John
Burdett nous avait déjà emmenés à
Hong-Kong et surtout en Thaïlande avec
Bangkok 8.
On avait apprécié l'humour futé de ce voyage dans les bas-fonds du
district 8 de la
cité des anges (Krung Thep en VO) et l'intelligence amusée avec
laquelle cet auteur américain essayait de nous instruire du fossé
culturel entre les occidentaux (nous, les farangs) et les
asiatiques.
Il récidive avec
Bangkok
Psycho (entre temps il y aura eu
Bangkok Tattoo, qu'on n'a pas lu).
De nouveau Burdett met en scène Sonchaï, le flic métis qui a raté
sa vocation de moine bouddhiste et l'américaine Kimberley, miss FBI,
élevée au biberon judéo-cartésien, ce qui lui fournit bien
évidemment tous les prétextes pour opposer les deux cultures.
[...] - Bon, d'accord [...] pour toi, l'esprit occidental est le
croisement digne de Frankenstein d'une religion mal ficelée et des idées
d'une bande de pédophiles grecs [...] ?
- Oui, à peu près.
Ah, celle-là je l'adore ! Aristote et Platon doivent se retourner dans leur tombe !
Ou encore (c'est toujours miss FBI qui parle) :
[...] Tu es le fils d'une pute, proxénète, tu diriges un bordel,
tu fais partie d'une des polices les plus corrompues d'Asie, mais tu es
innocent.
Je n'ai jamais enfreint une loi, fraudé,
menti ni participé à une affaire tordue de ma vie, et pourtant je suis
corrompue, je me sens sale.
Dans cet épisode, Kimberley tombe même amoureuse du bel adjoint de
Sonchaï ... un transsexuel sur le point de se faire opérer ! Kimberley
considère cela comme un véritable gâchis (!) et n'aura
de cesse de convaincre Sonchaï d'amener son ami(e) à renoncer !
Comme
Bangkok 8, la première partie de
Bangkok Psycho est une promenade, certes mouvementée (c'est quand même un polar) mais une promenade quand même, amusante, passionnante,
cocasse, pittoresque, instructive, dans la culture thaï et les arcanes d'incompréhension où s'égarent les farangs.
C'est savoureux, finaud, ironique, on avait déjà tout dit dans notre précédent billet sur
Bangkok 8 mais on ne s'en lasse pas.
Mais tout comme dans
Bangkok 8, la seconde partie du bouquin bascule dans l'horreur, fini de rigoler.
La région n'est pas de tout repos, la vie y est rarement facile et
on a même droit à quelques incursions au-delà de la frontière Khmère.
Ça secoue, et je ne parle pas du 4x4 sur la piste !
On y apprend notamment les règles, heureusement méconnues, du jeu
de l'éléphant et je peux vous assurer que, lors de votre prochaine
visite au zoo, vous ne regarderez plus ces paisibles
pachydermes du même oeil ...
Plus sérieusement, John Burdett nous décrit une Thaïlande où nos
catégories cartésiennes si commodes semblent se diluer dans la moiteur
tropicale.
Il n'y a plus guère de frontière entre les hommes et les femmes :
il est beaucoup question dans ce livre des travestis, transsexuels et
autres
katoeys (un peu l'équivalent des
rae-rae de Tahiti).
Il n'y a plus guère de frontière entre le bien et le mal : le
grand patron de Sonchaï (Vikorn) est tout autant un parrain de la mafia
locale que le colonel en chef de la police et l'on ne sait
jamais trop dans quel registre il opère, passant de l'un à l'autre
avec une aisance très déconcertante mais toute bouddhiste.
Et il n'y a plus guère de frontière entre les vivants et les morts
: au pays de la réincarnation, quand une vie humaine n'est somme toute
qu'un petit moment d'un grand tout kharmique, les
fantômes viennent vous hanter la nuit, voire reviennent carrément
pour solder leurs comptes (le titre en VO est
Bangkok Haunts).
Dans la dernière partie du bouquin, John Burdett nous donne (et
avec beaucoup d'habileté alors que l'exercice est périlleux) deux
versions à comprendre en filigrane d'une même histoire à lire :
la version logique où les méchants se font rattraper comme dans
toute bonne intrigue policière et puis la version magique où les morts
ne se contentent pas de crier vengeance mais entendent
bien régler eux-mêmes leurs histoires avec les vivants.
Le plus fort (et Dieu sait qu'on a pourtant été élevé au même
biberon que miss FBI) c'est que, malmenés jusqu'ici par l'histoire que
nous a contée Burdett, on ne sait finalement pas trop quelle
lecture on a envie de privilégier ...
Dans cette aventure, il est également beaucoup question de sexe (bien plus, me semble-t-il, que dans mes souvenirs de
Bangkok 8), pas du sexe-galipettes mais du sexe-puissance qui
anime les tréfonds de l'âme humaine, du sexe-tsunami.
Comme si Bangkok n'était pas seulement la capitale mondiale du
commerce de la chair mais bien plutôt l'épicentre terrestre de cette
vague de fond.
Si pour conclure on ajoute que tout démarre avec un snuff-movie
(quand sont filmés en direct et pour de vrai, sexe et meurtre mêlés pour
de sordides mais riches amateurs) on comprendra que
Bangkok Psycho est décidément un roman passionnant mais dérangeant. Très dérangeant.
Alors quand on dit coup de
coeur ici, il faut comprendre aussi un peu de tachycardie !
Hasard de l'actualité, on vous livre
ici le texte intégral d'un article (très
intéressant, très "factuel", c'est anglo-saxon) de
Courrier International sur les katoeys de Thaïlande (n° 986 du 24.09).
Autre hasard de l'actualité, mais beaucoup moins intéressant, on
ne se doutait pas en rédigeant ce billet que notre auto-proclamé
ministre de la culture physique allait choisir ce moment pour
faire la promo de son
bouquin
de 2005 vantant les charmes du tourisme sexuel en Thaïlande.
Laissons
Frédéric Mitterand à ses mensonges et à sa gloire médiatique et
reprenons quelques lignes de John Burdett (tirées de
Bangkok
8) qui ne s'intéresse dans ses livres ni à sa propre personne, ni
aux touristes occidentaux mais aux Thaïs eux-mêmes :
[...]
La Thaïlande ne
retire pas grand chose d'industries comme celles du vêtement. Les
sociétés occidentales se réservent la part du lion. C'est pourquoi nous
voyons dans l'industrie du sexe une façon de
redistribuer la richesse mondiale de l'Occident vers l'Orient.