mercredi 8 mai 2024

Norferville (Franck Thilliez)


[...] Un caillou de fer dans un désert de glace.

L'auteur, le livre (456 pages, mai 2024) :

Franck Thilliez est l'un des auteurs français de polars "mainstream" les plus en vue. La série des Sharko c'est lui. 
Des polars qui flirtent souvent avec le fantastique ou l'ésotérique mais dont la violence est hélas bien ancrée dans le réel.
Cette fois avec Norferville, il délaisse son Sharko fétiche et cède aux sirènes du grand nord après d'autres auteurs de polars français : Ian Manook en Islande, Olivier Norek à Saint-Pierre-et-Miquelon, ... qui ont suivi sur la neige les traces laissées par Olivier Truc ou Mo Malo

Le contexte :

Norferville a beau être un lieu imaginaire, on s'y croirait !
Comme de coutume, Franck Thilliez soigne le décor de son polar d'une plume très suggestive : nous voici tout au nord du Québec, à 700 kilomètres de Montréal, dans l'une des gigantesques mines ouvertes sur les terres des indiens Innus (le Nitassinan). 
Les colons blancs y sur-exploitent la Fosse du Labrador qui contient un minerai de fer de grande pureté. 
[...] Norferville restait ce qu’elle était : un caillou de fer dans un désert de glace.
[...] — Norferville, c’est un autre monde. Il faut le voir pour le croire. Un territoire de glace coupé de tout où des Blancs et des autochtones essaient de cohabiter avec, entre eux, l’exploitation d’une gigantesque mine de fer.
Dans ce lieu glacé difficilement accessible (et pas du tout en cas de tempête de neige : un endroit idéal pour un huis-clos à ciel grand ouvert !) cohabitent bien difficilement les communautés de blancs et d'indiens. 
Au milieu, les "Pommes" : rouges dehors, blancs dedans, les métis rejetés par les uns comme par les autres.
Il sera beaucoup question de violences faites aux indiens et surtout aux femmes indiennes : quelques blancs, tendance suprémacistes, sont adeptes de la "cure géographique" (starlight tour au Canada anglophone), une pratique que les femmes autochtones ne dénoncent pas toujours, par honte ou par peur.
[...] Un dicton dit qu’on a tous, ici, du sang indien. Si ce n’est pas dans les veines, c’est sur les mains.
[...] — Faut que je te dise… ça fait un petit bout de temps que les autochtones sont nerveux.
— Comment ça, nerveux ?
— Je perçois une tension, quelque chose de pas normal dans la communauté, mais j’arrive pas à définir quoi précisément. Un peu comme quand on sent qu’une tempête se profile, qu’un truc change dans l’air. Ils traînent moins dans les rues, ils viennent faire leurs courses et ils rentrent vite chez eux. Ceux que j’amène au poste décrochent pas un mot. C’est pas habituel.

Le canevas :

Dans la "ville" minière de Norferville, au fin fond des plaines glacées du Québec, une jeune française est retrouvée dans la neige, sauvagement assassinée et mutilée.
Son père Teddy Schaffran (un criminologue privé, tendance profiler, à qui il manque un oeil) débarque de France avec son passé tourmenté. 
Sur place, Noémie Rock, une fliquette métisse est chargée de l'enquête dans ce coin perdu où elle n'a pas de très bons souvenirs.
La rencontre de ce duo d'enquêteurs est prometteuse :
[...] Elle découvrit alors la face de marbre d’un homme qui semblait jailli du fond des âges. Grand, solide, le visage marqué de petites rides qui, avec les températures, formaient comme des crevasses. Elle scruta d’abord le rond de cuir et regarda finalement l’autre œil, peut-être plus noir encore que l’artifice côté gauche.
— Je suis Teddy Schaffran. Je veux voir ma fille.

♥ ♥ On aime beaucoup :

 Franck Thilliez arrive ici à nous faire ressentir le froid : "Je suis fasciné par le froid, par la manière de le décrire, parce que c’est vraiment une sensation particulière, d’autant plus quand il est omniprésent. C’est une façon d’emprisonner les personnages, et mes lecteurs. [...] J’ai toujours eu le fantasme d’écrire une scène de blizzard." En ce lieu idéal, l'auteur souffle le froid dans une nature déchaînée aussi violente que les hommes qui l'habitent et le lecteur frissonne (c'est un thriller !) en pestant contre ses moufles, pas très pratiques pour tourner les pages du bouquin.
[...] — Je crois que je ne m’habituerai jamais à ce froid polaire.
— Ne vous plaignez pas, il n’y a pas encore de couche de glace au bas des fenêtres. J’ai connu ça, dans ma jeunesse. Un record à moins 57 °C. Il n’y avait pas d’école, évidemment. Les habitants laissaient tourner les moteurs des voitures toute la nuit, sinon elles ne redémarraient pas le lendemain. On ramassait même des chauves-souris au pied des arbres, les pauvres étaient complètement givrées. Une sorte de fumée de mer arctique, mais partout dans la ville.
[...] — Moins 18 °C. C’est la température de la mort douce. Il paraît que, quand on reste sans bouger trop longtemps sous cette température, il y a, à un moment donné, quelque chose d’agréable qui vous enveloppe, votre cerveau se met à déconner et vous enlevez vos  vêtements sans vraiment vous en rendre compte.
On appelle ça le « déshabillage paradoxal »… Vous vous endormez et vous ne vous réveillez plus.
[...] — Ça pourrait faire un bon début de polar, nota Teddy pour tenter de détendre l’atmosphère. Un homme et une femme coincés dans une voiture au cœur d’un désert de glace, alors qu’une tempête approche.
— Ou une mauvaise fin.
 Comme à son habitude, Franck Thilliez lorgne du côté du fantastique en convoquant ici la légende du Windigo (qu'on connait depuis Joseph Boyden et d'autres), ce croquemitaine indien inventé peut-être pour faire peur aux enfants mais plus sûrement pour lutter contre le cannibalisme qui a pu sévir jadis en cas de famine.
[...] Les témoignages étaient cohérents et menaient tous à une entité unique  : le Windigo.
Chaque fois que le nom avait été évoqué, la jeune femme avait capté le même éclat dans les yeux de ses interlocuteurs. La peur, une terreur irrationnelle jaillie de légendes ancestrales. 
[...] La créature, mi-homme, mi-animal, a un cœur de glace. Elle vit dans les profondeurs de la forêt et se rapproche de nous lorsqu’elle est très en colère.
Elle se nourrit de tout ce qui vit, avec une préférence pour la chair humaine.
[...] D’après ce que j’ai lu, la légende serait née pour empêcher la pratique du cannibalisme dans les communautés autochtones. Il y a en effet déjà eu des précédents lors de famines extrêmes dues à l’isolement et à l’absence de gibier, surtout l’hiver. 
 La violence de la nature et du froid fait écho à celle des hommes. Des hommes qui n'aiment pas les femmes. Un polar très dur et sans concession - c'est du Franck Thilliez !

Pour celles et ceux qui aiment les croquemitaines.
D’autres avis sur Bibliosurf et Babelio.
Livre lu grâce aux éditions Fleuve.
Ma chronique dans le journal 20 Minutes et dans Benzine.

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