lundi 21 février 2022

La neuvième cible (Pavel Kreniev)

[...] Ces tireurs d’élite sèment la panique dans la population.

Honte à tous ceux qui comme nous, ne savaient guère il y a quelques semaines, où situer la Transnistrie, un nom qui évoque tout au plus un vague souvenir d'Hergé et Tintin.
Le russe Pavel Kreniev remet les pendules de la géopolitique à l'heure avec son livre La neuvième cible dont la traduction en français arrive au cœur de l'actualité.
La Transnistrie donc, c'est une petite région qui borde le Dniestr (d'où son nom) entre l'ouest de l'Ukraine et la Moldavie et encore un peu plus loin à l'ouest la Roumanie.
Au XXI° siècle, il existe encore aux confins de l'Europe, des pays sans statut, des nations ignorées, des poudrières qui ne demandent qu'à s'enflammer : la Transnistrie est en effet un "pays" auto-proclamé, reconnu à peu près par personne, surtout pas par ses voisins et même pas par l'ONU.
C'est en fait la Moldavie voisine (très proche de la Roumanie) qui revendique ce territoire où la plupart des habitants souhaiteraient plutôt être rattachés à la Russie (en bons camarades, ils opteraient même pour la regrettée URSS si elle existait encore).
Il est donc vivement conseillé de parcourir wikipédia et quelques cartes avant d'ouvrir le livre !
Un bouquin décapant, bienvenu en ces temps d'abondante propagande occidentale : Pavel Kreniev affiche en effet clairement ses opinions pro-russes et ce gradé de l'ex-KGB (oui, oui) considère même Boris Eltsine comme un pantin à la solde des américains ! Autant dire que son bouquin penche d'un côté très inhabituel pour nous !
Nous voici donc dans les années 90 au cœur du conflit qui opposa la Transnistrie au reste de la Moldavie lorsque le roumain (et l'alphabet latin) devint la seule langue officielle ce qui provoqua l'indépendance auto-proclamée de la Transnistrie russophone et cyrillique (résumé un peu court).
Depuis ces quelques années de guerre, la présence de troupes russes à Tiraspol (capitale officieuse de la Transnistrie) maintient le statu quo.
Toute ressemblance avec le Donbass tout proche serait évidemment coïncidence purement fortuite.
L'histoire commence avec un sniper moldave qui terrorise la population.
[...] Comment se fait-il que, sur le territoire confié à l’armée, des tireurs d’élite opèrent impunément ? Pas plus tard qu’hier, veille de mon arrivée, on a abattu trois personnes en plein centre-ville. Parmi elles, un de nos soldats.
[...] Ces tireurs d’élite sèment la panique dans la population. Nous sommes au bord d’une explosion sociale. Les gens voient que nous sommes incapables de régler les problèmes les plus élémentaires, de leur garantir la sécurité la plus minime.
[...] Cela pousserait les gens vers un rattachement de la Transnistrie à la Moldavie. Il fallait créer une tension sociale. Le tireur d’élite comprenait très bien la tâche qu’on lui confiait. 
Un autre tireur d'élite est envoyé en mission par l'armée russe, pour mettre fin au carnage : sniper contre sniper, c'est le sous-titre du livre.
Mais un sniper peut en cacher un autre et avec ce jeu de cache-cache, le colonel Kreniev nous conte une belle fable où l'amour et la guerre s'entremêlent.
Parfois sa prose part en vrille de manière un peu ampoulée et on sent la traduction un peu rapide. Mais rien qui empêche d'apprécier cette histoire déployée sur un fond historique et géopolitique très intéressant.
[...] Ce jeu à plusieurs coups indéchiffrable et sans règles, lutte mortelle, au bout de laquelle l’un des deux protagonistes doit périr.
[...] – D’après le décompte, avec ce tireur d’élite, combien en a-t-il liquidé ?
– C’est le neuvième, camarade général.
– Il a joué de malchance avec ce neuvième.

Pour celles et ceux qui aiment comprendre.
D’autres avis sur Bibliosurf.

samedi 19 février 2022

Noces de sel (Maxence Fermine)

[...] Ton sang se répandra bientôt sur le sable.

On se réjouissait d'avance de retrouver l'excellent Maxence Fermine (celui de Neige par exemple) avec en plus la promesse d'une intrigue située en Camargue, à Aigues-Mortes, la ville des Salins du Midi, ceux de La Baleine : Noces de sel.
Comme tous ses bouquins, celui-ci est un petit bijou d'écriture ciselée autour d'une histoire d'amour à la Roméo et Juliette sous les remparts de la ville de Saint Louis.
Malheureusement l'intrigue n'est guère prenante et l'histoire d'amour entre le "raseteur" et la fille du boulanger manque vraiment de sel.
Tout cela ne semble que le prétexte à une découverte de la ville d'Aigues-Mortes, son histoire, ses traditions taurines, ses fêtes votives, ses vignobles et ses salins, ... un dépliant touristique qui ressemble bien à une aimable commande.
[...] Le raset est bien l'art de savoir frôler l'animal dans l'arène. Pas de combat comme dans la corrida, mais un jeu où le taureau n'est jamais mis à mort et où le bon raseteur, agile comme un danseur, doit avoir le sens du spectacle.
Un petit opuscule un peu décevant mais qui fera plaisir aux amoureux de cette belle région.

Pour celles et ceux qui aiment la Camargue.
D’autres avis sur Babelio.

lundi 14 février 2022

2034 (Elliot Ackerman)

[...] Savoir ce qui se passe avant de se lancer dans une guerre.

Quelle est cette étrange fascination qu'exerce l'idée de la guerre sur nos esprits nourris de posts, de news et de tweets ?
Est-ce que l'on joue à se faire peur, nous qui n'avons pas connu la guerre ? Ou bien est-ce plutôt une manière de conjurer cette peur ? Ou encore est-ce la marque d'une génération qui a grandi sous la menace de l'holocauste nucléaire ?
À l'heure où les russes et les américains roulent des mécaniques aux frontières de l'Ukraine, Elliot Ackerman joue sur cette fascination et son ambition est simple : tout simplement nous raconter la prochaine guerre mondiale.
Pour cela, il a choisi un autre théâtre d'opérations comme on dit : le Pacifique, la Mer de Chine plus précisément, où depuis des années fanfaronnent les armadas chinoises et étasuniennes, où s'excitent la sempiternelle arrogance des uns et l'ancestrale ambition des autres.
Tout l'intérêt du bouquin d'Ackerman est de détailler par le menu les événements qui pourraient déclencher une guerre : lorsque les deux camps jouent avec les allumettes, pénètrent dans des eaux ou des airs qui ne sont pas tout à fait les leurs, lorsque rodomontades, intimidations, bravades et provocations envahissent les discours, mais aussi lorsque chaque camp évite soigneusement d'aller un tout petit peu trop loin lorsque la règle est d'éviter toute escalade irréversible.
Ah quel maître mot aujourd'hui que cette désescalade !
[...] Un combat décisif était essentiel, mais il devait agir avec prudence de peur qu’un mauvais calcul ne conduise à ce que l’incident se transforme en un conflit plus large.
[...] Il est fichtrement conseillé de savoir ce qui se passe avant de se lancer dans une guerre.
[...] Tout le monde savait que ces minutes étaient cruciales, chacun pouvait sentir que des événements de nature à façonner l’histoire étaient en train de se dérouler à l’instant même. Mais personne ne comprenait sous quelle forme ; personne ne comprenait ce qu’étaient ces événements ou ce que serait cette histoire.
[...] Il y avait une part de mauvais calcul ; de par sa nature même, c’était inévitable. Parce que lorsqu’une guerre commence, les deux camps pensent qu’ils vont gagner.
Tout cela est monté comme un film à grand spectacle : lieux étrangers tout autour de la planète, personnages variés, hauts gradés, subalternes, on se croirait sinon à la guerre, du moins au cinéma.
C'est aussi une petite leçon de géopolitique entre Chine et US bien sûr, mais aussi avec la Russie, l'Iran, le Pakistan ou l'Inde qui jouent les trouble-fêtes, tantôt incendiaires, tantôt pompiers.
Curieusement, Grande-Bretagne, Australie et Europe ne sont pas au générique et on aurait apprécié un peu plus de "politique" (ONU, Conseil de sécurité, médias, ...) dans cette intrigue qui repose beaucoup sur des destins individuels (cinéma oblige sans doute) et dans laquelle Ackerman a tout misé sur son scénario d'escalade militaire (plutôt réussi) au détriment du reste.
L'auteur évite le jargon techno-militaire et développe son histoire en moins de 400 pages : le pavé reste digeste et sera moins lourd sur les plages cet été.
[...] Autrefois, l’Amérique ne commençait pas les guerres. Elle les finissait. Mais maintenant (Patel baissa le menton sur sa poitrine et se mit à secouer tristement la tête), maintenant, c’est l’inverse ; vous commencez des guerres et vous ne les finissez pas.

Pour celles et ceux qui aiment se faire peur.
D’autres avis sur Bibliosurf.

dimanche 13 février 2022

L'eau rouge (Jurica Pavicic)

[...] Ce qui nous est arrivé, ça nous a détruit.

Un polar croate, voilà qui n'est pas banal.
L'auteur Jurica Pavičić est né sur la côte Dalmate, à Split en 1965, dans l'une des fédérations de ce qui s'appelait à l'époque la République fédérative socialiste de Yougoslavie avant de devenir la République de Croatie en 1991 lors de l'explosion des Balkans.
L'eau rouge est son dernier roman (2017) mais le premier traduit en français.
Un second livre est paru, La Femme du deuxième étage, qu'on a lu également.
Ce bouquin démarre en 1989 lorsque disparait une jeune fille, Silva, à peine majeure.
A-t-elle été enlevée, trucidée ? Le petit copain du village ? Un trafic de drogue, ou pire encore ? Quelques jours passent et bientôt même les flics ne savent plus trop quoi répondre ni où chercher.
[...] - Et vous, vous en pensez quoi ? dit-elle. 
- Qu'est ce que je pense de quoi ? répond-il.
 - Vous savez bien quoi ? Qu'est ce que vous en pensez, est-ce que c'est lui ? Est-ce qu'elle est vivante ? Ou bien est-ce qu'il l'a tuée ?
- Je ne sais pas.
- Je sais que vous ne savez pas. Mais vous en pensez quoi ? Votre intuition, elle vous dit quoi ?  [...]
- Je ne sais pas, dit-il. Mon intuition ne me dit rien.
- Moi, je sais que vous savez, réplique Vesna. Vous savez, mais vous ne pouvez pas me le dire.
- Vraiment, je ne sais pas.
- Vous savez. Je sais que vous savez.
La mère, le père et le frère jumeau tournent en rond, en proie aux doutes les plus toxiques. Au fil des semaines puis des mois, la famille se délite doucement. On est bien loin d'un thriller standard, plus proche d'une disparition islandaise à la Indridason.
[...] Sept mois ont passé. Silva est devenue lentement ce qu'on appelle de l'histoire ancienne.
[...] Il se comporte comme si Silva était partie en vacances, comme si elle était allée faire des courses au magasin du coin et qu'elle avait laissé un message je reviens tout de suite.
Et puis bientôt ce sont les années qui passent, avec en toile de fond l'histoire récente (et mouvementée) de la Croatie.
Les chapitres défilent alors comme les années et l'on suit chacun des personnages, le père, la mère, le frère, le flic, le petit ami, ... chacun d'eux reste hanté par cette disparition sans solution.
[...] Qu'est-ce que tu nous a fait ? pense-t-il. Qu'est-ce que tu as fait de notre vie, Silva ? Qu'est-ce que tu as fait de nous ?
[...] Ce qui nous est arrivé, ça nous a détruit.
La trame du bouquin n'est pas celle d'un polar classique. Il ne faudrait même pas parler de "policier", plutôt un roman noir, presqu'une tragédie antique.
 C'est vraiment très bien écrit (on n'est pas loin du coup de cœur) et, tout comme chacun des personnages obsédés par la disparition de Silva, on se laisse entraîner sur la pente fatale et inexorable de ces destins perdus.
Polar oblige, c'est presque à contrecoeur que l'auteur nous délivre le fin mot de l'histoire après quelques chapitres et près de trente années d'errance.
[...] Pendant vingt-sept ans, Yahvé nous a tous punis. Le châtiment c'est tout cela : l'usine en faillite, la coopérative en faillite. La guerre et le colonel.
Un excellent roman et donc un auteur à suivre.

Pour celles et ceux qui aiment les dalmatiens.
D’autres avis sur Bibliosurf.

samedi 5 février 2022

Le serpent majuscule (Pierre Lemaitre)

[...] Quand il y avait du sang, il y avait Mathilde.

Le bien connu Pierre Lemaitre était capable de très bons polars (comme Travail soigné), un genre qu'il a laissé derrière lui.
Le serpent majuscule va en surprendre plus d'un : c'est un fond de tiroir des années 80, encore jamais publié, que auteur et éditeur ont eu la bonne idée de sortir pour l'été 2021, profitant habilement de la renommée désormais installée.
Un bouquin plein d'humour pince-sans-rire autour d'une tueuse à gages sexagénaire. Un bouquin au cœur des années 80, quand on roulait en R25 sans GPS ni smartphone (si, si).
[...] Mathilde conduit près du volant parce qu'elle a les bras courts. Elle a soixante-trois ans, elle est petite, large et lourde.
[...] Avec Mathilde, jamais une balle plus haute que l'autre, du travail propre et sans bavures.
Mathilde a une solide expérience et pas mal de missions au compteur : elle a commencé jeune, dans la Résistance, quand elle était encore très belle.
[...] Avec une prédilection pour l'arme blanche. "Plus discret, plus silencieux", disait-elle. Quand il y avait du sang, il y avait Mathilde.
Tout cela est écrit de main de Lemaitre (déjà dans les années 80 même s'il y a eu quelques retouches l'an passé) avec un humour agréable presque british.
L'intrigue reste évidemment sans prétention : une simple histoire de tueurs à gage, bien montée et bien racontée, ça se lit rapidement et l'on passe un bon moment.

Pour celles et ceux qui aiment les mémés flingueuses.
D’autres avis sur Bibliosurf.