jeudi 14 décembre 2023

L'été circulaire (Marion Brunet)

[...] Échapper à ce putain d’été de merde.

    L'auteure, le livre (256 pages, 2018) :

Marion Brunet est une fille du midi ; née dans le Vaucluse, elle habite Marseille.
Après diverses nouvelles et des romans "jeunesse", elle réussit un joli coup en 2018 avec son premier roman noir pour adultes : L'été circulaire, qui remporte le prix de littérature policière.

      L'intrigue :

Ça commence plutôt bien avec l'histoire de deux sœurs, Céline et Jo, deux ados qui traînent leur incommensurable ennui dans une banlieue pas très chic de Cavaillon, version crado pas bobo du Luberon. 
[...] Ici, l’ennui est un art, presque un art de vivre.
[...] Il n’y a rien à faire, ici. Sans deux-roues, sans bagnole, c’est la mort. Même pour aller à Cavaillon – pour quoi faire, d’ailleurs ?
[...] N’importe quoi pour échapper à ce putain d’été de merde. 
Céline est de ces gamines un peu trop jolies qui font tourner les têtes.
[...] Une main au cul c’était un truc sympa, une façon d’apprécier la chose, de dire « t’as de l’avenir » – à mi-chemin entre une caresse et une tape sur la croupe d’une jument. Les filles avaient des atouts, comme au tarot.
[...] Jo et Céline s’introduisent en douce dans les belles propriétés encore vides pour profiter des piscines. Plus qu’une habitude, c’est devenu un rituel qui marque le début de la saison. Le Vaucluse est rempli de villas habitées un mois par an, et toutes ont des piscines.
D'une fête foraine à l'autre, Céline se retrouve enceinte beaucoup trop tôt. Ce qui n'est du goût de personne, ni de son père, un vieux beauf raciste à la gifle facile, ni de sa mère pas très aimante non plus et qui ne se voit pas grand-mère à trente-quatre ans.
Et ce jeune voisin arabe qui connait les deux filles depuis qu'elles sont toutes petites ? S'est-il montré trop gentil avec Céline ?
Tous les ingrédients d'un drame bien noir sont réunis dans la chaleur de l'été ... 

    On n'aime pas trop :

😕 Même si la cheffe Marion Brunet a réuni là quelques bons ingrédients, le grincheux trouve que la sauce ne prend pas et reste sur sa faim.
La faute sans doute à un point de vue très manichéen, un ton beaucoup trop misérabiliste, une peinture sociale aux couleurs beaucoup trop criardes, une profusion de clichés faciles et des personnages aux traits grossiers, en noir ou blanc.
L'exagération ne sert pas vraiment la cuisine et le plat nous reste un peu sur l'estomac.
Une recette manquée qui nous rappelle beaucoup celle de Rebecca Lighieri.

Pour celles et ceux qui aiment les étés en pente raide.
D’autres avis sur Babelio.

Le mur invisible (Marlen Haushofer)

[...] Ce sera le seul récit que je laisserai.

●  L'auteure, le livre (256 pages, 1988, 1963 en VO) :

Une fois n'est pas coutume, voilà qu'on ressort un vieux bouquin : l'édition originale date de 1963 (!) et on a lu une première fois la version française en 2015, mais sans la chroniquer. Une relecture s'imposait donc pour réparer cet oubli.
Marlen Haushofer (décédée en 1970) est une autrichienne qui dut traverser une époque difficile. 
Le mur invisible est son ouvrage le plus célèbre, devenu culte pour l'écoféminisme.
Écriture et sujet sont intemporels, universels : c'est ce qu'on peut appeler un grand roman, sans doute en train de devenir un véritable classique. Un film en a été tiré en 2013.
Hasard de l'agenda de nos lectures, les parallèles sont nombreux avec La femme paradis (du français Pierre Chavagné) que l'actualité littéraire vient tout juste de mettre entre nos mains.

●   L'intrigue :

Une femme dont on ignore presque tout, se réveille seule dans un chalet de montagne, séparée du reste du monde par un mystérieux mur transparent au-delà duquel toute vie a été pétrifiée.
Les amis d'hier ne sont pas rentrés, sa seule compagnie est celle d'un chien, d'un chat et d'une vache.
C'est son journal que nous lisons, un récit qui se situe quelque part entre une robinsonnade, un conte philosophique, un survivalisme post-apocalyptique et la réflexion solitaire d'une ermite.
[...] Ce qui importe c’est d’écrire et puisqu’il n’y a plus de conversation possible, je dois m’efforcer de continuer ce monologue sans fin. Ce sera le seul récit que je laisserai.
[...] Je n’écris pas pour le seul plaisir d’écrire. M’obliger à écrire me semble le seul moyen de ne pas perdre la raison. Je n’ai personne ici qui puisse réfléchir à ma place ou prendre soin de moi. Je suis seule et je dois essayer de survivre aux longs et sombres mois d’hiver. Il est peu probable que ces lignes soient un jour découvertes.
[...] Depuis quelques jours, il m’est apparu clairement que j’espère que quelqu’un lira ce récit. Je ne sais pas pourquoi je le souhaite, ça ne fera en effet aucune différence. Mais mon cœur bat plus vite quand je me représente que des yeux humains se poseront sur ces lignes et que des mains humaines tourneront ces pages. Il est plus probable que ce seront les souris qui dévoreront cette histoire.
[...] C’est un sentiment bizarre que celui d’écrire pour des souris. Parfois je dois faire semblant d’écrire pour des hommes, ça me devient alors plus facile.
Comme tout bon survivant post-apocalypse, elle passe le temps au rythme des tâches nécessaires à sa survie et celle de ses animaux.
[...] Je n’ai jamais perdu certaines habitudes. Je fais ma toilette tous les jours, me brosse les dents, lave mon linge et nettoie la maison. Je ne sais pas pourquoi je le fais, j’obéis à une sorte d’exigence intérieure. Si j’agissais autrement, j’aurais sans doute peur de cesser peu à peu d’appartenir au genre humain et je craindrais de me mettre à ramper sur le sol, sale et puante, en poussant des cris incompréhensibles.
[...] Je possédais encore dix boîtes d’allumettes, environ quatre mille. D’après mes calculs, elles devraient suffire pour cinq ans. Je sais aujourd’hui que mon calcul a été à peu près juste. La réserve durera encore deux ans et demi si je fais très attention.

●   On aime vraiment beaucoup :

❤️ La prose de Marlen Haushofer est élégante et soignée mais suffisamment intemporelle ou étonnamment moderne pour n'avoir pas pris une seule ride depuis soixante ans.
Même si de nombreuses réflexions psycho-philosophiques émaillent le roman, ce n'est jamais pontifiant, mais toujours pertinent et l'auteure ne s'éloigne jamais bien longtemps du récit de la vie de cette femme isolée du monde : on reste captivé d'un bout à l'autre et si un vague mystère entoure bien sûr l'origine de ce mur, on l'oublie rapidement et on s'intéresse bien plus à la survie de cette ermite malgré elle.
On s'inquiète avec elle pour la future récolte de pommes de terre, pour la hauteur du tas de bois, pour la quantité de foin rentré avant l'hiver, ... 
Le récit est habilement dosé et, tout comme La femme paradis mais en plus "classique", on tient là une histoire forte, prenante qui laisse une empreinte durable sur le lecteur.
❤️ Et puis il y a le propos féminin ou féministe quand reviennent les souvenirs de cette femme et de sa vie d'avant. 
[...] Je ressemble davantage à un arbre qu’à un être humain, une souche brune et coriace qui a besoin de toute sa force pour survivre. Quand je me remémore la femme que j’ai été, la femme au léger double menton qui se donnait beaucoup de mal pour paraître plus jeune que son âge, j’éprouve pour elle peu de sympathie. Mais je ne voudrais pas la juger trop sévèrement. Il ne lui a jamais été donné de prendre sa vie en main.
[...] Encore jeune fille, elle se chargea en toute inconscience d’un lourd fardeau et fonda une famille, après quoi elle ne cessa plus d’être accablée par un nombre écrasant de devoirs et de soucis. Seule une géante aurait pu se libérer et elle était loin d’être une géante, juste une femme surmenée, à l’intelligence moyenne, condamnée à vivre dans un monde hostile aux femmes, un monde qui lui parut toujours étranger et inquiétant.
❤️ On aime bien aussi suivre cette femme solitaire entourée de ses rares animaux (un chien, un chat, une vache) qui deviennent peu à peu de vrais personnages du roman.
[...] Je me retrouvais seule dans la forêt avec une vache, un chien et un chat, privée de tout ce qui avait été ma vie pendant quarante ans.
[...] Je ne sais pas comment j’ai réussi à survivre à cette période. Je ne sais vraiment pas. Je n’ai dû y parvenir que parce que je me l’étais fourré dans la tête et parce qu’il fallait bien que je prenne soin des trois animaux.
[...] Je ne sais pas ce qu’il serait arrivé si la responsabilité de mes bêtes ne m’avait pas obligée à accomplir au moins les gestes indispensables.
[...] Mon imagination n’était plus alimentée de l’extérieur et les désirs s’apaisaient lentement. J’étais déjà bien contente quand nous étions rassasiées, moi et mes bêtes, et quand nous n’avions pas à souffrir de la faim. Même le sucre me manquait à peine.
[...] J’avais toujours aimé les bêtes, mais à la manière superficielle des citadins. Et quand soudain je me mis à dépendre entièrement d’elles, tout devint différent.
❤️ On aime bien aussi terminer sur une fin très élégante que l'on ne vous dévoilera pas mais qui reste bien dans le ton de ce très curieux roman.

Pour celles et ceux qui aiment les chiens et les animaux.
D’autres avis sur Babelio.

lundi 4 décembre 2023

De larmes et de haine (Bruno Jacquin)

[...] Il y a trois sortes de violence.

    L'auteur, le livre (304 pages, 2023) :

Un peu dans la même veine que Eric Decouty lu récemment, le journaliste Bruno Jacquin s'est fait une spécialité de polars engagés, inspirés de faits historiques et politiques : bavure militaire au Niger, attentat du GAL au pays basque, ...
Avec sa dernière "enquête", De larmes et de haine, il nous propose de remonter le temps dans l'ombre des hommes de Maurice Papon, d'aujourd'hui à 1940 en passant par 1961.

    Le contexte :

C'est un sinistre panoramique historique de plus de quatre-vingts ans que nous offre Bruno Jacquin.
1940 : la France est occupée par les allemands et Bordeaux joue les bons élèves pour répondre aux directives de Vichy et de la Kommandantur. Sous l'égide de Papon et de ses collègues, les rafles et les déportations de juifs vont bon train, quel horrible jeu de mots.
[...] Il ne fait décidément pas bon être Juif à Bordeaux. Toutes les décisions prises par le gouvernement de Vichy sont surabondées en Gironde par zèle ou pour plaire à l’occupant.
1961 : la guerre d'Algérie est à un tournant, le FLN est actif jusqu'au cœur de Paris même. Le 17 octobre, une manifestation pacifiste du FLN tourne mal : la police de Maurice Papon, alors préfet de Paris, use de provocations, chauffe ses agents au rouge et c'est le drame. Plusieurs centaines d'algériens sont tués et nombreux seront ceux dont les corps seront balancés dans la Seine.
Les bus de la RATP sont de nouveau réquisitionnés pour la rafle au Palais des Sports.
2021 : les manifestations se succèdent comme celle des personnels de santé en juin et depuis les gilets jaunes, la répression policière se fait de plus en plus sévère et violente.

    On aime un peu :

❤️ On apprécie beaucoup la leçon d'Histoire donnée par Bruno Jacquin : il n'est jamais inutile de rappeler certains événements historiques et de les mettre en perspective.
Ce dont il est question ici c'est de violence policière, de violence répressive.
Bruno Jacquin a repris dans son livre les propos édifiants et éclairants de Hélder Pessoa Câmara, évêque brésilien : 
« Il y a trois sortes de violence. 
La première, mère de toutes les autres, est la violence institutionnelle, celle qui légalise et perpétue les dominations, les oppressions et les exploitations, celle qui écrase et lamine des millions d’hommes dans ses rouages silencieux et bien huilés. 
La seconde est la violence révolutionnaire, qui naît de la volonté d’abolir la première. 
La troisième est la violence répressive, qui a pour objet d’étouffer la seconde en se faisant l’auxiliaire et la complice de la première violence, celle qui engendre toutes les autres. 
Il n’y a pas de pire hypocrisie de n’appeler violence que la seconde, en feignant d’oublier la première, qui la fait naître, et la troisième qui la tue. »
😕 Par contre le fil rouge de l'intrigue qui est supposé servir de guide au lecteur est beaucoup trop ténu. Tout cela est bâti sans grande conviction, autre que la volonté de mettre bout à bout les moments historiques et cela ne suffit pas à tenir le lecteur en haleine. C'est dommage mais, cette fois-ci, la leçon d'histoire salutaire ne suffit pas à faire un bon roman.

      L'intrigue :

Nous sommes invités à suivre les traces d'un homme de Maurice Papon. 
Bonnafé est un personnage imaginaire calqué sur des officiers réels. Jeune inspecteur zélé en 1940, nous le retrouverons commissaire aux commandes de la répression sanglante du 17 octobre 1961 et il finira contrôleur général, décoré en 2021 pour bons et loyaux services.
[...] Qu’est-ce que tu crois, que tous les collabos de la police de Vichy se sont évaporés après la guerre ? Le pays avait besoin de fonctionnaires pour redémarrer, on a recyclé la plupart d’entre eux. Les Allemands ont fait pareil avec leurs nazis.
[...] Dossiers perdus, affaires classées, amnisties dans un second temps. Alors les survivants, les témoins ont laissé tomber. Depuis longtemps.
De l'autre côté, un jeune garçon Schlomo Kozlowski, perd ses parents juifs à Bordeaux en 1940 : il n'oubliera jamais le regard de Bonnafé responsable de leur arrestation et de leur déportation.
Aujourd'hui c'est un vieillard qui reconnait au hasard d'un hall d'aéroport le visage de celui qu'il n'a jamais pu oublié et qui l'a rendu orphelin jadis.
Bonnafé a changé de nom pour faire oublier son passé de collabo et d'autres zones d'ombre de son parcours, il s'appelle désormais Boulanger, mais le témoignage de Kozlowski va être pris au sérieux par la journaliste Leïla Laoudi (personnage récurrent des ouvrages de l'auteur) qui entreprend d'enquêter sur Bonnafé/Boulanger.
[...] Elle tient à « faire le doublé », lier les deux affaires. Bordeaux 42, Paris 61 : la police française sous les ordres de Maurice Papon a tué en conscience, sur ordre. Et la République, par ignorance peut-être, sans doute, célèbre encore les zélateurs de ces crimes d’État.
Va-t-elle réussir à dénoncer le jeune collabo antisémite, le commissaire de police aux méthodes musclées, le vieil homme finalement décoré par la République qu'il a si bien servie au fil des années ?

Pour celles et ceux qui aiment l'histoire de la république.
D’autres avis sur Babelio.