Au Texas, les dieux nous sont tombés sur la tête.
Un roman , un polar, de James Lee Burke mais sans son flic fétiche Dave Robicheaux : Burke remet en scène dans ce roman récent, un ancien héros, un shérif, qu’il avait déjà installé au début de sa carrière, une sorte de prototype de Dave Robicheaux.
Et l’on quitte la Louisiane pour retrouver le Texas où est né Burke.
Un Texas écrasé de chaleur et saturé de poussière.
Voilà pour les nouveautés.
Pour le reste, Dieux de la pluie, c’est du grand James Lee Burke : une écriture toujours aussi foisonnante, riche, un roman toujours aussi tordu et complexe où tout devient prétexte à histoire(s), où même une simple église en bois recèle tout un passé, où même le moindre personnage secondaire possède toute une densité.
Du grand roman américain, exigeant.
Avec toujours ce sentiment diffus d’une certaine confusion où il faut accepter de se laisser porter, emporter, dans une histoire très noire, aussi noire que l’âme humaine.
Dès les premières pages, nous voici plongés en enfer : à la frontière mexicaine, une dizaine de filles asiatiques, moitié putes, moitié mules, viennent de se faire hacher à la mitraillette et enterrer au bulldozeur. Celui ou ceux qui ont fait cela n’ont même pas pris la peine de vérifier si elles étaient bien mortes avant de passer le tractopelle.
[…] – Ces femmes orientales, à Chapala Crossing ? C’est pour ça que vous êtes là ?
– Certaines étaient des gamines. Elles ont été abattues à la mitraillette, puis enfouies par un bulldozer. Au moins l’une d’entre elles était sans doute encore vivante. »
Après la découverte de l’horrible boucherie du début, il ne se passera presque plus rien : ce qui intéresse James Lee Burke, ce n’est pas le côté polar, l’intrigue policière, mais ses personnages, les âmes de ses personnages, qu’il a plongés dans cet enfer (et nous avec).
Toute une galerie de multiples acteurs aux motivations et alliances un peu confuses, tant du côté des forces de l’ordre que du côté des malfrats, qui vont s’éclaircir peu à peu au fil de ce gros pavé.
Le shérif Hackberry Holland et sa jeune adjointe Pam Tibbs aux relations (et aux passés) complexes (Hackberry n’était pas revenu indemne de Corée).
[…] Je suis censé être ton supérieur, Pam. Pourquoi est-ce que je n’arrive pas à te mettre ce concept simple dans la tête ?
– Va savoir, patron. »
Un jeune couple de paumés, embarqués dans cette sale histoire : Vikky la chanteuse de country(1) et Pete, le GI qui n’a pas l’âge de la Corée mais qui regrette d’être revenu (pourtant pas plus indemne) de l’enfer du moyen-orient.
[…] En Afghanistan, je priais pour qu’il y ait du vent.
– Pourquoi ?
– S’il y avait beaucoup d’arbres et que le vent se mettait à souffler et que quelque chose dans les arbres ne bougeait pas avec le vent, c’est de là que venait la prochaine roquette. »
[…] « Je regrette de ne pas avoir pris une balle de kalachnikov à Bagdad. »
Nick le proxénète juif, exilé de La Nouvelle-Orléans depuis Katrina, et qui est peut-être à l’origine de tout ce bazar.
[…] – Arrête de mentir. Qu’est-ce que ces hommes ont fait en ton nom ?
– Ils ne l’ont pas fait en mon nom. Je ne leur ai jamais demandé de faire ce qu’ils ont fait.
– Tu me donnes envie de te frapper, de me mettre les poings en bouillie.
– Ils ont tué neuf Thaïlandaises. Des prostituées. Artie Rooney leur avait fait franchir la frontière clandestinement. Ils les ont passées à la mitraillette, et enterrées avec un bulldozer.
– Mon Dieu, Nick, dit-elle, sa voix se brisant dans sa gorge.
– Je n’avais rien à voir avec ça, Esther.
– Si, tu avais à voir. »
Puis elle répéta : « Si, tu avais à voir. »
Esther, la charmante épouse de Nick, au prénom biblique qui lui sauvera la vie.
[…] Esther a dit au roi Xerxès que s’il tuait son peuple, il devrait la tuer, elle aussi. C’est comme ça qu’elle est devenue la servante de Dieu. Tu ne sais pas ça ?
– Non, et je perds pas non plus mon temps à ces conneries de la Bible.
– C’est parce que tu n’as pas d’éducation. Tu n’es pas coupable de ton ignorance.
L’inspecteur Clawson des services de l’immigration et des douanes US, un officier trop border-line (excusez pour le jeu de mots) pour être clean et rester couvert par ses supérieurs.
[…] Désolé de t’avoir fait la leçon à propos de Clawson. Je ne pensais pas qu’il essaierait de se servir de nous, dit Pam.
Une bande de motards et pas mal d’affreux jojos, dont un irlandais et un russe en plus du juif, dont on ne sait pas qui en veut à qui (en fait c’est simple, voici un indice : tout le monde en veut à tout le monde et personne ne se fait confiance).
[…] Le type qui a tué toutes ces femmes derrière l’église utilisait une Thompson. C’est difficile de s’en procurer. Elles tirent des cartouches de .45. Le tambour à munitions contient cinquante cartouches. Peut-être que le type qui a tué les filles derrière l’église est le même que celui qui a mitraillé les motards.
– Ça n’a pas de sens. Pourquoi se tueraient-ils entre eux ?
– Peut-être qu’ils ne travaillent pas ensemble. »
Et puis les agents fédéraux du FBI qui ont leurs propres cibles.
Tout ce joli petit monde se croise et se décroise sur les routes du Texas, sur l’air de I get around, parfois sans même se voir, entre motels miteux et diners crasseux.
[…] – Je pense que cet endroit est un asile psychiatrique en plein air.
Et puis il y a le plus barjot des barjots, le Prêcheur, dont on peine (dont tout le monde peine !) à deviner les motivations, capable du meilleur comme du pire, le plus souvent embarqué dans des délires mystiques.
[…] – Un type avec des béquilles sans maison ni voiture ? À mon avis, ce type est une espèce de légende urbaine.
– Peut-être.
Un type capable de vous découper le petit doigt sur le coin de votre bureau si ça peut faire avancer la discussion, un expert en grammaire et en mitraillette :
[…] – J’essaie d’être carré avec toi. T’es un puriste. Il y en a plus beaucoup, des comme toi. Ça veut pas dire que j’ai envie de me manger une balle.
– Pourquoi penses-tu qu’on va se faire refroidir ?
– T’as essayé de passer une adjointe du shérif à la mitraillette. Ensuite, t’as eu une occasion de buter le shérif et tu l’as pas fait. Je pense que tu dois avoir un désir de mort.
– C’est sans doute ce que pense le shérif Holland. Mais vous vous trompez, tous les deux.
Ce Prêcheur qui campe sur la tombe de sa mère et qui mérite indiscutablement son entrée au panthéon des grands fêlés.
[…] J’ai un truc à te demander.
– Si ma mère est vraiment enterrée sous cette tente ?
– C’est en partie ça.
– Et quoi d’autre ?
– Que lui est-il arrivé ?
– Comment elle a fini ses jours ?
– Ouais, je veux dire, si elle était malade, ou si elle était vieille, ou si elle a eu un accident ?
– C’est une question complexe. Tu vois, je ne sais pas si elle est sous cette tente, ou s’il n’y a qu’une partie d’elle. Je l’ai enterrée après une période de grand gel. J’ai dû faire un feu sur le sol et me servir d’une pioche pour creuser la tombe. Alors je n’ai pas creusé très profond. À cette époque je ne connaissais pas grand-chose aux prédateurs, et je n’ai pas recouvert la tombe de pierres. Quand je suis revenu un an après, des créatures l’avaient déterrée, et dispersée sur quarante ou cinquante mètres. J’ai remis dans le trou ce que j’ai pu, mais pour tout te dire, je ne sais pas exactement quelle quantité d’elle se trouve sous nos pieds. Il y avait un tas d’os tout autour.
– Jack, est-ce que tu…
– Quoi ?
– Il arrive des merdes. Tu avais quelque chose contre ta mère ?
– Ouais, il arrive des trucs. Ressers-moi un peu de café, tu veux bien ?
À peine arrivé à mi-parcours on comprend un peu mieux qui a fait quoi, qui a commis quoi, qui court après qui et pourquoi, mais il reste encore de nombreuses pages et, tout comme les personnages, on n’est pas encore sorti de cet enfer !
[…] « Qui était le tireur, à l’église ? demanda Hackberry.
– Celui qui a vraiment tiré ?
– C’était qui ?
– Le Prêcheur, je crois.
– Tu crois ?
– Je ne l’ai pas vu. Je suis sorti du camion pour pisser, et je me suis enfui quand la fusillade a démarré.
– Qui avait la Thompson ?
– Le nommé Hugo. Elle était dans un sac de toile avec les munitions. Il a dit qu’elle appartenait à l’homme le plus dangereux du Texas.
– As-tu vu le Prêcheur ?
– Non, monsieur, je ne l’ai jamais vu.
Certains lecteurs seront, comme nous, peut-être un peu gênés par l’empreinte mystico-religieuse (culpabilité, rédemption, grâce, …) qui est un peu la marque de fabrique de James Lee Burke et qui est ici un peu trop appuyée, parfois.
[…] Il était persuadé que regarder un exécuteur dans les yeux au cours des dernières secondes d’une vie était peut-être le pire sort que pouvait connaître un être humain. Cette perception ultime du visage du mal détruisait non seulement l’espoir, mais toute la foi qu’on pouvait avoir en ses frères humains. Il ne voulait pas lutter avec ces bonnes âmes qui choisissent de penser que nous descendons du même noyau familial, nos ancêtres pauvres, nus, maladroits dans l’Éden, et qui, par orgueil ou par curiosité avaient péché en mangeant le fruit défendu. Mais il était depuis longtemps arrivé à la conclusion que certaines expériences subies aux mains de nos frères humains étaient bien la preuve que nous ne descendions pas tous du même arbre.
Mais entre chaleur et poussière, à mesure que les cadavres s’empilent, au fil de ces pages pessimistes en dépit d’un peu de lumière apportée par les personnages féminins, on comprend vite que les Dieux de la pluie ont quitté le Texas depuis bien longtemps :
[…] C’est un de ces anciens dieux de la pluie. Il y en avait beaucoup qui vivaient ici quand c’était une immense vallée pleine de blé. Mais les dieux de la pluie sont partis. Et ils ne reviendront pas.
– Comment sais-tu ça ?
– Ils ont pas de raison de revenir. On ne croit plus en eux. »
Brrr…
(1) - jetez donc une oreille du côté de la Carter Family et son country d’un autre âge !
Pour celles et ceux qui aiment les barjots en quête de rédemption dans le désert texan.
D’autres avis sur Babelio, celui de Yan et celui de Cottet plus dubitatif.
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