dimanche 28 février 2021

Farallon Islands (Abby Geni)

[...] – Pourquoi vous êtes venus ici ? Ça m’intéresse.

Les Farallon Islands se trouvent au large de la Californie à une cinquantaine de kilomètres de San Francisco. Après avoir servi de décharge nucléaire à l'US Navy (!) ces îlots perdus sont devenus une réserve écologique pour les animaux et oiseaux de mer.
L'américaine Abby Geni nous y raconte un séjour que l'on jurerait vécu : celui d'une jeune photographe qui débarque là-bas pour un an, parmi quelques scientifiques écolos à moitié autistes.
[...] Les îles Farallon n’étaient pas comme je me les étais imaginées.
[...] Les Indiens miwoks de Californie les voyaient comme une sorte de purgatoire terrestre où on envoyait les damnés pour y souffrir éternellement.
[...] Les Farallon comptent six résidents permanents. Six biologistes qui vivent dans l’isolement et la nature sauvage de l’archipel des Morts.
[...] Pour quelle satanée raison est-ce qu’on peut vouloir venir sur ces îles ?
Un séjour "rude" c'est le moins que l'on puisse dire quand on se retrouve sur l'un de ces îlots inhospitaliers, isolé de tout, en butte aux éléments déchainés et aux quelques écolos à demi sauvages qui peuplent la petite station scientifique.
[...] On peut mourir d’une centaine de façons sur ces îles. Il est même fascinant que nous ne soyons pas déjà tous six pieds sous terre.
Peu à peu la robinsonnade vire presque au thriller et le roman s'avère bien difficile à classer sur une étagère.
Un huis-clos à ciel ouvert battu par les vents.
Le récit de l'exil initiatique d'une jeune femme en quête de sa maturité.
Des mystères à la manière d'une Laura Kasischke où chacun cache bien son jeu.
Une fable écolo qui nous fait découvrir la faune sauvage de ces rivages inhospitaliers.
Un thriller sanglant qui fera des centaines de victimes : quelques phoques, une multitude d'oiseaux de mer et de pinnipèdes et même un ou deux humains.
Au fil des saisons rythmées par les migrations des animaux, Abby Geni y parle beaucoup "photo", c'est intéressant, et elle écrit une floppée de lettres à sa mère, lettres qu'elle n'envoie jamais. Sa mère est décédée depuis longtemps.
[...] Cela fait presque vingt ans que je t’écris. Mais aucune de ces missives ne t’est jamais parvenue. Aucune n’a été lue. C’est normal, j’ai écrit ma première lettre durant la semaine qui a suivi ta mort.
Inclassable.

Pour celles et ceux qui aiment le cri des mouettes.
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mercredi 24 février 2021

L'empire du vent (Stanley Stewart)

[...] Une rivière si jeune qu'elle n'avait pas encore de rives.

L'irlandais Stanley Stewart est un écrivain voyageur.
À la fin des années 90 il entreprend au départ d'Istanbul un long périple à la découverte des nomades et cavaliers Mongols.
Un voyage dans le temps également puisqu'il suit la trace d'un prédécesseur de Marco Polo, le moine Guillaume de Rubrouk et qu'il prend à rebours la piste des hordes d'or de Gengis Khan.
Le franciscain Guillaume fut mandaté par Saint Louis vers 1250 pour rencontrer les mongols et tenter une alliance contre les infidèles musulmans. Sa mission sera un demi-échec et son récit de voyage aura malheureusement moins de succès que celui de Marco Polo !
C'était l'époque où Gengis Khan et ses fils cavalaient à l'assaut de l'occident jusqu'aux portes de Vienne et de Venise.
Stanley Stewart nous régale de sa prose soignée et enjouée, toute d'ironie incisive et d'humanité bienveillante, il nous fait partager les dizaines de portraits plus pittoresques les uns que les autres rencontrés tout au long des trajets en bateau, en train, en auto et pour finir à cheval pour 1.600 kilomètres en selle !
[...] Une atmosphère de bon voisinage à l'ancienne s'est diffusée dans tout le wagon et les gens se sont mis à passer d'un compartiment à l'autre afin de partager des histoires et des saucisses.
Sans être didactique ni pédant, le récit est celui d'un érudit et il faut s'aider de quelques cartes google et quelques repères wiki pour situer ces contrées qui nous sont méconnues et ces temps qui nous sont lointains : c'est là une agréable leçon d'histoire-géo.
[...] La majeure partie de la population refusait de se laisser convaincre par l'idée des immeubles et continuait de vivre dans des faubourgs de plus en plus étendus, peuplés des yourtes en feutre rondes.
[...] Un vaste univers médiéval de nomades, sommeillant au cœur du continent, traversé par les vents, les nuages et les caravanes de chameaux, sans jamais avoir été dérangé, semble-t-il, depuis l'an 1200.
[...] Nous avons franchi une rivière si jeune qu'elle n'avait pas encore de rives.
[...] Journée empreinte de la même monotonie qu'un voyage en mer.
Stanley Stewart est également fasciné par le nomadisme de ces peuples en totale opposition à nos cultures de bâtisseurs et d'accumulateurs : la Mongolie lui apparait comme un dernier refuge, préservé depuis des siècles dans un surprenant immobilisme nomade.
[...] Il est difficile de ne pas admirer l'indifférence insouciante d'un peuple qui n'éprouve pas le besoin de marquer son territoire, ni son passage.
Las, au fil des pages on se demande où tout cela nous mène. On se croirait bientôt à l'une de ces interminables séances diapos qui hantaient notre enfance : quelques images sont vraiment superbes, d'autres points de vue vraiment très instructifs, mais à quoi bon ? Quel est le propos ? Où est le sens ?
Ravi pour lui que l'irlandais ait passé de superbes vacances et réalisé un aussi beau voyage, le lecteur gavé de ragoût de mouton et de fromage de brebis reste un peu seul sur sa faim.

Pour celles et ceux qui aiment les voyages.
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mardi 23 février 2021

Fermé pour l'hiver (Jorn Lier Horst)

[...] Les goélands lui ont arraché les yeux.

Fermé pour l'hiver est le premier épisode (plus exactement le premier traduit en français, en 2017) d'une série de polars du norvégien Jørn Lier Horst, des polars qui mettent en scène l'inspecteur William Wisting dans le Vestfold, la région des fjords au sud d'Oslo.
Wisting sort un peu du lot des flics imbibés et tourmentés dont nous sommes coutumiers : un veuf ordinaire avec une fille journaliste (ce qui donne parfois un peu de sel aux intrigues en entremêlant enquêtes journalistique et policière), un flic sérieux entouré d'une bonne équipe avec qui l'on partage le travail patient et laborieux qui est celui des enquêtes criminelles.
Un travail de police qui rappelle un peu celui des romans de l'anglais John Harvey.
Cet épisode débute à l'automne quand il est temps pour les citadins de venir fermer leurs résidences secondaires en bord des fjords.
[...] — Plusieurs chalets de Gusland ont été cambriolés. Wisting resta silencieux. Il avait compris que ce n'était pas tout. 
— On a découvert un homme mort dans un des chalets.
[...] — Il y a un homme mort dans un bateau. Je crois qu'il a dérivé jusqu'au rivage. 
— Tu es sûre qu'il est mort ? 
— Les goélands lui ont arraché les yeux.
L'ouverture des frontières avec les pays de l'ancien bloc de l'est, comme la Lituanie, laisse libre cours à tous les trafics et la très riche Norvège attire les convoitises de ses pauvres voisins ...
L'intrigue va tourner autour de trafics de drogue, du marché aux voleurs de Vilnius et même d'un braquage de banque.
[...] Quelques jours auparavant, il aurait à peine pu situer correctement la Lituanie sur une carte par rapport aux autres pays baltes. Il était honteusement ignorant de ce pays situé à moins de deux heures de vol d'Oslo.
[...] — Nous enquêtons depuis longtemps sur des cercles à l'origine de l'importation en Norvège de relativement grandes quantités de cocaïne.
[...]— Quand vous allez faire quelque chose de mal, il importe de faire le moins de dégâts possible, répondit le Lituanien. Mieux vaut voler à la Norvège, qui est un pays riche, qu'à un pays pauvre qui n'a presque rien. 
[...] — Vous pensez à un strict règlement de comptes entre fournisseur et client ? 
— Ça ou tout autre chose. Quelque chose que nous ne voyons pas.

Pour celles et ceux qui aiment les polars nordiques.
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mercredi 17 février 2021

Comme un vol d'aigles (Ken Follett)

[...] – Je vous garantis que nous vous tirerons de là.

Voici des retrouvailles plutôt inattendues avec le britannique Ken Follet que l'on avait quitté il y a bien longtemps, n'ayant jamais retrouvé dans ses autres romans le souffle épique des bâtisseurs de cathédrales.
À la fin des années 80, il s'est attelé à un tout autre genre avec Comme un vol d'aigles : un récit historique façon thriller politique.
Nous voici fin 1978 à Téhéran : le régime autoritaire du Shah est en train de vivre ses derniers instants alors que la rue gronde de la révolution menée par Khomeiny. 
Sans raisons apparentes, les iraniens emprisonnent deux dirigeants de la société informatique américaine EDS, qui étaient expatriés là-bas pour mettre en place la Sécu iranienne : un moyen comme un autre de faire pression sur EDS et sur l'administration Carter de l'époque empêtrée dans une diplomatie qui hésite à lâcher le Shah pour Khomeyni (l'ayatollah que la France hébergeait).
[...] Il était temps pour les Américains de faire la part du feu avec le shah et de se tourner vers l'avenir. [...] Sauvegarder les relations de l'Amérique avec l'Iran à travers le changement de gouvernement si bien que, quand tout serait terminé, l'Iran demeurerait un bastion  de l'influence américaine au Moyen-Orient.
Devant l'inefficacité et l'inaction générales, le PDG de la société EDS aux US, le milliardaire Ross Perot, va monter lui-même l'opération d'exfiltration de ses collaborateurs : il met sur pied un commando de cadres volontaires d'EDS dirigés par un GI Joe rescapé du Vietnam, le portrait craché de John Wayne dans la vraie vie.
[...] Trouver l'homme le mieux approprié à une tâche, c'était la spécialité de Perot. Bien qu'il représentât une des plus belles réussites dans l'histoire du capitalisme américain, il n'était pas le plus grand spécialiste au monde en ordinateurs, pas plus que le meilleur vendeur du monde, ni même le plus habile gestionnaire du monde. Il n'y avait qu'une chose qu'il faisait à merveille : trouver l'homme qu'il fallait, lui donner les moyens nécessaires, le motiver, puis le laisser seul faire son travail. Et là, tout en approchant de Denver, il se demanda : qui est l'homme le mieux armé pour organiser une évasion ?
[...] Combien de chefs d'entreprise américains au XX° siècle avaient-ils demandé à sept de leurs employés de prendre d'assaut une prison ?
[...] Ce n'étaient certainement pas les Douze Salopards. Avec leurs costumes sombres, leurs chemises blanches et leurs cravates discrètes, leurs cheveux coupés court, leurs visages bien rasés et leurs corps bien nourris, ils avaient l'air de ce qu'ils étaient : des cadres américains ordinaires. On avait du mal à les imaginer comme un groupe de mercenaires.
Entre les lignes on se doute bien que les gens d'EDS n'étaient peut-être pas tout à fait les bons samaritains que nous dépeint K. Follet avec un parti pris évident et très simple : de bons et courageux américains s'en vont sauver leurs collègues, amis et compatriotes des griffes des affreux iraniens. 
Mais d'une part c'est quand même une histoire vraie et d'autre part c'est précisément ce qui fait que le bouquin fonctionne : on ne peut qu'adhérer à la mission et se trouver ravi et chanceux d'avoir été embarqué dans l'équipe à leurs côtés !
[...] Les faire sortir de prison, c'était la partie facile, songea-t-il ; maintenant il faut les faire sortie d'Iran, le plus dur n'a même pas commencé.
Malgré quelques longueurs (toutes les péripéties sont minutieusement détaillées !) on tient là un surprenant mélange de thriller et de feel good story où l'on apprend pas mal de choses sur la 'mentalité' des américains.
Cette incroyable histoire préfigure d'ailleurs un autre épisode pour l'année suivante fin 79 : ce sera l'histoire des otages US réfugiés à l'ambassade du Canada que viendront exfiltrer la CIA, celle que le film Argo retracera à l'écran.

Pour celles et ceux qui aiment les vraies aventures.
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dimanche 14 février 2021

L'honorable société (DOA & Dominique Manotti)

[...] – L'opacité de la filière nucléaire française.

Décidément la période est celle de la redécouverte des grandes figures du polar français : après Hervé Le Corre, voici des retrouvailles avec Dominique Manotti et DOA  (le pseudo de Hervé Albertazzi).
Deux auteurs que l'on connait déjà [1] [2] mais qui se retrouvent ici pour écrire un thriller politique à quatre mains.
On retrouvera bien sûr les passions et les travers de l'un comme de l'autre (notamment le déplorable engouement de DOA pour les sigles technos !) mais le mélange s'avère finalement plutôt réussi.
À la veille de l'élection présidentielle, quelques barbouzes commettent une bavure en voulant cambrioler l'ordinateur du responsable de la sécurité du CEA. La victime ne se relèvera pas et pendant le même temps quelques activistes écolos s'égarent dans des bêtises.
[...] Une barbouzerie qui a mal tourné. À enterrer, en urgence.
Voilà  de quoi affoler tout le monde : le candidat-président et son entourage, l'opposition, les journalistes, les multiples services de sécurité et de polices. 
C'est parti pour une intrigue vive et percutante, un montage cinéma sans temps mort, des personnages et des actions multiples qui vont s'entrecroiser : tous les codes du genre sont réunis ...
On s'amusera peut-être à deviner (le bouquin a été écrit en 2011) qui se cache derrière les masques de tel candidat-président hyperactif, de telle femme à la tête du nucléaire français ou encore de telle entreprise de béton implantée en françafrique, mais c'est à la fois facile et inutile car là n'est pas vraiment l'enjeu de cette politique-fiction qui préfère seulement nous rappeler quelques saines vérités pas toujours bonnes à écrire : c'était l'époque où Bouygues a fait main basse sur Areva mais plus globalement les auteurs veulent mettre un coup de projecteur sur la collusion entre le monde des affaires et celui de la politique.
Aujourd'hui, c'est devenu monnaie courante, si l'on peut dire.
[...] — Comment tu as formulé ça, déjà ?
— La propension congénitale à l’opacité de la filière nucléaire française. 
[...] La patronne d’un groupe privé a dicté les termes de la privatisation d’un bijou industriel public à un futur président d’abord et avant tout choisi par elle.
[...] Confusion totale des genres entre les sphères dirigeantes des grandes entreprises et le bien public.
Tout cela se lit avec plaisir, le bouquin est écrit par des pros et c'est un bon page-turner avec plusieurs personnages qui bénéficient de portraits fouillés. Mais il manque à cette histoire comme un petit supplément d'âme, comme un souffle épique qui viendrait animer ce sujet un peu aride et réveiller une mise en scène finalement un peu convenue.

Pour celles et ceux qui aiment en savoir un peu plus.
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vendredi 12 février 2021

Du sable dans la bouche (Hervé Le Corre)

[...] Il n’y a rien de pire que la mort qu’on aurait pu éviter.

C'est la découverte récente du bordelais Yan Lespoux qui nous a aiguillonné pour (re)lire son compatriote Hervé le Corre.
On débute la série avec Du sable dans la bouche, sorti initialement en 1993 (avec une édition révisée en 2013).
Un bon choix qui nous emmène de Bordeaux au pied des Pyrénées, au cœur du pays basque puisque d'autonomistes il sera question ...
Fin 90, alors que gronde le bruit des bombes en Irak, un commando basque franchit la frontière pour venir faire sauter quelques explosifs le long des côtes françaises.
À leurs trousses, un tueur venu d'Espagne, un tueur qui n'aime pas les femmes.
[...] Madrid nie, et a toujours nié avoir engagé des tueurs.
[...] – J’étais plutôt content de le savoir loin, vous savez. Les types qui maltraitent les filles, on n’aime pas trop ça. 
– Il a même failli en tuer deux, précisa Garcia.
Côté français, les différents services de police sont sur les dents après les premières bombinettes et la mort d'un gendarme.
On suivra la cavale des survivants du commando depuis la Gironde jusqu'au piémont. 
Un grain de sable viendra saboter les opérations et tout ça finira pas très bien, mais ça on s'en doute évidemment.
[...] – Vous jouerez le rôle du grain de sable. 
– Ça se piétine, un grain de sable. C’est même fait pour ça. 
– Vous manquez singulièrement d’imagination, pour quelqu’un d’aussi intelligent. Un grain de sable dans une mécanique aussi précise que ce genre d’intervention en devient la pièce maîtresse.
Quelques années plus tard, la vengeance d'une femme viendra ouvrir et refermer cette histoire.
[...] Mathilde marche dans les rues de Bordeaux. Elle est sortie de prison et elle boite.
Le court récit (quelques 150 pages) est sec et serré comme un expresso bien noir, et belle surprise, les femmes y tiennent des rôles de choix comme dans la tragédie d'Antigone habilement convoquée ici.
La prose d'Hervé Le Corre y est remarquable de précision et de maîtrise.
Sur les mêmes thèmes, on pourra relire le bouquin de Marin Ledun, un peu plus politique.

Pour celles et ceux qui aiment les histoires qui finissent mal en général.
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jeudi 11 février 2021

Presqu'îles (Yan Lespoux)


[...] Ah ! Le premier noyé de la saison !

    L'auteur, le livre (184 pages, 2021) :

Très beau recueil de nouvelles que ce Presqu'îles du médoquin Yan Lespoux.
C'est quelqu'un que l'on connait bien puisqu'il tient le blog Encore du noir, mais le voici qui passe de l'autre côté de la plume, pour la première fois, parrainé par son compatriote Hervé Le Corre.
Un bel essai transformé (on est dans le sud-ouest !) avec ces nouvelles à chute, des textes à l'ironie mordante et caustique.

    On aime :

❤️ Derrière l'humour noir et grinçant, jamais gratuit, perce parfois une ombre un peu désespérée : la solitude de chacun des personnages fait partie du paysage tout comme les pins de Napoléon III.

      Le contexte :

Yan Lespoux nous emmène donc parcourir les dunes de 'son' Médoc, bien loin des châteaux et des vignes, un pays aux hivers froids, humides et pluvieux, un pays de landes, de baïnes et d'étangs où l'on regarde l'étranger franchement de travers. 
Mieux vaut être né dans le coin et avec des bottes en caoutchouc si l'on ne veut pas se faire traiter de bordelais, ou pire de toulousain, ou plus infamant encore, de parisien.
Un pays d'anciens naufrageurs, un pays rude et hostile, où l'on a encore le coup de hache facile et le fusil (de chasse !) en bandoulière.

[...] On lui précisera aussi qu’il faut être prudent et éviter de se promener dans les bois, parce qu’il y a beaucoup de chasseurs.

      L'intrigue :

Les quelques trente nouvelles réunies ici sont très courtes, quelques pages à peine, mais elles s'enchaînent avec une remarquable unité de ton et d'ambiance.
L'auteur se paie même le luxe de les présenter par thèmes !
Chacune est l'occasion de partager quelques instants d'un personnage, le plus souvent un gars du coin, plus rarement un bordelais, et dans les traces de l'auteur, on a un peu l'impression d'aller visiter chacune des maisons d'un village. Chaque rencontre est l'occasion d'une bonne histoire, de quelques bons mots. Remarquable.
La nouvelle la plus instructive nous fera découvrir le naufrage du Cantabria en 1937, un bateau chargé de réfugiés fuyant la guerre d'Espagne.
Les nouvelles les plus étonnantes évoqueront une tradition locale du pays des baïnes :
[...] « Ah ! Le premier noyé de la saison ! » Cette phrase, depuis tout petit, je l’ai entendue, comme il convient, une fois par an. Au moins. Parfois, on oublie qu’il y en a déjà eu un avant. C’est ce qui arrive quand le premier noyé de la saison est vraiment précoce.
[...] Le premier noyé de la saison, c’est un peu comme l’ouverture de la cabane à chichis, la première grosse pousse de cèpes ou la première gelée, ça annonce une nouvelle période, un changement de lumière le matin quand on se lève. Ça rythme l’année. Et puis ça nous rappelle que nous, pendant ce temps-là, on est vivants.

Pour celles et ceux qui aiment les étangs et les bords de mer.
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mardi 9 février 2021

La mort du petit cœur (Daniel Woodrell)

[...] J’aimerais pouvoir dire que rien de tout ceci n’est jamais arrivé.

Daniel Woodrell est réputé pour être la référence du roman noir pour la région des Monts Ozarks en plein Missouri, au cœur des US.
Son roman La mort du petit cœur (The death of sweet mister en VO), ne nous fera guère visiter la région mais c'est assurément un "noir" bien serré.
Nous voici donc chez les ploucs, en pleine cambrousse étasunienne, et l'été est au plus chaud (remarquez, c'est souvent comme ça dans les romans noirs).
[...] C’était une journée de pleine chaleur estivale. On bougeait au ralenti. Les chiens rampaient sous les perrons et refusaient de rapporter. Les gens se foutaient en rogne quand on s’interposait entre eux et l’air des ventilateurs.
Glenda, la maman, est une jeune femme au short bien trop court pour ce genre d'histoire, accro à sa tisane (rhum-coca, la tisane). 
Red, le supposé père, a trop souvent la main lourde et est accro aux pilules de toutes sortes. 
Enfin, navigant tant bien que mal entre les deux adultes, voici Shug (chéri), l'adolescent trop grassouillet qui lui est accro à sa maman.
[...] Quand tu te réveilles dans ce monde, mon petit cœur, faut en vouloir. Quand tu sors le matin, faut en vouloir et c’est comme ça jusqu’à la nuit tombée… tu le savais déjà ?
[...] – Comment on fait pour le supporter ? 
– Bah, a-t-elle fait. Bah. »
Le lecteur naïf (sans doute tombé par erreur sur ce roman) se dit que ces trois-là ont peut-être malgré tout un avenir devant eux ?
Mais c'est sans compter l'apparition d'un aimable bellâtre en Thunderbird verte (quelle bagnole !).
Evidemment, tout cela va mal finir (remarquez, c'est souvent comme ça dans les romans noirs).
[...] Tous deux avaient les mains sales et les genoux couronnés de terre.
C'est ce genre d'ellipse qui donne tout son sel à la prose de Daniel Woodrell : au lecteur de lire entre les lignes.
En résumé, difficile d'éprouver la moindre compassion pour l'un des personnages : Glenda passe son temps à picoler et aguicher son fils, Red passe le sien à s'enfiler des pilules et taper sur qui passe trop près. Même le petit chéri malmené, Shuggie, va bientôt perdre le peu d'innocence qu'il lui reste car depuis déjà longtemps, c'est du sang froid qui irrigue le petit cœur.
Oui Shug détient les clés du dénouement et nous offre un final plutôt étonnant (et c'est pas toujours comme ça dans les romans noirs). 
Un roman noir par excellence donc, une courte histoire (200 pages) menée rondement : du sordide et de la misère humaine mais sans effets ni mélo.
Pour se fondre parfaitement dans le décor, l'écriture est comme pesante (il fait chaud) et on s'habitue rapidement à une tonalité légèrement vulgaire qui sait rester agréable à lire.
Nul doute qu'on repartira prochainement dans les Monts Ozarks aux côtés de Mr. Woodrell.

Pour celles et ceux qui aiment les histoires qui finissent mal en général.
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jeudi 4 février 2021

Du rififi à Wall Street (Vlad Eisinger)

[...] Certains détails ne seraient peut-être pas rigoureusement exacts, mais tout serait vrai.

Exercice de style et paradoxe littéraire : c'est à quoi s'est livré le franco-américain Antoine Bello avec ce bouquin, Du rififi à Wall Street.
Un pastiche de la série noire (le titre !) et un hommage aux grands de ce genre, des deux côtés de l'Atlantique, les Hammett, Chandler, Malet, Manchette et consorts. 
[...] Tom est dos au mur. En l'espace d'une semaine, il a été cambriolé, tabassé et on a égorgé son agente. Il n'est pas pressé de découvrir ce que lui réserve la prochaine étape.
Un curieux personnage que ce monsieur Bello : polytechnicien précoce, homme d'affaires français installé aux US, fasciné par les vraies fabulations et les faux mensonges, proche de la mouvance des "objectivistes" un courant de pensée voisin des libertariens, fondé par Ayn Rand où l'on retrouve les partisans du plus pur laissez-faire capitaliste comme Alan Greenspan (l'ex-patron de la FED) ou Jimmy Wales (le fondateur de Wikipédia).
Le bouquin est une construction alambiquée à plusieurs étages (un bouquin dans le bouquin dans le bouquin), l'auteur est un habitué de l'exercice.
En prologue (et en épilogue) Antoine Bello lui-même prétend avoir reçu un manuscrit expédié par un ami (Vlad Eisinger qui lui sert donc ici de pseudo) et nous propose donc de découvrir cette histoire.
Un roman où Vlad Eisinger raconte son enquête dans les milieux d'affaires US des câblo-opérateurs.
Poursuivi par les avocats et les sbires des puissants dont il entend dénoncer les malversations, Eisinger tente une pirouette en mettant en scène un écrivain, Tom Capote (hommage à Truman C.) qui raconte son enquête dans les milieux d'affaires US du pétrole et de la fracture hydraulique. 
Poursuivi par les avocats et les sbires des puissants dont il entend dénoncer les malversations, Tom Capote ... etc.
Aaaargh ! Il faut s'accrocher mais Antoine Bello connait son affaire : sa construction savante est farcie d'humour, d'auto-dérision, de références littéraires, on se régale !
[...] — Tu remontes d'un cran en racontant l'histoire du type qui a écrit le premier livre. Mon salaud, il fallait y penser ! Songeuse, elle ajouta :
— Je me demande si tu pourras rééditer le coup une troisième fois ?
[...] Il se trouve que mon arme à moi consiste à brouiller les frontières entre la fiction et la réalité. Je ne sais faire que ça.
Et puisque l'on parle de bouquin(s) dans son bouquin, il pousse même la coquetterie jusqu'à citer des critiques littéraires (journaux, blogs, ...) de ces romans (pas vraiment le sien, ceux qu'il met en scène, mais bon, le lecteur n'est pas dupe) :
[...] L'intrigue tient sur une carte postale, les personnages sont taillés à la hache, le style utilitaire, mais l'ensemble dégage une vitalité irrésistible.
[...] Je n'arrivais pas à trouver le résultat mauvais. Appuyé, racoleur, simpliste peut-être, mais pas mauvais.
[...] Un hommage au roman noir, pour déboucher sur une interrogation plus vaste du caractère sacré du langage et des pouvoirs de la littérature. 
L'élégance, c'est que ces vraies-fausses critiques sont tout à fait judicieuses et appropriées, bien sûr !
Quelques longueurs (du fait des emboîtement gigognes) mais nécessaires pour qu'à mi-parcours le roman prenne son véritable envol.
Un polar original, amusant et bien mené, qui a le mérite de nous faire découvrir ces fameux "objectivistes" (l'un des personnages en fait partie) dont on pourrait bien reparler puisque nous sommes loin d'en avoir terminé avec le trumpisme.

Pour celles et ceux qui aiment les constructions tordues.
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mardi 2 février 2021

Ce genre de petites choses (Claire Keegan)

[...] Il y a des choses qu'il faut ignorer pour pouvoir continuer.

C'est un tout petit opuscule d'une centaine de pages que nous propose l'irlandaise Claire Keegan, quelques pages seulement, quelques journées de Bill Furlong un marchand de charbon, à l'approche de Noël 1985.
La quarantaine bien sonnée, Bill est un travailleur honnête et consciencieux, un bon mari et un bon père de famille entouré d'une bonne épouse et de cinq filles bien élevées.
Lui-même est né de père inconnu : sa mère avait été recueillie par une bonne dame du village. Toutes deux sont décédées aujourd'hui.
À l'approche des fêtes, entre deux tournées de charbon et deux guirlandes lumineuses, Bill est gagné par un léger trouble, un peu de vague à l'âme.
Lorsque sa tournée l'amène au couvent qui abrite une blanchisserie sur laquelle courent certaines rumeurs, c'est son passé oublié qui frappe de nouveau à la porte.
[...] Cet endroit ne valait pas mieux qu'un foyer pour mères et bébés où des filles ordinaires, non mariées, entraient pour être cachées. [...] Leurs enfants illégitimes étaient ensuite adoptés à l'extérieur, vendus à des Américains fortunés.
[...] Les gens disaient beaucoup de choses - et une bonne moitié de ces paroles n'étaient pas crédibles.
La plume de Claire Keegan (visiblement fort bien traduite) se déguste comme un pudding de Noël : ces quelques pages nous font partager les préparatifs des fêtes dans la campagne irlandaise, ce genre de petites choses.
L'auteure s'attache aux pas de son livreur de charbon et avec son conte de Noël nous guide dans les rues du village dominé par la silhouette du couvent.
Et ce n'est que par petites touches discrètes, à peine esquissées, qu'elle convoque l'un des grands scandales de l'Histoire irlandaise catholique : les couvents et blanchisseries des sœurs Magdalene [clic] qui exploitèrent des dizaines de milliers de jeunes filles et firent commerce et profit de leur travail et de leurs rejetons. 
Une terrible et sordide histoire qui ne vit vraiment le jour qu'en 1993. 
Le dernier couvent de la honte ne fermera qu'en 1996. 
Les excuses officielles n'arriveront qu'en 2013.

Pour celles et ceux qui aiment les contes de Noël.
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Fouché (Stefan Zweig)

[...] Le plus parfait des disciples modernes de Machiavel.

Le suisse Stefan Zweig a mis sa très belle plume au service de quelques grands hommes de l'Histoire, pas toujours bien connus, et on continue cette série des "vies", après celles d'Amerigo Vespucci ou de Magellan, avec celle du français Joseph Fouché.
Fouché le mal-aimé, "le mitrailleur de Lyon", disciple moderne de Machiavel, girouette diplomatique, anguille politique insaisissable mais redoutable, tour à tour professeur ecclésiastique, pilleur d’églises, communiste, riche millionnaire et enfin duc d’Otrante.
[...] Ce n’est pas un bel homme, il s’en faut de beaucoup. Un corps maigre, d’une sécheresse presque spectrale ; un visage étroit, osseux et anguleux, d’une laideur désagréable.
[...] Cet homme tenace et d’une puissance de travail inouïe a toujours l’air fatigué, malade, convalescent.
Outre la qualité de l'écriture de Zweig (une très belle prose ici), cette bio de Fouché est passionnante tout simplement parce qu'elle nous fait traverser quelques années troubles de notre Histoire, quelques années pas toujours bien connues : de la Révolution de 1789 à la restauration en 1815, années qui virent Fouché se confronter (et survivre) à Robespierre et à Napoléon, excusez du peu !
[...] Tous ceux qui le voient ont l’impression que dans ses veines ne circule pas un sang chaud et rouge. Et en vérité, même moralement, il appartient à la race des êtres à sang froid.
[...] Robespierre et Napoléon se briseront tous deux contre cette impassibilité de pierre. 
Au fil de la Convention, du Directoire, du Consulat et de l'Empire, la trajectoire étonnante de Fouché permet à Zweig de nous donner un point de vue sur ces années bien étonnant : on y redécouvre un Napoléon belliqueux et colérique, empêtré dans les affaires de son clan corse ainsi qu'un Robespierre qui préfigure les dictateurs modernes des révolutions socialistes (les Mao ou les Staline par exemple).
[...] Une révolution, il le sait, dans son expérience précoce, n’appartient jamais au premier qui la déclenche.
[...] Se tenir dans l’obscurité a été pendant toute sa vie l’attitude de Joseph Fouché : n’être jamais le détenteur apparent de l’autorité et, pourtant, la posséder entièrement.
Quelques longueurs tout de même mais parce que les trahisons et volte-face de Fouché se répètent au fil des péripéties historiques !

Pour celles et ceux qui aiment les politiciens.
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