mardi 29 mars 2016

Lagos Lady (Leyle Adenle)

[...] La prostitution n’était pas un choix – c’était une absence de choix.

Leye Adenle est né au Nigeria et vit désormais en Grande-Bretagne.
Lagos Lady est son premier roman.
Le billet de Yann nous avait titillé, le Nigeria est un pays méconnu dont on parle beaucoup en ce moment, les éditions Métailié avaient notre confiance, ... alors on a fait comme le héros du bouquin, l'anglais Guy, et on a pris un billet pour un reportage à Lagos, une des plus grandes villes du monde où se côtoient gratte-ciel et bidonvilles et qui attire tous les appétits.
Notre ami Guy se la coulait douce en Grande-Bretagne, apprenti reporter tendance loser, et il ne sait peut-être pas lui-même comment il s'est retrouvé là-bas pour un reportage sur les prochaines élections.
[...] J’étais un blanc, voyageant en Afrique pour la première fois, mandaté pour écrire un reportage sur des élections présidentielles qui n’auraient lieu que dans plusieurs semaines, et dont l’issue, de toute manière, était courue d’avance. C’était seulement mon deuxième jour à Lagos, et le premier soir où je sortais seul – exactement ce qu’on m’avait déconseillé de faire.
Se mettre dans le pétrin à Lagos, c'est une tâche à la portée du premier venu, même d'un reporter britannique pas trop futé.
À peine arrivé, Guy est plus ou moins témoin de ce qui ressemble à un meurtre rituel : le cadavre d'une jeune femme, certainement une prostituée, est jeté d'un gros 4x4. Elle a les seins découpés.
Voici notre Guy embarqué par les flics (inutile de préciser que ceux de Lagos sont pas des enfants de cœur) et il faudrait au moins une bonne fée pour le sortir du merdier.
Tirez une carte chance : oh ! la fée se prénomme Amaka.
Cette Lagos Lady veille (on vous laisse découvrir comment et pourquoi) sur les nombreuses prostituées qui travaillent dans cette ville où tous les appétits ont rendez-vous à la nuit tombée (et la nuit tombe de bonne heure sous ces latitudes).
[...] C’était une femme qui se servait de son savoir, de son charme et de tous les moyens disponibles pour défendre d’autres femmes. Pour ces filles, elle était comme Mère Teresa.
Car c'est un véritable reportage sur le milieu de la prostitution de son pays que nous propose Leye Adenle.
C'est violent, c'est rude.
Paradoxalement, ce n'est jamais racoleur (c'eut été facile et l'on en sait gré à cet auteur).
[...] — Je n'ai pas de quoi vous payer, ai-je dit. Je préfère vous prévenir.
— Oh, pour ça, a fait Léopold. Faut pas vous inquiéter. Vraiment. Faut pas vous inquiéter. »
Et au ton de sa voix, je me suis dit qu'au contraire, je ferais bien de commencer à m'inquiéter de ce qui lui arrivait, au vieux Léopold.
Mais le milieu de la prostitution et les meurtres rituels décrits ici cachent une réalité bien pire encore ... qu'on vous laisse découvrir.
La romance qui va naître entre Lagos Lady et le journaliste nous laisse espérer que Leye Adenle a écrit une fiction, un roman où toute ressemblance etc ...
Bref, on veut croire que Lagos, quand même, c'est pas ça.
Quelques scènes vous évoqueront sans doute le Zulu de Caryl Ferey, même si cette histoire nigériane est plus intimement noire. Pour notre part, la manière de Leye Adenle nous a souvent fait penser aux histoires thaï de John Burdett.

Pour celles et ceux qui aiment le côté obscur de l'Afrique.
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dimanche 27 mars 2016

Une sale affaire (Marco Vichi)

[...] à l’origine de sa faute une faute encore plus grande.

Si vous vous en souvenez on avait placé beaucoup d'espoirs dans une nouvelle série italienne découverte avec le commissaire Bordelli et Marco Vichi.
Florence, les années 60 (juste après-guerre), un commissaire nonchalant que l'on espérait voir arriver presque à la hauteur d'un certain Adamsberg bien connu de nos services ...
On a donc attaqué ce second épisode avec allant.
Pour y retrouver avec plaisir le commissaire, son fidèle adjoint Piras, son amour platonique Rosa, son cuisinier préféré Batto, sans oublier un légiste original (le signor Diotivede).
Des jeunes filles sont retrouvées assassinées, cruellement mordues.
Mais l'enquête piétine, les suspects ne se bousculent pas au portillon, le commissaire et son adjoint tournent en rond ...
[...] Bordelli abattit une main sur les photos des fillettes. Jamais il ne s’était énervé à ce point au cours d’une enquête. Il s’employait d’habitude à éviter toute implication émotionnelle et y parvenait plutôt bien. Mais ces [...] gamines lui pesaient sur l’estomac comme un morceau de marbre. À la pensée que l’assassin courait toujours, une rage oppressante le clouait sur sa chaise. Il regarda encore une fois les photos éparpillées sur sa table.
[...] Nous l’attraperons.
– Quand ?
– Bientôt.
– Qu’est-ce qui vous fait dire ça ?
– Je le sens… nous l’attraperons bientôt.
– Ah ! Si vous le sentez… Magnifique ! »  
Nous sommes habitués des enquêtes qui piétinent, des intrigues qui avancent à petits pas et qui laissent au lecteur tout le temps de découvrir le contexte et le décor : d'autres pays, d'autres villes, d'autres époques, d'autres coutumes, d'autres cultures, ...
Mais là franchement, la nonchalance du commissaire Bordelli atteint des sommets.
[...] « Je voudrais coincer ce type avant qu’il en tue une autre », dit-il avec amertume en pressant les doigts sur ses tempes. Son impuissance l’insupportait.
Et nous aussi, cela commence à nous insupporter.
Bien sûr il y a le décor de l'intrigue, une histoire policière fortement ancrée dans celle de l'Italie fasciste et des années sombres vécues avec le grand frère allemand un peu envahissant avec son cortège d'horreurs.
[...] Il repensa aux mots de Dante : « Si un malheureux tue des petites filles, il doit y avoir à l’origine de sa faute une faute encore plus grande… »
On songe parfois à Philip Kerr mais malheureusement ce n'est pas tout à fait en faveur de Marco Vichi.
Bref, pas mal de déceptions pour ce second épisode des aventures du commissaire florentin.

Pour celles et ceux qui aiment l’Italie.
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mardi 22 mars 2016

Plus haut que la mer (Francesca Melandri)

[...] Vraiment à l’écart du reste du monde, il n’y a pas de mur plus haut que la mer.

Vous vous souvenez peut-être de l'un de nos coups de cœur de l'an passé Francesca Melandri avec Eva dort, un premier roman qui s'était même retrouvé sur le podium de notre best-of 2015.
Nous revoici en compagnie de l'italienne avec ce nouveau bouquin Plus haut que la mer. 
Dès les premières pages, on retrouve le charme indéfinissable de son écriture élégante et touchante, empreinte d'humilité : une humanité profonde et respectueuse, une force d'évocation puissante.
Et puis surtout cet art de faire surgir au milieu de nulle part des personnages dont on se souvient longtemps.
Après les vallées perdues du sud-tyrol, nous voici sur une île méditerranéenne où sont enfermés, exilés, quelques détenus de droit commun dangereux et les 'terroristes' des Brigades Rouges (une sorte d'Alcatraz italien, du temps des années de plomb).
l'île d'Asinara [clic] au large de la Sardaigne a pu servir de modèle à celle du bouquin
[...] Car si l’on veut garder quelqu’un vraiment à l’écart du reste du monde, il n’y a pas de mur plus haut que la mer.
Melandri prend visiblement un grand soin à peindre par petites touches le décor social et politique de ses romans (on est à la fin des années 70 juste après l'assassinat d'Aldo Moro).
[...] Et depuis qu’on avait enlevé et assassiné un homme politique important l’année précédente, la vie était devenue encore plus dure dans ces prisons.
[...] Ils se battaient contre la législation sur l’état d’urgence, qui permettait d’inculper de très graves délits (crime en réunion, attentat à des fins terroristes ou subversives) des personnes dont le seul tort était d’avoir eu en dépôt des documents dont ils ignoraient le contenu, ou hébergé un ami d’amis pour une nuit, ou dont le numéro de téléphone avait été retrouvé dans le mauvais agenda.
Mais ici, le contexte socio-politique se fait un peu plus discret que dans Eva dort et laisse toute la place aux personnages principaux : Luisa venue rendre visite à son mari emprisonné pour meurtre, Paolo venu voir son fils brigadiste rouge et Nitti l'un des gardiens de l'île.
[...] Et vous, vous avez rendu visite à qui ici ? lui demanda-t-elle.
— À mon fils. » Elle acquiesça comme si elle s’attendait à la réponse. « Un fils. C’est moche. »
[...] Un fils. C’est moche. En effet, il n’y avait vraiment rien d’autre à dire.
À la suite d'un concours de circonstances (une tempête façon Shutter Island), les voici réunis une nuit supplémentaire, imprévue, sur cette île perdue. En marge du monde et du temps.
Sans rien de spectaculaire (oublions bien vite Dennis Lehane) puisque Francesca Melandri ne donne pas dans le thriller angoissant.
Entre ces trois taiseux qui n'ont rien de commun (d'autre que l'île, justement) quelques rares et fulgurants dialogues vont peu à peu se nouer de manière étonnante.
[...] « Elle est comme ça cette île, poursuivit Nitti. Elle te laisse dans le silence pendant des jours. Puis, elle t’envoie quelqu’un qui écoute, et alors il faut t’abattre à coups de fusil pour te faire taire. »
Il va apparaître là une sorte de grâce, une espèce de magie, une mystérieuse alchimie et la plume de dame Melandri réussit à nous faire ressentir tout cela.
En utilisant notamment l'étonnante Luisa, une paysanne qui compte tout, depuis ses vaches et ses poulets jusqu'aux barreaux des fenêtres, une mère pas fâchée d'avoir laissé en plan sa progéniture au loin sur le continent, une femme pas fâchée de laisser son mari derrière les barreaux, ... Un superbe portrait de femme, ce qui ne surprendra personne après ceux d'Eva et sa mère dans Eva dort.
[...] Elle inspira un bon coup. Comme un boxeur avant de lancer son poing, ou un enfant avant une piqûre. Elle dit d’une seule traite : « C’est triste quand une femme a peur de l’homme qui est dans son lit. » Et après une pause : « Dites-le à votre femme, qu’elle ne doit pas avoir peur. » Nitti la regarda comme une dorade qui se serait mise soudain à chanter. Luisa ne lui donna pas le temps de trouver une réponse pertinente : en un clin d’œil ses jambes musclées avaient déjà franchi la passerelle et l’avaient portée à bord. Elle non plus n’avait pas réussi à lui dire « au revoir ».
Ce court séjour sur l'île, ce court roman a quelque chose de fulgurant, comme si ce qui s'y passe, ce qui s'y dit et ce qui ne s'y dit pas, rien ne pouvait éclore dans un autre temps, en un autre lieu que durant cette nuit sur cette île perdue en pleine mer.On ne peut quand même pas décerner deux coups de cœur à dame Melandri à quelques mois seulement d'intervalle mais jetez vous de toute urgence sur
les bouquins de cette auteure vraiment remarquable.

Pour celles et ceux qui aiment un peu de douceur en ce monde de brutes.
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vendredi 18 mars 2016

Cœurs solitaires (John Harvey)

[...] Je réponds à votre annonce parue dans "Cœurs Solitaires" ...

Hasard des calendriers, le romancier anglais John Harvey vient tout juste [clic] de décider d'abandonner la série Charles Resnick, son héros récurrent, après une douzaine de bouquins et l'on choisit ce moment pour découvrir et l'auteur et le début de la série avec ce premier épisode : Cœurs solitaires.
Et on va se régaler ! Parce dès ce premier épisode, sacrément réussi, on est accroché. Ne vous fiez pas à ce titre à la noix (rien à reprocher à l'éditeur, c'est bien le titre en VO), calez-vous dans votre fauteuil et préparez-vous à savourer un excellent moment de lecture.
Parce que John Harvey fait preuve d'une prose soignée, il n'y a pas d'autre mot. C'est fluide, intelligent, très agréable à lire, ...
Pas d'effets transcendants mais une écriture qui se place très très au-delà des polars tgv qu'on n'arrive pas toujours à éviter.
Et puis, au-delà du plaisir immédiat de la lecture, parce que Harvey s'intéresse à ses personnages : ils sont épais, denses, fouillés, complexes, tout en restant des gens ordinaires.
À commencer par Charlie Resnick, ce flic de Nottingham, d'origine polonaise.
Solitaire bien sûr (il faut bien laisser place à des péripéties amoureuses !) mais ordinaire : un homme d'enquête, patient, pas un super flic imbibé d'alcool au corps couvert de cicatrices.
Pour tout vous dire : un homme qui aime le jazz, les sandwichs et qui vit avec des chats. Trois chats. Voilà.
[...] 4 h 10. Dizzy fit un bond silencieux de la place qu’il occupait, quelque part au-dessus de la tête de Resnick.
Difficile vraiment de ne pas s'attacher aux pas de l'inspecteur Resnick.
D'autant que le voilà qui tombe amoureux d'une assistance sociale, Rachel, et que tout cela est raconté de main de maître. Au cours de la lecture on se dit qu'on doit souvent avoir le sourire aussi niais que celui de Charlie lorsqu'il téléphone à son amie.
[...] Il se demanda ce qu’elle aurait dit si elle avait pu le voir comme ça, debout au téléphone, souriant comme un imbécile heureux.
[...] Elle m’a dit à quel point vous aviez fait preuve de compréhension.
– Elle se trompe. Je ne comprends rien. Je ne comprends rien du tout.
Oops, j'allais oublier, c'est un polar et y'a donc une intrigue et une enquête, mais si, mais si.
Hasard des lectures, nous voici de nouveau dans les années 80 juste après que le tueur du Yorkshire ait sévi et que l'on ait refermé le bouquin de Michael Mention. Les lieux sont proches, les époques aussi et dans des styles très différents (celui de Harvey est vraiment très agréable à lire, on l'a dit), les deux intrigues évoquent des enquêtes longues, fastidieuses et difficiles à la recherche d'un tueur en série.
Le polar de John Harvey est presqu'un modèle du genre : pas plus que l'auteur, le lecteur n'est pressé de voir aboutir l'enquête (le tueur n'est guère actif fort heureusement !) et la course haletante n'aura vraiment lieu que dans les toutes dernières pages. Harvey et son lecteur s'intéressent d'abord aux personnages, leurs relations, la petite brigade d'enquête, Charlie, ses collègues, ses chats et ses amies, ...
Bon alors le méchant ?
Ah oui, j'y reviens, oui donc un serial-killer qui s'en prend aux jeunes femmes seules qui ont la mauvaise idée de faire passer une petite annonce dans le canard local à la rubrique Cœurs solitaires (d'où ce titre donc) - et oui tout cela se passait avant l'invention du smartphone et des réseaux dits sociaux.
[...] Comme vous l’aurez deviné, je réponds à votre annonce parue dans "Cœurs Solitaires".
[...] Comment est-ce qu’ils en arrivent à ça ?
– En crevant de solitude, dit Resnick.
[...] Il se demandait ce qui était le plus difficile. Trouver quelqu’un, ou bien vivre avec.
Il est effectivement beaucoup question de social et de solitude dans ce roman : les dames en question, les messieurs qui répondent, Charlie, son amie Rachel, les collègues, ... faisait pas bien bon vivre dans les Midlands pendant les années 80  ...
On notera également au passage, un très grand respect pour la gente féminine (en dépit de quelques cadavres !) : étonnant pour un bouquin écrit en 1989 qui épingle soigneusement et consciencieusement tout propos susceptible d'être interprété comme sexiste. Les dames apprécieront.
Traditionnellement, on va attendre un peu avant d'épingler le coup de cœur, mais nul doute que ça ne saurait tarder tant on a envie de retrouver très vite Charlie Resnick et tant la série s'annonce prometteuse.

Pour celles et ceux qui aiment les séries policières.
Bientôt d’autres avis sur Babelio.

lundi 14 mars 2016

Si tous les dieux nous abandonnent (Patrick Delperdange)

[...] J'en ai buté des plus cons, a dit Céline.

Peut-être connaissez-vous déjà l'écrivain belge Patrick Delperdange (ce n'était pas notre cas), un touche à tout aux multiples facettes : littérature jeunesse, scénarios de BD, théâtre, traduction d'auteurs américains, ...
D'ailleurs citons une interview du bonhomme lui-même :
« Assez de cette classification. Mon travail actuel, c'est faire éclater les barrières que l'on pose depuis que la littérature existe. Je n'arrive plus à considérer les genres les uns par rapport aux autres ».
Découvrons l'un de ses talents ici, au rayon polar, ou plutôt roman noir. Ce 'genre' de romans où les américains excellaient, où dès les premières lignes, on sent que tout est là pour que ça parte en vrille, où tout semble écrit dès les premières pages. Ces romans où l'on sait que ça va très mal finir, tout en ne sachant pas trop bien comment ça va très mal finir.
Nous voici donc perdus avec quelques personnages au fin fond d'une campagne désolée que l'on imagine vaguement au nord, à la frontière belge peut-être, mais qui pourrait tout aussi bien nous emporter au cœur des plaines enneigées du Montana.
Il y a là Céline, la jeune femme trop jolie dont le ventre meurtri cache quelque secret et qui fuit on ne sait encore trop qui ou on ne sait encore trop quoi (enfin bon, on devine un peu quand même).
Il y a là Léopold, le vieux qui crache du sang et qui montre beaucoup d'empressement à rendre service aux jeunes femmes en fuite.
Il y a là Josselin, le jeune con au sang chaud et Maurice, son connard de frère flanqué de deux chiens encore plus vicieux que leur maître.
Voilà quelques êtres perdus à tourner en rond au milieu de nulle part, abandonnés des dieux, et dont les destins vont forcément se télescoper avec quelques fracas.
[...] Ils avaient d'une manière ou d'une autre échoué à vivre ailleurs.
[...] La lumière était celle d'un monde où plus rien n'aurait jamais lieu.
[...] Bouddha lui-même m'a beaucoup déçue.
[...] Impossible de revenir en arrière. À cause de ce qu'il m'avait fait et à cause de ce que je lui avais fait.
[...] Qu'est-ce qu'elles ont à être comme ça, les filles ? Elles cherchent les emmerdes, ou quoi ?
Un éclairage blafard de fin du monde, juste après la fin de monde, une fois les dieux partis.
Quelques pages de papier pour une intrigue minimale, quelques arbres de carton pour un décor austère, quelques personnages aux passés troubles et aux pulsions animales, ... Delperdange est vraiment un pro de la mise en scène qui réussit à installer, sans effets ni esbroufe, une ambiance lourde et sombre dont on se souviendra longtemps.
[...] — Je n'ai pas de quoi vous payer, ai-je dit. Je préfère vous prévenir.
— Oh, pour ça, a fait Léopold. Faut pas vous inquiéter. Vraiment. Faut pas vous inquiéter. »
Et au ton de sa voix, je me suis dit qu'au contraire, je ferais bien de commencer à m'inquiéter de ce qui lui arrivait, au vieux Léopold.
Le roman souffrirait presque de l'efficacité de son auteur : la mise en scène est si précise et rapide, la tension s'installe en quelques pages seulement ... et l'on voudrait que les tribulations des uns et des autres s'accélèrent encore, en se demandant qui va bouffer qui ...
Tout est écrit d'avance, l'engrenage inexorable est prévisible et pourtant ...
Un bouquin à lire d'une traite.

Pour celles et ceux qui aiment les ambiances de fin du monde.
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jeudi 10 mars 2016

La huitième reine (Bina Shah)

[...] Mais, tout de même… Donner de l’instruction aux filles ?

Difficile de ne pas répondre à l'invitation de Bina Shah de visiter son pays, le Pakistan, ou plus exactement sa région natale : le Sindh, la vallée et le delta de l'Indus, la région sud du Pakistan, frontalière du Rajahstan indien et du désert de Thar. C'est là que se trouve Karachi et ses 20 millions d'habitants, la plus grande ville du monde musulman.
Le Pakistan est un pays que l'on connait bien mal et dont la seule réputation chez nous est celle des attentats à répétition ou des compromissions d'un régime corrompu avec des extrémismes de tout bord, à commencer par les talibans de l'Afghanistan voisin.
Bina Shah est femme et journaliste et son roman entreprend résolument de nous faire découvrir sa région et son pays en mêlant la période actuelle et les origines géopolitiques de la partition coloniale de la région lorsque, en 1947, les britanniques décidèrent de tracer des frontières sur les cartes, obligeant des millions de personnes à des exodes croisés en fonction de leurs convictions religieuses.   
petite carte [ici] pour réviser en vitesse une Histoire jamais apprise
La période contemporaine se situe en 2007 lorsque Benazir Bhutto, La huitième reine, revient de son exil pour mener campagne et reconquérir le pouvoir.
là encore, une petite révision [1] [2] est bien utile
Le personnage principal, Ali Sikandar, est journaliste lui-même : désabusé quant à son propre avenir et à celui de son pays, il ne songe qu'à partir aux États-Unis. Sa famille lui pèse lourdement et sa petite amie est ... hindoue, encore une voie qui s'annonce sans issue.
[...] Devoir faire face jour après jour aux problèmes du type pas-d’eau-pas-d’électricité-pas-de-chauffeur-pas-de-domestiques. La crainte que quelqu’un ne s’introduise dans leur maison et ne les cambriole, ne viole sa sœur, sa mère. Le stress d’une vie citadine qui faisait tout pour vous accabler et rien pour vous encourager.
[...] Le pays se trouvait soudain confronté à une pénurie de blé : jamais encore Ali n’avait vu des gens faire la queue derrière des camions d’où on leur lançait des sacs de farine, comme s’ils s’étaient réveillés dans l’un de ces pays africains où règne la famine. Partout, des attentats suicides à la bombe, des fanatiques promettant de prendre le pouvoir dans le pays, d’y imposer la charia et de conquérir le monde entier.
Et voilà notre pauvre Ali chargé par son journal de couvrir le retour de Benazir Bhutto, l'idole de son père qu'il s'efforce de renier : un ancien propriétaire terrien, un 'féodal' détesté qui soutenait ardemment Benazir Bhutto et son clan.
[...] Elle était comme les Sept Reines de Shah Abdul Latif Bhittai, ce poète soufi qui avait décrit avec tant d’émotion les femmes du Sindh qui avaient combattu les oppresseurs, conduit des guerres, perdu la vie pour leurs amants. 
[...] L'accord secret de Benazir avec le gouvernement et aussi, peut-être, avec l’Amérique : Faites-moi nommer Premier ministre et je vous permettrai de venir attraper Oussama ben Laden.
La plume vive, mordante, ironique et moderne de Bina Shah fait le reste et tout cela nous donne un éclairage décalé sur le Pakistan d'hier et d'aujourd'hui. Elle aime manifestement son pays mais regrette profondément ce qui en a été fait.
Même le portrait de l'idole du pays (dame Bhutto, la huitième reine) n'est pas tendre et la corruption qui a entaché son règne est évoquée sans détours.
Sans avoir à braver les risques d'attentats, du fond de notre fauteuil, on apprend donc beaucoup de choses sur ce Pakistan méconnu et notamment sur ces 'féodaux', cette caste de riches propriétaires terriens (dont le clan Bhutto est issu) dont les colons britanniques assurèrent la pérennité en échange de leur soutien.

Pour celles et ceux qui aiment la géopolitique.
D’autres avis sur Babelio et un article de 2008 sur les travailleurs liés.

dimanche 6 mars 2016

Les ombres de Katyn (Philip Kerr)

[...] Il y a des fois où il est presque aussi triste d'être un homme que d’être un Allemand.

L'ombre du massacre de Katyn assombrit depuis des décennies l'histoire de notre Europe : en 1940, la police secrète soviétique (le NKVD) extermine plusieurs milliers d'officiers et d'intellectuels polonais dans la forêt près de Smolensk. Trois ans plus tard, la Wehrmacht progresse à son tour vers l'est et les nazis découvrent les charniers de Katyn.
Une aubaine pour leur propagande antisémite et anti-soviétique qui arrive au moment où ça commence à sentir le roussi, juste après Stalingrad.
Avec Nuremberg puis la guerre froide, l'ombre portée de cette propagande nazie amènera les alliés (britanniques et américains) à laisser dans le noir les responsabilités russes à Katyn pendant encore de nombreuses années.
Il faudra presque attendre les années 2000 pour voir enfin la vérité sortir timidement au grand jour.
Nous voici donc ravis de retrouver Philip Kerr [clic] qui va nous aider à éclaircir un peu Les ombres de Katyn.
[...] C’était la première fois que j’entendais le nom de la forêt de Katyn.
[...] Un loup avait déterré des restes humains dans la forêt.
Embarquons dans un Junker pour Smolensk avec notre ami Bernie Gunther, qui est envoyé sur le front de l'est pour enquêter, après la découverte des premiers charniers : s'agit-il bien, comme on l'espère à Berlin, de crimes perpétrés par ces affreux Rouges ou bien de dommages collatéraux commis par des Sonderkommandos trop zélés ?
[...] — Que je ne commette pas d’erreur. Si cette fosse commune est remplie de Juifs, alors je dois l’oublier. Mais si elle est remplie d’officiers polonais, cela fera le bonheur du Bureau.
— Ce n’est pas une manière très élégante de résumer la chose. Mais oui, voilà exactement ce que nous attendons de vous, capitaine Gunther.
[...] Il y a au moins quatre mille officiers polonais enterrés dans la forêt de Katyn. Et, si la moitié de ce que le commandant Blokhine m’a dit dans son délire est vrai, Katyn n’est que la partie visible de l’iceberg.
[...] Lavrenti Beria est le nouveau chef du NKVD. C’est Beria qui a orchestré le massacre de tous ces pauvres officiers polonais. Avec l’approbation de Staline, naturellement.
[...] Depuis la guerre de 1920, il est presque aussi difficile d’être polonais sous les bolcheviks que juif sous les Allemands.
Une sombre histoire qui prenait ses racines dans une guerre précédente et où le sinistre Beria fit ses premières armes.
Comme à son habitude Philip Kerr prend juste ce qu'il faut de libertés avce l'Histoire pour nous raconter une histoire et l'on retrouve l'ami Bernie aux prises avec ses compatriotes : Wehrmacht, nazis, SS, ...
On découvre  même cette fois les compromissions de la noblesse prussienne avec le régime allemand, des von et des zu coincés entre l'appât du gain et du pouvoir et les complots répétés et malencontreux pour éliminer le Führer : bougrement intéressant.
Malheureusement le bouquin s'enlise à plusieurs reprises dans la boue des charniers de Katyn et à vouloir suivre plusieurs histoires, le lecteur peine un peu à maintenir son attention.
Bref, à réserver aux fans de la série et aux curieux des noirs événements de la sombre forêt de Katyn.

Pour celles et ceux qui aiment les histoires avec de l'Histoire dedans.
Bientôt d’autres avis sur Babelio.