De profundis …
Après les très très remarquables Chaussures italiennes (candidat à notre best-of 2010, rappelons-le) et Tea-Bag, voici Profondeurs, un autre roman du suédois Henning Mankell que l'on connaissait surtout par ses polars.
Profondeurs nous raconte une très étrange histoire à l'aube de la guerre de 1914 : celle du capitaine Lars Tobiasson-Svartman de la marine de guerre suédoise. Je cite le patronyme en intégralité puisque Lars tient beaucoup à ces deux noms accolés : celui de sa mère (Tobias...) étant supposé le protéger de celui de son père ...
Le capitaine Lars se montre un personnage assez peu sympathique : il ment continuellement, s'emporte facilement et peut se mettre à frapper, voire pire encore.
Il ment à tout le monde : à sa femme, à sa maîtresse, à lui-même, à ses collègues et à l'Amirauté. Difficile de s'attacher à ce drôle de bonhomme. Enfin, drôle, c'est une façon de parler.
Un bonhomme un brin obsessionnel, obnubilé par les distances qu'il estime ou mesure avec précision : il est hydrographe, chargé de tracer des routes secrètes dans l'archipel suédois de la Baltique pour les bateaux à l'aube de la grande guerre. Obsédé par les distances donc, à commencer par celles qu'il prend soin de maintenir entre lui et les autres.
[...] Ses tout premiers souvenirs étaient les distances : entre lui et sa mère, entre sa mère et son père, entre le sol et le plafond, entre l'inquiétude et la joie. Sa vie entière se résumait à des distances à mesurer, à raccourcir ou à rallonger.
Notre hydrographe est obnubilé par les profondeurs qu'il devine ou mesure en mer pour tracer ses routes, obsédé au point de dormir avec sa sonde en guise de nounours.
[...] Le lendemain, il marcha dix kilomètres sur la glace. Ce qui le conduisit par-delà la fosse de Bockskär jusqu'aux rochers d'Hökbada, où il installa son campement pour la nuit.
À l'origine son intention était de marcher droit sur Halsskär; mais une fissure dans la glace l'avait forcé à faire un détour par le nord. Hökbada n'était qu'un groupe de rochers escarpés et inhabités. Avant la tombée de la nuit, il eu le temps de s'y construire un abri, un toit de branches et de mousse jeté sur une anfractuosité rocheuse. Il fit du feu et ouvrit une conserve de viande. Quand il se glissa dans son sac de couchage, le vent était encore faible. Le froid s'était adouci pendant la journée. Il estima la température à moins trois degrés. Une fois la nuit tombé et le feu éteint, il tendit l'oreille pour écouter la mer. L'entendait-il se briser contre le bord de la banquise ? La glace tenait-elle jusqu'à Halsskär ? Était-ce la mer ou le silence de ses pensées qu'il percevait ?
À plusieurs reprises il crut entendre des coups de canon, d'abord un grondement lointain, puis une onde de choc qui s'évanouissait dans les ténèbres.
Personne ne sait où je suis, pensa-t-il. Au cœur de l'hiver, dans ce monde glacé, j'ai trouvé une cachette que personne ne pourrait même imaginer.
Au cours de ces missions en mer ou sur la glace, le capitaine Lars fera la rencontre d'une femme à demi perdue sur une île de pêcheur. Il en tombera aussi obsessionnellement amoureux qu'il l'était de sa sonde marine et finira par errer de mensonge en mensonge entre son épouse de Stockholm et cette femme sur son île glacée.
Une histoire presque kafkaïenne avec, en arrière-plan, la description sans concession d'une Marine suédoise où, malgré la neutralité affichée, les officiers ont bien du mal à cacher leurs sympathies pour la flotte du Kaïser qui ne va pas manquer de mettre la pâtée à ces arrogants britanniques.
De tout cela on se doute qu'il ne sortira rien de bon : certains sombreront dans la folie, d'autres sombreront tout court dans les profondeurs des eaux glacées et le Monde lui-même sombrera peu à peu dans l'horreur des années de guerre.
De toute évidence on peut tracer quelques parallèles entre l'officier de marine Lars et le chirurgien Fredrik Welin des Chaussures italiennes : deux hommes perdus sur leur île, tenant soigneusement "les autres" à l'écart et que seuls la glace et le froid relient au monde ...
On avait quand même trouvé le roman des Chaussures beaucoup plus abouti et surtout plus agréable, plus facile à lire, ne serait-ce que parce qu'il était un peu moins pessimiste que ces sombres Profondeurs.
Malgré la toujours très belle écriture de Mankell, on tient là sans doute son livre le plus difficile, même si MAM tout comme BMR ont beaucoup aimé.
Un livre où l'on découvre l'hiver dans les îles de l'archipel suédois.
Pour celles et ceux qui aiment les histoires de marin, même givrés.
Seuils Points édite en poche ces 345 pages qui datent de 2004 en VO et qui sont traduites du suédois par Rémi Cassaigne.
L'avis enthousiaste de Black. D'autres sur Critiques Libres.
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