lundi 30 décembre 2013

Étranges rivages (Arnaldur Indridason)

Taphéphobie et hypothermie.

Ah, quel beau cadeau de fin d’année que cet Indridason qui coule de la meilleure veine, celle où le commissaire Erlendur est au sommet de sa forme.
Depuis plusieurs épisodes, on savait le policier islandais en vacances prolongées et les enquêtes étaient désormais conduites par ses acolytes (Sigurdur Oli et Elinborg). On avait d’ailleurs laissé tomber la série qui avait perdu beaucoup de son intérêt.
Mais voilà donc le retour inespéré du commissaire tourmenté … dans ce qui ressemble fort à une dernière enquête en forme de testament.
Erlendur n’aura jamais été aussi proche de ce qui le tourmente depuis l’enfance et la disparition de son frère cadet. On découvrira d’ailleurs avec ces Étranges rivages, plusieurs clés des cauchemars du commissaire, de sa culpabilité latente et de ses motivations à sonder sans cesse les mystères des disparitions inexpliquées .
On tient là (outre ce qui semble donc bien être la dernière apparition d’Erlendur) l’un des meilleurs bouquins d’Arnaldur Indridason.
L’auteur y abandonne presque le côté polar pour se consacrer exclusivement  aux mystérieuses “disparitions” islandaises que nous connaissons maintenant presque aussi bien que notre cher Erlendur.
Le commissaire est en ‘vacances’ dans les fjords de l’est et il n’y a quasiment pas d’enquête au sens policier du terme : les faits évoqués remontent bien loin, aussi loin que la disparition du petit frère d’Erlendur et il y a prescription depuis belle lurette.
[…] - Je travaille dans la police.
– Vous ne devez pas beaucoup vous amuser.
– Non. Souvent, ce n’est pas drôle.
[…] Boas s’était immobilisé et avait regardé Erlendur.
– Qu’est-ce que vous me disiez que vous faites dans la police ?
– Je dirige des enquêtes.
– De quel genre ?
– De différentes natures, grand banditisme, meurtres, crimes violents.
– Toute la lie de l’humanité ?
– On peut le dire.
– Et les disparitions ?
– Oui, aussi.
[…] Erlendur ne s’était pas présenté, mais il le fit à ce moment-là, il expliqua qu’il venait de Reykjavik, mais qu’il était né dans les fjords de l’est et qu’il s’intéressait aux histoires de gens qui s’étaient perdus dans les montagnes, de gens dont les corps n’avaient jamais été retrouvés et dont personne ne connaissait le destin avec certitude.
[…] Erlendur défendait depuis longtemps une théorie selon laquelle, parmi toutes ces disparitions, aussi diverses soient-elles, se cachaient sans doute quelques meurtres ici et là.
Erlendur profite de ses vacances sur les lieux de son enfance pour tenter de renouer le fil de ses souvenirs, ceux qui le hantent de puis la disparition de son jeune frère.
Au fil de ses recherches, il croise ses propres fantômes mais également les mystères d’une autre disparition, celle de Matthildur.
Le commissaire en vacances, pose donc ses questions de ci de là, persévérant et obstiné, s’attachant à exhumer les vérités d’un lointain passé, enfouies sous la glace ou la terre. Ce qui nous vaut de beaux portraits et de savoureux dialogues.
[…] - Quelqu’un m’a raconté que vous étiez policier à Reykjavik. C’est pour cette raison que vous venez m’interroger sur Matthildur ?
– Non, répondit Erlendur, plutôt par curiosité personnelle. Je m’intéresse à ce genre d’histoires.
[…] Kjartan le regarda de ses yeux fatigués, il n’était pas certain de comprendre où Erlendur voulait en venir.
– Je suis policier à Reykjavik et je suis en vacances ici, dans les fjords de l’est. Le hasard veut que je sois originaire de la région et que j’aie entendu parler de Matthildur lorsque j’étais encore gamin. Son histoire a piqué ma curiosité. Mon but n’est pas de dévoiler quoi que ce soit ou de démasquer quiconque. Ce que je fais là n’a rien à voir avec une enquête de police. 
[…] – Vous m’avez dit que vous étiez policier, observa Hrund au bout d’un long moment.
– En effet.
– J’ai toujours pensé que… Elle inspira profondément, éreintée.
– Que… ?
– J’ai toujours pensé que… la disparition de Matthildur aurait mérité qu’on ouvre une enquête.
[…] – Vous avez découvert de nouveaux éléments concernant Matthildur ? interrogea-t-il sans ambages, comme si Erlendur avait ouvert une enquête sur cette disparition datant de plus de soixante ans.
– Non, aucun, répondit-il en s’allumant une cigarette afin d’accompagner Boas. D’ailleurs, comment pourrait-il y avoir du neuf ? Elle a péri dans cette tempête. On en a vu d’autres.
– Ah, j’en ai bien peur, convint Boas en avalant son café coloré au lait. Oui, on en a vu d’autres.
Alors oui on s’intéresse bien sûr aux raisons de la disparition de Matthildur que l’on devine peu à peu : tout cela nous est raconté comme un presque polar. Mais ce qui fait la réelle saveur de ce bouquin, c’est bien sûr le récit des questionnements d’Erlendur, ses échanges et ses dialogues avec les islandais qu’il croise, ce que chacun apporte peu à peu au récit et les clés des mystères qui nous sont délivrées peu à peu : le mystère de la disparition de Matthildur et le mystère de la disparition de Beggur, le petit frère d’Erlendur. Elles n’ont rien en commun ces disparitions : sauf d’être des disparitions islandaises comme seul Arnaldur Indridason sait nous en raconter.
Si Erlendur ne semble passionné que par les morts et les disparus, Indridason lui s’intéresse bien aux vivants, meurtriers ou victimes, qui portent sur leurs trop frêles épaules le poids de ces fantômes.
Indiscutablement, cet auteur vient là de couronner brillamment son œuvre.
Toute bonne série a (malheureusement) une fin et celle-ci est particulièrement réussie.
Alors en guise de conclusion et d’hommage à toutes nos lectures Indridasoniennes, on retiendra cette citation :
[…] Il avait en mémoire d’autres enquêtes sur lesquelles il avait travaillé et qui, chacune à sa manière, l’avaient marqué. Elles étaient nombreuses et de nature diverse, mais aucune d’entre elles ne l’avait conduit à pénétrer dans un cimetière à la faveur de la nuit, une bêche à la main.
Si vous ne connaissiez pas encore (mais est-ce vraiment possible ?), on ne saurait trop vous conseiller de commencer par les autres ouvrages avant d’arriver vous aussi à cette belle conclusion.


Pour celles et ceux qui aiment les mystères des disparitions islandaises.
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dimanche 29 décembre 2013

Esprit d’hiver (Laura Kasischke)

Joyeux Noël.

Il y a des jours où l'on devine que l'on ferait mieux de rester couché.
Le 25 décembre de cette année-là est l'un de ces jours pour Holly.
Une journée de Noël qui commence on ne peut plus mal : une panne d'oreiller tout d'abord.
Ni le réveil, ni leur fille Tatiana ne les ont réveillés. Le mari Eric part en catastrophe chercher ses parents à l'aéroport.
Et puis un mauvais pressentiment qui semble surgir du passé, quand Eric et Holly étaient allés en Russie pour adopter une petite fille.
On connait Laura Kasischke pour sa férocité à démonter pièce par pièce le rêve américain et on se rappelle son Oiseau blanc dans le blizzard qui tenait presque du polar.
Cette fois son Esprit d’hiver tient plus du roman psychologique même si la première partie, inquiétante et sournoise flirte avec le fantastique.
[…] Ce matin-là, elle se réveilla tard et aussitôt elle sut : Quelque chose les avait suivis depuis la Russie jusque chez eux. […]
Quelque chose qui avait été là depuis le début. À l’intérieur de la maison. À l’intérieur d’eux-mêmes. Cette chose les avait suivis depuis la Russie jusque chez eux.
Accablée par son pressentiment et les préparatifs à terminer en hâte, Holly broie du noir, déteste ces repas de Noël imposés, se débat avec le rôti et l'argenterie.
La journée catastrophe continue : le blizzard s'abat sur la ville et Eric reste coincé quelque part par la neige.
Les autres invités vont bientôt décommander. C'est presqu'une bonne nouvelle pour Holly qui déteste la plupart d'entre eux. Et puis de toute façon le rôti sort à peine cuit du four. Et puis Holly manque s'empaler sur le couteau de cuisine et puis les verres en cristal qu'on sort pour ces grandes occasions finissent en mille morceaux par terre. Tatiana ne s'est toujours pas levée. Crise d'ado ?
Les souvenirs de Holly remontent à la surface.
Sa propre enfance peu enviable.
Le voyage en Russie pour aller chercher leur fille adoptive.
Les infirmières qui voulaient à tout prix donner un nom américain à la petite : Bonnie (comme Bonnie et Clyde), Sally, ….
[…] Incroyable, leur semblait-il, que les infirmières les aient tout simplement laissés quitter l’orphelinat Pokrovka n° 2 avec cette princesse fée ! Juste un adieu tranquille, la porte s’était ouverte, et ils avaient dorénavant cette petite fille rien que pour eux. Pour toujours ! (Bien sûr, cela leur avait coûté des milliers de dollars, des montagnes de paperasses et presque deux années de leur vie, ils ne l’oubliaient pas, mais ils y étaient !
[…] Les infirmières l’avaient baptisée Sally. Elles avaient expliqué à Eric et Holly : « On donne un nom américain pour que, dans sa vie et dans sa mort, elle ne soit pas agitée en Amérique, ou qu’elle n’essaie pas de revenir en Russie. — Mais nous voulons qu’elle soit fière de ses origines russes, avait tenté d’expliquer Holly, à son tour, sans être certaine pourtant que son anglais puisse être compris. Nous voulons l’appeler Tatiana car c’est un superbe prénom russe pour une superbe petite fille russe. »
Finalement ce sera l'une des poules du jardin qui s'appellera Sally.
Et qui finira dévorée par ses congénères. Un épisode sanglant qui comme d'autres remontent à la surface des souvenirs de Holly.
Car en ce beau jour de Noël blanc, il faut compter avec la plume acérée de Laura Kasischke qui entreprend de démonter pièce par pièce le rêve américain de Holly. Et Holly aura eu beau développer au fil des années une capacité peu commune à oublier, à ne pas voir, à ne pas regarder les choses en face, depuis sa stérilité jusqu'à l'adolescence de Tatiana en passant par le sombre épisode de l'orphelinat sibérien …
[…] Eric s’était mis en colère. Il avait dit : « Seigneur, Holly. Toute cette merde que tu essaies d’ignorer en t’enfouissant la tête dans le sable et tu choisis ce sujet pour être complètement ouverte et cool ? Elle n’a pas besoin de ça ! » Mais qu’entendait-il par là ? À propos de quoi Holly s’enfouissait-elle la tête dans le sable ? Quoi donc ?
Rien n'y fera : le scalpel affuté et sans pitié de Laura Kasischke dissèquera ses peurs et ses faiblesses jusqu'au plus profond.
Qu'est devenue Tatiana, cette adolescente à la peau bleutée ?
BMR a eu du mal avec la première partie d'exposition, un peu longue, mais évidemment nécessaire pour démontrer le lent glissement de Holly dans la folie ordinaire.
Le rêve américain finira comme les verres en cristal.

Pour celles et ceux qui aiment les fêtes de Noël qui tournent mal.
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mardi 17 décembre 2013

L’armoire des robes oubliées (Rikka Pulkkinen)


Il n'y a pas que des polars en Scandinavie.

Non, il n’y a pas que des polars en littérature nordique.
On connaissait déjà la norvégienne Anna B. Ragde ou la suédoise Katarina Mazetti, voici maintenant, la jeune finnoise Riikka Pulkkinen qui sait nous raconter, elle aussi, de belles histoires.
L’histoire d’une famille finlandaise.
Il y a Elsa, la grand-mère. Il y a Martti le grand-père.
Il y a Eleonoora leur fille et ses filles à elle (aujourd’hui majeures et vaccinées) : Maria et Anna.
Et il y a les pièces rapportées comme dans n'importe quelle famille.
Elsa était une psychologue réputée, une sorte de Françoise Dolto finlandaise si l'on veut.
Elsa a soixante-dix ans et un cancer.
[...] Grand-mère à l'air content.
- Bien. Tout est prêt. Il y aussi de la tarte à l'oignon, dit-elle fièrement. Je l'ai faite hier, quand je me suis lassée d'avoir le cancer.
De quoi brasser un peu l'air appesanti et secouer la poussière qui s'est déposée sur les vieux meubles, les vieilles armoires comme L'armoire des robes oubliées.
[...] Dans l'armoire, de vieilles vestes, des robes, deux ou trois chemises d'homme. La robe de Bianca est noire et blanche, elle est pendue à un cintre. Anna ne la prend pas, elle veut quelque chose d'autre.
Elle parcourt du regard les robes, les caresse l'une après l'autre : des décennies accrochées aux cintres. elle ouvre la porte de la deuxième armoire. Qui grince et résiste. Les vêtements ont l'air vieux, ils traînent ici depuis une éternité.
Elle en sort un qu'elle ne se souvient pas avoir jamais vu. La robe claire, largement évasée, date peut-être des années cinquante.
[...] Anna ôte son chemisier et son jean, enfile sans difficulté la robe. Elle lui serre un peu la poitrine.
[...] - Où l'as-tu trouvée ?
Grand-mère est à la porte.
- Elle était là, dans l'armoire. Ce n'est pas ta robe des années cinquante ?
Grand-mère jette un regard sur le vêtement.
- Prends-là.
[...] - En fait ce n'est pas la mienne.
- Comment ça ?
- C'est celle d'Eeva. J'ignorais qu'elle était restée dans le placard toutes ces années. J'ai été surprise de la voir sur toi.
- C'est la robe de qui ? demande Anna.
- Celle d'Eeva, répète grand-mère.
Une histoire de famille donc avec ses non-dits, ses secrets, ses silences qui vont sortir de l’armoire oubliée.
[…] Il n’avait jamais réussi à en parler. […] Personne n’avait jamais non plus interdit qu’on en parle. mais il avait toujours su qu’il fallait protéger toute la scène et la douleur du souvenir en restant muet.
[...] À quel moment les membres de votre famille deviennent-ils un miroir douloureux à regarder ?
Une écriture un peu incisive, un peu hachée : au début cela ajoute à l’exotisme finnois mais à la longue tout cela fait qu’on n’accroche guère et qu’on n’arrive pas à faire partie de la famille.
On passe d’un personnage à un autre, d’une femme à une autre, d’un regret à un autre, dans une atmosphère peu réjouissante et avouons qu’on a eu du mal à terminer ce livre. Petite déception.

Pour celles et ceux qui aiment les histoires de famille.
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jeudi 5 décembre 2013

La vérité sur l’affaire Harry Quebert (Joël Dicker)


À vérité, vérité et demie …

La vérité sur l’affaire Harry Quebert ?
La vérité c’est qu’avec tout le bruit qui entourait ce bouquin, on ne l’aurait sans doute jamais lu si l’amie Véro ne nous l’avait pas prêté. On se méfie (parfois à tort) des engouements médiatiques et des emballements de la blogoboule.
Pour une fois on aurait eu bien tort : ce gros pavé (650 pages) est une bonne affaire. Une bonne affaire difficile à classer.
Inclassable ce roman qui parle de littérature, d’écriture et d’écrivain, qui s’étend sur les affres des auteurs devant leur page blanche. C’est plein d’humour et d’autodérision, une histoire comme seuls les américains juifs new-yorkais savent les écrire. On connait bien. Sauf que ?
Sauf que Joël Dicker est … suisse !
Chapeau l’artiste qui, encore tout jeune(1), sait reprendre et sans faute, le style de ses meilleurs confrères d’outre-Atlantique ! On s’y croirait vraiment.
Inclassable ce roman qui mélange les genres, roman littéraire, histoire d’amour ou comédie et puis polar ou thriller psychologique ! On navigue d’un style à l’autre, sans heurts et en douceur, et dès que la redite pointe le bout du nez, hop, on bascule d’un autre côté.
Haletant et hilarant. Un “page-turner” comme on se plait à la dire désormais : prévoyez une ou deux nuits blanches.
C’est donc (entre autres choses) l’histoire de deux écrivains : le vieux maître blasé de succès et le jeune ambitieux plein d’avenir. En 2008, plus de trente ans après leur première rencontre, le jeune Marcus est en panne d’inspiration, pressé par son agent et son éditeur de pondre à nouveau, après un premier et gros succès(2).
Histoire de se ressourcer, Marcus Goldman part retrouver son ancien mentor, Harry Quebert, dans une petite ville de province (Aurora, Massachussetts), dans la belle-maison-si-typique-de-l’écrivain-en-bord-de-mer.
Et hop, on bascule dans le polar : on découvre le squelette d’une jeune fille enterrée depuis trente ans dans le jardin de la résidence de Harry !
Un amour interdit de Harry qui fut jadis fou amoureux de Nola, une gamine de quinze ans (lui, en avait trente en 1975). Un amour qui aura mal finit (la jeune Nola fut donc assassinée) mais (et hop !) qui inspira un best-seller à Harry (on retrouve d’ailleurs le manuscrit avec le cadavre de l’adolescente et un mot d’amour et d’adieu).
[…] L’opinion publique était bouleversée : non seulement la présence du manuscrit parmi les ossements de Nola incriminait définitivement Harry, mais surtout la révélation que ce livre avait été inspiré par une histoire d’amour avec une fille de quinze ans suscitait un profond malaise. Que devait-on penser de ce livre désormais ? L’Amérique avait-elle plébiscité un maniaque en élevant Harry au rang d’écrivain-vedette ? Sur fond de scandale, les journalistes, eux, s’interrogeaient sur les différentes hypothèses qui auraient pu conduire Harry à assassiner Nola Kellergan. Menaçait-elle de dévoiler leur relation ? Avait-elle voulu rompre et en avait-il perdu la tête ?
Harry jure qu’il est innocent mais se retrouve en prison en attendant son procès. Marcus commence à enquêter sur les anciens évènements des années 70 et se promet d’innocenter son vieil ami.
Et hop, retour du côté de la littérature : pressé par son éditeur, Marcus se met à écrire un roman sur l’affaire Harry Quebert. Le bouquin dans le bouquin. Et hop, etc …
On passe d’un style à l’autre, d’une époque à une autre. C’est fluide et passionnant.
On frôle parfois le roman facile un peu cucul (alors c’est un écrivain qui mène une enquête …) mais non, Joël Dicker maîtrise bien son écriture et nous maintient en éveil tout au long de ce gros pavé.
Les amateurs de bons romans tout comme les fans de polars et d’enquêtes sont ravis ! Pour peu qu’on soit un peu des deux, c’est le bonheur !
Et comme on évoque une histoire à moitié littérature et à moitié thriller, sachez que Joël Dicker nous mène dans son bateau jusqu’au bout : à côté des rebondissements “policiers”, il faudra donc aussi compter sur des rebondissements “littéraires”. C’est d’ailleurs là tout le sel de ce roman.
Au fil de ces pages, Joël Dicker prend le temps de bien camper ses personnages, comme par exemple ce flic qui, en 2008, reprend l’enquête sous la pression de l’ami Marcus.
[…] - Mais ceci ne nous explique pas pourquoi il y a ce mot d’amour écrit à même le texte.
- C’est une bonne question, concédai-je. Peut-être la preuve que le meurtrier de Nola l’aimait. Devrait-on envisager la piste d’un crime passionnel ? Un accès de folie qui, une fois passé, pousse le meurtrier à écrire ce mot pour ne pas laisser le tombeau anonyme ? Quelqu’un qui aimait Nola et n’a pas supporté sa relation avec Harry ? Quelqu’un au courant de sa fuite et qui, incapable de l’en dissuader, a préféré la tuer plutôt que de la perdre ? C’est une hypothèse qui tient la route, non ?
- Ça tient la route, l’écrivain. Mais comme vous dites, ce n’est qu’une hypothèse et il va maintenant falloir la vérifier. Comme toutes les autres. Bienvenu dans le difficile et méticuleux travail de flic.
- Que proposez-vous sergent ?
On sent que le sergent Gahalowood et l’écrivain Marcus composent un tandem très ciné-génique.
[…] - Vous conduisez trop lentement.
- Je conduis prudemment.
- Cette voiture est une poubelle, sergent.
- C’est un véhicule de la police d’État. Un peu de respect, je vous prie.
- Alors c’est une poubelle d’État. Si on mettait un peu de musique ?
- Même pas dans vos rêves, l’écrivain. Nous sommes sur une enquête, pas en train de faire une virée entre copines.
- Vous savez, je le dirais dans mon livre, que vous conduisez comme un petit vieux.
-  Mettez la musique, l’écrivain, Et mettez-la très fort. Je ne veux plus vous entendre jusqu’à ce que nous soyons arrivés.
Je ris.
Fausses pistes, faux semblants, coups de théâtre, cadavres (oui, y’en aura même plusieurs) et rebondissements en tous genres, … On ne s’ennuie pas un instant et on tourne, tourne, tourne les pages, pressé de lire enfin les derniers mots de l’histoire, de découvrir qui se cache ou se cachait derrière tel ou tel masque … Et alors qui est ce Harry qui ne semble pas lui-même convaincu de sa totale innocence ? Et finalement cette jeune fille autour de qui tout le monde tournait, la jeune Nola était-elle aussi pure que le rêvait Harry, aveuglé par son amour ? Qui était réellement Nola ?(3)
[…] Depuis New-York, où elle reprenait avec un dévouement et une efficacité rares mes feuillets, Denise me téléphona un après-midi et me dit :
- Marcus, je crois que je pleure.
- Pourquoi cela, demandai-je.
- C’est à cause de cette petite, cette Nola. Je crois que je l’aime moi aussi.
Je souris et je lui répondis :
- Je crois que tout le monde l’a aimée, Denise. Tout le monde.
Oui, beaucoup trop de monde tournait autour du petit papillon Nola …
[...] - Et comment sait-on que l'on est écrivain, Harry ?
- Personne ne sait qu'il est écrivain. Ce sont les autres qui le lui disent.
Et bien, Joël Dicker, tout suisse que vous êtes, sachez que vous êtes un sacré écrivain et un habile faiseur de mélanges !
[…] - Pour un véritable écrivain. Écrivain c’est être libre.
Il se força à rire.
- Qui vous a mis ces sornettes en tête ? Vous êtes esclave de vos idées, de vos succès. Vous êtes esclave de votre condition. Écrire, c’est être dépendant. De ceux qui vous lisent, ou ne vous lisent pas. La liberté, c’est de la foutue connerie ! Personne n’est libre. J’ai une partie de votre liberté dans les mains, de même que les actionnaires de la compagnie ont une partie de la mienne dans les leurs. Ainsi est faite la vie, Goldman. Personne n’est libre. Si les gens étaient libres, ils seraient heureux. Connaissez-vous beaucoup de gens véritablement heureux ? (Comme je ne répondis rien, il poursuivit.) Vous savez, la liberté est un concept intéressant. J’ai connu un type qui était trader à Wall Street, le genre de golden boy plein aux as et à qui tout sourit. Un jour, il a voulu devenir un homme libre. Il a vu un reportage à la télévision sur l’Alaska et ça lui a fait une espèce de choc. Il a décidé qu’il serait désormais un chasseur, libre et heureux, et qu’il vivrait du bon air. Il a tout plaqué et il est partit dans le sud de l’Alaska, vers le Wrangler. Eh bien, figurez-vous que ce type, qui avait toujours tout réussi dans la vie, a également réussi ce pari-là : c’est devenu véritablement un homme libre. Pas d’attache, pas de famille, pas de maison : juste quelques chiens et une tente. C’était le seul homme vraiment libre que j’ai connu.
- C’était ?
- C’était. Ce bougre a été très libre pendant trois mois, de juin à octobre. Et puis il a fini par mourir de froid l’hiver venu, après avoir bouffé tous ses chiens par désespoir. Personne n’est libre, Goldman.
Ce n’est certainement pas le roman du siècle (l’écriture reste simple, l’histoire superficielle, les rebondissements divertissants et certaines figures un peu convenues) et l’engouement dont ce bouquin a été l’objet est certainement disproportionné, ok, mais voilà quand même un bon gros moment de plaisir. À ne pas bouder, même si le tapage fut assourdissant (plus de 450 avis sur Babelio ! pas tous d’accord avec nous d’ailleurs).
(1) - il n’a pas trente ans
(2) - passionnantes descriptions du milieu littéraire
(3) - on retrouve ici certains renversements de perspective comme ceux qu’utilise avec brio Pierre Lemaitre

Pour celles et ceux qui aiment lire la nuit.
D’autres avis (plus de 450 !!!) sur Babelio.

lundi 2 décembre 2013

Dix rêves de pierre (Blandine Le Callet)


RIP.

Le sujet était pour le moins intrigant : Blandine Le Callet compose dix petites nouvelles à partir de dix épitaphes relevées au hasard de ses pérégrinations, sur dix pierres tombales : Dix rêves de pierre.
[…] L’idée de ce recueil m’est venue il a plus de vingt ans, lors d’une visite au Musée gallo-romain de Lyon au cours de laquelle je suis tombée en arrêt devant l’épitaphe de Blandinia Martiola.
C’est d’abord la coïncidence entre son prénom et le mien qui a attiré mon attention; puis j’ai été frappée par le caractère émouvant de ces lignes qui, au-delà des siècles, évoquaient le chagrin d’un homme à la disparition de sa très jeune épouse.
J’ai recopié l’épitaphe sur une page arrachée à mon agenda, et me suis prise à imaginer …
L’astuce consiste à nous raconter une petite histoire (dont on devine rapidement que l’un ou l’autre des protagonistes est mort et enterré depuis belle lurette) et de conclure par la fameuse épitaphe, comme si c’était la morale de l’histoire.
Les premières nouvelles sont un peu déroutantes, presque décevantes qui nous emmènent dans le passé, dans l’antiquité : cela nous éloigne et ces premières histoires nous restent un peu étrangères, le temps ancien ajoute une distance supplémentaire à celle déjà présente de la mort.
Mais au fil des nouvelles à lire dans un ordre chronologique, tout cela se resserre autour de notre siècle et autour du personnage même de l’auteure : la dernière nouvelle est même autobiographique et se conclut par une étrange pirouette que la postface (l’instructive postface) de Blandine Le Callet nous garantit authentique.
À mi parcours, la nouvelle des hortensias (celle des âmes d’enfants perdus dans les limbes) vaut à elle seule la visite du cimetière(1).
Rien de macabre dans tout cela : Blandine Le Callet entreprend seulement d’imaginer des histoires et des secrets perdus à jamais.
[…] On a beau savoir que c’est pour bientôt, au bout du compte, on n’est jamais prêt quand arrive le moment.
Quand les vivants sont là, il y a des sujets qu’on évite d’évoquer, des questions qu’on évite de poser, pour ne pas froisser, pour ne pas blesser. Mais quand les chers disparus nous ont quitté, il est trop tard et ils ont emporté avec eux ces secrets, ces non-dits …
Alors il faut bien quelqu’un pour sortir tout cela de l’oubli et du néant, à partir de quelques mots gravés sur la pierre. C’est le travail entrepris par Blandine Le Callet, à sa façon, pour une dizaine de chers disparus.
(1) - dans son excellente postface à garder pour la fin comme son nom l’indique, Blandine Le Callet nous indique que l’Église aura attendu 2007 (oui : 2007 !) pour refermer le chapitre des limbes … L’obscur Moyen-Âge aura duré vraiment très longtemps.


Pour celles et ceux qui aiment les cimetières.
D’autres avis sur Babelio.

vendredi 29 novembre 2013

Témoin involontaire (Gianrico Carofiglio)

La parole est à la défense …

Encore un auteur italien de polars : après le napolitain Maurizio di Giovanni et son commissaire Ricciardi qui voit la douleur des morts, voici donc Gianrico Carofiglio, un auteur du sud de l’Italie, de Bari dans la région des Pouilles (l’ancienne Apulie des romains). La région des trulli où nous avons passé quelques jours bien agréables cet été [nos photos sont ici]. Évidemment on ne pouvait pas laisser passer l’occasion d’y retourner !
D’autant que le style de Carofiglio nous change un peu des polars habituels : l’auteur est magistrat et son héros avocat.
Guido est même un bon avocat : du genre à faire acquitter et libérer un dealer notoire, ou un vendeur de hot-dog dont le camion insalubre a été saisi par la brigade sanitaire, ou même un toubib peu consciencieux qui aura laissé mourir une jeune fille de péritonite en prétextant qu’il s’agissait seulement de douleurs menstruelles.
Bon, parfois Guido doit composer avec sa conscience et par exemple, éviter de croiser le regard des parents de la jeune fille en sortant de la salle d’audience.
De plus, en ce moment ça va pas fort pour Guido et voilà que sa copine le quitte. Le voici en pleine déprime et les livres ne suffisent plus à l’aider.

[…] Quand je vais chez quelqu’un pour la première fois, je vérifie s’il y a des livres, s’ils sont rares, s’ils sont nombreux, s’ils sont trop bien rangés - ce qui n’augure rien de bon -, s’il y en a partout - ce qui est du meilleur augure -, et cetera et cetera.

Jusqu’à ce qu’un après-midi …

[…] Je me souviens parfaitement du jour, ou plutôt de l'après-midi, où tout a commencé. J'étais arrivé à mon cabinet depuis un quart d'heure, et je n'avais aucune envie de travailler. J'avais déjà consulté mon courrier électronique, ouvert ma correspondance, remis de l'ordre dans mes papiers, passé deux ou trois coups de fil inutiles. Bref, j'avais épuisé tous les bons prétextes pour ne rien faire.

Ce jour-là, une drôle d’affaire arrive à son cabinet : un sénégalais qui vend des contrefaçons sur la plage aux alentours de Monopoli est accusé du meurtre odieux d’un petit garçon qui traînait sur le bord de mer. Sans trop réfléchir (la déprime ou l’ennui sans aucun doute ?), Guido va prendre l’affaire en mains et assurer la défense de Abdou.
Ces africains mal venus en Italie, vendeurs de Vuitton et de Rollex, on les a croisés nous aussi cet été, sur les mêmes plages, au nord et au sud de Bari. On les avait croisés également chez Donna Leon à Venise : c’étaient les vu comprà de son bouquin De sang et d’ébène.
On sait que généralement la justice est plutôt mal-voyante. Mais pour ce petit peuple mail aimé et sans ressources, la justice se fait franchement aveugle devant les évidences et sourde devant les arguments. Devant cette justice-là, un “nègre” ne pèse pas lourd, fut-il comme Abdou enseignant trilingue en son pays.
Avec ce polar judiciaire, on n’est pas tout à fait dans une enquête policière et l’on découvrira les nouveaux éléments, un peu comme les jurés, au cours des débats et des plaidoiries : l’avocat Guido et son auteur savent ménager ses effets.
Un bouquin bien fichu et très agréable à lire avec une ambiance fouillée qui fait un peu penser à celle du chilien Ràmon Dìaz-Eterovic (avec son privé Heredia et son chat Simenon).
Outre la procédure judiciaire (pas trop compliquée, rassurez-vous), on se plait à suivre les démêlés de Guido avec sa déprime et ses petites amies et on se dit qu’on tient là encore une bonne série : d’autres épisodes nous attendent déjà et on va donc attendre le prochain avant d’épingler un coup de cœur … qui ne saurait tarder.


Pour celles et ceux qui aiment les prétoires.
D’autres avis sur Babelio.


mardi 26 novembre 2013

BD : Quai d’Orsay


Portrait de groupe avec boss.

Le film est pourtant sorti en salle mais ça n'a pas suffit et il aura fallu qu'un collègue nous prête carrément la BD pour qu'on se décide enfin à ouvrir ces albums ! On a parfois des aprioris tenaces ...
Faut dire que le titre (Quai d’Orsay, chroniques diplomatiques ?), le sujet (les coulisses du pouvoir, les couloirs du bureau ?) et le dessin (en apparence brouillon ?) n'étaient guère attirants.
Grave erreur : cette BD se révèle très efficace. Paradoxalement ça accrédite d'autant plus l'idée de ne pas aller voir le film, forcément en-deçà de l'album(1).
Depuis le récent film, on sait tout de la genèse de ces ouvrages : Antonin Baudry fut l'un des conseillers  de Dominique de Villepin. Il rencontrera Christophe Blain et signera avec lui (sous le pseudo de Abel Lanzac) la fameuse BD, qui depuis a été transposée au cinoche.
Les deux albums racontent la vie quotidienne de l'équipe du Quai d'Orsay et se terminent sur le fameux discours à l'ONU contre la guerre en Irak (le Lousdem dans la BD !).
S'il n'y avait que cela, on serait restés sur nos aprioris tenaces : y'aurait pas de quoi s'enthousiasmer pour les couloirs du bureau et les coulisses du pouvoir.
Mais ?
Mais dès les premières cases on est happés par cette histoire vive, intelligente et amusante,  idéalement mise en images et qu'on feuillette à vive allure. Parce qu'ici le fond et la forme sont en totale harmonie pour rendre compte de l'agitation brouillonne, fébrile, désordonnée, ... de l'équipe diplomatique toujours en crise. Sous la conduite du big boss(2) c'est l'effervescence, ça déborde d'énergie et ça file à cent à l'heure. Car c'est “ça” le sujet de la BD : c'est pas la diplomatie (on y apprend assez peu de choses sur ce chapitre), ni même le pouvoir, non, c'est la personnalité de ces grands patrons, parfois caractériels et insupportables, toujours imprévisibles et ingérables, qui survolent tout et son contraire, superficiellement, surfant et rebondissant sur les idées des autres, passant de l'une à l'autre avec l'agilité d'acrobates de haut vol. Des dirigeants imbus de leur personne et de leur pouvoir, bouffis d'arrogance, gonflés de suffisance. Mais gonflés à bloc et frôlant le génie. Parfois.
Derrière eux, il faut que l'intendance suive, bon gré mal gré ...

[...] Il lance la boule, il dit un truc, c'est n'importe quoi en apparence, mais quand tu comptes les points, c'est complètement dingue. Sa boule est toujours à 1 cm du cochonnet de la vérité. […] Mais par contre, qu'est-ce qu'il est chiant ! C'est X-or ce mec. Tu ne peux pas discuter avec lui. Il est constamment dans une dimension parallèle.

Alors des fois (assez rarement il est vrai) y'a des idées qui marchent ...
Ah, je vous l'avais bien dit mon petit Arthur, vous voyez bien que j'avais raison ...
Et des fois (plus souvent sans doute), ça fait flop.
Pfff, encore une de vos idées à la con mon petit Arthur, faut vous reprendre hein ?
La BD a le mérite de décrire cela avec suffisamment d'ambigüité pour éviter au lecteur de prendre position sur Villepin (un cas d'espèce dont on se fout un peu aujourd'hui alors que la portée de cette histoire reste générale). Est-il Don Quichotte ou plutôt un moulin à vent ?
Un peu des deux sans aucun doute car la BD est plus subtile que cela et le portrait moins caricatural qu'il n'y parait : ces grands patrons sont aussi là pour foncer en avant et tirer derrière eux la kyrielle de l'intendance qui mettra en œuvre les idées qui n'ont pas fait flop.
C'est comme au bureau : qui dans sa carrière, n'a pas connu un dirigeant qui ressemble comme une goutte d'eau à celui-ci, qui traverse littéralement les bureaux ou les cases de la BD tel un cyclone, parfois dévastateur pour le patient travail quotidien ?
Les portraits brossés dans ces albums sont criants de vérité (étranges dessins qui pourraient paraître mal finis mais qui, mordants et vifs comme le texte, excellent à faire ressortir une expression) et ne tombent jamais du côté convenu de la caricature trop facile.
Le deuxième album est peut-être un petit peu moins intéressant : plus sérieux, plus politique, on y découvre les coulisses de l’ONU jusqu’au fameux discours de Villepin.
On n'a pas vu le film, on l'avoue, juste la bande annonce qui, ni avant et encore moins après la lecture, ne nous a donné envie d'aller voir Lhermitte au cinoche : alors faites comme nous, ne manquez pas la BD, primée à Angoulême l'an passé !
Des extraits de la BD : [1], [2] et [3]

(1) - un film qui au vu de la seule bande annonce, semble très fidèle au texte, mot à mot
(2) - De Villepin a été judicieusement banalisé, reconnaissable mais sans plus


Pour celles et ceux qui aiment aussi la vie au bureau.
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samedi 23 novembre 2013

Un avion sans elle (Michel Bussi)

Paris-Istanbul, aller simple.

On ne s'attendait pas à grand chose en montant à bord d’Un avion sans elle(1), roman de gare, facile et grand public, qui s'annonçait clairement comme un roman TGV : vite écrit, vite lu. On n'a donc pas été vraiment déçu du vol.
Il fallait déjà accepter l'idée de départ. On se rappelle tous la blague à la noix des survivants d'un avion qui se crashe sans survivants sur la frontière suisse : où sont enterrés les rescapés ?
Et ben Michel Bussi s'est dit qu'il y avait là de quoi écrire un bouquin.
Soit donc un avion, le vol Istanbul-Paris(2), qui se crashe dans le Jura un soir de 1980.
Un seul survivant, un bébé de 3 mois, une petite fille. Sauf qu'il y avait deux bébés du même âge à bord, à quelques jours près, et qu'on sait pas à qui elle est, la miraculée ...
Est-ce la petite Émilie des modestes Vitral ou bien la chère Lyse-Rose des riches De Carville ? That is the question qui va nous occuper pendant plus de 500 pages et un détective privé pendant 18 ans, complètement obnubilé par cette affaire.

[…] Cette affaire me fascinait, j’étais persuadé que j’allais découvrir quelque chose de nouveau, un indice que tout le monde avait laissé filer. J’entassais les notes, les photos, les heures d’enregistrement … Un boulot de dingue … J’ignorais encore à l’époque que je construisais, méticuleusement, les fondations de ma névrose.

On retrouve tout le monde plus tard en 1998 : la petite Lylie(3) a atteint sa majorité et tout va nous être révélé avec pertes et fracas. Mais non sans quelques retours en arrière sur les 18 années de la longue enquête et le journal de bord du détective : l’histoire navigue entre les époques.

[…] Je vous lasse peut-être avec mes souvenirs dégoulinants. Je comprends. C’est l’enquête qui vous intéresse … Rien que l’enquête.
[…] Mais ne soyez pas trop impatients, j’y viendrai. Côté suspense, je crois que vous n’avez pas à vous plaindre : une année interminable pour moi se résume pour vous à quelques pages à lire.

Mais on a dit bouquin vite écrit : à côté des deux familles caricaturées par Michel Bussi, les bien connus Le Quesnoy et Groseille feraient figure de personnalités fouillées, denses et complexes.
Au-delà du parti pris simplissime de départ et de personnages trop caricaturaux pour qu'on arrive à y croire, il y a encore d'autres trucs qui grattent dans ce bouquin comme quelques scènes un peu vulgaires (les éructations de la demi-sœur Malvina, la scène du bar où Lylie se cuite, ...).
Mais quoi, ça fonctionne quand même, comme un casse-tête ou un sudoku : comment va faire l'auteur pour se dépatouiller de cet imbroglio ? Comment le lecteur peut-il ne pas se laisser promener par le bout du nez, de fausse piste en faux-semblant, d'imposture en retournement, ...
Peu importe la trop grande simplicité du style ou des personnages, c'est pas pour ça qu'on aime ces bouquins qu'on appelle des “page-turner”. On tourne frénétiquement les pages écrites à grande vitesse et qu'on lit à même allure, haletant, pressé de se faire avoir, berner et retourner, une fois, deux fois, trois fois, .. je vous le fais bien grillé des deux côtés votre lecteur ? … jusqu'au dénouement final. Lecture facile et vidage de tête, c'est garanti par la maison d'édition. À lire dans l’avion, par exemple.
Tout cela s'améliore et s'emballe un peu sur la fin avec les derniers rebondissements attendus et avant un very happy end confit dans l'eau de rose, mais le travail est beaucoup moins soigné que celui de Pierre Lemaître par exemple …

(1) -  rassurez-vous, Michel Bussi n’oublie pas de remercier Charlélie Couture pour l’emprunt du titre
(2) - alors là, pas cool : on est justement allés à Istanbul le week-end du 11 novembre juste après avoir lu ce bouquin, juré, vrai de vrai, voici nos photos ! bon certes, on n'a plus de bébé à charge, mais quand même ...
(3) - Lylie=Lyse+Émilie pour ceux qui sont déjà perdus, mais s’il y en a qui sont déjà perdus, ils feraient bien de ne pas ouvrir le bouquin !


Pour celles et ceux qui aiment les avions.
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mercredi 20 novembre 2013

Alex (Pierre Lemaître)

Serial thriller.

Rappelons qu’on avait découvert très récemment cet auteur français Pierre Lemaître qui porte bien son nom : un maître es polars tordus.
Un écrivain qui fait beaucoup parler de lui en ce moment avec un autre bouquin, un roman historique qui est d’ailleurs dans les mains de MAM : Au-revoir là-haut sur la guerre de 14 et qui vient de remporter le prix qu’on court.
Mais revenons aux polars et après un premier Travail soigné, prenons la suite des enquêtes du petit commandant Camille Verhoeven avec le second épisode : Alex.
Comme promis la dernière fois, on confirme et épingle le coup de cœur, c’est mérité : Pierre Lemaître sait vraiment construire d’excellents polars et renouvelle la gamme sans se répéter. Il réussit à s’approprier les codes du genre et à nous promener en bateau avec des constructions emboîtées, façon poupées russes ou mieux, façon labyrinthe de miroirs : dans le reflet pas tout à fait net, on devine bien à peu près de quoi il s’agit mais on sait qu’on ne nous montre qu’une partie seulement des choses et au détour d’un chapitre, patatras bruit de verre, on se retourne pour découvrir un autre miroir mais qui lui-aussi, déforme à son tour une réalité qui ne nous sera vraiment dévoilée qu’à la toute fin  …
Ce roman-ci, Alex, sort du même moule de fabrication : voici une jeune femme bien jolie et bien sympa, rapidement kidnappée par un affreux jojo qui lui fait subir des trucs pas du tout rigolos … Mais bientôt la gentille et jolie demoiselle se révèle n’avoir été qu’un reflet déformé dans un miroir, même chose pour le vilain méchant, et puis ensuite, etc …
Les masques tombent un à un et à chaque étape le lecteur est obligé de tout reconstruire, la perspective a complètement changé. Qui est donc Alex ? Quelle est sa véritable histoire ?
Et elle est pas drôle son histoire …
[…] - Bah la vérité, la vérité ... Qui peut dire ce qui est vrai et ce qui ne l'est pas, commandant ! Pour nous, l'essentiel, ce n'est pas la vérité, c'est la justice, non ?
Camille sourit en hochant la tête.
La construction savante et tordue est peut-être moins sophistiquée que celle de Travail soigné mais elle est encore plus efficace et plus accessible, plus crédible si besoin. C’est donc également ici une réussite, différente, mais tout aussi plaisante.
Et puis bien sûr il y a le “petit” commandant Camille Verhoeven, toujours aussi impulsif et teigneux, avec son équipe (le dandy, le pingre, …) dont a déjà dit qu’ils étaient tout à fait dignes de leur collègues de la brigade Fred Vargas. Comme attendu, on a retrouvé ces personnages ici avec grand plaisir, c’est le charme des bonnes séries, et nul doute que ce sera encore le cas avec le dernier épisode de la trilogie : Sacrifices.
Et réjouissons nous : il devrait y avoir un retournement de situation et donc un quatrième numéro car Pierre Lemaître est un fan de Dumas et de ses trois mousquetaires !

Pour celles et ceux qui aiment les promenades en bateau.
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jeudi 14 novembre 2013

Le printemps du commissaire (Maurizio di Giovanni)


Tranche napolitaine.

Après L’hiver du commissaire on s’était promis d’attendre le second épisode pour confirmer le coup de cœur : avec ce Printemps du commissaire Ricciardi c’est bel et bien chose faite et Maurizio De Giovanni est vraiment un excellent filon.
Cette deuxième saison est encore mieux construite que la précédente, avec toute une kyrielle de personnages dont les tranches de vies s’entrecroisent pour donner un panorama un peu triste et mélancolique du petit peuple de Naples …
On retrouve bien entendu le beau commissaire aux yeux verts, toujours affligé de son sixième sens, le sens de la douleur, le commissaire qui “voit” les morts et entend leurs dernières paroles, souvent mystérieuses.

[…] L'humidité du soir étreignit Luigi Alfredo Ricciardi, commissaire de police à la brigade mobile de la Questure royale de Naples. L’homme qui voyait les morts et les entendait parler.

[…] Il avait vu et continuait à voir beaucoup plus qu’il ne l’aurait voulu ou demandé : il voyait la douleur.
La douleur qui dévaste, la douleur qui revient. Il percevait la colère, l’amertume, même l’ironie hautaine de la dernière pensée qui accompagnait la mort. Il savait que la mort naturelle réglait correctement ses comptes avec la vie. En ne laissant aucune trace planer au-dessus des jours à venir, elle coupait tous les fils et refermait toutes les blessures, avant de se mettre en route avec son baluchon, en frottant ses mains osseuses sur sa chasuble noire. La mort violente, elle, n’en avait pas le temps. Elle devait se hâter de partir. Dans ces cas-là, le spectacle était mis en scène, et la représentation de l’ultime douleur lui apparaissait distinctement : la douleur se déversait sur lui, unique spectateur du théâtre nauséabond du malheur humain.

Chacun aimerait bien changer de vie ou d’amour, devenir riche ou même seulement moins pauvre. Alors dans le quartier, chacun prend son tour chez Donna Carmela, la diseuse de bonne aventure, celle qui lit l’avenir dans les cartes.
… Et celle qui prête aussi, à taux d’usure. Une marchande d’illusions.
Un matin, la vieille percluse de rhumatismes est retrouvée assassinée, rouée de coups.
Ricciardi la “voit” prononcer ses derniers mots, un proverbe napolitain :

Dieu le Père n’est pas un négociant qui paie le samedi.

Voilà qui est bien mystérieux.
Le commissaire Ricciardi et son fidèle brigadier Maione mènent l’enquête, contre vents et marées, contre hiérarchie et convenances, interrogeant pauvres et riches, toutes celles et ceux qui étaient en affaires (de cœur ou d’argent) avec Donna Carmela.
La règle est la même que dans le premier épisode : tout un chacun a sûrement quelque chose à se reprocher et doit donc être soupçonné, un whodunit un peu à la Agatha Christie, chacun avec un mobile, chacun avec une occasion. Voilà pour l’intrigue policière.
Mais comme bien souvent, l’intérêt des bouquins de Maurizio de Giovanni n’est pas là et le côté polar ne sert que de fil conducteur : non, si on voyage à Naples en compagnie de cet auteur c’est pour une certaine ambiance mélancolique, pour l’étrange personnalité du commissaire aux yeux verts, la description du climat délétère de l’Italie fasciste, de la douleur et de la misère du petit peuple napolitain, … tout cela n’est pas bien gai mais remarquablement écrit.
On prend de plus en plus de plaisir à regarder défiler les saisons de l’année 1931 sur la baie de Naples …


Pour celles et ceux qui aiment le polar social.
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lundi 11 novembre 2013

Les fiancées du Pacifique (Jojo Moyes)

En bateau, Simone !

Ce bouquin de la britannique Jojo Moyes pourrait faire écho(toutes proportions gardées) à celui de l’américano-japonaise Julie Otsuka : Certaines n’avaient jamais vu la mer, car voici une autre histoire de femmes déracinées d’un pays à un autre, pour trouver sinon bonne fortune peut-être bon mari.
Les japonaises de Julie Otsuka partirent aux États-Unis avant guerre et déchantèrent à leur arrivée et plus encore lorsque la guerre fut déclarée.
Jojo Moyes cette fois, nous conte l’histoire des Fiancées du Pacifique, de jeunes australiennes (certaines avaient peut-être vu la mer mais avaient à peine seize ans) qui se marièrent pendant cette même guerre aux soldats GB ou US en mission là-bas (certains craignaient que les japonais ne débarquent en Australie).
En 1946, la guerre enfin terminée, les gouvernements GB et US affrétèrent différents moyens de transport pour ramener les “épouses de guerre” (war brides en VO) auprès de leurs valeureux soldats de maris.
Étrange balancier de l’Histoire qui fit que les britanniques après avoir envoyé leurs forçats sur l’île-continent, allèrent y chercher des épouses cent cinquante ans plus tard …
Nous voici donc embarqués avec plus de 600 war brides australiennes, en route pour l’Angleterre, à bord du HMS Victorious, un porte-avions de Sa Majesté.
L’auteure nous conte donc par le menu la vie à bord : celle de 600 jeunes femmes, peu familières de la discipline militaire britannique, embarquées sur un navire peu adapté aux croisières frivoles et forcées de cohabiter avec encore plus de marins qui n’avaient pas vu jolies gambettes depuis des mois !
[…] “La traversée, qui dura huit semaines à cause des pannes, fut un vrai calvaire. Un meurtre et un suicide eurent lieu à bord, un officier de l’armée de l’air devint fou, entre autres drames. Tout cela parce que l’équipage négligeait son travail et se ménageait du temps libre pour aller flirter avec les épouses. Certains allèrent jusqu’à se livrer à des actes sexuels avec elles, parfois sans prendre la peine de se cacher. Ils faisaient cela dans tous les endroits possibles du navire ; l’un de ces couples avait même choisi ce qu’on appelle le nid-de-pie, un poste d’observation placé haut sur le mât, pour se livrer à leurs étreintes.” [Extrait du Journal de feu Richard Lowery, architecte naval]
[…] « Je ne pense pas que ces petites Australiennes soient très difficiles, tout ce qu’elles cherchent, c’est un type qui les emmène loin de leur bon vieil élevage de moutons fermiers. »
[…] « Elles n’étaient décidément qu’une marchandise qu’il fallait éviter d’endommager, un lot de femmes à trimballer d’un point du globe à un autre, de leur père à leur mari, d’un groupe d’hommes à un autre en quelque sorte. »
Jojo Moyes nous raconte aussi la vie de quelques unes de ces jeunes femmes (on suit un petit groupe d’héroïnes) et nous explique ce qui pouvait pousser ces dames à épouser de lointains maris : pour fuir le plus souvent, qui  la ferme trop rude, qui un passé trop douloureux, …
[…] « Parce que nous n’avons pas fait cette satanée traversée pour rien, tu ne crois pas ? Nous devons tout faire pour réussir cette nouvelle vie. »
En dépit d’un sujet historique et humain particulièrement intéressant, l’écriture de Jojo Moyes est vraiment trop légère et trop frivole pour nous convaincre :  son histoire est une romance et ses femmes des midinettes.
Certes, les meilleures pages pourraient faire penser à une comédie américaine des années 60. Mais trop de passages sentent non pas l’eau de mer mais l’eau de rose.
Au fil de ce voyage, la lecture est fluide et plaisante mais comme dirait MAM, en résumé c’est gentil
Paradoxalement, le bouquin s’ouvre et se ferme sur deux belles mises en perspective qui font d’autant plus regretter l’absence de troisième dimension dans une histoire un peu plate : en 2002, une grand-mère en voyage en Inde tombe par hasard sur un chantier de démantèlement de navires (rappelez-vous l’Histoire d’Usodimare) et reconnait, échoué sur la plage … son HMS Victorious.
Cette grand-mère, c’est celle de Jojo Moyes … elle était sur le porte-avions ! 

Pour celles (et ceux ?) qui aiment toucher les pompons des marins.
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jeudi 7 novembre 2013

Indian creek (Pete Fromm)

Le trappeur attrapé.

Après les vacances bobo de Sylvain Tesson au bord du lac Baïkal, après la folie meurtrière de Julius dans le Maine,  voici notre troisième épisode de notre petite série sur les ermites en forêt.
Dans le même style que Sylvain Tesson, voici Indian Creek, l'histoire de Pete Fromm, un récit autobiographique, une sorte de journal romancé(1).
Je crois bien que c'est Cathe qui nous a mis sur la piste, relayée par Yan et beaucoup d'autres.
Tout le monde connait bien les jobs d'été pour étudiants mais on parle beaucoup moins des jobs d'hiver : Pete Fromm n'a pas vingt ans quand on lui propose de passer un hiver en pleine montagne (ah, chic ! revoici le Montana, Missoula et la Lolo Pass vers l’Idaho !).
Les gardes forestiers cherchent un volontaire pour surveiller un alevinage de saumons destinés au repeuplement des rivières. Il faut passer les sept mois d'hiver tout seul là-haut, surveiller le bassin, briser la glace de temps en temps. C'est tout.
Désespérément tout.
Bêtement, sur un coup de tête, Pete Fromm accepte, lui qui n'a jamais fait cuire plus qu'un hot-dog, qui n'a jamais coupé de bois et encore moins chassé.
Autant dire que les premières pages sont désopilantes où l'on assiste à l'implantation du jeune apprenti trappeur qui ne connait de la trappe que les quelques livres qu'un pote lui a prêtés ! Les préparatifs du jeune étudiant des villes sont à se plier de rire.

[...] J'ajoutai enfin une centaine de livres de pommes de terre en déclarant que j'irais creuser une cache pour les empêcher de geler. Je n'avais en fait pas la moindre idée de la manière dont cela se faisait, mais le mot 'cache' apparaissait sans cesse dans mes histoires de trappeurs. Le mot sonnait bien. 

Et tout comme les rangers qui l'accompagnent le premier jour pour son installation, on a bien envie de détourner les yeux :

[...] Il te faudra sans doute sept cordes de bois, m'expliqua-t-il. Fais attention à ça. Tu dois t'en constituer toute une réserve avant que la neige n'immobilise ton camion.
Je ne voulais pas poser cette question, mais comme cela semblait important, je me lançai :
- Heu ... C'est quoi, une corde de bois ? 
[...] Lorsqu'ils découvrirent que je n'avais jamais utilisé de tronçonneuse, ils détournèrent carrément le regard. [...] Je crois qu'ils essayaient de ne pas s'attacher à moi, comme des soldats aguerris avec une jeune recrue qui, de toute façon, ne leur survivra pas.

Mais très vite la neige arrive, les derniers chasseurs quittent le coin et Pete se retrouve seul avec un petit chien, des kilos de haricots, des sacs de riz et ses fameux saumons (enfin au début de l'hiver ce ne sont encore que des œufs de saumons).
Au fil de l'eau de l'Indian Creek, le roman de Pete Fromm se révèle bien plus que la simple et amusante histoire d'un apprenti trappeur : on y retrouve le style inimitable, simple et naturel, de ces américains qui se racontent eux-mêmes avec humanité, humour et dérision.
Indéniablement ces gens-là ont un rapport à la nature qui n'est pas le même que le nôtre (leur nature n'est pas la même non plus !). Peut-être l'héritage des gènes des premiers colons aventureux ou courageux ? Ou plus sûrement, la perpétuation et le partage d'une tradition et d'une culture (et leur culture n'est pas la même que la nôtre non plus, na !).

[...] J’avais découvert qu’il était possible de rêver en étant éveillé, un stylo à la main.

Au fil des premiers mois d'hiver, le jeune Pete commet bévue sur bévue (voire même de sacrées conneries) et on retrouve donc beaucoup d'humilité (et d'humour et d'auto-dérision on l'a dit) dans le récit de cet apprentissage de la vie solitaire, ennuyeuse et sauvage.
Tout comme au cours du séjour russe de Sylvain Tesson, on s'aperçoit que l'on n'est jamais bien seul perdu au milieu de nulle part : nombreuses seront les visites (trappeurs, chasseurs, gardes forestiers) même en plein cœur de l'hiver. Des visites parfois inopportunes et agaçantes, souvent inespérées et enrichissantes.
Et le jeune Pete Fromm ne reçoit pas tout le monde avec les mêmes égards :

[...] Ces deux-là je les aimai bien. Ils me rappelaient ce que j'étais moi-même sept mois plus tôt, et ils ne prétendaient pas connaître les montages. Bienheureux ignorants qui ne faisaient pas semblant, contrairement à ce qui paraissait être devenu une attitude obligée chez les chasseurs.

Et puis bien sûr viendra le printemps :

[...] Le beau temps s'installa pendant quelques jours et je commençais à faire des marches encore plus longues. Dès qu'il faisait plus de cinq ou six degrés, j'étais souvent obligé de nouer ma chemise autour de ma taille. Après ce long hiver, j'avais failli oublier qu'il finirait par faire chaud de nouveau. Un jour, les températures atteignirent les quinze degrés et j'avançai en titubant sous la chaleur.

Et avec le printemps, le dénouement et l'épilogue sur les fameux saumons (on vous laisse découvrir).
Mais ce n'est pas tout ! Pete Fromm nous gratifie d'une postface vraiment pleine d'émotions (une fois lu le récit) et qui vaut à elle seule la lecture du bouquin ou plutôt qui vient parfaitement le couronner.

[...] J'étais venu ici pour avoir une histoire à raconter, mais il se passa un certain temps avant que je ne trouve quelque chose à dire.

Dans ces quelques pages de bonus il nous retrace les débuts de sa carrière d'écrivain (on est plié de rire)(2) et le retour bien des années plus tard (plutôt émouvant) sur les lieux de son séjour hivernal, un lieu devenu culte après le succès de son bouquin :

[...]  Le type - un bénévole des Eaux & Forêts - répéta sa question :
- Vous cherchez l'emplacement de la tente de Pete Fromm ?

On va finir par prendre goût à ces histoires d’ermites perdus au fond des bois !

(1) - Pete Fromm a écrit son bouquin en pleine maturité à 35 ans, sur la base des carnets qu'il tenait à jour pendant son séjour d'étudiant en montagne.
(2) - et donc comment cette aventure de jeunesse et de trappeur, cette histoire à raconter plus tard, se transforma pour lui, bon gré mal gré, en matière à littérature (vraiment très intéressant !)


Pour celles et ceux qui aiment la montagne.
L'avis de Cathe, celui de Yan et d'autres sur Babelio.


lundi 4 novembre 2013

La ferme des Neshov [2 et 3] (Anna B. Ragde)

Suite et fin de la saga des Neshov.

On s'était pris de sympathie pour la fratrie Neshov, mal née dans une ferme de lointaine Norvège.
De trop lourds secrets avaient été évoqués dans le premier tome : La terre des mensonges.
On a donc dévoré rapidement les deux autres volumes de la trilogie : La ferme des Neshov et L'héritage impossible.
Mais Anne B. Ragde n'a pas réussi à maintenir la tension du premier épisode.
Les lourds secrets sont éventés et on ne découvrira plus grand chose.
Chacun va seulement tenter de fuir ce trop lourd passé, chacun à sa façon, sans grand succès.
Et comme désormais, au fil des pages, on fait presque partie de la famille, on a hâte de savoir comment l'un ou l'autre va s'en sortir.
Ou pas, car on n'échappe pas facilement à son héritage familial.
Ces deux autres épisodes tournent donc à la comédie douce-amère et la fluide écriture d'Anne B. Ragde fait le reste, malgré quelques longueurs un peu fastidieuses (pour cette suite, un seul bouquin aurait suffit).
On retrouve à nouveau l'accumulation de clichés convenus, encore sur le couple homo de danois exubérants (ils veulent maintenant un enfant avec un couple d'amies lesbiennes ...) et encore sur la misère crasse qui s'appesantit sur la ferme à cochons (les répétitions sur le dentier ou le seau hygiénique ...).
Tout cela se lit facilement et rapidement, et c'est toute la force de l'écriture d'Anne B. Ragde, mais on peut aussi largement se contenter du premier volume qui se suffisait à lui-même. Cette trilogie des Neshov qui lui avait apporté le succès, se révèle finalement loin d’avoir la même force que son dernier roman La tour d'arsenic.
Notons au détour d’une petite phrase, que les habitants de Bergen (et les français !) en prennent encore pour leur compte (rappelez-vous Jo Nesbo ici) :

[…] Je ne sais pas pourquoi, mais les Français me fatiguent énormément. Ils  crient, ils gesticulent, ils me font penser aux gens de Bergen.


Pour celles et ceux qui aiment les cochons.
D'autres avis sur Babelio [clic] et [reclic].


vendredi 1 novembre 2013

Back up (Paul Colize)


Polar rock’n roll.

C'est Hannibal que l’on doit remercier pour nous avoir mis sur la piste de cet étrange et original polar ? thriller ? roman ? histoire du rock ? bref de ce Back up du belge Paul Colize.
En 1967 à Berlin, les membres d'un obscur groupe de rock, Pearl Harbor, sont assassinés les uns après les autres : meurtres maquillés en accidents, suicides, ...
En 2010, un faux SDF est renversé par une voiture à Bruxelles.
Gravement touché, entièrement paralysé, il est victime du syndrome L.I.S. (Locked-in syndrome, le syndrome d'enfermement, celui de Johnny got his gun) : il peut seulement communiquer en clignant des yeux ... ce qu'il semble se refuser à faire dès que les toubibs lui posent des questions.
De son côté, la police est incapable de retrouver son identité : il est classé sous X avec juste un mystérieux “A20P7” tatoué sur une main.
Le bouquin alterne les chapitres entre les évènements de 1967 (un privé puis un journaliste enquêtent sur les morts mystérieuses des membres du groupe de rock), et des souvenirs d'une adolescence mouvementée en pleine effervescence rock des sixties et  enfin, l'hôpital belge où un kiné tente de nouer le contact avec l'inconnu paralysé.
On devine bien vite que les souvenirs des années beatniks puis hippies sont ceux de "X", qui défilent dans sa tête immobile.
Mais qui est ce mystérieux accidenté ? Le meurtrier des musiciens de Pearl Harbor qui serait pris de remords tardifs ? Un musicien survivant qui fuirait encore l'assassin quarante ans après ?
Comment vont se rejoindre les trajectoires d'un jeune batteur des sixties emporté par les vagues rock puis pop et le drame de Berlin ouest ?
Une fois accroché, impossible de lâcher le bouquin ou plutôt les bouquins puisque, à côté du polar, les souvenirs des sixties du batteur beatnik forment quasiment un roman dans le roman : l'occasion (sans doute en partie autobiographique) pour Paul Colize de faire défiler toute l'histoire du rock, l'histoire de ces années de libération sexuelle, d'effervescence musicale et d'agitation cérébrale (c'était la belle époque du LSD et d'autres pilules), depuis la guerre du Vietnam à la celle des Six jours (oui, c'était aussi l'époque de la guerre froide).
Bruxelles, Paris, Londres et Berlin : une époque où l'on brûlait la chandelle de la vie par les deux bouts.

[...] Il jouait comme s'il ne lui restait que quelques heures à vivre, comme s'il pouvait encore sauver sa peau à condition qu'il cogne suffisamment fort pour éloigner le mauvais sort.

Entre LSD et guerre froide, il y avait de quoi virer paranoïaque (on se rappelle peut-être la bio de Philip K. Dick) et l’intrigue entre polar, thriller et espionnage (un peu rocambolesque à nos yeux d’aujourd’hui) est tout à fait dans le ton de l’époque.

[…] Il chaussa ensuite ses lunettes de soleil, glissa les cahiers sous son bras et entreprit de descendre la Cinquième Avenue.
Il ne prêta aucune attention aux hommes qui lui emboîtèrent le pas.


Pour celles et ceux qui aiment le rock des sixties.
D'autres avis sur Babelio et bien sûr celui d'Hannibal.

vendredi 25 octobre 2013

La mort et la belle vie (Richard Hugo)


Le flic et le poète.

On ne sait plus trop qui nous avait mis sur la piste de Richard Hugo (... avec un nom comme ça) et de son polar La mort et la belle vie, ou plus exactement de son détective Al Barnes, dit Barnes-la-tendresse, car c'est bien le personnage qui tient ici le haut de l'affiche.
Al Barnes est un ancien flic de Seattle qui s'est mis au vert à la montagne dans le Montana (on se rappelle Swan Peak de James Lee Burke et l'évocation de la mythique Lolo Pass que l'on retrouvera fugacement ici sur la route de Missoula).
Si on le surnomme Barnes-la-tendresse c'est parce que ce gros nounours est le plus trop gentil flic de toute la côte ouest. Trop cool, trop sympa.
Lui dans les interrogatoires, il ne “joue” pas au flic gentil : il “est” le flic gentil.
Trop gentil, ce qui lui a d’ailleurs valu de se faire tirer dessus à Seattle et explique sa “retraite” dans le Montana.
En fait il a été muté à la criminelle parce qu'il était incapable de verbaliser les excès de vitesse ou même d’interpeler les braqueurs !

[...] Je n'aime pas les assassinats, moins encore que la plupart des gens. Pour élucider une affaire criminelle, je parviens à puiser en moi un fonds de dureté que les autres délits ne m'inspirent pas.

Le flic des villes est donc devenu un flic des champs mais est resté toujours aussi tendre.
Un personnage particulièrement attachant et l'on se dit que, chouette, on tient là encore le beau début d'une belle série prometteuse.
Sauf que non.
Richard Hugo est un poète (un vrai) qui écrit de la poésie et qui enseigne la littérature. Nous avons donc entre les mains son seul et unique roman : il s'est essayé au polar,  un genre qu'il affectionne tout particulièrement, comme ça, juste pour s'amuser et se détendre (le bougre).
De plus, le bougre n'est plus là et nous a quitté en 1982.
Voilà : gros regret avant même d'ouvrir le bouquin.
Du coup, on attaque cette histoire en savourant chacune de ces pages dont on sait qu'elles seront si peu nombreuses.
Et comme ça démarre super bien, le regret augmente en proportion : un peu de l'ambiance Craig Johnson, celle d'un tandem de flics blanc et indien, un peu de l'ambiance William G. Tapply, celle de la pêche (bon, vite interrompue la pêche, d'accord).
Un humour finaud à la saveur inhabituelle. Tout en douceur, tout en tendresse comme si c'était Al Barnes qui écrivait (ou plus sûrement, comme si Richard Hugo s'était projeté dans son héros).
De l'autodérision, pour les personnages comme pour l'auteur lui-même.

[...] - Hé ! Al ! et laissez cette putain de sirène, okay ? Pourquoi vous la faisiez marcher sur ces maudites routes ? Pour avertir les cerfs de se ranger sur le bas-côté ?"
   Il m'apparut soudain à la fois comique et stupide d'avoir utilisé la sirène sur une route aussi peu fréquentée. Il avait probablement fallu une bonne heure aux conducteurs des rares voitures qui s'étaient arrêtées, pour s'en remettre. C'était ma première affaire de meurtre dans le comté de Sanders. J'avais dû me croire de retour dans les rues de Seattle.

Un polar nature avec des personnages sympas.
Mais un polar quand même puisque dès la page 70, après déjà trois cadavres pas très jolis, nos gentils flics des champs ont déjà arrêté une grande folle qui manie la hache avec un peu trop d'entrain.

[...] J'imagine qu'au dernier moment, il a dû être terrifié par le spectacle de l'immense femme aux cheveux gris et hirsutes qui gloussait cependant qu'elle lui abattait sa hache sur le crâne.

Oui mais comme il reste près de 200 pages, on se doute bien que le troisième cadavre découpé à la hache n'est pas du fait de la grande folle de la forêt.

Barnes-la-tendresse quitte donc ses chers bouseux de la campagne et prend l'avion pour Portland, Oregon : retour à la ville pour enquêter chez les riches et les nantis, à propos d'un ancien meurtre vieux de vingt ans, jamais élucidé et qui pourrait peut-être expliquer le troisième hachis.
Franchement, on aurait préféré rester avec les bouseux à la campagne dans le Montana. La deuxième partie du bouquin se lit sans déplaisir aucun mais ça n'a plus le tout à fait le même charme que les premiers chapitres.
On devine aisément que le poète Richard Hugo a voulu s'essayer aux différents styles de polars et rassembler tout cela dans un même hommage aux grands auteurs du genre. Depuis les indiens du nature-writing jusqu'à la figure archi-classique du privé parachuté dans la haute société un peu décadente.
Ce “à la manière de” est assez réussi (évidemment, Richard Hugo est un pro, il était quand même prof de littérature !), l'intention est très louable mais le résultat finalement pas tout à fait convaincant pour le lecteur : on est un peu sévère mais le tout manque un peu d’unité et finalement de personnalité.
Richard Hugo écrivait de la poésie, Richard Hugo nous a lâché trop tôt, … bref, les amateurs de polars sont frustrés d’un grand auteur et d’une grande série !


Pour celles et ceux qui aiment les gentils flics.
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mercredi 23 octobre 2013

Le sermon sur la chute de Rome (Jérôme Ferrari)

Grandeur et décadence de la littérature.

On nous sait très peu épris des prix qu'on court : seuls les Femina trouvent généralement grâce à nos yeux et il y a tant à lire ailleurs.
Mais une bonne âme nous a mis dans les mains le Sermon sur la chute de Rome de Jérôme Ferrari(1).
Alors on s'est sentis un peu obligés de lire, hein ? Ça avait pas l'air bien long et puis faut pas bouder tout le temps.
… Et ben si : on aurait dû bouder encore un peu.
Alors on va se permettre de grincer des dents, ça soulage, on aime bien râler, les occasions sont rares, etc … et c'est pas si souvent dans ces colonnes qu'on s'autorise une critique inutilement méchante.
Mais franchement, quelle écriture prétentieuse !
Des phrases interminables qui, à grand renfort de virgules et de conjonctions, s'étirent sur plus d'une demi page, au bas mot, si je puis dire, virgule, et qui convoquent les dieux et les archanges à tout bout de champ, et puis ces références, assénées et répétées, au sermon de Saint-Augustin, virgule et virgule ... Aïe aïe aïe ...
Quand la prof de français expliquait les dialogues et leur syntaxe, le petit Jérôme dormait au fond de la classe(2).
Tout comme les coureurs qui s'entraînent consciencieusement pour leur marathon selon un programme bien établi, certains auteurs français pratiquent avec tout autant d'assiduité le programme imposé en vue des prix qu'on court. Un programme qui veut que les effets de style soient désormais indispensables à distinguer la vraie et grande littérature du reste des “livres”.
Le résultat est ennuyeux mais visiblement ça paye.
Bon, le bouquin de Ferrari aura au moins le mérite de nous obliger à (ré)viser nos classiques et le rôle de Saint-Augustin, évêque d'Hippone(3), rhéteur et polémiste, qui voulut répondre au désenchantement provoqué vers l'an 400, par la mise à sac de Rome(4) par les immigrés (qui à l'époque venaient du nord) : Rome n'était qu'une cité des hommes sur Terre, ce n'était pas la Cité de Dieu(5), il n'y avait donc pas de quoi se lamenter et surtout pas de quoi renier sa foi, dormez et priez en paix bonnes gens(6).
Pour conserver l'esprit d'Augustin, Ferrari prend soin de situer son roman dans son contexte historique : l'empire colonial prend l'eau, le monde vient de traverser deux guerres, ... tout fout le camp dans ce roman, même les corps en ruine.
Dans cette chronique d'une fin du monde annoncée, deux enfants du pays Corse abandonnent leurs études parisiennes de philo(7) et se mettent en tête de faire revivre le café du village. Ils ont pourtant étudié Saint-Augustin sur les bancs de la Sorbonne mais ils rêvent (même si leur café reste plus modeste que le forum romain) ils rêvent malgré tout de construire l'idéale cité des hommes sur Terre. Plus dure sera la chute.
Pour les prix qu'on court, on sait bien qu'il faut de la prose alambiquée et savante - histoire de montrer qu'on a des lettres et qu'on n'est pas du peuple - mais surtout il faut un peu de provoc racoleuse - histoire de montrer qu'on sait quand même tout de la vraie vie du peuple et qu'on sait comment chatouiller le bourgeois qui déjeune chez Drouant.
Fidèle à son programme de course de fond, Saint-Augustin-Ferrari, dossard n° 8 casaque grise, n'y est pas allé avec le dos de la main morte : castration des cochons pittoresque et symbolique, scènes de baise inutiles et nauséeuses (entre les humains, pas entre les cochons, pfff !), avalanches de gros mots et de crudités (une pluie d’enculés qui n’est pas sans rappeler les trombes de fucks qui traversent les films us) , ...
Pire encore, aucune empathie de la part de Ferrari pour aucun de ses personnages, tous plus détestables et égoïstes les uns que les autres, car il sait bien que pour que la tambouille soit appréciée chez Drouant, il est d'usage également de cracher dans la soupe, d’y cracher une bonne giclée de pessimisme cynique et désabusé, façon : on est tous des cons abrutis (mais moi, je l'écris), notre monde pourri court à sa perte (mais moi, j'aurai au moins laissé un livre), rien à sauver de tous nos contemporains (sauf peut-être la littérature en général et mon livre en particulier) ...
Au début de son bouquin, Ferrari aura ces mots très justes, mais qu'il aurait dû relire :

[...] Le monde avait peut-être encore besoin d'Augustin [...] mais il n'avait que faire de leurs misérables exégètes.

On avait prévenu que ce billet, pétri de mauvaise foi, serait inutilement méchant et férocement partial mais on se doit quand même de rester un (petit) brin honnête et objectif, si, si : allez, disons donc qu'on peut quand même lire ce prix, peut-être en sautant les 150 premières pages, pour arriver directement sur les cinquante dernières, celles que MAM a appréciées, celles où les phrases (le marathonien fatigue ?) celles où les phrases retrouvent le goût liquide, suave et sucré, de la belle et bonne littérature :

[...] Nous ne savons pas, en vérité, ce que sont les mondes. Mais nous pouvons guetter les signes de leur fin. Le déclenchement d'un obturateur dans la lumière d'été, la main fine d'une jeune femme fatiguée, posée sur celle de son grand-père, ou la voile carrée d'un navire qui entre dans le port d'Hippone, portant avec lui, depuis l'Italie, la nouvelle inconcevable que Rome est tombée.

Mais savoir guetter ainsi les signes de la mort, ce n’est pas donné à tout le monde :

[…] Matthieu buvait et ne se rendait compte de rien, mais comment se serait-il rendu compte de quoi que ce soit, lui qui n’arrivait toujours pas à croire que son père était mort ?

Ceci dit, Saint-Augustin n'avait rien vu venir lui non plus et n'a finalement écrit son machin que longtemps après la chute de l'Empire.
Quand à nous, on espère, comme Matthieu : […] Matthieu espérait que la fin du monde ne serait pas aussi assommante.

Voilà : fin des méchancetés, ce blog reprendra une activité normale dès demain.

(1) - des ingrats diraient que c'est le prix de déjà l'an passé, mais on n'est pas comme ça avec l'amie Véro quand elle nous prête un bouquin !
(2) - il est d'ailleurs amusant de lire ici ou là combien chacun peut s'extasier devant ces longues et interminables phrases qui sont "finalement, plutôt faciles à lire, et qui ne gênent même pas la lecture" ! ben voyons, oui, on arrive même à lire, malgré le style ! comme si chacun pouvait se sentir fier d'avoir réussi à lire un livre ennuyeux et difficile, parce que ce doit être ça la vraie et grande littérature non ? Non.
(3) - aujourd'hui Annaba en Algérie, près de Tunis
(4) - un Empire récemment converti au catholicisme que l'on accusait de l'avoir conduit à sa perte
(5) - la Cité de Dieu : c'était le titre de l’œuvre de Saint-Augustin
(6) - pour faire bonne mesure, il est également fait référence à la pensée de Leibniz pour qui le mal constaté sur Terre ne devait pas remettre en cause la bonté et la toute puissance de Dieu - dormez et continuez à prier en paix bonnes gens
(7) - Jérôme Ferrari est originaire de Corse et étudiera la philo à la Sorbonne, ...


Pour celles et ceux qui aiment la philo.
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jeudi 17 octobre 2013

Le marin américain (Karsten Lund)


Il y a des morts qui marchent dans les dunes.

On parlait il y a peu (c’était avec La course de Flanagan) de ces bouquins magiques qui vous emportent ailleurs : autres temps, autres lieux et autres peuples. Après les coureurs de Flanagan, ce sont cette fois les pêcheurs du Danemark qui nous emmènent ailleurs …
À l’extrême pointe de Skagen au Danemark donc, à deux bordées de la Suède et de la Norvège, à la Noël 1902, un bateau fait naufrage. Après bien d’autres, à cette époque du tournant du siècle.
De ce naufrage-là, il ne survivra qu’un seul rescapé, échoué sur la plage : Le marin américain.
Il passera la nuit au village, aimablement soigné, hébergé et réconforté par une femme de pêcheur, Ane, dont le mari, Jens Peter, est parti en campagne.
Jusqu’ici Ane et Jens Peter Christensen se désolaient de ne pouvoir avoir d’enfant. Mais neuf mois après le passage du marin américain, Ane accouche d’un beau garçon aux yeux et cheveux noirs (pas courant là-haut évidemment).
À son retour, Jens Peter marque le coup mais lui et sa femme tairont leur secret de polichinelle et tenteront de faire bonne figure face aux ragots du village.
[…] Il espérait que Dieu tenait ses comptes et était parvenu au même résultat que lui, à savoir que, tout bien considéré, il y avait un certain équilibre dans la balance, que ce qu’ils avaient fait de mal était compensé par leurs bonnes actions.
Voici donc le passé et les secrets après lesquels s’en va courir un arrière-petit-fils du marin américain (Karsten Lund lui-même ?).
Notre contemporain part enquêter à la pointe de Skagen, à la rencontre de ses ancêtres.
[…] L’énigme a donné lieu à de nombreuses enquêtes, tant officielles que privées. Sans oublier la rumeur populaire, un murmure latent, des théories non formulées et la persistance des regards tout au long des années.
[…] Son fils lui demanda :
- Pourquoi ils m’appellent l’Américain ?
Ane s’arrêta au milieu d’un geste et se tint immobile comme une statue de sel avec l’assiette vide dans la main. […]
- Comment ça se fait que je ressemble pas à papa ?
[…] Quand il était seul, il souhaitait être venu au monde de façon normale, avoir des parents normaux et des cheveux blonds.
Les habitants du Jutland sont des taiseux, généralement. Et les pêcheurs du Jutland sont parmi les moins bavards des taiseux du Jutland.
[…] Un jour, il lui acheta un morceau de chocolat.
- Tiens ! dit-il en le lui tendant, et ce mot et cet acte étaient sans doute ce qui se rapproche le plus d’une promesse d’amour et de fidélité en jutlandais du Nord.
[…] Il y a tant de choses qu’on ne peut pas dire en jutlandais du Nord.
Et le fils du beau marin américain s’avère très vite un petit génie de la pêche.
[…] - L’Américain-là, il sait où le trouver, le hareng.
- C’est parce que je sais où sont les poissons.
Mais tout le sel marin de ce bouquin, ce n’est pas tant l’histoire de famille (fort bien racontée au demeurant) que la découverte de ce monde de pêcheurs du début du siècle : pêche à la senne, tempêtes et naufrages, femmes solides restées sur la côte, campagnes de pêche, achat du bateau, et puis l’apparition de nouveaux moteurs, de phares plus puissants(1), de nouvelles techniques de réfrigération ou de salaison, … tout un monde qui traversera deux guerres, un monde en train de se transformer à l’aube d’un siècle nouveau.
[…] Le plus fou des siècles : on s’habitue très vite au gaz en bouteille, aux vrais matelas dans les couchettes, aux maisons bien isolées et aux voitures à allumage automatique. Aux forêts d’antennes de télévision, aux réfrigérateurs, au chauffage central et aux baignoires sabots, et on a du mal à s’imaginer que les temps anciens, ce sont maintenant ceux juste avant la guerre, avec les pêches en Angleterre, les bateaux aux longues cheminées et aux petites cabines, et les maisons avec latrines dans une cabane dehors. Et au fait que les temps préhistoriques, ce sont ceux d’avant la construction du port, quand les maisons basses étaient planquées dans les dunes, quand les bateaux faisaient naufrage et qu’il se passait des choses étranges dans la nuit qui suivait.
Comme monsieur Karsten Lund sait écrire, tout cela est tout simplement passionnant et l’on suit avec intérêt la famille Christensen au fil des années, une véritable aventure, celle d’une famille, d’un village et de toute une région. Et l’auteur semble plein d’empathie pour toute cette famille, tous ces personnages : une douce ironie, une certaine tendresse baigne tout cela. Les histoires de pêche sont rudes, les hommes boivent pour vaincre la peur de la mer, les femmes doivent être fortes, mais tous ces personnages sont bien sympathiques, chacun à leur façon, et l’on aurait bien aimé faire partie de cette famille.
Avec Ane Christensen et le formidable portrait d’une maîtresse femme qui sut gérer son couple, sa famille, sa vie et ses affaires d’une main que tout le monde croyait si bien assurée.
Mais le secret qui nous est dévoilé au tout début en cache peut-être un autre.
[…] Il y a des morts qui marchent dans les dunes.
Ils vivent aussi longtemps que nous nous souvenons d’eux.
Un mystère que l’on devine rapidement mais qui se cache sous la surface, qui s’approche de la lumière à certains chapitres, qui replonge ensuite sous les eaux de la saga familiale, qui resurgit un peu plus loin, sans jamais se montrer vraiment, comme un banc de poissons qu’on sent, juste là sous les eaux, qu’on devine mais qu’on n’arrive jamais à voir tout à fait.
Quelques longueurs peut-être sur la toute fin, quand le personnage ‘contemporain’ prend un peu trop de place et quand on s’impatiente à ses atermoiements psy, alors qu’on voudrait retourner au siècle dernier.
(1) - de nouveaux phares, c’est moins de naufrages … n’en déplaisent aux dames esseulées de la côte jutlandaise

Pour celles et ceux qui aiment le poisson.
D’autres avis sur Babelio.