jeudi 29 octobre 2015

Le théorème du homard (Graeme Simsion)


[...] Je suppose que c’était une blague.

    L'auteur, le livre (408 pages, 2014, 2012 en VO) :

On se méfie toujours (trop sans doute) des bouquins aux succès retentissants, des rééditions aux chiffres de vente impressionnants, des traductions aux ambitions planétaires, des best-sellers qui envahissent les têtes de gondole et des enthousiasmes qui saturent la blogoboule.
Cumulant un peu tout cela, Le théorème du homard de l'australien Graeme Simsion, avait tout pour qu'on cherche à l'éviter : classé dans les incontournables pour la plage, il était même réputé comme livre de chevet de nombreuses célébrités et conseillé par Bill Gates himself !
Soyons beau joueur : même s'il est clairement formaté pour le succès qu'il a connu, ce roman (cette romance) est un vrai plaisir de lecture, quelques heures de rire et d'émotion, de réflexion légère aussi. On en ressort donc le cœur léger et il faut bien reconnaitre que ce cœur a battu plus vite pendant quelques heures.

    On aime :

❤️ Un plat savoureux : les produits sont frais, le chef est professionnel, le service est impeccable et la note pas trop salée. Seul un convive qui se serait vraiment trompé d'adresse en croyant trouver ici une nourriture plus épicée et plus exotique, pourrait sortir de table sans se frotter le ventre, repus et satisfait.

      Le contexte :

Alors oui, et même si le succès ne nous a pas attendu : coup de cœur. Cœur léger pour une littérature légère, mais coup de cœur quand même.
La recette est connue (pas celle du homard, celle de la romance) : c'était déjà celle de la suédoise Katarina Mazetti et de son Mec de la tombe d'à côté : prenez un homme et une femme que tout, mais alors tout, vraiment tout oppose, mettez-les sur un même grill, assaisonnez copieusement d'humour et d'amour, surveillez la cuisson, retournez de temps en temps.
Aux antipodes (Graeme Simsion est australien), il suffit de remplacer les boulettes de viande suédoises par du homard fraîchement pêché.

      L'intrigue :

La vraie originalité du plat cuisiné par Simsion, ce n'est pas le homard mais son personnage masculin : Don Tillman.
Un professeur de génétique, maniaco-obsessionnel, souffrant de quelque chose qui ressemble bien au syndrome d'Asperger.
Tiens, décidément l'Australie s'intéresse de près à ces comportements atypiques : on se souvient du dessin animé Mary et Max, avec aussi un autre aussie aux fourneaux : Adam Elliot.
Don est obsédé par son timing (le gars qui, lorsque vous lui dites attends moi deux minutes je passe aux toilettes, sort sa montre et déclenche le chrono), Don a organisé un menu pour toute la semaine et le répète scrupuleusement chaque semaine (et le mardi c'est ... homard !), ainsi Don rationalise et optimise le temps passé à faire les courses, le rangement des ingrédients dans le frigo et le placard et bien sûr les opérations en cuisine (il prépare le homard les yeux fermés en classant mentalement ses stats de généticien). Tout cela est d'une logique rationnelle imparable : à se demander pourquoi on fait pas tous comme ça ... tiens oui, pourquoi hein ?
[...] En ouvrant le placard à provisions, elle a eu l'air impressionnée par son degré d'organisation : une étagère pour chaque jour de la semaine, plus des espaces de rangement pour les ressources communes, alcool, petit-déjeuner, etc., avec l'état des stocks affiché au dos de la porte.
- Vous n'avez pas envie de venir faire un peu de rangement chez moi ? 
Comme les Aspis, Don est incapable d'empathie (il ne pleure pas en regardant Sur la route de Madison et ne tombe pas amoureux de Sally qui rencontre Harry) et surtout il est incapable de se comporter comme on l'attend en société et, à l'entrée d'un resto chic qui affiche tenue correcte exigée, il est capable de détailler au vigile tous les avantages de sa veste en gore-tex jaune fluo sur ceux d'une veste de costard de ville en laine mérinos, même taillée sur mesure.
Il a une case en moins ou en plus, en tout cas une case différente, qui lui rend impossible la compréhension de l'assemblage subtil et complexe des usages, des règles, des us, des coutumes, des conventions qui semblent indispensables à la cohésion sociale de notre société dite civilisée.
Pour lui, seul compte le rationnel. Et visiblement, ce n'est pas le point fort de notre Humanité.
Après quelques échecs répétés avec la gente féminine, Don s'est donc mis en quête de l’Épouse Idéale grâce à un questionnaire (très rationnellement élaboré) auquel les candidates potentielles doivent répondre.
Au QCM, l'originale et fantasque Rosie a tout faux. Mais alors tout faux.
[...] Gene m’a envoyé la femme la plus incompatible du monde. Une barmaid. En retard, végétarienne, désorganisée, irrationnelle, une hygiène de vie déplorable, fumeuse – fumeuse ! –, des problèmes psychologiques, ne sait pas faire la cuisine, incompétente en mathématiques, couleur de cheveux artificielle. Je suppose que c’était une blague.
Ils vont donc se rencontrer (voir la recette plus haut), se côtoyer, s'éloigner, se rapprocher, ... On ne raconte pas la fin mais vous l'avez bien sûr devinée, bienvenue à Melbourne, le pays des bisounours qui ont la tête down under.
[...] Tu veux bien qu’on se balade ensemble une petite demi-heure ? Et pendant ce temps, pourrais-tu accepter de faire juste semblant d’être un être humain ordinaire et m’écouter ? Je n’étais pas sûr d’être capable d’imiter un « être humain ordinaire », mais j’ai accepté la petite balade. De toute évidence, Rosie était troublée par des émotions et je respectais ses efforts pour les surmonter. En fait, elle n’a pour ainsi dire pas parlé. Du coup, la promenade a été très agréable – c’était presque comme de marcher seul.
[...] Une bonne occasion de lui poser une question sur sa vie privée.
— Tu as un petit ami ? J’espérais avoir employé un terme approprié.
— Bien sûr, je ne l’ai pas encore sorti de ma valise, c’est tout, a-t-elle répondu. C’était manifestement une blague, alors j’ai ri avant de lui signaler qu’elle n’avait pas vraiment répondu à ma question.
— Don, tu ne crois pas que si j’avais un petit ami, tu en aurais entendu parler depuis le temps ? Il me paraissait tout à fait possible de ne pas en avoir entendu parler.
Sans doute pour éviter toute critique de la communauté scientifique, l'auteur prend bien soin de ne pas cataloguer définitivement Don parmi les Aspis, mais les symptômes ressemblent bien à ceux du syndrome. Même si l'on ne savait pas les Aspis adeptes de la dive bouteille ...
[...] Toutes les recherches montrent que, s’agissant de consommation d’alcool, les risques pour la santé sont supérieurs aux bénéfices. Mon argument personnel est que les bénéfices pour ma santé mentale sont supérieurs aux risques. L’alcool semble à la fois me calmer et me mettre de bonne humeur, une combinaison paradoxale mais plaisante. Et il réduit mon malaise en société.
[...] En soi, mon niveau de consommation ne suffit pas à faire de moi un alcoolique. Je crains cependant que ma violente aversion à l’idée d’y mettre fin ne démontre le contraire.
De toute façon, après quelques chapitres on se fiche complètement d'Asperger : on prend juste plaisir, grand plaisir, à toutes les scènes qui plongent Rosie et Don dans des situations tordues, aux dialogues férocement décalés. Et l'auteur n'est pas avare : le repas sur le balcon, la virée en porsche, la soirée cocktails, le bal, ... et allez, y'a encore du rab, vous en reprendrez bien encore un peu de mon homard ?
C'est jubilatoire comme on dit, on rit même franchement, et on lit ça à vive allure, comme un polar, allez encore une, encore une, mais pressé aussi de les voir enfin s'embrasser !
Le propos de Simsion est clair et Don pourrait tout aussi bien être un extraterrestre, un Aspi venu de la lointaine planète Asperger-452b pour découvrir la race humaine. Don cherche consciencieusement et désespérément les clés pour comprendre notre monde et nos comportements. Il cherche les clés de la compagnie de Rosie. Et donc, tout simplement, Simsion nous montre les clés de nos comportements, les ressorts de nos joies, bonheurs et plaisirs, il nous tend un miroir : on s'intéresse bien plus à 'nous' qu'aux Asperger.
Le message des bisounours down under est très simple et très sucré : le bonheur c'est ici et maintenant, avec cette fille-ci, avec ce gars-là. Le homard s'accompagne d'une boisson sirupeuse à forte teneur en sucres et sans édulcorants. Whisky et bière ce sera pour une autre fois, au rayon polars sans doute !
[...] Deux des trois meilleurs moments que j’avais connus avaient eu lieu au cours des huit dernières semaines. Et j’avais vécu les deux en compagnie de Rosie. Y avait-il une corrélation ? Il était indispensable de tirer ce point au clair.
Alors oui, on peut évidemment reprocher à ce bouquin sa construction et son formatage : cuisine aseptisée pour plaire à tous et il ne faut pas y chercher autre chose. La fusion world food est connue pour cela.
Ah, j'allais oublier : même si Don compte ses amis dans la vraie vie comme nous les nôtres sur facebook, même s'il est adepte du GPS en voiture (comprenez bien : la vitesse y est mesurée de façon beaucoup plus précise que sur le tachymètre du tableau de bord), on sait gré à Simsion de nous livrer un roman moderne et actuel en nous épargnant les désormais inévitables réseaux sociaux avec leur cohorte de petits messages de services et autres piaillements d'oiseaux bleus. Juste quelques courriels discrets, ce sera tout. Merci l'écrivain.
Et à propos de remerciements, ne manquez pas ceux de la postface qui laissent entrevoir la longue et complexe genèse d'un tel roman : c'est instructif.

Pour celles et ceux qui aiment les bisounours.
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lundi 26 octobre 2015

Le duel (Arnaldur Indridason)


L'équation à une inconnue …

Avec Le duel, Arnaldur Indridason s'offre des vacances ... et une petite coquetterie d'écrivain.
Depuis quelques épisodes déjà on sentait la veine Erlendur s'épuiser et l'auteur se mettre sagement en congé de son commissaire fétiche, soucieux de ne point trop tirer sur une corde bien usée.
Mais comment résister à ce titre (qui date de 2011) qui fait écho au récent film d'Edward Zwick sur le duel qui opposa Fisher et Spassky en 1972 à ... Reykjavik ?
Et puis il y avait ces rumeurs mystérieuses sur le 'genre' indéterminé de Marion Briem, personnage que l'on croisait souvent aux côtés d'Erlendur.
Alors voilà, c'est parti pour l'Islande. En 1972.
Indridason ne se contente pas de faire écho au film vu récemment ou de planter cet épisode historique en simple décor. Depuis le brillant Homme du lac, on sait l'auteur friand de cette période et des liens étroits que tissèrent certains de ses compatriotes avec le bloc de l'est. En ce mois de juillet 72, il prend plaisir à nous décrire ces événements au retentissement mondial, vus de l'intérieur, par les 'locaux' de l'étape. Cela vient utilement compléter le film américain.
[...] Les médias occidentaux gonflaient l’importance du duel qu’ils tenaient absolument à considérer comme une lutte entre l’Est et l’Ouest, opposant les pays libres et démocratiques aux dictatures. Et les grands journaux titraient sans ambiguïté : LA GUERRE FROIDE SE JOUE à REYKJAVIK.
L'intrigue policière sera ancrée dans toute cette agitation politico-médiatique que vient créer sur la petite île, toute une flopée de gardes du corps, journalistes, ambassadeurs, coachs, espions, traitres et manipulateurs, ... cette année-là il y a beaucoup trop de pions à Reykjavik pour un seul et simple échiquier.
Alors quand un jeune garçon un peu simplet est poignardé à mort dans un petit cinéma ...
Marion Briem entre en scène.
[...] – Tu crois vraiment qu’il y avait des étrangers à cette séance ? demanda Albert.
– Ce serait idiot d’exclure cette hypothèse étant donné la situation qui règne dans Reykjavik avec ce duel d’échecs, répondit Marion d’un ton las. On se croirait presque à la fin du monde.
– Et maintenant tu as trouvé ce paquet de cigarettes russes.
[...] – Et ils ont cru qu’il avait enregistré leur conversation sur cassette, n’est-ce pas ?
– Ça, je crois que ça ne fait aucun doute.
– Mais pourquoi ne pas se contenter de lui prendre ses cassettes et son appareil ? Il fallait vraiment qu’ils le tuent ?
– Ils voulaient être sûrs.
– Sûrs de quoi ? Le gamin ne parlait pas le russe. Il n’a pas compris un mot de leur conversation.
– Qui dit qu’ils discutaient en langue russe ?
– Tu viens de dire qu’ils étaient russes, non ? Pour toi, les assassins sont membres du KGB, je me trompe ?
Alors ce ou cette Marion Briem, il ou elle entre en scène ?
Oui, les rumeurs étaient fondées, Indridason nous refait le coup de Bettý !
Bon sang de bonsoir, voilà des années que l'on était persuadé, sans même se poser la question, que Marion Briem, mentor de l'ami Erlendur, était une femme, une vraie femme dans la force de l'âge ! Et ben non !
C'est peut-être une femme ou peut-être un homme ! Seul son créateur le sait !
Et d'entrée de jeu, Indridason annonce l'absence de couleur :
[...] Ça t’est déjà arrivé d’être incapable de dire si tu as affaire à un homme ou une femme ?
Brillant exercice de style ou coquetterie d'écrivain, l'auteur renouvelle la prouesse de Bettý : pas un accord ne viendra trahir la vraie personnalité de Marion (saluons au passage la prouesse d'Eric Boury, traducteur attitré et émérite d'Indridason, je suis persuadé que la langue française est beaucoup plus difficile à manipuler que l'islandais !).
Et puis ce prénom,  quoi : enfin, Marion ... Ben chez nous c'est pour les filles, mais en Islande c'est pour personne, c'est même pas islandais, c'est d'origine danoise ! On sait pas c'est pour qui là-bas.
[...] Moi, c’est Marion.
– Marion ? Quel drôle de nom. C’est un prénom de fille ou de garçon ?
– C’est celui que m’a donné ma mère. Elle avait des origines ici, au Danemark.
Bon sang de bonsoir, on s'est bien fait avoir depuis des années et là nous voici à traquer fiévreusement l'accord malencontreux mais non ... Pffff.... va-t-il falloir qu'on relise tous les Erlendur pour découvrir un féminin sournois ou un masculin flagrant ?
Du coup, on attache assez peu d'importance à l'intrigue policière qui de toute façon n'en a guère : on sent qu'Indridason s'est bien amusé et à nous raconter un épisode historique mondialement connu de sa petite île mondialement ignorée et à nous faire prendre des peut-être garçons pour des soit-disant filles (y'a même un épisode hot, tout comme dans Bettý, mais qui, chapeau l'artiste, ne nous en apprend pas plus sur les attributs de Marion).
On aime beaucoup Indridason (l'un de nos auteurs préférés) et même, on veut bien faire une petite excursion avec lui pour s'amuser,  mais avouons tout de même que 1972 n'est pas un grand cru millésimé. Erlendur aura beau finalement apparaître quand même (encore une coquetterie amusante !), c'est pas ça.
Un épisode qui est donc à réserver aux fans de la série (on en est bien sûr) qui connaissent tout de la saga Erlendurienne et qui pourront se distraire et s'amuser avec ce tome-ci.
Peut-être parce que les échecs sont un sport cérébral et mathématique, ce Duel est bien une équation à un(e) inconnu(e) !
Une fois démonté le décor historico-politique, c'est tout le sel de ce virtuose exercice littéraire (un peu à la manière de La disparition de Queneau), mais aussi le seul épice de ce polar un peu convenu.
Un(e?) Bettý version 2 : Indridason nous a malheureusement habitué à beaucoup mieux.

Pour celles et ceux qui aiment et les hommes et les femmes donc.
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vendredi 23 octobre 2015

Dans la ville en feu (Michaël Connelly)

L'histoire de Blanche-Neige. Cold case n° 9212-00346.

Hmmmm....
C'est toujours avec délectation que l'on ouvre un nouveau Michael Connelly et que l'on entreprend avec notre détective préféré Harry Bosch, de décongeler un nouveau cold case depuis les profondeurs du hangar aux affaires non résolues et aux victimes oubliées.
Et cette fois on va remonter loin puisque le prologue va nous emmener en avril 1992 pendant les émeutes qui mirent L.A. littéralement à feu et à sang après le passage à tabac de Rodney King et l'acquittement des collègues de Harry.
Complètement débordé et dépassé, le LAPD ne savait évidemment plus où donner de la tête et lorsque Harry fut appelé sur une scène de crime, une de plus, il n'eut que quelques minutes pour relever de maigres indices.
[...] L’inspecteur Harry Bosch et son coéquipier Jerry Edgar avaient ainsi été enlevés à la division d’Hollywood, assignés à une équipe mobile de surveillance – avec deux tireurs de la patrouille pour assurer leur protection – et aussitôt expédiés partout où l’on avait besoin d’eux, partout où l’on tombait sur un cadavre. Composée de quatre hommes, l’équipe se déplaçait dans une voiture de patrouille noir et blanc et filait de scène de crime en scène de crime sans jamais s’attarder. Ce n’était pas la meilleure façon d’enquêter sur un meurtre, loin de là, mais vu les circonstances, c’était ce qu’on pouvait faire de mieux dans une ville qui avait lâché aux coutures.
L'assassinat de la journaliste danoise Anneke allait très vite grossir la pile des affaires classées.
Vingt ans après en 2012, la police tente de solutionner quelques affaires avant que les médias ne braquent à nouveau leurs projecteurs sur l'anniversaire de ces émeutes inter-raciales.
[...] Ce n’était qu’à l’approche du vingtième anniversaire des émeutes que, très au fait des médias, le chef de police avait envoyé au lieutenant responsable de l’unité des Affaires non résolues une directive lui ordonnant de réexaminer d’un œil neuf tous les meurtres qui s’étaient produits pendant les troubles de 1992 et étaient restés sans solution. Il voulait être prêt lorsque les médias lanceraient leurs recherches pour leurs articles sur ce vingtième anniversaire.
Mais Anneke a le tort de ne pas être noire et le dossier Blanche-Neige n'a donc pas la priorité. Mais c'est sans compter sur l'entêtement et la ténacité de notre Harry !
[...] — Pourquoi ? Parce qu’elle est blanche ? Bosch ne répondit pas tout de suite. C’était bien irréfléchi de dire ça. Edgar frappait fort parce que Bosch n’avait pas apprécié sa blague sur Blanche-Neige. 
— Non, pas parce qu’elle est blanche, dit-il d’un ton égal. Parce que ce n’est ni un pillard ni un membre de gang et qu’ils feraient bien de croire que les médias ne vont pas laisser passer une affaire où une des leurs est impliquée, OK ? Ça te suffit ? 
— Compris.
On ne sait si c'est avec le recul acquis après la lecture de tant de savoureux 'Connelly', mais l'art de cet auteur est désormais aussi limpide qu'efficace : la mécanique d'écriture est redoutable et d'une précision toute horlogère. Rien n'est laissé au hasard et aucun des mots n'est ici jeté sur le papier sans mûre réflexion.
Le prestidigitateur attire l'attention de son lecteur sur un élément (et qui n'est même pas un leurre !) pendant qu'il en dispose un autre juste à côté. Quelques lignes ou quelques pages plus loin, ce qu'on a juste entrevu d'un œil va nous sauter à la figure et éclairer cet enchaînement sous un angle tout autre.
Pourquoi donc au début du chapitre 10 est-ce que l'on s'appesantit sur cet échange entre Harry et un obscur journaliste danois ? Ah ! il faut seulement attendre la fin du même chapitre pour que l'on en reste bouche bée, tout comme le chef de la police !
Ainsi de suite, page après page, on jubile à voir se dérouler cette belle mécanique litttéraire.
Il y a beaucoup de thrillers dont on tourne rapidement les pages sans plus d'intérêt que de découvrir enfin le fin mot de l'histoire, et puis il y a les bouquins comme ce 'Connelly', qu'on serait plutôt tenté de poser de temps en temps pour savourer notre gourmandise et faire durer le plaisir le plus longtemps possible.
Même le prologue d'ouverture avec les Humvee de la Garde Nationale qui prennent possession des carrefours de L.A. en pleine guerre civile, finira bientôt par prendre un tout autre relief.
Mais là, stop, on ne peut guère en dire plus et on ne dévoilera pas pourquoi souffle encore ici la Tempête du Désert, oui celle d'Irak en 1991.
On le savait avant même d'ouvrir le livre : le dossier de Blanche-Neige aurait mieux fait de rester classé et notre Harry est une fois de plus, en train de mettre ses grosses pattes là où il ne fallait pas.
Et puis à mi-parcours le livre bascule. On entrevoit les clés de l'affaire, Harry quitte L.A. pour la San Joaquin Valley ... mais Connelly semble se lasser lui-même de son bouquin pourtant si bien commencé. Le prestidigitateur a quitté la scène et il ne nous reste plus entre les mains qu'un polar des plus classiques. Après un début en fanfare avec une écriture tracée au cordeau, le spectateur est un peu déçu par une seconde partie trop déjà-vue.

Pour celles et ceux qui aiment les journalistes, même un peu morts.
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lundi 19 octobre 2015

Les douze portes de la maison du Sergent Gordon (George Makana Clark)

L'histoire du sergent qui savait lire dans le sang.


La rentrée littéraire de BMR & MAM en noir & blanc

Oui, l'enfer existe bien sur terre, ou plutôt sous terre.
C'est ici, dans une mine de cuivre de ce qui deviendra bientôt le Zimbabwe mais qui, en 1978, est encore une colonie aux mains de l'Empire britanique. C'est ici, au fond de cette mine, que l'on découvre le Sergent Gordon, soldat des Forces Spéciales de Rhodésie, prisonnier de la guérilla marxiste et qui finit enterré vivant.
[...] Nous recevions juste assez de nourriture pour tenir, proportionnelle au nombre de paniers de minerai que nous renvoyions à la surface à dos d'enfants. Jamais assez pour avoir l'énergie de nous révolter. Nous consommions du poisson pourri que les enfants ramassaient sur les rives des ruisseaux empoisonnés par les déjections de la mine; plus souvent des racines et des cormes récoltées par les femmes aux fourneaux, lesquelles puisaient aussi notre eau au trop-plein du puits. Elle était chaude, avec un léger goût d'arsenic. Nous piégions et mangions des rats, mâchions l'écorce des poutres de la galerie, rôtissions nos morts.
Le roman est construit à rebours et les chapitres suivants nous emmèneront remonter le temps, explorer le passé de Gordon et de son pays.
Cette histoire de George Makana Clark débute comme une épopée guerrière, digne de l'apocalypse, au fil de ces années qui mirent le pays à feu et à sang.
Il sera effectivement beaucoup question de feux : les fours de la mine de cuivre, le napalm que les avions lâchent sur les villages, le foyer d'un étrange crématorium, ...
Il sera effectivement beaucoup question de sang aussi, parce que Gordon sait lire dans le sang, un don hérité de ses ancêtres, et que certains sont prêts à s'entailler le doigt jusqu'à l'os pour qu'on leur dise leur avenir.
[...] Le sang qui provient d'une extrémité, un doigt par exemple, est rouge et vif et reflète la lumière alentour. Il est difficile d'y voir des images sensées. Mais le sang artériel qui provient de l'aorte, le sang de la vie pompé directement par le cœur, est un sang profond, bordeaux, opaque où l'on peut contempler des millénaires.
Comme beaucoup dans ces guerres africaines, Gordon passera d’un camp à l’autre sans trop savoir comment et encore moins pour quoi, mais à la fin des années 70, il est devenu le Sergent Gordon, éclaireur des Forces Spéciales, doué pour pister et traquer les rebelles en fuite qui se cachent derrière des noms empruntés à la Révolution Russe (Palais d’Hiver, 25-Octobre, …) pour protéger leur famille et leur village et qui ont été formés en Algérie ou à Cuba. L’éclaireur Gordon carbure au butane qu'il sniffe après avoir fourni par radio, les coordonnées des villages qu’il convient d’arroser au napalm.
[...] Pour fumer la nuit, il fallait cacher le bout incandescent de la cigarette dans une canette vide, de peur qu'un sniper ne le vise et ne nous éclate la bouche.
[...] Les rayons du soleil ricochèrent sur les réservoirs en aluminium au moment où les avions larguèrent leur chargement, assommant la terre, forçant la rivière à couler dans l'autre sens, embrasant la forêt dans une explosion de napalm. Je sniffai mon butane et attendis que ça rugisse dans ma tête.
Ces premières pages, celles de la guerre, sont peut-être les plus fortes du bouquin et sans doute les plus passionnantes mais ce roman est bien plus qu'une histoire de guerre.
Car George Makana Clark est né et a grandi en Afrique et dans ses veines coule le sang noir de son arrière-grand-mère Xhosa. Et c’est bien le roman lui-même qui est métissé : à la précision et à la rigueur d’une narration et d’une écriture très occidentales viennent se mêler les sensations physiques d'une nature brute (The Raw Man en VO) et la puissance évocatrice des contes africains.
Puisque Makana Clark va nous ouvrir Les douze portes dans la maison du Sergent Gordon, il y aura douze chapitres dans le livre. Douze périodes à rebrousse-temps depuis la fin jusqu’aux origines. Autant d'étapes initiatiques qui seront franchies à rebours par le personnage dont on découvre peu à peu le passé, mais on devine également que, dans l’autre sens, ces douze portes nous font progresser, nous lecteur, tout au cœur d’une Afrique puissante, magique, physique, charnelle où se côtoient les morts, les fantômes, les animaux et quelques vivants. C’est certainement le roman le plus africain mais aussi le plus accessible qu’il nous ait été donné de lire et c’est sans nul doute un futur grand classique.
Où l'on croise toutes sortes de figures, plus fortes les unes que les autres.
Un officier qui joue au golf, dans un uniforme rouge, sur les terres brûlées par le napalm.
Une mère éplorée qui élève des canaris dans son corsage.
Un révérend à demi-fou qui maltraite les hommes comme les chevaux et qui se shoote à la réglisse.
Une jeune fille muette qui vous parle par le simple contact de sa main.
Et même une maison qui se déplace, des perroquets qui répètent les pires obscénités, et les ancêtres de Gordon et bien d’autres encore, mais on ne peut pas tout dévoiler.
À la lecture des derniers chapitres, que l’on nous dit construits de souvenirs empruntés, on imagine que décidément, Makana Clark, lui non plus, n’est sans doute pas un personnage tout à fait ordinaire.
Alors qu'est-ce qui nous retient d'épingler un coup de cœur à ce puissant roman ? Peut-être une baisse de rythme et quelques longueurs à mi-parcours, ou une faiblesse du lecteur malmené, au cours des épisodes de l'adolescence tumultueuse du jeune Gordon sous la cravache du Révérend fou.
Les premiers chapitres sur la guerre avaient mis la barre très haut et il faudra patienter jusqu'au franchissement des dernières portes, celles qui cachaient les origines, pour retrouver un souffle aussi puissant.
Makana Clark est un véritable conteur et si ce n'était la violence de ces destins, on pourrait se mettre à rêver de mille et une nuits africaines, où les conteurs et les histoires s'imbriquent sans fin les uns dans les autres.
Depuis le fond de la mine (celle du début, celle où le Sergent Gordon finit enterré), quelqu'un raconte.
[...] - Toi, novice, tu aimes les histoires ?
Je hochai la tête.
- Bien ! Tu repartiras d'ici des histoires plein la tête.
...

Pour celles et ceux qui aiment l'Afrique.
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vendredi 16 octobre 2015

Les innocents (Robert Pobi)

L'histoire des enfants perdus de New-York.

New-York n'est pas un endroit pour Les innocents.
Alexandra Hemingway, le sait bien :
[...] Il y avait un vieux dicton de flic qui disait que dans ce métier tout ce qu’on pouvait attendre d’autrui se résumait en un mot : rien ; et c’était encore trop en demander.
Allie ou Hemi pour les intimes.
Pour une fois, le terme fliquette ne semble guère approprié : notre Lara Croft de service dépasse les 1m80, fait du kayak sur l'Hudson River, conduit un gros 4x4 et on n'a pas intérêt à lui casser les ... pieds.
Elle semble avoir de sombres histoires derrière elle (qu'on découvre peu à peu, mais c'était pas dans L'invisible, le premier polar du canadien Robert Pobi).
Elle a des soucis de couple, de famille, un lourd passé. Bref, dure dehors mais fragile dedans, c'est pas Robocop.
À peine quelques pages, le temps de faire la connaissance de Hemi l'impétueuse, et voilà qu'on retrouve le cadavre d'un jeune garçon d'une dizaine d'années dans l'Hudson River, les pieds sectionnés à la cheville.
[...] « Merde. Oui. On sera là dans dix minutes. » Phelps était déjà debout quand elle raccrocha.
« Où est-ce qu’on va ?
— East River Park.
— Qui est-ce qu’on va chercher ? » Elle sortit son portefeuille de sa veste.
« Un gamin mort.
— C’est sûr que c’est un meurtre ?
— Oui, à moins qu’il se soit sectionné les pieds tout seul. »
Quelques pages de plus et le tableau devient franchement noir.
[...] « Les analyses toxicologiques ont révélé pas mal de choses. » Hemingway était debout maintenant. « Du genre ?
— Tyler Rochester était vivant quand on lui a sectionné les pieds. »
[...] Hemi, est-ce que vous savez quel genre de personne est capable d’accomplir des choses pareilles ? Quel genre d’expérience a vécu un être humain pour faire ça à un enfant ? » Hemingway n’avait pas de réponse et elle doutait que quelqu’un puisse en trouver une. Elle regarda le garçon. Ça n’avait pas été fait par un être humain.
Le petit Tyler ne sera ni le premier ni le dernier d'une très longue liste ...
Heureusement, Robert Pobi nous épargne les scènes horrifiques où les victimes tremblent, souffrent, hurlent et agonisent. On n'a droit qu'aux conséquences, cool : juste des petits cadavres découpés vivants auxquels il manque des morceaux.
Heureusement, encore quelques pages et l'on découvre déjà le tueur d'une longue série !
Mais le voici découpé à son tour en petits morceaux ! Aïe, quelqu'un aurait-il pris la relève, un deuxième serial-killer ?
On continue vaillamment et à peine rendu à mi-parcours tout s'éclaire : on a enfin le point commun entre tous les garçons !
[...] Ils n’auraient pas pu rêver mieux comme point commun. Ils avaient plus qu’une piste à présent – ils tenaient leur affaire.
Alors là, la petite voix intérieure se fait plus forte : fais bien attention naïf lecteur, ça va trop vite, Pobi est en train de te mener en zodiac sur l'Hudson River ...
Voilà, vous savez à peu près tout : un polar qui coule comme une bonne série télé, des cadavres et des assassins en veux-tu en voilà, une intrigue plutôt bien ficelée, une écriture franchement honnête, un récit de bonne facture, des flics sympas et attachants avec une fliquette qu'on a déjà hâte de retrouver dans une autre enquête ...
[...] Tu sais, Hemi, tu manges vraiment beaucoup pour une femme. » Elle s’essuya la bouche avec sa serviette et sourit. « On me le dit souvent.»
[...] Tu sais, pour une nana, tu as la plus grosse paire de couilles que j’aie jamais vue. — C’est ce qu’on me dit souvent. »
[...] « Pour une femme, t’es loin d’être bête. — C’est ce qu’on me dit souvent », répondit-elle.
[...] Tu sais, pour une femme tu peux être vraiment pessimiste. — On me le dit souvent. »
[...] — Tu sais que pour une femme, t’as un sacré appétit. — C’est ce qu’on me dit souvent. »
[...] Vous savez, vous êtes plutôt canon pour un flic. » [...] — On me le dit souvent », répondit Hemingway sans sourire.
[...] Tu sais, t’es loin d’être idiote pour une nana. — On me le dit souvent », répondit-elle en souriant d’un air grave.
Robert Pobi utilise toutes les ficelles du genre, ni trop ni trop peu, mais avec un professionnalisme qu'il convient de saluer.
Bien sûr tout cela est un peu too much mais c'est pour ça qu'on est venu, alors délectons-nous sans
autre prétention.

Pour celles et ceux qui aiment les fliquettes et les serial killers.
D’autres avis sur Babelio et sur Bibliosurf.

mercredi 14 octobre 2015

Zulu (Caryl Férey)

L'histoire des enfants perdus de Cape Town.


La rentrée littéraire de BMR & MAM en noir & blanc

Curieusement, lorsque l'on parcourt de mémoire nos étagères du polar franchouillard, on peut citer quelques rares grands noms [1] [2] mais on oublie presque toujours Caryl Férey. Peut-être est-ce dû à cet étrange(r) patronyme plein de 'y' et à la coloration très ethnique des polars de ce globe-trotter (Nouvelle-Zélande, Afrique du Sud, Argentine, ...).
http://bmr-mam.blogspot.fr/search/label/afrique-du-sud+polarPour nous rattraper on s'était promis, depuis le film de Jérôme Salle en 2013, de (re-)lire ce Zulu qu'on avait un peu oublié depuis sa sortie en 2008.
À l'occasion de ces retrouvailles, le verdict est sans surprise : le bouquin gagne en épaisseur comme en densité et garde très confortablement l'avantage. Le cinéma peut toujours courir après la 3D, l'écriture a plus d'une dimension en réserve !
Le récit prend son temps pour distiller les infos au fil des pages, pour fouiller plusieurs personnages secondaires, là où le film se concentrait rapidement sur le duo B&W des deux flics des deux stars hollywoodiennes.
On garde quand même en mémoire de beaux décors de cinéma (les plages de Muizenberg ou de Noordhoek, les dunes de Sossusvlei dans le désert namibien) qui fournissaient l'occasion de fortes images, toujours imprimées sur nos rétines. Mais elles datent déjà de deux ans et l'écriture de Caryl Férey est suffisamment forte pour plaquer ses propres paysages sur l'album photos du cinéaste, à la manière d'un palimpseste.
[...] La baie de Noordhoek était dangereuse et peu fréquentée : les rouleaux et les requins qui croisaient au large interdisaient toute baignade, et plusieurs crimes ayant été commis sur la plage, un panneau avertissait les promeneurs de ne pas trop s’éloigner du parking…
Contrairement au début laborieux de Mapuche (bouquin qui évoquait les enfants perdus de la dictature en Argentine : ici on s'intéresse plutôt aux enfants perdus des townships), les premières pages de Zulu nous accrochent immédiatement, sans doute parce que l'auteur se concentre sur ses différents personnages et son trio de flics et qu'il évite le guide du routard à Cape Town.
Des personnages qui, justement, partagent avec leur ville au cœur de l'apartheid, une histoire puissante et tourmentée, celle d'un pays dur, sec, violent, qui s'est construit (et se construit encore) dans la douleur, un pays où les blancs se sont fait la guerre (celle des Boers) et où les noirs se sont entretués (le bouquin fait notamment référence à la rivalité - un doux euphémisme - entre l'Inkatha du zoulou Buthelezi et l'ANC du xhosa Mandela).
Au fil de nos lectures, on sait bien désormais que l'Afrique du Sud est un pays qui ne se décrypte pas en noir et blanc, ni entre gentils et méchants, et que la principale couleur de la Nation Arc-en-Ciel est bien le rouge. Le rouge sang.
[...] Des centaines de milliers de logements étaient toujours plongés dans la misère mais c’était le prix à payer pour le « miracle sud-africain » — l’avènement pacifique de la démocratie dans un pays au bord du chaos…
[...] Contrairement à ce qu’avait annoncé le président, le crime n’était pas « sous contrôle ». Il suffisait d’allumer la télévision ou d’ouvrir le journal pour constater l’ampleur du fléau.
[...] Comment la première démocratie d’Afrique pouvait être le pays le plus dangereux au monde ?
[...] La réalité se heurtait aux chiffres : dix-huit mille meurtres par an, vingt-six mille agressions graves, soixante mille viols officiels (probablement dix fois plus), cinq millions d’armes à feu pour quarante-cinq millions d’habitants, les chiffres du pays étaient effrayants.
La police était impuissante et même victime de cet état de fait.
D'ailleurs Caryl Férey ne faillit pas à sa réputation et nous assène quelques scènes insoutenables (tout comme dans Mapuche d'ailleurs) : au ciné, fastoche, il suffit de fermer les yeux quelques secondes mais au fil des pages ce bon vieux truc ne marche pas et il n'est point d'échappatoire !
[...] Neuman ferma les yeux quand le tsotsi lui coupa l’autre main. Fletcher eut un cri affreux avant de s’évanouir.
— Du poulet rôti ! éructa Tout-en-nerfs, la machette brandie. Joey souriait, extatique. Le tsotsi ramassa les mains coupées et les jeta sur la grille du barbecue. Neuman rouvrit les yeux mais c’était pire : le flot de sang qui giclait des moignons, son ami à terre, évanoui, les braises attisées par le vent, l’odeur de viande, le grésillement des mains sur la grille incandescente. 
Mais qu'on ne se méprenne pas sur le message de Férey : en dépit du passé tourmenté de ce pays, l'ultra violence dont il imbibe son bouquin et qui dessèche les cœurs de ses personnages est clairement annoncée comme celle de notre société mondialisée et ne doit que peu de chose aux gènes sud-africains et au folklore local.
[...] Écartées pour cause d’effets secondaires indésirables, des milliers de molécules dormaient sur les étagères des laboratoires : certaines avaient pu être recyclées par des organisations peu scrupuleuses…
[...] Le 11 Septembre avait engendré une période de violation des normes internationales, en particuliers aux USA : on continuait l’expérimentation a priori interdite d’armes chimiques.
[...] Le légiste avait fini les analyses complémentaires de l’autopsie de Nicole Wiese.
— J’ai trouvé le nom de la plante ingérée quelques jours avant le meurtre, dit-il bientôt : de l’iboga, une plante d’Afrique occidentale utilisée lors des cérémonies chamaniques. Par contre, le nom de la substance inhalée avec le tik nous est inconnu.
— Comment ça, inconnu ?
— Il y a bien une molécule chimique, fit le biologiste, mais sa composition ne figure nulle part.
— Une saloperie quelconque qu’on aura rajoutée pour couper la dope ? avança Neuman.
— C’est possible, répondit Tembo. Ou bien il s’agit d’une nouvelle combinaison de produits, qui formeraient une nouvelle drogue.
[...] Les meurtres ravivaient un passé trouble, volontairement occulté au nom de la réconciliation nationale. La chute du Mur, l’inéluctabilité de la mondialisation et la personnalité hors norme de Mandela avaient eu raison de l’apartheid et des guerres intestines.
[...] En saluant ses ennemis politiques, le président Mandela avait mis fin aux massacres mais le monde, au fond, n’avait fait que se déplacer : l’apartheid aujourd’hui n’était plus politique mais social.
Plus équilibré que l'histoire argentine de Mapuche, plus dense et plus fouillé, Zulu est sans doute l'un des meilleurs ethno-polars sur l'Afrique du Sud et vient parfaitement actualiser les tableaux de Malla Nunn.

Pour celles et ceux qui aiment se faire secouer.
D’autres avis sur Babelio et un petit texte utile sur la mosaïque sud-africaine.

dimanche 11 octobre 2015

Les marécages (Joe R. Lansdale)

Ne tirez pas sur l'Homme-Chèvre.


La rentrée littéraire de BMR & MAM en noir & blanc

Joe R. Lansdale fait sa rentrée littéraire sur les blogs [1] [2] [3] avec la traduction de l'un de ses bouquins récents (Edge of dark water - Les enfants de l'eau noire - 2012 en VO).
Mais on a décidé de remonter plus loin dans sa bibliographie pour découvrir cet auteur.
Les marécages (The bottoms) datent de 2000.
Dès les premières pages on est littéralement happé par l'écriture de Joe R. Lansdale : voilà un gars qui sait raconter des histoires. Avec un vrai talent de conteur, il lui suffit de quelques lignes pour nous plonger au cœur des années 30 lorsque les États-Unis se remettent avec peine de la Grande Dépression et des traumatismes laissés par la Grande Guerre en Europe. Et au cœur d'une partie méconnue du Texas : l'East Texas qui flirte avec la Louisiane toute proche.
[...] Même si les lieux avaient été déboisés pour devenir une bourgade habitable, ils étaient toujours détrempés et envahis de moustiques. Mon père disait que ces saletés étaient si grosses dans ce coin-là qu’elles pouvaient s’emparer d’un homme, le dévorer vivant et repartir avec ses chaussures.
[...] Deux filles qui semblaient être tombées d’un arbre à laideur, avoir cogné toutes les branches pendant leur chute et s’être ratatinées sur de la terre dure comme de la pierre.
Si l'on en croit les résumés de plusieurs de ses bouquins (en dehors de la série Hap Collins), Joe R. Lansdale aime bien mettre en scène des enfants ou des jeunes gens. Les marécages seront donc traversés avec le regard de Harry, jeune fils d'un fermier local.
Le père fait également office de coiffeur et de constable, la petite bourgade de Pearl Creek n'ayant pas encore les moyens de se payer un vrai shérif.
Mais dans les marécages de la rivière locale, ce ne sont pas des perles qu'Harry va découvrir mais plutôt le cadavre torturé d'une noire. Puis une autre encore bientôt.
[...] Je ne connais rien à ce genre de meurtres.
— Tu es sûr que c’en est un ?
— Eh bien, chérie, réfléchis à ça. J’ai du mal à imaginer qu’elle s’est attachée toute seule à un arbre avec du barbelé après s’être tailladée comme ça…
À cette époque, Martin Luther King était encore au biberon et le Klan régnait toujours en maître dans ces états du Sud. Serial-killer ou pas, il valait mieux naître blanc.
[...] Vous me dites qu’il faut attraper cet assassin parce qu’une Blanche risque d’y passer. Qu’est-ce que ça signifie ?
— Simplement que les nègres, c’est pas une grosse perte.
— Et si le meurtrier était un Blanc ?
— Ça ne serait toujours pas une grosse perte, cracha M. Nation. Mais on va découvrir que le coupable est un nègre. Croyez-moi.
Les années 30, les yeux d'un enfant qui portent un regard très adulte sur la vie locale et le racisme ? Tiens, serait-ce l'écho du chant de certains mockingbirds ? Oui ces Marécages auraient bien pu abriter des Oiseaux moqueurs, l'Alabama n'est pas si loin.
Mais ce ne sont pas des oiseaux que le jeune Harry va croiser dans les marais : c'est l'Homme-Chèvre, un homme des bois barbu, hirsute avec quelque chose qui ressemble aux cornes du démon sur la tête, un Ambulant.
À cette époque qui ne connaissait pas encore les serial-killer et les profileurs, les esprits vont vite s'échauffer.
[...] Cette femme que Tom et moi on a trouvée, vous pensez qu’elle a été assassinée par quelqu’un qui a vendu son âme au Diable ? Par un Ambulant ?
Qui se cache derrière cet Homme-Chèvre qui semble finalement animé de bonnes intentions, tel un esprit protecteur de la forêt comme l'était le basajaun croisé il y a quelques jours dans le pays basque de Dolores Redondo ? Et si ce n'est pas lui, qui donc s'est mis à tuer les femmes de Pearl Creek ?
Harry assiste son constable de père empêtré dans ses contradictions de blanc progressiste et va mener l'enquête, secondé par sa dynamique grand-mère, encore un autre personnage haut en couleurs !
[...] À l’époque déjà, les femmes conduisaient des voitures, mais ce n’était pas vraiment populaire auprès des hommes de l’East Texas, en particulier quand elles étaient âgées, et donc censées se montrer plus dignes. On considérait que conduire était une affaire masculine, comme fumer, jurer, chiquer et se battre. Mémée faisait un peu tout ça.
Il sera beaucoup question de sang dans cette histoire. Pas seulement de celui des cadavres, mais surtout de celui blanc, noir ou gris qui coule dans les veines des habitants de Pearl Creek.
Sans hésiter on peut décerner à Joe R. Lansdale une palme de conteur d'histoire : ces souvenirs des années 30 nous sont racontés par un Harry vieillissant en maison de retraite, bercé par la nostalgie de son enfance, une astuce qui permet de temps à autre à l'auteur de prendre quelques distances avec le regard du jeune Harry.
On regrette juste que ce bouquin n'apporte finalement rien de bien nouveau sous le soleil du Sud : une intrigue policière gentillette où l'on entrevoit assez tôt la plupart des clés, un racisme confédéré déjà mis en scène de nombreuses fois, le sifflement des oiseaux moqueurs en arrière plan, ...
Mais cette histoire déjà lue et relue est racontée avec maestria et le plaisir de lire est bien là : il faudra que l'on revienne écouter Joe R. Lansdale un autre soir au coin du feu.

Pour celles et ceux qui aiment les films en noir et blanc.
D’autres avis sur Babelio.

jeudi 8 octobre 2015

L'oiseau du Bon Dieu (James McBride)

L'Histoire du petit noir déguisé en fille
qui déclencha la Guerre de Sécession.


La rentrée littéraire de BMR & MAM en noir & blanc

Ce roman picaresque de James McBride avait tout pour plaire.
L'oiseau du Bon Dieu nous conte l'histoire véridique du Capitaine abolitionniste John Brown qui en 1859, mit littéralement le feu aux poudres et déclencha peut-être la Guerre de Sécession.
En tout cas, il fournit le prétexte.
Un illuminé religieux qui déclame ses interminables sermons à tout va.
[...] Les prières du Vieux se développaient sous vos yeux; elles étaient toutes reliées entre elles, comme des escaliers qui montent d'un étage à un autre dans une maison, alors que celles de Fred faisaient plus penser à des tonneaux et des malles à vêtements dispersés dans un beau salon. Ses prières partaient dans une direction, puis dans une autre, zigzaguant dans tous les coins.
[...] - Capitaine, flinguez-moi tout de suite, je préfère qu'on en finisse rapidement, plutôt que de vous entendre me casser les oreilles une seconde plus avec votre sermon, vous me soûlez avec vos paroles. Vous me tuez à petit feu, là.
Voici notre Capitaine qui part, avec ses enfants, la Parole de Dieu et son 'armée' d'à peine une quinzaine d'égarés, combattre les esclavagistes et libérer les Noirs.
Comme Don Quichotte partit combattre les moulins.
[...] Il était comme tous ceux qui partent en guerre. Il croyait que Dieu était de son côté. Dans une guerre, tout le monde a Dieu de son côté. Le problème, c'est que Dieu, Lui, Il dit jamais à personne pour qui Il est.
[...] Le Vieux Brown, il s'occupait jamais des détails matériels de son armée. J'ai vu des gars quitter sa troupe un jour, plus donner signe de vie pendant toute une année, puis revenir au campement et s'asseoir près du feu pour manger comme s'ils rentraient d'une journée de chasse, sans que le Vieux dise le moindre mot.
Cette incroyable épopée (ça dure quand même trois ou quatre ans à travers tous les États-encore-Unis) nous est contée ici par un drôle de Sancho Pança : un jeune garçon Noir qui se retrouve déguisé en fille et qui ne quittera pas sa robe durant toute cette cavalcade.
[...] Je m'étais habitué à vivre un mensonge - être une fille -, pour moi les choses étaient claires : être Noir, c'est un mensonge, de toute façon. Personne vous voit tel que vous êtes vraiment. Personne sait qui vous êtes à l'intérieur. Vous êtes jugé sur ce que vous êtes à l'extérieur, quelque que soit votre couleur. Mulâtre, brun, noir, peu importe. Pour tout le monde, vous êtes un Noir, tout simplement.
Surnommé(e) l'Échalotte, il deviendra la mascotte porte-bonheur du Capitaine qu'il suivra dans toutes ses aventures surréalistes (qu'il pourra donc nous raconter).
Ce bouquin a bien la tête de son auteur que l'on imagine peut-être facétieux et malicieux mais pas que.
Et on devine ce portrait de l'incroyable John Brown, respectueux de l'Histoire et fidèle au personnage.
[...] L'espace d'un instant, on peut voir sa véritable nature, pleine de sang-froid extérieurement, mais habitée, quelque part à l'intérieur, d'une violence folle et inébranlable; c'était ça qui les animait, tous ces Brown. C'était des individus bizarres. Des gens faits pour la vie en pleine nature uniquement. Ils pensaient pas comme les gens normaux. Ils pensaient plutôt comme des animaux, ils étaient poussés par des idées de pureté. Je crois que c'est pour cette raison qu'ils pensaient que l'homme de couleur était l'égal de l'homme blanc. 
Malheureusement on n'a pas entièrement accroché, un sentiment diffus.
Peut-être des personnages examinés de trop loin ?
Sans doute un livre un peu longuet où, passée la surprise de la découverte initiale, les premières années manquent cruellement d'intérêt avant que l'épopée de l'armée de John Brown décolle vraiment.
Et surtout, même si l'on découvre de nombreuses pépites au fil des pages, on est dérangé par une écriture qui manque beaucoup de fluidité : des petites phrases sèches, ponctuées de nombreuses virgules où l'absence répétée du ne de la négation finit par chagriner.
Curieux de cette curieuse Histoire, avide de savoir comment tout cela va mal finir, on lit quand même jusqu'au bout ce gros pavé de plus de 400 pages mais en regrettant que ne vienne s'y ajouter le plaisir habituel de la lecture.
PS : c'est aussi l'occasion de découvrir un mystérieux Chemin de Fer Clandestin, le Train du Gospel.

Pour celles et ceux qui aiment l'Histoire, même en noir & blanc.
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samedi 3 octobre 2015

L'été du commissaire Ricciardi (Maurizio de Giovanni)

Saison 3

À Naples sous le fascisme des années 30, les saisons se suivent et ne se ressemblent pas : après un délicat hiver et un savoureux printemps, L'été du commissaire Ricciardi s'avère une saison bien ennuyeuse.
Ou plutôt non : les saisons se suivent et se ressemblent. Trop, beaucoup trop.
On retrouvait pourtant avec envie le flic récurrent de Maurizio di Giovanni, le flic qui a le don de “voir” les derniers instants vécus par ceux qui ont été emportés par une mort violente. À chacun de ces flashs, il partage la souffrance de ceux qui passent ainsi de vie à trépas (et recueille leurs obscurs propos parfois fort utiles à l'enquête).
Malheureusement, cela ne surprend plus et il ne nous est rien proposé de nouveau pour exploiter ce filon, une bonne idée au départ, un vieux truc ressassé avec ce troisième épisode.
[...] Donc, Ricciardi Luigi Alfredo, commissaire à la brigade mobile depuis presque trois ans. Né à Fortino, province de Salerne, il y a trente et un ans. Orphelin de père et de mère. Vous êtes un étrange sujet, vous savez ? Riche à millions, des hectares et des hectares de terres en métayage, un paquet de rentes. Et pourtant vous travaillez pour trois lires et vous ne vous foulez même pas pour faire carrière. Un homme intéressant, je dirais.
Notre commissaire est toujours aussi asocial et toujours aussi vieux garçon : là encore, ses affres romantiques et platoniques avec la voisine d'en face à sa fenêtre commencent, elles aussi, à nous porter sur le système.
[...] Quand elle s'asseyait  pour broder à la fenêtre de la cuisine, elle lui faisait un petit signe de la mai. Cela pouvait paraître peu de chose, mais pour elle c'était énorme.
[...] Pourquoi, sinon, se trouverait-il chaque soir entre neuf heures et neuf heures et demie à sa fenêtre pour la regarder broder ? Ce n'était qu'une question de temps. Or Enrica Colombo avait un caractère tranquille et déterminé. Et elle savait attendre.
Bref, en dépit de la chaleur de cet été, la coupe de glace est pleine et on est franchement déçu que De Giovanni nous resserve le même plat sans même changer ni l'eau de cuisson des pâtes, ni la sauce napolitaine qui les accompagnent.
Franchement cette fois-ci, avec le retour de la belle Livia et les histoires de couple de son adjoint Maione, ça tourne même au vaudeville policier.
[...] La demoiselle Colombo avait vu Ricciardi avec une dame. Une dame décrite comme vulgaire et un peu âgée, vêtue de manière voyante et presque excentrique : en traduisant le jargon des coiffeuses et des jeunes amoureuses Rosa avait compris qu'il s'agissait d'une dame, belle et courtisée, richement vêtue et très élégante.
C'est d'autant plus rageant que dans la dernière partie du bouquin, lorsque les ombres se dessinent enfin derrière les principaux suspects, lorsque Ricciardi se rend au bureau du parti fasciste, on devine enfin à quel beau polar on a échappé ...
Par fidélité à l'ami Ricciardi et par reconnaissance envers cet auteur qui nous avait donné précédemment deux beaux coups de cœur, oui, on ira bien à Naples en automne d'ici quelques temps, le bouquin est déjà dans la pile. Mais c'est bien parce que c'est lui.
Et en espérant bien que cette dernière saison nous réconcilie avec la série.
Alors pour ceusses qui ne connaîtraient pas encore (honte à ceusses !) : précipitez-vous sans plus attendre sur les deux premières saisons (dans l'ordre : l'hiver puis le le printemps) et pour les bienheureux qui connaissent déjà, allez donc en vacances ailleurs pour cet été !

Pour celles et ceux qui aiment les glaces napolitaines.
D’autres avis sur Babelio.