groupe Charles Martel contre le consulat d’Algérie, autant d'événements et de forces nouvelles qui vont déstabiliser l'extrême-gauche jusqu'à l'auto-dissolution de la GP en 1973.
« J’avais été compagnon de route. J’allais devenir compagnon de doutes. »
Des ruines de la GP et de son journal clandestin, La Cause du Peuple, va naître Libération où Kells se trouvera une nouvelle famille d'accueil et une nouvelle carrière comme dessinateur.

♥ On aime :

 Comme dans L'enragé, Chalandon excelle dans le portrait d'un jeune (il n'est plus un enfant) maltraité et victime d'injustice, en rage pour gagner sa revanche sur la vie. 
D'ailleurs il nous livre ici l'explication de la citation de Jules Vallès qui figurait déjà en exergue de son livre précédent :
« À tous ceux qui crevèrent d’ennui au collège ou qu’on fit pleurer dans la famille, qui, pendant leur enfance, furent tyrannisés par leurs maîtres ou rossés par leurs parents. Je dédie ce livre.
La bibliothécaire m’avait reconnu. »
On regrette toutefois que la première partie du bouquin soit un peu longue, un peu lourde (le trip au LSD dure des pages et des pages que l'on parcourt en diagonale) même si l'on veut bien admettre que ces origines, ces explications, sont nécessaires à la compréhension de la suite et que c'est un sujet (la rue) qui tient à cœur de l'auteur [clic].
 Notre intérêt se réveillera vraiment quand Kells-Chalandon pourra quitter la rue et se faire une place chez les maos. Cette période de l'histoire de notre pays, ces années 70, méritent d'être rappelées à nos mémoires.
On connait finalement assez mal le mouvement des maoïstes français : ces intellectuels (ils étaient parrainés par Sartre, excusez du peu), ces étudiants, qui abandonnaient le confort des universités pour aller s'établir (c'était l'expression consacrée) comme ouvriers en usine ou plus rarement aux champs chez des fermiers. Pour aller sur site prêcher la bonne parole révolutionnaire auprès du 'vrai' peuple.
Kells, lui, ira faire de l'alphabétisation dans les bidonvilles de Nanterre.
Ce n'était pas le seul aspect de cette Gauche Prolétarienne, loin s'en faut, mais cette mini-révolution culturelle à la française a de quoi piquer notre curiosité.
Viendra ensuite la fin des illusions quand ce maoïsme se révélera incapable de faire face aux événements et à l'évolution de notre société. 
Une trame qui annonce ou préfigure l'histoire des années 80 de Joëlle Aubron et d'Action Directe que nous racontait, dans La fille de Deauville, Vanessa Schenider - dont le papa était ... un ancien maoïste ! la boucle est bouclée.
Même si les origines familiales et sociales de Joëlle et de Georges sont loin d'être les mêmes.
 Ah, et puis il y a ce curieux titre, ce nom celtique, Kells, que le jeune Georges s'est choisi comme nom de guerre dans la rue. On vous laisse le plaisir de découvrir le pourquoi de ce choix, un choix d'amitié, une jolie anecdote, mais sachez que Le livre de Kells n'est pas le petit livre rouge mais un manuscrit des Évangiles, richement enluminé, réalisé par des moines celtiques avant l'an mille et qui fut longtemps conservé dans l'abbaye de Kells en Irlande.
« — Kells, c’est ça ? J’ai hoché la tête. 
— Un rapport avec la ville irlandaise ?  
J’ai voulu faire le malin. — Avec le Livre, surtout. 
Il a eu l’air surpris, puis intéressé. Il s’est assis sur un coin de table. 
— Le Grand Évangéliaire ? »

Pour celles et ceux qui aiment le petit livre rouge.
Un bref extrait d'interview de l'auteur qui parle de la rue.
D’autres avis sur Bibliosurf et Babelio.
Livre lu grâce aux éditions Grasset (SP).
Ma chronique dans la revue ActuaLitté.  

vendredi 19 septembre 2025

Le roi sans couronne (Carbos et Cosnava)

[...] Tant que le dernier pion n'est pas joué ...


Attention, une partie d'échecs peut en cacher une autre. Les catalans Cosnava et Carbos nous font revivre le match Karpov-Kortchnoï de 1978 aux Philippines en même temps qu'une intrigue policière sortie de leur imagination machiavélique.

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Les auteurs, l'album (120 pages, septembre 2025) :

Les catalans Toni Carbos et Javier Cosnava n'en sont pas à leur première collaboration (ils ont déjà adapté Le dernier lapon d'Olivier Truc) mais les voici qui s'attaquent, avec Le roi sans couronne, à l'un des grands tournois d'échecs de l'Histoire : celui de 1978 qui opposa, aux Philippines, le soviétique Anatoli Karpov et le russe dissident Viktor Korchnoï. 
L'URSS considérait Korchnoï comme traître depuis qu'il avait fui le pays et s'était réfugié en Suisse.
Ce match serait donc un peu le match retour de la guerre froide après le combat du siècle qui avait opposé Fischer et Spassky à Reyjavik en 1972, match mythique et objet de nombreux produits dérivés [1] [2]. 
La traduction (de l'espagnol) est signée Satya Daniel.

Le canevas et les personnages :

Anatoli Karpov et Viktor Kortchnoï incarnent deux Russies bien différentes et deux jeux d'échecs tout aussi opposés : Karpov est beaucoup plus jeune - 20 ans de moins (27 et 47 ans en 1978). 
Karpov est surnommé l'ordinateur.
Il y a beaucoup de "vrai" dans cette BD : l'équipe pléthorique du soviétique, le fauteuil et les lunettes de Kortchnoï, l'hypnotiseur Zoukhar, les yogis de la secte indienne soupçonnés de meurtre, toutes ces anecdotes destinées à déstabiliser l'adversaire sont véridiques et habilement intégrées à l'intrigue de cet album.
Voilà pour le "décor" historique. 
Mais Cosnava nous a également concocté une petite intrigue policière bien tordue, une partie truquée, qui va se dérouler en marge du tournoi d'échecs.
Un homme croupit dans une cellule philippine depuis des années : Benjamin avait été arrêté pour le meurtre d'un ami (avec lequel il jouait ... aux échecs !) alors qu'il était inconscient, assommé. Il se croit innocent, nous aussi. 
Lors d'un reportage sur le tournoi d'échecs, il reconnait dans l'assistance Melvin, un ancien compagnon, sans doute un agent américain plus ou moins louche qui pourrait l'aider à prouver son innocence ...
C'est parti pour une double partie d'échecs, l'officielle Karpov-Kortchnoï et l'officieuse qui concerne Benjamin et Melvin, mais attention un pion peut en cacher un autre car « tragique ou heureuse, toutes les histoires ont une fin ».

♥ On aime :

 La finale de 1978 aux Philippines est beaucoup moins connue que le tournoi islandais de 1972 et c'est tout l'intérêt de cet album que de nous la rappeler avec force détails.
 L'intrigue policière imaginée en parallèle ne manque pas d'intérêt non plus et va s'avérer tout aussi tordue qu'une finale d'échecs.
 Quant aux dessins, Toni Carbos adopte un côté vintage et désuet qui convient parfaitement à l'époque et qui rappelle un peu l'héritage des comics : aplats de couleurs chaudes, gros traits, ... c'est plutôt sympa.

Pour celles et ceux qui aiment les échecs.
D’autres avis sur BD Gest, Bdthèque et Babelio.
Album lu grâce aux éditions Sarbacane (SP).
Ma chronique dans les revues Benzine et ActuaLitté.  

 

mercredi 17 septembre 2025

Café noir (collectif)


Quelques nouvelles noires, bien noires, venues des quatre coins de l'Europe. Des textes étranges parce que étrangers, qui viennent déstabiliser le lecteur.

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Le recueil de nouvelles (192 pages, mai 2025) :

Excellente idée que celle de l'éditeur Agullo de réunir ici une petite dizaine de nouvelles, toutes très noires, mais venues des quatre coins de l'Europe.
Il ne s'agit pas d'une simple compile de circonstance et l'éditeur a même rédigé une jolie préface pour présenter ce recueil et mettre en avant le travail des différentes traductrices (mais attention, un traducteur se cache parmi ces dames !). 
D'ailleurs chacune d'elles (et lui !) a rédigé une ou deux pages pour présenter chaque nouvelle, son auteur(e), son pays et le contexte, ... 
Voilà un travail collectif et intelligent qui va nous permettre de découvrir :
- la Syrie de Rasha Abbas (née en 1984, elle vit aujourd'hui à Berlin), traduite de l'arabe par Lola Maselbas
- la Bulgarie de Zornitsa Garkova (née en 1981, elle vit à Sofia), traduite par Marie Capin
- la Turquie de Murat Çelik (né en 1965), traduit par Sylvain Cavaillès (ah, le voilà !)
- la diaspora sri-lankaise de Shobasakthi (né Anthonytasan Jesuthasan en 1967 à Jaffna, il vit à Paris et fut le coscénariste du film Dheepan), il est traduit par Faustine Imbert-Vier
- la Tchéquie de Kateřina Tučková (née en 1980), traduite par Chantal Dauphin
- la Géorgie de Nino Sadghobelashvili (née en 1980 à Tbilissi), traduite par Eteri Gavasheli
- le Danemark de Rakel Haslund-Gjerrild (née en 1988), traduite par Anne-Christine Heck
- le Portugal de José Viale Moutinho (né en 1945 à Funchal), traduit par Hélène H. Melo
- la Grèce de Manos Apostolidis (né en 1993 à Thessalonique), traduit par Clara Nizzoli
Et ce n'est pas tout puisque le recueil se termine par des pistes de lecture complémentaires, pour prolonger l'expérience avec ces écrivain(e)s, en découvrir d'autres, ou explorer le travail des traductrices.

♥ On aime :

 Dès qu'on ouvre ce recueil on comprend mieux la mise en avant du travail de traduction : ces lectures venues de différentes pays d'Europe sont déconcertantes, mystérieuses, ou même dérangeantes. 
Ces textes sont étranges parce que étrangers. Ils font peu de concessions aux modes et conventions habituelles et promettent de sortir de sa routine le lecteur aventureux, ou simplement curieux, à des kilomètres de sa zone de confort. 
 Au cours de ce voyage, on pourra apprécier l'érotisme morbide de la bulgare, la musique sautillante du turc, les fenêtres secrètes de la vieille maison pragoise, le sang des phoques danois, l'interrogatoire kafkaïen du suspect portugais, ...
Comme dans tout recueil de nouvelles, le lecteur va picorer de ci de là, selon ses goûts et ses envies, mais ce qui est certain c'est qu'il ira de découverte en surprise.

Pour celles et ceux qui aiment voyager, même dans le noir.
D’autres avis sur Bibliosurf et Babelio.
Livre lu grâce aux éditions Agullo (SP).
Ma chronique dans les revues Benzine et ActuaLitté.  

lundi 15 septembre 2025

Lire Lolita à Téhéran (Azar Nafisi)

[...] Cette histoire leur avait plu, voilà tout.


Entre l'essai littéraire et le récit autobiographique, la professeure Azar Nafisi nous invite à réviser nos classiques et la révolution iranienne.

❤️❤️❤️🤍🤍

L'auteur, le livre (432 pages, mai 2024 chez Zulma, 2004 chez Plon et 2003 en VO) :

Azar Nafisi est née en 1947 à Téhéran dans une famille privilégiée et lettrée (son père fut maire de Téhéran lorsque le Shah régnait et reçut la Légion d'honneur des mains de De Gaulle). 
Après avoir été exclue de l'université où elle enseignait la littérature occidentale puis réintégrée, elle finira par démissionner et réunira clandestinement chez elle quelques jeunes femmes, tous les jeudis matin pendant près de deux ans, notamment pour leur faire Lire Lolita à Téhéran.
En 1997, elle choisira l'exil aux États-Unis.
Ce livre autobiographique raconte cette expérience et un film (un peu décevant) en a été tiré cette année, réalisé par l'israélien Eran Riklis avec Golshifteh Farahani dans le rôle de l'auteure et professeure Azar Nafisi.
Un film qu'il faut sans doute relier au Cercle des poètes disparus ou au Sourire de Mona Lisa.

À l'heure où les femmes afghanes ont volé la vedette aux iraniennes, à l'heure où certains voudraient ré-écrire des œuvres du passé jugées non conformes et où d'autres voudraient interdire le port du voile chez nous, il n'est peut-être pas inutile de lire ou relire Azar Nafisi. 
La traduction de l'anglais (États-Unis) est signée par Marie-Hélène Dumas.

Le pitch et ... les livres :

Laissons Azar Nafisi nous résumer elle-même ses mésaventures de professeure iranienne :
« À l’automne 1995, après avoir démissionné de l’université, j’ai décidé de me faire plaisir et de réaliser un rêve. J’ai choisi sept de mes étudiantes, parmi les meilleures et les plus impliquées, et je les ai invitées à venir chez moi tous les jeudis matin pour parler littérature.
Le séminaire avait pour thème les rapports de la fiction et de la réalité.
Nous lisions les classiques persans, comme Les Mille et Une Nuits de Schéhérazade, notre dame de la fiction, et ceux de la littérature occidentale, [...] ceux de Jane Austen, de Nabokov et de Flaubert. »
Au cœur de cet érudit gynécée littéraire, les meilleurs moments sont sans doute les arrivées des jeunes femmes le jeudi matin, chacune leur tour, quand elles retirent leur uniforme imposé, voile et robe sombre, dévoilant les couleurs de leurs vêtements occidentaux. 
« Quand elle a enlevé sa robe et son foulard, je suis restée pétrifiée. Elle portait un T-shirt orange rentré dans un jean moulant, et des bottes marron, mais le plus impressionnant était encore la masse luisante de cheveux brun foncé qui flottait maintenant autour de son visage et qu’elle secoua de droite à gauche. »
Bien loin d'être une simple collection d'anecdotes personnelles, le livre, découpé en plusieurs parties ou sections, est un véritable essai littéraire : n'oublions pas que l'auteure est tout de même professeure de littérature !
Chaque épisode est l'occasion de décortiquer minutieusement l'un des grands romans de la littérature étasunienne (heureusement Wikipédia nous propose d'excellents résumés !) et de nous immerger dans l'une ou l'autre des périodes de la révolution iranienne

 La première partie est consacrée à la Lolita de Nabokov, à Téhéran c'est la fin des années 90 avant que Azar Nafisi ne quitte l'Iran pour les US, c'est l'épisode du fameux gynécée littéraire.
À première vue le parallèle est assez limpide : si Humbert (le héros solipsiste de Nabokov) tentait de façonner sa Lolita à l'image de sa fiction sexuelle, les imams iraniens voulaient modeler les femmes du pays selon leur propre fiction.
« Un régime totalitaire qui s’introduisait constamment jusque dans les moindres recoins de nos vies privées et nous imposait sa fiction sans pitié. »
Fiction, c'est bien le mot-clé pour Azar Nafisi et c'est le thème de ses séminaires, de ses conférences et de son enseignement littéraire.
Quand à l'âge de la trop jeune Lolita victime de son prédateur...
« Cette enfant, si elle avait vécu sous la République islamique, aurait été depuis longtemps bonne à être mariée à des hommes plus vieux que ne l’était Humbert. »
 Lorsqu'elle s'attaque à Gatsby (Le magnifique de Fitzgerald), l'auteure revient sur la révolution islamique des années 79 et c'est peut-être la partie la plus intéressante où l'on va redécouvrir ces événements, vécus de l'intérieur.
 Ce sera ensuite le tour de l'écrivain Henry James et des années 80, celles de la guerre Iran-Irak et des raids aériens sur Téhéran.
 Enfin, nous revoici dans les années 90, Khomeiny est décédé, réactionnaires et réformistes s'affrontent sans que s'améliore beaucoup la condition des iraniennes et le lecteur retrouve le gynécée littéraire qui entreprend cette fois l'étude des romans de Jane Austen, avant que vienne le temps de l'exil.

♥ On aime :

 On peut s'étonner du succès de cet ouvrage atypique qui tient plus de l'essai littéraire que du classique récit autobiographique. Il faut se laisser promener entre deux par la très belle plume d'Azar Nafisi, qui laisse son lecteur picorer de ci ou de là, mais j'avoue en avoir appris beaucoup plus sur la littérature que sur l'Iran. 
Peut-être parce que l'auteure se met délibérément en retrait des convulsions politiques qui ont secoué son pays.
Mais c'est assurément un livre écrit au féminin, avec ces jeunes iraniennes au cœur d'une histoire racontée par une femme qui s'intéressent beaucoup aux personnages féminins des romans des auteur(e)s cité(e)s plus haut.
 Et puis bien sûr, il est impossible de ne pas succomber au charme de ces étudiantes et leur professeure, celles qui ouvrent et referment le livre, ce gynécée littéraire, ce cercle des poétesses disparues [clic et clac]. 
C'est avec elles que l'on va (re-)découvrir les grands classiques de la littérature anglo-saxonne et/ou (re-)visiter les épisodes de la révolution iranienne.

Pour celles et ceux qui aiment les femmes et la littérature.
D’autres avis sur Bibliosurf et Babelio.
Livre lu grâce aux éditions Zulma (SP).
Ma chronique dans les revues Benzine et ActuaLitté.  

vendredi 12 septembre 2025

Sur le fil de la violence (Mark O’Connell)

[...] C'est pour de vrai ?


Portrait difficile d'un meurtrier qui tua deux innocents à Dublin en 1982 : le dandy aristocratique Malcolm Macarthur voulait imiter l'IRA et préparait un braquage pour renflouer ses caisses vides. Au final, pas de braquage mais deux morts et un gouvernement qui faillit être renversé : le ministre de la justice avait hébergé l'assassin, son ami ! 

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L'auteur, le livre (320 pages, septembre 2025, 2023 en VO) :

Comme beaucoup d'irlandais, l'écrivain et journaliste Mark O'Connell s'est retrouvé fasciné par Malcolm Macarthur, le meurtrier qui tua deux personnes à Dublin en 1982, fut condamné et emprisonné puis finalement libéré en 2012 après trente ans d'incarcération.
Son livre, Sur le fil de la violence, est né de cette fascination que résume fort bien Emmanuel Carrère : « dans la galerie des criminels qui ont fasciné des écrivains, l’élégant Malcolm Macarthur est l’un des plus énigmatiques. Et dans le panthéon des écrivains fascinés par des criminels, Mark O’Connell se révèle un des plus brillants. »
Le bouquin est sous-titré : « une histoire de vérité, d’invention et de meurtre » car dans ce true-crime il sera beaucoup question de l'inatteignable vérité dans ce difficile portrait d'un meurtrier.
La traduction de l’anglais (Irlande) est signée par Charles Bonnot.

Le contexte et les personnages :

L'histoire est si curieuse qu'à l'époque, les journalistes irlandais ont même forgé un acronyme : GUBU, un mot qui est toujours utilisé aujourd'hui. 
GUBU pour « Grotesque, Unbelievealbe, Bizarre, Unprecedented », soit : grotesque, incroyable, bizarre et inédit.
Malcolm Macarthur était une sorte de dandy aristocratique, dernier héritier d'une famille de propriétaires terriens. Mais sa fortune fut assez vite dilapidée.
« Alors qu’il n’avait jamais travaillé de sa vie, [...] il allait se retrouver sur la paille. Et cela, c’était hors de question. Il résolut que le moyen le plus rapide et le plus efficace de se sortir de cette mauvaise passe était de commettre un braquage. On entendait beaucoup parler de ces vols à main armée à l’époque : l’IRA avait lancé une série de hold-up pour financer la lutte. »
« Les finances de Macarthur étaient au plus bas, il avait donc décidé de braquer une banque et il avait eu besoin pour ce faire d’un fusil et d’une voiture. L’histoire, à sa façon, est parfaitement cohérente. »
Pour obtenir véhicule et arme, il a « tabassé à mort une parfaite inconnue et tiré une balle dans la tête d’un autre malheureux au cours d’un même week-end meurtrier ».
« Macarthur voulait conserver son style de vie, sa liberté ; il lui fallait pour cela de l’argent et il avait décidé de braquer une banque, ce pour quoi il avait eu besoin de voler un fusil et une voiture.
Il aurait très bien pu prendre la voiture de Bridie Gargan sans lui faire de mal. Et il aurait pu , encore plus facilement, s’emparer du fusil de Donal Dunne sans lui tirer dessus ».
Il se fait alors héberger chez un ami, Patrick Connolly ... qui n'était autre que l'attorney général du pays (le ministre de la justice) qui, fort heureusement, ne connaissait rien des meurtres commis ! 
« Patrick Connolly n’était pas qu’un ami de Macarthur : il était aussi procureur général, le magistrat le plus haut placé du pays, un homme en vue au sein d’un gouvernement en difficulté ».
Quelques jours plus tard, Macarthur sera finalement arrêté chez le pauvre Connolly, le gouvernement tremblera sur sa base et l'assassin sera « condamné pour meurtre, c’est à peine s’il y eut un procès. Il plaida coupable et aucune déposition ne fut faite au tribunal ».
Si cette histoire est pas GUBU, hein ?! 
« Une blague d’un abyssal mauvais goût. (Vous la connaissez, celle du dandy fortuné qui essaie de faire un braquage et qui finit par assassiner deux personnes et manque de faire chuter le gouvernement ?) »
Vous en voulez encore ?
L'auteur Mark O'Connell, allait régulièrement chez ses grands-parents quand il était enfant et ses grands-parents étaient les voisins ... de Patrick Connolly !
Stop ou encore ?
Dans les années 90, un auteur irlandais, John Banville, publie un roman (Le livre des aveux) assez librement inspiré de l'affaire Macarthur : lorsqu'il sera libéré plus tard (2012) le "vrai" Macarthur pourra mêler habilement ses propres souvenirs et l'imagination de Banville ... Il sera désormais bien difficile faire le tri.
Malcolm Macarthur était (outre un double meurtrier !) un curieux personnage qui ne sortait jamais sans son nœud papillon. Et si les irlandais se passionnèrent pour ce fait divers, c'est aussi parce que le meurtrier n'avait rien d'une brute épaisse sortie des bas-fonds de Dublin mais que cet aristocrate cultivé était une « brute distinguée », un « intellectuel barbare » ou encore un « sauvage bien né ».
Alors « la question ... qui semble flotter au-dessus de ce récit, de cette farce monstrueuse. C’est pour de vrai ? [...] C’est pour de vrai ? La question revient, encore et encore. »

♥ On aime un peu :

 On entre difficilement dans ce récit car le "je", l'auteur en train d'écrire, si typique de l'écrivain anglo-saxon qui a fréquenté les classes littéraires des universités comme le Trinity College de Dublin, ce "je" est quelque peu envahissant.
Pendant le confinement de 2020 Mark O’Connell écumait obsessionnellement les rues de Dublin dans l'espoir de provoquer une rencontre avec entre le "sujet" et son "objet", Malcolm Macarthur récemment libéré de prison.
L'auteur voulait « connaître la vérité de cette histoire qui [l]’avait hanté pendant tant d’années. [Il] voulait savoir qui était cet homme, ce qu’il était ».
Certes les scrupules d'un auteur qui tente de démêler la vérité de la fabulation voire de l'affabulation sont tout à son honneur. D'autant plus qu'il tente de faire le difficile portrait d'un « narrateur peu fiable dans le meilleur des cas ».
Mais ces atermoiements plombent tout de même une bonne première partie de l'ouvrage.
« Je vais pourtant m’efforcer de laisser mon imagination en dehors de tout cela. La réalité est bien suffisante ».
« Je veux dire qu’il n’y a pas de bonne façon de le raconter. Comment serait-ce possible ? Tout ce que j’ai, c’est le témoignage d’un homme dont je ne peux tenir les paroles pour vraies, même s’il les croit lui-même ».
Reconnaissons que la position adoptée par O'Connell, son parti pris louable mais trop scrupuleux, peine un peu à nous convaincre et à nous captiver et qu'on est bien loin d'un David Grann quand il parvient à s'effacer complètement derrière son sujet.
 Il faudra attendre la seconde moitié du livre pour que l'on s'intéresse un peu moins à Mark O'Connell et un peu plus à l'insaisissable Malcolm Macarthur, un meurtrier qui fait preuve d'un recul étonnant sur ses propres crimes, sur ce qu'il appelle lui-même son « épisode criminel », avec « un détachement qui devait lui être nécessaire d’un point de vue psychologique ».
Un meurtrier qui « semblait posséder l’extraordinaire capacité de modeler ses souvenirs pour répondre à ses besoins. Si un souvenir lui était douloureux, il le changeait en une autre chose mieux assimilée » et qui restera jusqu'à la dernière page un mystère insondable pour l'auteur comme pour le lecteur.
«  Il était également évident que, exception faite de son « épisode criminel » – dont il était tout sauf fier – Macarthur avait une haute opinion de lui-même ».
Comme s'il n'était pas ou plus vraiment concerné par cet « épisode » : « je sais que j’ai fait la pire chose qui soit. Mais j’ai une grande propension à la bienveillance, la considération et la générosité ».
Alors oui,  « c’est ce qui rend ce récit si troublant, cette étrange instabilité de ton. C’est une terrible tragédie, impliquant la mort violente de deux jeunes personnes des mains d’un inconnu. Et pourtant, on ne peut ignorer que c’est aussi une histoire incroyable »
GUBU vous avez dit ?

Pour celles et ceux qui aiment le true-crime.
D’autres avis sur Bibliosurf et Babelio.
Livre lu grâce aux éditions Hachette (SP).
Ma chronique dans les revues Benzine et ActuaLitté.  

mercredi 10 septembre 2025

Rojava - tome 1 (Ducoudray & Morice)

[...] La vie ! La femme ! La liberté !


Il faut saluer cette sympathique mise en images du combat des femmes du Kurdistan : il n'y a pas que des barbus au Moyen-Orient.

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Les auteurs, l'album (56 pages, août 2025) :

La rentrée littéraire c'est aussi des albums BD : voici Rojava avec Aurélien Ducoudray au scénario et Sébastien Morice au dessin.
Sa formation d'architecte permet à S. Morice de se montrer très réaliste dans les scènes de guérilla urbaine au cœur des ruines syriennes et A. Ducoudray a réalisé de son côté un gros travail de documentation pour décrire cet épisode de la guerre civile syrienne. 
Un second épisode est programmé : on a déjà hâte !

Le contexte, le pitch et les personnages :

L'héroïne, Rojava, est une très jeune femme kurde (16 ans !) qui s'engage comme sniper (snipeuse ?) dans les YPJ, la déclinaison féminine (depuis 2013) des YPG (Yekîneyên Parastina Gel : Unités de Protection du Peuple), la branche armée de la lutte pour l'indépendance du Kurdistan au Moyen-Orient.
La nouveauté peut-être, c'est que les dirigeants des unités YPJ sont des dirigeantes, leurs chefs sont des cheffes, et ça c'est un peu nouveau dans l'histoire du combat au féminin.
Leur cri de ralliement : « La vie ! La femme ! La liberté ! »
L'ironie de la chose (si ironie il y a ici), c'est qu'elles sont devenues les bêtes noires de Daesh : aux yeux des barbus intégristes, se faire tuer par une femme est déshonorant et ferme la porte du paradis ...
Rojava c'est aussi le nom de la région du nord de la Syrie, c'est donc la partie sud-ouest du Kurdistan.

Lorsque la snipeuse Rojava débarque dans l'album, elle tient le rôle principal dans un reportage Youtube filmé par des journalistes occidentaux, ce qui ne plait pas forcément à la commandante de la section, Rukan.
Pour la petite histoire, A. Ducoudray a eu cette idée en lisant (chez son dentiste !) un reportage-photo de Paris-Match sur des combattantes kurdes vêtues de propre, maquillées, baskets neuves aux pieds, comme à la fashion-week : sans doute un peu d'habile propagande de la part du PKK !

♥ On aime :

 Au premier abord, on pourrait croire à une BD pour ados, mièvre et éducative : l'héroïne est moitié snipeuse moitié youtubeuse et il y a même dans l'équipe une gamine qui collectionne les photos de martyrs !?
De plus, A. Ducoudray parsème son récit de blagues anti-Daesh histoire de détendre un peu une atmosphère de guérilla pour le moins tendue.
Mais ce n'est qu'une amusante façade, et le propos, très documenté, va s'avérer bien plus sérieux que cela.
« [...] Après mon premier affrontement, j'ai décidé de ne plus avoir mes règles ... À partir de là, j'étais dans un monde où il n'y avait plus que la mort, donc continuer chaque mois d'avoir un rappel que je pouvais donner la vie, ça ne coïncidait pas avec ce que je vivais ... »
Ou bien encore :
« [...] - Tiens, mets ce caillou dans ton slip. Chaque fois que tu seras couchée pour tirer, ça te griffera le ventre et tu t'endormiras pas ... Le confort c'est l'ennemi du sniper. »
Pour cette dernière anecdote, A. Ducoudray s'est sans doute inspiré du livre de Azad Cudi, célèbre sniper kurde iranien ("Sniper - Ma guerre contre Daech" éditions Nouveau Monde).
➔ On sait que les guerres changent les pays et les frontières, mais aussi les habitants et les mœurs. Les américains l'ont découvert à la fin de la Seconde Guerre Mondiale quand les noirs sont revenus au pays après avoir servi dans les armes et été acclamés en libérateurs en Europe, ... tout comme les blancs, ou bien encore quand les GI sont rentrés chez eux et ont retrouvé des femmes qui avaient pris les affaires en main ... en leur absence.
Les femmes des brigades YPJ espèrent qu'il en sera de même au Kurdistan, si du moins ces guerres prennent fin un jour.
« [...] Contre Daesh, on est tous égaux, mais après ?
Ils me respectent parce que j'ai un fusil et un uniforme. Change le costume, le respect part avec. 
Notre plus grand combat après Daesh, sera celui d'une société mixte vraiment égalitaire. » 
 Les dessins de S. Morice sont ceux d'une belle ligne claire et laissent toute la place à l'intrigue et aux personnages, dessinés et typés avec soin. On a déjà évoqué son passé d'architecte et la colorisation comme les éclairages font ressortir les différentes ambiances : le bleu pour la nuit sur la terrasse, le rouge au fond des tunnels creusés sous la ville, les ocres du désert, ... 

Pour celles et ceux qui aiment les femmes battantes.
D’autres avis sur BD Gest, Bdthèque et Babelio.
Album lu grâce aux éditions Bamboo/Grand Angle (SP).
Ma chronique dans les revues ActuaLitté et Benzine.  

lundi 8 septembre 2025

La Grande Arche (Laurence Cossé)

[...] L’élégance au carré.


Coup de cœur pour la plume de Laurence Cossé, vive, riche, enjouée, trempée dans l'ironie et la dérision. Elle arrive à nous captiver et nous intéresser à un sujet aussi ennuyeux et rébarbatif que la construction d'un immeuble de bureaux.

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L'auteure, le livre (368 pages, 2016) :

Mais quelle curieuse idée que d'ouvrir un livre documentaire sur la construction d'un édifice monumental de Paris La Défense !
Le livre de Laurence CosséLa Grande Arche, date de 2016 et un film (très réussi) en a été adapté cette année : L'inconnu de la Grande Arche réalisé par Stéphane Demoustier.
Livre et film sont au programme du du Festival de Vernoux Roman et Cinéma 2025 et c'est ce qui a motivé cette inhabituelle lecture, bien loin de notre zone de confort habituelle.

Les personnages :

Le personnage principal du bouquin c'est bien sûr ce quartier monumental de La Défense avec au cœur des enjeux politiques et immobiliers, la sortie du côté ouest, cette zone dite Tête-Défense qui attendait sa couronne depuis de nombreuses années.
L'autre grand rôle dans cette pièce dramatique c'est celui de l'architecte. Et bien malin le lecteur qui pouvait citer le nom de l'acteur avant d'ouvrir ce bouquin. On pense évidemment à Ieoh Ming Pei (qui proposera effectivement plusieurs maquettes) mais non, il s'agit d'un illustre inconnu (ce que souligne le titre du film adapté du livre). Un danois, à peine connu même chez lui, avec seulement quelques églises à son actif, mais ce sera finalement lui le vainqueur du concours international lancé par Mitterrand en 83, roulement de tambours, j'ai nommé : Johan Otto von Spreckelsen.
Spreck pour les intimes.
Le livre est donc aussi l'histoire de cette homme, « un homme pris dans une affaire énorme sans appui, sans agence, sans collaborateurs. Or son projet était quelque chose de dingue. »
On va découvrir également tous ceux qui ont œuvré à ce que le rêve d'un artiste soit réellement bâti pour de vrai, en dépit de si nombreuses contraintes techniques, financières, politiques, ...
Il y a là Robert Lion, également directeur de la Caisse des Dépôts.
Il y a là Paul Andreu, l'architecte ingénieur de ADP (oui, les aéroports).
On ne peut pas tous les citer ici mais sans ces deux-là, "le Cube" comme on disait alors, ne serait pas devenu La Grande Arche, dont l'inauguration aura lieu le 15 juillet 1989 pour le Sommet du G7 qui se tient à Paris lors du bicentenaire de la Révolution.

♥ On aime vraiment beaucoup :

 Agréable surprise, la plume de Laurence Cossé est vive, riche, enjouée, trempée dans l'ironie et la dérision : c'est précisément ce qu'il fallait pour captiver le lecteur et l'intéresser à un sujet aussi ennuyeux et rébarbatif que la construction d'un immeuble de bureaux, fut-il cette fameuse Grande Arche.
 On apprend évidemment beaucoup de choses sur cet étonnant bâtiment. En quelques lignes, Laurence Cossé arrive à nous passionner pour les avantages du béton précontraint (inventé en 1928) sur le classique béton armé (qui date de 1886) ! 
Quelques lignes qui n'ont l'air de rien mais qui sont lumineuses et truffées d'infos soigneusement documentées, de fine ironie et même d'autodérision. Tout cela de la part d'une auteure qui ne s'y connaissait sans doute pas plus que nous hier en techniques de BTP.
« Les efforts de documentation auxquels j’ai dû m’astreindre pour écrire sans trop d’inepties les paragraphes précédents ont réduit en poussière un des piliers de mon équilibre psychique. »
Depuis des années, l'édifice s'était fondu dans le panorama familier des Parisiens, mais la lecture de ce roman va inciter les lecteurs à redécouvrir La Défense et à porter un tout autre regard sur ce bâtiment hors du commun : on comprend mieux pourquoi les étrangers viennent se photographier à ses pieds.
 Cette histoire est également une véritable immersion dans les coulisses du pouvoir et l'arrière-cour de nos institutions : sordides tractations politiques, subtiles magouilles financières, rivalités d'egos disproportionnés, ... on connait la musique bien sûr, mais Laurence Cossé nous en propose une relecture vivante et instructive. « Autour de cette œuvre monumentale, il y a eu des conflits monumentaux » ou encore : « comprenne qui pourra au royaume du Danemark. Il y a quelque chose de pourri dans la République française. »
 Et puis bien sûr, il y a le feuilleton Spreckelsen : cet improbable architecte danois, sorti d'on ne sait où et toujours flanqué d'une épouse aussi élégante que secrète. Le lauréat du concours y gagnera la célébrité (ou presque) mais quittera le chantier, de guerre lasse, usé par les querelles et les contraintes.
Après avoir démissionné en 86 aussi discrètement qu'il était arrivé en 83, il finira même par y laisser la vie : la maladie le rattrapera en 87 avant que son "Cube" magique soit inauguré. 
L'ironique Laurence Cossé nous dit que « les grands danois, dits aussi dogues allemands, sont souvent braques »
Spreck, le rêveur sublime, « n’avait en tête que sa superbe épure, et la certitude qu’on allait l’abîmer. Il ne voulait céder sur rien. Pour finir, il a refusé l’obstacle. La construction, c’est une épreuve. Il l’a refusée. » 
De là à imaginer que le décès de l'architecte est peut-être celui de la légende qui veut qu' « on ne peut pas construire un monument si un être humain n’est pas sacrifié. Sinon, le monument s’écroule, et s’écroule toutes les fois qu’on essaie de le remonter. Pour conjurer cette malédiction, il faut emmurer quelqu’un de vivant dans les fondations. »
Quant à son Arche si élégante, « Johan Otto von Spreckelsen ne l’a jamais observé[e]. Parmi tous les marcheurs qui avancent vers l’Arche, parmi les passants qui s’arrêtent à sa vue, puisse l’un ou l’autre, un instant, avoir une pensée pour celui qui n’aura pas vu la Forme très pure dont il avait eu la vision. »

Pour celles et ceux qui aiment les bâtisseurs.
D’autres avis sur Bibliosurf et Babelio.
Livre lu dans le cadre du Festival de Vernoux Roman et Cinéma 2025.
Ma chronique dans les revues Benzine et ActuaLitté.  

vendredi 5 septembre 2025

Barnstormers (Lotay & Snyder)

[...] Trop hauts pour être atteints.


Ambiance années 20 pour cette aventure aérienne de Bix et Tillie, les Bonnie and Clyde des airs. Le dessin glamour de Tula Lotay, très original, vaut à lui seul le baptême de l'air. Superbe.

❤️❤️❤️❤️🤍

Les auteurs, l'album (160 pages, avril 2025) :

Le barnstorming c'était le cirque volant que pratiquaient dans les années 20, les pilotes US démobilisés de la première guerre mondiale, les fous volants : cascades et prouesses étaient exécutées en plein ciel pour épater les fermiers du monde rampant (et récolter quelques subsides grâce aux baptêmes de l'air qui étaient proposés).
L'américain Scott Snyder (venu des comics US) signe un scénario qui nous emmène survoler les champs de sorgho et de soja US que viennent rehausser les superbes dessins de Tula Lotay alias Lisa Wood (une dame, c'est peu fréquent et il faut le souligner).
Leur collaboration date des années 2010 avec la série American Vampire et en 2023, ils ont produit Barnstormers, une série en ligne [Comixology désormais Amazon] dont est tiré l'album papier d'aujourd'hui, adapté des premiers épisodes.
La superbe colorisation est signée par l'irlandais Dee Cunniffe.

Le pitch et les personnages :

Lui, c'est l'as des pilotes, Hawk E. Baron (ou Bix Huckett c'est selon). Glorieux héros, beau gosse et bon pilote de sa Jenny (le surnom du Curtiss JN4), du moins jusqu'à que son avion s'écrase au beau milieu d'une réception de noces.
Elle, c'est la mariée, Tillie (ou Petra Zolatskyi, c'est selon), une brune fatale qui, du haut des talons de ses santiags, renvoie toutes les blondes au vestiaire.
« [lui] - Je ne suis pas ... un mec bien.
[elle] - Tu me le jures ? »
Et hop, c'est parti pour un « périple qui va terroriser certaines des plus riches familles du pays, et qui laissera cent onze cadavres », excusez du peu.
Mais les années 20 c'est aussi le temps de l'agence Pinkerton et un de leurs agents se retrouve bientôt aux trousses de Bix et Tillie, les Bonnie and Clyde des airs.
Alors on espère très fort que ça finira peut-être pas si mal que ça, et on voudrait bien croire « qu'ils sont trop hauts pour être atteints, trop rapides pour être pris. »

♥ On aime beaucoup :

 On est vraiment emballé par le dessin de Tula Lotay aux influences multiples : comics, roman photo, affiches de spectacle ou de cinéma, ...
Et le côté glamour qui sied à cette histoire tragique mais terriblement romantique, est rehaussé par une colorisation qui rappelle les effets obtenus à l'aérographe.
 À tel point que le scénario, plutôt classique, de Scott Snyder ne semble là que pour permettre à la dessinatrice de déployer tout son talent. Mais sur fond de lutte des classes, un vent de liberté souffle suffisamment fort pour bousculer les conventions et l'intrigue se révèle d'une finesse inattendue, dépassant largement le simple hommage nostalgique à l'ambiance désuète des films d'antan.

Pour celles et ceux qui aiment s'envoyer en l'air.
D’autres avis sur BD Gest, Bdthèque et Babelio.
Album lu grâce aux éditions Delcourt (SP).
Ma chronique dans la revue ActuaLitté (Benzine en parlait également).