dimanche 14 avril 2024

Obsolète (Sophie Loubière)


[...] Tout ça ne serait qu’un immense canular.

L'auteure, le livre (528 pages, 2024) :

Sophie Loubière, journaliste et auteure de polars vient de signer avec Obsolète, un roman d'anticipation, une dystopie pour reprendre ce qui qualifie ce genre très à la mode mais dont on redoute souvent la trop grande facilité.
Mais quelques très bons avis [1] [2] [3] nous ont finalement convaincus de plonger dans ce conte philosophique et de répondre à l'appel du futur de l'auteure qui nous expédie 240 ans après le 1984 de George Orwell.
En 2224, Big Brother est devenu écolo : bien obligé pour tenter d'enrayer l'extinction de l'humanité.
[...] Alors, on s’était appliqué à sauver les meubles. Garantir la survie de l’humanité – du moins, ce qu’il en restait. 
[...] Passer de neuf milliards d’humains au XXIe siècle à neuf cents millions après le Grand Effondrement de la civilisation fossile et, aujourd’hui, peiner à maintenir dix millions d’âmes. Tout cela en un claquement de doigts à l’échelle temporelle de la planète.
Histoire de mettre le lecteur au diapason, Sophie Loubière y va même d'une dédicace bien sentie :
[...] À ma descendance. Puisse-t-elle connaître un monde formidable.

On aime beaucoup :

 Sophie Loubière a choisi de ne pas déstabiliser son lecteur par une anticipation de techno parade. Bien au contraire, chacun des détails de la vie en 2224, pris isolément, est crédible voire réaliste. Mais c'est leur accumulation qui dérange et crée un certain malaise : l'auteure se moque pas mal de 2224 et préfère brosser une féroce critique de notre monde actuel, celui d'aujourd'hui en 2024.
 Le monde de 2224 semble paradisiaque, ce qui reste de notre civilisation y est bon, beau et gentil, écolo-recyclable même, et l'on s'y souhaite "belle journée" à tout bout de champ !!! 
Mais on frémit bientôt à l'idée qui est au cœur de l'intrigue : ces femmes ménopausées, qui ne sont plus en mesure de procréer pour reconstituer l'humanité, et que l'on "retire" du circuit pour que les hommes puissent fonder une nouvelle famille.
Une alternative à la polygamie nous dira-t-on. 
Sauf que personne ne sait vraiment ce que deviennent les "retirées" quand elles partent pour le fameux "Domaine des Hautes Plaines", même si l'on se doute bien que l'auteure est suffisamment habile pour ne pas nous resservir un simple remake féministe de Soleil vert.
Bref on est très impatient d'apprendre ce qu'il advient des "retirées" ...
[...] — C’est normal de quitter sa famille quand on est vieille. Il n’y a pas de raison d’être triste.
— Tout à fait. Une Retirée sait qu’elle quitte sa famille pour aller vers une autre source de joie.
[...] — Tu sais ce qui se murmure entre femmes ? 
— À quel propos ? 
— Le Domaine des Hautes-Plaines. Le Grand Recyclage. Tout ça ne serait qu’un immense canular.
 Pour corser encore le suspense, Sophie Loubière ne renie pas ses origines d'auteure de polars et nous a préparé quelques morts suspectes, impensables dans ce monde idyllique où la violence n'existe plus et donc où l'on ne sait plus pratiquer une autopsie !
 On apprécie quelques petites inventions savoureuses (qu'on vous laisse découvrir) comme l'euthanasie raisonnée ou l'enterrement de vie de maman, ou encore ces bracelets régulateurs d'humeur.
Tout cela est évidemment très inconfortable, l'humour est grinçant, on ne sait trop quelle est la part du second degré, si c'est du lard ou du cochon, ou plutôt on se doute bien que l'auteure nous invite à jeter un œil inquiet du côté obscur de la force.
[...] Un bracelet modère nos humeurs, enregistre nos émotions et contrôle nos montées d’adrénaline, une manière de fermer nos yeux, de mettre des œillères.
 On s'inquiète aussi de la manipulation exercée par une IA (la version 2224 d'Alexa ou Siri s'appelle Maya) qui va jusqu'à imiter Orwell et créer une "novlangue".
[...] Maya modela patiemment notre langue et notre imaginaire pour y enchâsser l’expression et le concept. D’abord en injectant le terme à petites doses dans ses messages informatifs. Il était essentiel de nous habituer à l’entendre. Il fallait le normaliser, nous acclimater à sa présence dans un langage quotidien. L’effet de répétition dégradait notre vigilance. Si un mot isolé pouvait choquer, provoquer une réaction, la ritournelle entonnée par l’IA amoindrissait notre capacité à réfléchir et rendait la chose jolie.
[...] Aussi loin que remontait l’histoire de l’Homme, de tous ses crimes, le plus grand demeurait sa faculté à en nier l’existence. Parfois, il allait même jusqu’à les effacer.
 Bref, seul le lecteur vraiment naïf voudra bien croire que Sophie Loubière s'intéresse plus à 2224 qu'à 2024 ...
C'est un miroir éblouissant et à peine déformant que nous tend l'auteure.
 Bon, le grincheux de service regrettera peut-être quelques longueurs ou digressions explicatives.

L'intrigue :

2224. Notre civilisation dite "fossile" n'est plus. 
L'humanité est réduite à peau de chagrin et survit sur quelques territoires encore épargnés. 
On s'efforce de lutter contre l'effacement, les malformations, la stérilité, les fausses couches. Les femmes ménopausées, devenues "obsolètes" sont "retirées" du circuit pour que leur conjoint puisse fonder une nouvelle famille avec une femme plus jeune en mesure de procréer.
Mais il semble bien que quelques grains de sable se soient glissés dans cette belle mécanique idyllique du futur ...

Pour celles et ceux qui aiment se souhaiter "belle journée".
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Livre lu grâce aux éditions Belfond

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