vendredi 28 mars 2014

Terminus Belz (Emmanuel Grand)

Polars en l'île (2/3).

Deuxième épisode de notre mini-série intitulée ‘polars en l'île’.
Après L'île des hommes déchus de Guillaume Audru, voici Terminus Belz, d'Emmanuel Grand, encore un polar franco-français, encore un premier roman, et toujours d'après les conseils du Blog 813.
Cet auteur vendéen nous emmène au large de Lorient, dans une petite île bretonne qu'il a choisi de nommée Belz(1).
Belz sera le terminus de la cavale de Marko, un ukrainien passé à l'ouest(2): une odyssée rapide et violente qui se termine mal pour les passeurs roumains et véreux et pas très bien pour les compagnons d'infortune de Marko. Le voici planqué en l'île, espérant échapper ainsi à la mafia roumaine toujours à ses trousses.
Les îliens voient d'un mauvais œil cet ‘immigré’ qui semble venir de l'est pour toucher les allocs et qui se fait passer comme grec pour prendre une place sur un chalutier : l'île n'est pas grande et les poissons se font de plus en plus rares.
Il n'y a finalement que le marin Joël pour prendre Marko en affection, qui a perdu son fils en mer et qui voit peut-être là une nouvelle compagnie pour les sorties en mer.
Il est d'ailleurs pas mal question de pêche, tout comme dans Poisson récemment lu, ce qui nous vaut quelques belles scènes en mer, au rythme des traits du chalut.

[…] Il y avait à Belz de nombreuses maisons touchées par le malheur.  Un malheur qui prenait toujours, quelle qu’en soit la forme, la couleur de l’eau. L’eau trouble, l’eau noir, l’eau déchaînée et hurlante contre ces hommes qui avaient le vœu de la braver chaque jour que Dieu fait pour nourrir leurs familles et gagner leur vie. Et ce corps à corps incessant des hommes contre la mer dans lequel elle remportait un nombre incalculable de victoires faisait partie de la vie d’une île comme Belz. Chaque maison pleurait un père, un fils, un cousin … Et quand elle ne le pleurait pas, c’était qu’elle ne le pleurait pas encore.

Mais le temps va vite se gâter pour Marko : un cadavre est découvert sur une plage, salement mutilé. Un de ceux qui ne voulaient pas trop de bien à notre faux grec. En plus de la mafia roumaine, voilà maintenant que la police française s'intéresse à Marko : Belz n'était peut-être pas la meilleure idée de planque.

[…] J’ai la mafia au cul, les flics aux basques et un crime sur le dos. Moi, je suis dans la merde.

Les esprits s'échauffent sur la petite île qui vit en vase clos et où l'on a vite fait de tourner en rond : les superstitions ressortent du bois, les rumeurs enflent sur la lande, le curé vitupère du haut de sa chaire, les rancœurs macèrent dans l'alcool, la bêtise prospère au café du port ...
Les fantômes du passé débarquent et revoici l'Ankou, un avatar breton de la Grande Faucheuse, qui vient réclamer son dû(3).
On retrouve là une ambiance assez proche (l'humour poétique en moins) de cette fameuse Armée furieuse qui avait été ranimée par Fred Vargas, lorsque les peurs ancestrales et les vieilles croyances viennent maquiller confusément des actes criminels bien d'aujourd'hui.

[…] Il y avait là tout ce qu’ils aimaient, du sang, de la barbarie, de la tragédie humaine.

En dépit d'un démarrage prometteur, MAM n'a pas trop goûté la potion magique.
BMR s'est laissé emporter, sans doute sur la lancée donnée par Vargas.
Le bouquin d'Emmanuel Grand est plutôt bien écrit, une prose professionnelle, même si cela semble un peu formatée au standard actuel et anonyme des polars, mais il faut reconnaître qu'au fil des pages, son scénario devient de moins en moins crédible, tant pour les péripéties rocambolesques de la mafia roumaine que pour le volet mystico-bretonnant.
On déplore aussi quelques clichés qui pèsent un peu lourds dans le filet comme cette inutile romance avec la si charmante institutrice qui n'attendait que notre malheureux et valeureux héros.
On s'exaspère aussi de l'intrusion horripilante d'e-mails dans le récit : encore une fois, quitte à passer pour ringard, on ne comprend pas pourquoi les auteurs contemporains cherchent ainsi à faire pseudo-modernes et soit-disant branchés. À moins qu'il s'agisse là d'une facilité scénaristique un peu paresseuse ?


Au final, il est évidemment bien tentant de trier notre pêche dans le filet et de comparer nos deux épisodes de ces polars en l'île :
Emmanuel Grand est vendéen, Guillaume Audru poitevin, perso on n'a pas d'avis, de toute façon c'est au-delà du périph.
L'île de Stroma existe bel et bien au fin fond de l'Écosse, Belz est une île imaginée plus près de chez nous au large de Lorient. Toutes deux sont joliment décrites avec tout ce qu'il faut d'atmosphère maritime.
L'écriture du vendéen est plus assurée, mieux maîtrisée même si sa prose semble formatée au standard du genre, et on avait regretté chez le poitevin quelques maladresses de premier roman, notamment dans les dialogues.
Mais la victoire aux points reviendra tout de même au scénario de Guillaume Audru : originalité et rigueur étaient au rendez-vous et L'île des hommes déchus sera donc notre destination préférée(4).
En avril, viendra d’ajouter un troisième voyage, en Écosse encore, dans les Hébrides cette fois, avec Peter May sur L’île des chasseurs d’oiseaux.

(1) - pour de vrai, Belz est une petite commune côtière du Morbihan et l'île du bouquin ressemblerait plutôt à l'île de Groix
(2) - si c'est pas de l'actualité ça !
(3) - on l'a déjà croisé quelque part celui-là, mais pas foutu de retrouver où ...
(4) - sans déc' ? t'as vu où c'est ? nan, tu rigoles !


Pour celles et ceux qui aiment la pêche aux fantômes.
D'autres avis sur Babelio. EncoreDuNoir en parle.
Une petite interview de E. Grand.

jeudi 27 mars 2014

Wakolda (Lucia Puenzo)

Quand on n’a plus l’âge de jouer à la poupée.

On se souvient encore avec acuité des images terribles du Médecin de famille, un de nos coups de cœur de la fin de l’année dernière.
Lorsqu’on avait découvert à l’époque, que le film argentin avait été adapté d’un roman par son auteure elle-même, Lucìa Puenzo, on s’était promis de découvrir le bouquin.
Même si l’on sait d’avance que dans ce sens là (film → livre) c’est jamais l’idéal, puisque les images du grand écran viennent un peu écraser celles qui pourraient être suggérées au fil des pages. Mais, tant pis, une auteure qui adapte elle-même son propre roman à l’écran (et avec brio), ça valait forcément le détour.
Malgré cela, pas de déception à la lecture de Wakolda (le nom mapuche de la poupée de Lilith,  l’héroïne du film) où l’on retrouve avec précision l’atmosphère empoisonnée et étouffante qui faisait tout le charme vénéneux et létal du film.
En 1960, le médecin qui débarque au fin fond de la Patagonie dans la famille de Lilith(1), c’est Josef Mengele le sinistre tortionnaire nazi qui fuit en Argentine les agents du Mossad qui le recherchent activement : il dispose de quelques mois de répit en attendant que ses poursuivants règlent d’abord le cas d’Eichmann.

[…] Il avait consacré sa vie à libérer le monde des rats, et maintenant – fuyant comme un lâche, rejeté en marge de la société –, il commençait à en être un.

Née avant terme, la petite Lilith est depuis toujours affligée d’un déficit de croissance.
Une presque jeune femme dans un corps de poupée, voilà de quoi raviver les démons qui habitent le bon docteur qui se servira d’elle pour (entre autres …) tester ses hormones de croissance et qui va même se passionner pour toute la famille : le père fabrique des poupées, la mère est enceinte de jumeaux (chic, deux cobayes !), ils habitent une demeure digne de Shining et leurs voisins tiennent une clinique privée de chirurgie esthétique pour anciens nazis en cavale, … le décor est planté et tous finiront par tomber sous le charme envoûtant et diabolique de l’élégant et raffiné docteur. Allant même si besoin jusqu’à se persuader qu’ils ignorent qui il est réellement.

[…] Elle ouvrit le cahier et découvrit des pages et des pages de notes, de chiffres, de listes, de dessins. Les feuilles étaient couvertes d’illustrations : bébés et enfants avec des flèches qui sortaient de leurs yeux, de leurs têtes, de leurs membres et de leurs organes. Sur une page, deux corps étaient unis par le dos. Arrivée à la fin, Lilith se figea : en premier, elle reconnut sa mère, nue, enceinte. Ce n’était pas un dessin d’artiste, mais il était assez ressemblant pour ne laisser aucune place au doute. Autour d’Eva, une série de chiffres : mensurations, kilos estimés, mois de gestation. Homo arabicus, lut-elle. Son père figurait sur la page suivante, à côté de ses frères, également entourés de chiffres et de mensurations. Elle lut : Homo siriacus. Elle apparaissait en dernier.

Le bouquin consacre une grande place à la folie rationnelle de Mengele qui rêve de pouvoir modeler les corps comme on peut le faire des poupées, qui rêve d’atteindre la perfection (aryenne cela va de soi).

[…] Il posa les deux poupées sur la banquette arrière de sa voiture et resta un moment à les regarder… Elles étaient encore loin d’être comme il le désirait, mais le défi lui redonnait une vitalité qu’il croyait perdue. Il remplacerait la perruque en lin par d’authentiques cheveux humains qui seraient insérés dans la cire, à la main, avec une aiguille. Il voulait de vrais cils, des yeux en verre mobiles, des doigts et un cou articulés, des habits faits sur mesure. Il démarra, fasciné par la possibilité de réaliser bientôt deux poupées identiques, parfaites dans leurs proportions, blondes, aux yeux bleus. Si cela avait été aussi facile avec les créatures vivantes…, pensa-t-il. Le trouble l’empêcha de terminer sa phrase.

On se demande où la jeune et jolie Lucìa Puenzo va pêcher ses horribles histoires mais l’on a appris depuis le Médecin de famille, qu’elle est fascinée par la transformation des corps et des genres(2).
L’adolescente Lilith qui se fait la complice de Mengele pour transformer son corps (pour enfin grandir et ne plus être l’objet de moqueries) permet d’explorer de sombres recoins de notre humanité.

[…] L’amour est un acte qui ne peut être réalisé sans complice, lui avait-il dit lorsqu’ils s’étaient rendus au bunker patagonique du Führer. Elle ne comprit la phrase que des années plus tard. Et ne l’oublia jamais non plus. Un jour, la certitude d’avoir été sa complice la torturerait bien plus que tous ses autres secrets.

Peut-être est-ce dû au sens de la lecture (cinéma → livre) qui laisse rarement toute sa place à la chose écrite, mais on a trouvé le film de l’auteure plus abouti, plus construit, un peu moins focalisé sur le seul ‘couple’ Mengele/Lilith et qui offrait d’autres pistes de lecture, d’autres histoires entrecroisées.
On ne saurait trop vous conseiller de lire ce livre et surtout de voir le film qui est sorti en DVD.

(1) - quel prénom ! plus ou moins fille du diable, première femme d’Adam (avant Eve), la nymphette mythique incarnera le démon féminin jusqu’à la Lolita de Nabokov
(2) - autre roman, autre film (également réalisé par elle-même), XXY (qu’on n’a pas lu ni vu) évoque une adolescente hermaphrodite


D’autres avis sur Babelio. Sandrine en parle.

mercredi 26 mars 2014

Poisson (Anton Valens)

Le rat-des-villes et les loups-de-mer.

Encore une histoire de pêcheurs, remontée on ne sait plus trop comment, dans nos filets.
Une histoire de pêcheurs comme celle de ces danois qu'on avait quitté à regret après le Marin américain de Karsten Lund.
Quittons le Danemark mais ne changeons pas vraiment de mer : traversons la baie d’Heligoland pour croiser le bateau du hollandais Anton Valens et voici encore du Poisson.
Encore une histoire de pêche donc mais qui se place cette fois dans un registre bien différent, à la limite du récit d'initiation puisqu'il est question ici d'un artiste un peu désœuvré, fraîchement sorti des beaux-arts, qui embarque avec son copain Fred, presque par hasard, pour une campagne de pêche sur un chalutier qui répond au doux nom de DH731.
Pour autant, Anton Valens ne donne pas du tout dans la mythologie du retour à la nature idéalisé.

[...] Tout indiquait que le poisson n’avait plus de secrets pour lui. Je ne pouvais en dire autant. Quand j'étais gosse, il m'était arrivé de manger une anguille que j'avais moi-même pêchée et tuée, et j'étais allé une fois en Angleterre par ferry-boat. Mon expérience s'arrêtait là.
[…] D'après Fred c'était tout aussi beau quand il pleuvait. "Tout est gris, disait-il, à perte de vue, la mer, le ciel, partout du gris".

Non, c'est tout simplement une histoire banale, celle d'un artiste des villes embarqué sur un bateau de pêche avec trois ou quatre loups de mer ronchons, durs à l'ouvrage, taiseux et pas commodes. C'est le regard d'un citadin sur le métier de ces inconnus que sont les gens de mer.

[…] “Ton espèce, les gens de la ville, vous pensez trop.”

Sans être vraiment bouleversante, l’écriture est légère et fluide et tout cela est empreint d'une ironie douce-amère, d'un second degré pince-sans-rire plutôt bien vu : on sourit souvent aux mésaventures du rat-des-villes embarqué avec les loups-de-mer, car on s’en doute, il y a loin de la peinture à l'huile à l'étripage des poiscailles.

[…] Se raser, prendre une douche, se laver les dents, se donner un coup de peigne ou encore enfiler un slip propre, ces activités étaient passées à l’as. La gymnastique matinale, les exercices respiratoires ou une petite séance de taï-chi sur le pont au soleil du matin, il n’en était absolument pas question. D’après ce que j’avais vu jusqu’alors, je me formais l’image suivante : le lundi matin de bonne heure on montait à bord et on pénétrait dans un tunnel de viscères, de gazole, de vacarme, de paupiettes de porc, de puanteur et de violence, qui débouchait sur le vendredi soir. […]
Le week-end, une ou deux parties de jambes en l’air avec bobonne, une petite promenade avec le chien, et ça repartait pour un tour, toute l’année, année après année.

Au fil des jours et des nuits rythmés par les remontées de chalut, on y apprend, comme le héros malgré lui, beaucoup de choses sur les pêcheurs et la pêche, la pêche aux poissons plats : raies, soles, limandes, turbots, ...
On y découvre par exemple que ces poissons plats (réputés pour leurs deux yeux du même côté, n’est-ce pas) ont servi d'argument aux créationnistes :

[...] En deux mots, les anti-darwinistes soutenaient que les poissons plats prouvaient l'existence de Dieu.

Et oui, on savait déjà que manger du poisson rend intelligent, mais alors là ...
Bonne pêche donc.


Pour celles et ceux qui aiment le poisson.
D'autres avis sur Babelio. Annabelle en cause.

dimanche 23 mars 2014

La marche en forêt (Catherine Leroux)


Portraits de femmes en famille.

Premier roman d'une québécoise (Catherine Leroux), voici La marche en forêt.
Ça démarre de façon plutôt déconcertante, déroutante, voire dérangeante : l'auteure nous balade d'un personnage à l'autre, quelques paragraphes sur l'un, et sans transition on change d'époque, de lieu, de gens et voici quelques pages sur une tel ou telle autre. Toutes et tous semblent rattachés par des liens familiaux : oncles, cousines, enfants et grands-parents, pièces rapportées, ...

[…] Chacun d’entre eux est relié aux autres par un rayon de lumière. Il s’agit d’un large cylindre, un tube jaune et brillant qui forme un réseau complexe entre les membres de sa famille. Baissant les yeux, elle découvre dans son propre ventre plus de rayons qu’elle ne peut en compter.

Un petit arbre généalogique figure en début d'ouvrage que les plus timorés comme BMR prendront soin d'imprimer comme point de repère dans la forêt généalogique de la famille Brûlé (un grigri superstitieux bien vain, un fil d'ariane talismanique très ténu, puisque tout le monde ne figure pas sur le schéma faussement rassurant !).
D'une page à l'autre, sans même changer de chapitre, sans indication d'époque ni repère temporel, Catherine Leroux nous fait sauter trois ou quatre générations de haut en bas de l'arbre, nous fait passer trois ou quatre cousinages de droite à gauche dans les branches. Déconcertant.
Mais on s'accroche car on sent bien que la prose est vraiment digne d'intérêt.
Et puis peu à peu, au fil des pages, on laisse tomber l'organigramme des Brûlés, on retrouve de loin en loin les mêmes figures qui deviennent plus familières, on se laisse bercer par le rythme erratique de cette saga familiale pas comme les autres, ...
Grâce à cette discontinuité, Catherine Leroux s'est affranchie et libérée de toute structure linéaire du récit, de toute intrigue, de tout ‘sens’ : elle peut alors ciseler chacune des petites scènes comme un bijou précieux, avec art, précision et poésie, une pièce unique taillée avec soin et insérée avec goût dans le collier foutraque de la famille Brûlé.
Écoutez donc la musique de l’une de ces perles :

[…] C’est un manteau d’hiver rouge qui a d’abord appartenu à un garçon si dodu que le vêtement est devenu trop étroit avant d’être trop court. Quelques années plus tard, sa sœur cadette l’a porté avec un tel enthousiasme que, lorsque venait avril, il fallait se battre pour qu’elle consente à le remiser dans la malle pleine de boules à mites. Quand elle a été trop grande, le manteau a été passé à un cousin qui ne pensait qu’à une chose : creuser des tunnels dans la neige. La couleur du tissu permettait heureusement de le repérer dans son dédale de souterrains. La fille d’une belle-sœur particulièrement nerveuse hérita ensuite du vêtement. Le cœur de sa mère s’arrêtait chaque fois qu’elle posait les yeux sur le petit corps rouge sang gisant immobile dans la neige, alors que l’enfant cherchait simplement à calculer combien de temps il faut pour être enterrée durant une tempête. Le manteau fut rapidement refilé à une cousine germaine, qui à son tour le passa à son frère, puis à sa demi-sœur. Des générations d’enfants, et des décennies d’hivers n’ont pas eu raison du manteau. Il ne s’use pas, sa couleur reste toujours aussi vive. Les poches sont pleines d’une mousse floconneuse comme si l’hiver y avait élu domicile en permanence. L’étoffe crisse au moindre mouvement. Et si on y touche, même en plein été, on est surpris. Le tissu est glacé.

Et puis on comprend peu à peu ce que l'auteure nous propose : nous sommes avec elle au grenier, on pioche dans le carton des vieilles photos jaunies et mal rangées, on feuillette d'anciennes lettres cornées et mal triées.

[…] C’est une boîte à chaussures où l’on garde les lettres. Invariablement, cette boîte côtoie des objets complètement incongrus. Parfois, ce sont des vêtements démodés, parfois du papier d’emballage de Noël, des jouets que l’on garde pour d’éventuels petits-enfants durant des années. La plupart du temps, on ne revisite pas cette correspondance discontinue, ces calligraphies familières et floues, ces bonnes nouvelles et ces vœux datés. Si on s’y risque, c’est soit pour constater l’insignifiance des souvenirs archivés par rapport à ceux qui vivent en nous, soit pour s’étonner de moments, d’années, de périodes entières tombées dans l’oubli comme des arbres abattus dans notre mémoire, amis partis à la dérive, expressions disparues de notre parler, paroles dissoutes sur notre langue…

Le mariage de l'une, la maladie de l'autre, la rancune des uns, les jalousies d'une autre, le bonheur des uns, les soucis d'un autre, les naissances et les morts.

[…] Se résoudre à la mort, à se séparer d’une vie qui semblait à peine commencer… Faire des bilans, se rendre compte qu’on a appris si peu, qu’on n’a pas tiré de grande leçon ni de conclusion précise sur l’existence terrestre. Penser à tout ce qu’on a raté ou négligé. Aux souhaits jamais exaucés, aux promesses rompues, aux projets et aux amitiés abandonnés sans raison, aux chicanes jamais résolues.
Puis, quand la douleur commence vraiment à gagner du terrain, ces murmures intérieurs se taisent. Le temps est venu de se concentrer sur ce qui reste.

Comme dans toutes les familles (et celle-ci est nombreuse, colonisation oblige) il y a des anges et des perles. Des niaiseux, des épais et des fatigants aussi(1). Pire encore.
Des secrets de polichinelle, des secrets qu'on va découvrir au fil des pages, des secrets dont on ne saura rien.
Et puis bien sûr, dès les premières pages on a été accroché et intrigué par l’étonnante ‘figure’ ancestrale d'Alma. L'indienne, la chasseresse qui, chaque hiver, abandonne ses marmots et quitte son mari pour marcher dans la forêt et courser le gibier dans la neige, c'est plus fort qu'elle. Une maîtresse femme, c'est rien de le dire.
Plus tard, elle se fera exploseuse de dynamite le long des rails du futur chemin de fer, au fil des routes de l'ouest, n'hésitant guère avant d’embrocher le premier qui la serre d'un peu trop près.
Ce n'est pas Calamity Jane mais plutôt The Blowout Kid comme on surnomme alors la détonante Alma.

[…] On la regarde avec méfiance ; elle sait que certains la surnomment « la sorcière ». La plupart l’appellent l’Indienne. Elle répond à ce nom sans rechigner. Elle préfère cela à ce qu’on utilise son prénom, qui appartient à une intimité à laquelle elle a renoncé. Pour ces hommes durs, fatigués, grossiers, tristes, elle est l’Indienne, la cook, la bizarre qui parle trois langues et qui a toujours le nez fourré partout. Car la curiosité d’Alma s’est enflammée sur le chantier. Autant les tâches de la ferme l’ennuyaient, autant le travail sur le chemin de fer la passionne, et elle s’efforce d’en comprendre tous les aspects. Sur le terrain, elle suit les arpenteurs-géomètres qui déterminent le tracé des rails.

Ses aventures du siècle avant-dernier, jusqu'à la Guerre de Sécession, ponctuent le récit et comme son nom (symbolique pourtant !) ne figure pas en haut de l'arbre généalogique, on a hâte de découvrir ce qui peut bien rattacher aux autres Brûlés ce personnage mythique haut en couleurs !
Il faudra attendre les toutes dernières pages et la fin du roman (une fin impressionnante et mémorable) pour raccrocher ce dernier fil lumineux à la pelote tissée par Catherine Leroux.

(1) - la prose de Dame Leroux égrène son chapelet de perles tirées du parler québécois, gentiment traduites en français de France - juste de quoi épicer un peu la lecture !


Pour celles et ceux qui aiment les familles.
D'autres avis sur Babelio. Emmanuelle en parle très bien.

vendredi 21 mars 2014

L’île des hommes déchus (Guillaume Audru)


Polar en l’île (1/3)

Premier volet d’une toute petite série de polars en îles.
Grâce au blog 813 qui aura fourni un peu de matière pour l’anniversaire de MAM (non, on ne dira pas le combientième).
Deux petites histoires d’îles et deux petits polars franco-français.
Celui-ci est de Guillaume Audru, un écrivain poitevin qui tient blog également : Territoires polars.
Son île, G. Audru est allé la pêcher en Écosse, dans le détroit qui sépare la grande île de l’archipel des Orcades, tout au nord : c’est Stroma.
Et son bouquin commence vite et bien : en quelques pages, il nous met en place tous les personnages (il y en a peu) de la petite île (elle est pas grande).
Quelques coups de pinceaux, brossés rapidement et presque rageusement. L’île n’est pas tendre et les îliens non plus.

[…] Il existe encore quelques idiots pour visiter en voiture une île de trois kilomètres sur à peine deux.

Peu d’activités évidemment, à part le seul et unique pub : une pêcherie, évidemment, une distillerie, bien sûr, et un atelier de lainages. Les rivalités sont anciennes et elles ont de profondes racines, elles résistent au vent et à la mer.
Dès les toutes premières pages, l’auteur a même la sagesse de nous épargner un folklore celtique trop pesant, histoire de nous mettre en confiance et de gagner notre complicité pour la suite :

[…] Ses odeurs tourbées, son phare qu’on distingue des kilomètres à la ronde. Sa conserverie de poisson, ses pulls pure laine de mouton. J’arrête là le guide touristique. Je sens venir la nausée.

Après plusieurs années d’exil sur la grande île à Inverness(1), Eddie revient sur Stroma, tel le fils prodigue. Après avoir été flic, le voici qui va reprendre la boutique de la famille. Dès son arrivée ‘à la maison’, on devine bien vite le contentieux avec le Vieux, le père. Ces deux-là n’ont pas encore réglé leurs comptes, ni entre eux ni peut-être même avec d’autres.
Mais les choses s’accélèrent encore avec la découverte d’un squelette sur un petit chantier. On songe évidemment à L’homme du lac de l’islandais Indridason et les ambiances sont assez proches.
Et notre aimable poitevin n’a pas vraiment à rougir de cette comparaison : son premier livre est plutôt bien écrit. Les chapitres alternent les points de vue : le fils Eddie, bien sûr, mais aussi son père, Le Vieux et bientôt la flic du coin, Moira qui est évidemment une ancienne amourette d’Eddie.
Le huis-clos est ouvert à tous les vents mais l’atmosphère insulaire est étouffante, alourdie de secrets et de non-dits. Et c’est pas le vieux squelette remonté à la surface qui va dire le contraire.
On regrette juste encore quelques maladresses (de premier roman) dans les dialogues qui semblent parfois un peu décalés en regard de la violence des sentiments exposés.
Un auteur à faire connaître avec cette lecture bien agréable.

Polar en l’île n° 2 : Terminus Belz
Polar en l’île n° 3 : L’île des chasseurs d’oiseaux

(1) - drôle d’image que de revenir d’exil d’Inverness à Stroma : vu de notre fenêtre continentale, tout cela est perdu tout là-bas là-haut, tout cela est exil !

Pour celles et ceux qui aiment les îles.
D’autres avis sur Babelio. Action-suspense, Black-novel, en parlent aussi et saluent ce premier roman.

mercredi 19 mars 2014

BD : Ma révérence


Crime et châtiment, version BD.

On s’était promis de redonner une belle place à la BD en 2014 …
Alors remercions Hannibal de nous avoir mis sur la trace des braqueurs Vincent et Gaby, deux losers de banlieue, mis en scène et en images par Wilfrid Lupano (scénario) et Rodguen (dessin(1)) dans l'album : Ma révérence.
Dans une BD on est souvent tiré et attiré par le dessin ou par le scénario. Ici c'est clairement le texte qui sert de locomotive : un texte percutant et enlevé, très dynamique, relevé par une voix off qui ponctue le récit(2), de sacrés personnages, une véritable petite nouvelle (la BD fait quand même 130 pages) qu'on dévore avec avidité.
Les flash-backs et les parenthèses dynamisent tout cela sans qu'on s'y perde un instant, le temps de faire la connaissance d'une belle galerie de portraits.
Mais la qualité remarquable du texte n'enlève rien aux mérites du dessin (c'est d'ailleurs un premier coup d’œil sur les planches qui aura achevé de nous convaincre d'acheter l'album), un dessin qui brille par une mise en page tout aussi dynamique avec des cadrages et des angles de vue très cinéma.
L'ensemble (voix off, ambiance polar, dessin nerveux et moderne, importance du texte, ...) fait un peu penser à l’atmosphère de la BD Le Tueur.
Petit coup de cœur donc pour cette histoire de braquage caritatif : le loser Vincent s'acoquine avec le loser Gaby pour braquer un convoyeur loser qu'ils côtoient dans un bar de losers.

[…] Depuis maintenant un mois, je bois mon café tous les matins à la brasserie des Sports, à côté de Bernard. Il est convoyeur de fonds… Bernard, c’est mon ticket pour les tropiques. Un beau jour, j’ai pris la décision ferme et définitive de m’emparer de tout l’argent que contient son camion et de tirer ma révérence… et ce jour-là, ma vie a changé.

Mais un braquage à la Robin des Bois puisque Vincent et sa conscience élastique ont prévu de redistribuer les fonds en partie aux convoyeurs et en partie en Afrique. Enfin, l'Afrique c'est plutôt Vincent qui va emmener les fonds avec lui pour y retrouver sa doudou et vivre au soleil avec elle ... on est vraiment pas loin du hold-up humanitaire, n'est-il pas ?

[…] - Disons que je vais contribuer à transférer des capitaux régionaux vers les pays en voie de développement.
- Du bizness ? Tu vas faire du bizness ? International ?
- Pas vraiment. Je m’occupe surtout de faciliter les formalités administratives … simplifier les procédures.
- Tu fais ça tout seul ?
- Non j’ai un associé.

Bien entendu, histoire de braquage oblige, rien ne va se dérouler comme prévu.
Dans ce qui est plus un drame social qu'un polar, Lupano s'amuse à empiler les clichés pour mieux les détourner progressivement au fil de l'intrigue.
Et au passage il en profite pour délivrer quelques messages sans prétention sur le racisme, l'homophobie ou les relations nord-sud.

Quelques planches de l’album : [1] [2] [3] [4]

(1) - Rodolphe Guenoden est un picard émigré à Los Angeles où il travaille pour Dreamworks (et Kung-fu Panda entre autres !)
(2) - entre les dialogues des bulles et la voix off, le texte reste donc astucieusement dans le registre verbal pour éviter les explications trop longues qui ne rentrent pas dans le format d'une planche de BD


Pour celles et ceux qui aiment les losers.
D'autres avis sur Babelio. Hannibal nous en avait parlé.

vendredi 14 mars 2014

Sacrifices (Pierre Lemaître)

Fin de partie.

Après l'excellent montage tordu et littéraire de Travail soigné, après le plus classique mais tout aussi tordu personnage d'Alex, voici le troisième volet des enquêtes du 'petit' commissaire Camille Verhoeven racontées par Pierre Lemaître : Sacrifices.
Encore une histoire qui place le lecteur dans une perspective qui n'est pas la bonne, ne lui laissant voir que ce qu'il veut bien voir pour lui faire la surprise de dévoiler le trompe-l’œil au moment opportun. On sait qu'on va se faire embobiner, on est content, on est venu justement pour ça.
On retrouve le personnage du 'petit' commissaire (un mètre quarante-cinq !), une très bonne trouvaille de Pierre Lemaître, au cœur toujours dévasté par ce qui est arrivé à sa femme dans Travail Soigné.
Camille Verhoeven semble avoir enfin retrouver le goût de vivre avec une nouvelle dame, Anne.
Mais Camille porte la poisse et la pauvre Anne va se faire gravement tabasser et salement amocher au cours d'un hold-up(1), elle y gagne bleus et contusions et y perd dents et côtes. Pas jolie.
Voilà de quoi mettre en rogne le petit commissaire qui franchit trop rapidement la ligne jaune, envoie promener sa hiérarchie et s'approprie une enquête qui ne devrait pas être la sienne : les chefs peuvent bien aller se faire voir et les méchants n'ont qu'à bien se planquer.
Mais on est chez Lemaître, maintenant on connait, et l'on sent bien qu'il y a quelque chose qui cloche quelque part.
Avec une première partie un peu longuette, l'auteur nous laisse même deviner assez vite quelle est la planche branlante, là devant nous. Poussé par l'urgence (l'horloge défile) on avance sans trop de précautions, on voit bien que ça craque un peu, on sent bien qu'on va se casser la figure en même temps que le commissaire, mais on ne sait ni comment ni quand ...

[…] Camille s’est un peu calmé, il a éteint et remisé le gyrophare. Il a beaucoup d’éléments à synthétiser et il est encore bombardé par les émotions, incapable de mettre de l’ordre… Depuis deux jours, il avance sur une planche instable, un ravin de chaque côté. Et Anne vient d’en creuser un autre, juste sous ses pieds. Alors qu’il est probablement en train de jouer sa carrière, que depuis deux jours la femme qui est dans sa vie est menacée d’être tuée à trois reprises, qu’il vient de découvrir qu’elle …

Et puis patatras, on a beau s'y attendre, on n'a pas vu le piège s'enclencher et nous voilà par terre, obligé de regarder tout cela avec une autre perspective. Autant dire qu'on dévore à vive allure la seconde partie du bouquin. En espérant que ses collègues vont couvrir notre commissaire …

[…] – Moi, ce que je veux savoir, c’est pourquoi tu fais, de cette enquête, une affaire personnelle !
– Je crois que c’est l’inverse, Jean. C’est une affaire personnelle qui est devenue une enquête. En disant cela, Camille comprend qu’il vient de toucher juste.

Bon, reconnaissons quand même qu'il s'agit là de l'épisode le moins bon de la trilogie, un épisode qui n'arrive pas au niveau des deux précédents qui avaient placé la barre très haut.
On sent que Pierre Lemaître a voulu se consacrer aux tourments de son personnage et fouiller plus loin dans les recoins de son esprit, quitte à sacrifier un peu les acolytes et collègues (on s'y était attaché ...), donner une brillante conclusion à sa trilogie et boucler la boucle, plutôt qu'à renouveler un exercice de style désormais connu.

[…] Il y passe son temps à dessiner, toujours de mémoire. Dans les piles de croquis, dans les centaines de carnets qui s’entassent dans le grand salon, on trouve les portraits de tous ceux qu’il a arrêtés, de tous les morts qu’il a vus et sur lesquels il a enquêté, des juges pour qui il a travaillé, des collègues qu’il a croisés, avec une prédilection marquée pour les témoins qu’il a interrogés, ces silhouettes arrivées et reparties, des passants traumatisés, hébétés, des spectateurs catégoriques, des femmes bousculées par les événements, des jeunes filles submergées par l’émotion, des hommes encore fébriles d’avoir frôlé la mort, ils sont quasiment tous là, deux mille croquis, trois mille peut-être, une gigantesque galerie de portraits sans équivalent : le quotidien d’un policier de la Criminelle, interprété par l’artiste qu’il n’est jamais devenu.

On pourra donc faire le sacrifice de ce bouquin, réservés aux fans de la série, qui nous servira juste à vous rappeler de ne surtout pas manquer l'un des deux épisodes précédents : Travail soigné (montage littéraire et tordu) et Alex (polar plus accessible mais tout aussi tordu).

(1) - MAM n'a pas été convaincue par ma tentative de démonstration du danger, ici pourtant évident, qu'il y a à trop fréquenter les boutiques en général et les bijouteries en particulier. Bien essayé.


Mais la partie n’est pas encore tout à fait terminée pour le petit commissaire Camille : fan des trois mousquetaires, Pierre Lemaître a laissé un quatrième épisode à sa trilogie ! Ce sera une nouvelle, publiée initialement en feuilleton numérique entre deux ‘vrais’ livres, Les grands moyens qui a été rééditée en promotion sous le titre Rosy et John.

Pour celles et ceux qui aiment foncer dans le mur.
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mercredi 12 mars 2014

Kampuchéa (Patrick Deville)


Carnets de voyages.

Autour de notre voyage au Cambodge, on avait lu il y a peu la biographie romancée de Henri Mouhot, premier re-découvreur occidental des temples d'Angkor, élégamment racontée par Maxence Fermine dans un style qui nous évoquait celui du Patrick Deville de Peste et Choléra.
De quoi nous motiver pour relire le Kampuchéa de ce Patrick Deville dont une première lecture nous avait laissé un peu perplexe.
Cette relecture en plein périple cambodgien s'est avérée la bonne : il faut en effet une bonne connaissance de l'histoire de l'Indochine en général et du Cambodge en particulier pour apprécier ce bouquin foisonnant comme l'est la géopolitique complexe de la région.
En 2009, Patrick Deville est sur place à Phnom Penh pour 'couvrir' le procès des Khmers Rouges.
L'occasion pour lui de parcourir la région, non seulement le Cambodge mais également le Laos où mourut Henri Mouhot, et de rendre visite aux voisins encombrants que sont le Vietnam et la Thaïlande. Et l'occasion de parcourir à grandes enjambées l'histoire récente et tourmentée du pays que Pol Pot et ses Frères appelèrent pendant quelques années le Kampuchéa Démocratique.
Tout y passe : bien sûr la découverte d'Angkor par le chasseur de papillons(1), les voyages des autres pèlerins comme Pierre Loti, Graham Greene, André Malraux et d'autres encore, moins connus, le bourbier créé par les antagonismes des puissances coloniales, la lâcheté royale(2) dont surent si bien profiter ces mêmes puissances coloniales (et réciproquement), les guerres indochinoises, les invasions des voisins trop bienveillants et bien sûr les années noires des Khmers rouges.

[…] Les États-Unis ont déversé des centaines de milliers de tonnes de bombes sur un petit pays avec lequel ils n’étaient pas en guerre. Il est tombé davantage de bombes sur le Cambodge et le Laos que sur le Japon pendant toute la guerre du Pacifique. Chacune de ces bombes accélérait la victoire des Khmers rouges ici et du Pathet Lao à Vientiane.

Son portrait des Khmers rouges et de leur doctrine est d'ailleurs bigrement intéressant car réussissant à dépasser la diabolisation trop facile. L'auteur arrive à restituer toute l’ambiguïté de ces intégristes fanatiques mais purs qui surent profiter du bénéfice du doute au départ des américains et de notre trop bienveillante cécité occidentale, aveuglés que nous étions par leur charme 'rouge', on s'en souvient.
Patrick Deville, historien voyageur, excelle dans l'art de mélanger les époques et les régions, de tracer des perspectives inattendues et d'établir des rapprochements étonnants. Sautillant entre les événements, les lieux et les personnages, il esquisse des portraits souvent féroces, toujours intéressants.

[…] Le dernier roi de Luang Prabang pouvait profiter du confort de la DS noire que la France lui avait offerte, la même que celle du général de Gaulle, puis de la Cadillac blanche aux sièges de cuir rouge, la même que celle de Kennedy, que les États-Unis, par surenchère, lui avaient offerte quelques années plus tard, avant que la royauté ne fût abolie, et que le Palais royal ne devînt le Musée national, dans le garage duquel les deux automobiles finissent de rouiller côte à côte et les pneus à plat, en une allégorie de l’impérialisme vaincu.

Et pour peu que l'on dispose des connaissances de base sur la région et son histoire, son bouquin est passionnant : plus difficile et moins fluide que sa biographie d'Alexandre Yersin mais tout aussi enrichissant.
Patrick Deville fait feu de tout bois, y compris de ses propres précédents bouquins, un peu à la manière d'Emmanuel Carrère. Il adore également tirer des raccourcis géographiques ou historiques, au risque parfois de tracer des lignes droites par trop réductrices. Cela peut déranger certains mais nous on aime bien ces regards inattendus, ces perspectives originales, ces angles étonnants : l'auteur n'a pas de thèse à défendre et tout cela n'a pas d'autre prétention que de nous secouer un peu les neurones.
Ce livre est une excellente occasion de s'intéresser à ce petit pays qu'est le Kampuchéa, coincé entre la Thaïlande et le Vietnam qui l'envahirent périodiquement, un état qui semble n'avoir dû sa survie qu'aux apprentis géographes coloniaux, un royaume khmer autrefois rayonnant à qui l'on doit les temples d'Angkor, un pays pauvre et affaibli aujourd'hui, vendu aux compagnies étrangères(3) par des dirigeants corrompus : c'est désormais l'heure de la néo-colonisation pour les bienveillantes puissances amies qui s'étaient entre temps racheté une bonne conscience avec le procès des Khmers rouges.
La semaine dernière nous remontions sur diverses embarcations le Mékong écrasé de chaleur, de Saïgon vers Phnom Penh et Angkor : le soir, on se laissait bercer par la prose savante de Patrick Deville qui, quelques cinq ans plus tôt, remontait lui aussi le cours tranquille du fleuve et celui, plus tumultueux, de l'Histoire.

(1) - l’auteur démarre son Histoire du Cambodge en 1860, année de la découverte, l'année 0, l'année HM selon Deville, comme il y eut avant et après JC
(2) - Norodom Sihanouk est un animal politique stupéfiant : établi par l'administration coloniale française, il se fera plus tard porte-drapeau de l'indépendance et réussira même à survivre à Pol Pot !
(3) - on retrouve évidemment là-bas Total ou Vinci pour ne citer que des sociétés d'origine hexagonale


Pour celles et ceux qui aiment l'histoire-géo.
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Le Temps en parle également.

lundi 10 mars 2014

Ce qui n’est pas écrit (Rafael Reig)

Mortelle randonnée.

Déception que ce livre de l'espagnol Rafael ReigCe qui n'est pas écrit.
On avait fait confiance aux éditions Métailié et à de bonnes critiques lues ici ou , mais la paella hispanique n'était finalement pas à notre goût.
Tout cela partait pourtant d'une bonne idée assez originale puisque l’auteur fait s'entrecroiser trois histoires dans son bouquin.
Carlos et Carmen ont divorcé il y a quelques temps et ne sont plus en bons termes.
Carmen a cependant consenti (un peu à contre cœur) à ce que son ex-mari emmène leur fils en week-end pour une rando en montagne.

[…] – Je veux te voir content, fiston. Ton bonheur est la seule chose qui compte pour moi. Il voulait juste que son fils soit heureux, ce gamin harassé et effrayé qui buvait son jus de fruit à grandes gorgées, ce garçon qui avait du mal à décoller les yeux du sol et à soutenir son regard, et qui nettoya ses lèvres avec le dos de sa main sans que son père puisse s’empêcher de dire : – Prends une serviette, je t’en prie, je te l’ai dit mille fois ! – Pardon, papa. Il voulait que Jorge redevienne à nouveau son fils. Occupe-toi bien de mon fils, c’est ce que sa mère avait dit. Elle avait raison, maintenant il était à elle : elle le lui avait enlevé. Carmen et son avocate avaient kidnappé le petit avec de fausses accusations, mais maintenant il avait une chance de le récupérer. Il demanda un troisième whisky, abasourdi par ce désastre qu’il avait fait de sa vie.

Carlos qui se pique d'être écrivain, lui a laissé un manuscrit à lire (Carmen travaille dans une maison d'édition). Et nous voici embarqués avec trois romans pour le prix d'un : l'histoire de la virée calamiteuse de Carlos et son fils, l'histoire écrite par Carlos (un polar qui pastiche les Orchidées de Miss Blandish) et l'histoire de Carmen qui lit l'histoire de Carlos.
Dès les premières pages on se doute que tout cela va très mal finir : Carlos carbure au whisky et la rando avec son fils fait immédiatement penser au roman de David Vann (une ombre qui pèse d'ailleurs lourdement sur le bouquin de Rafael Reig).
Le faux roman inclus dans le vrai ressemble fort à une lettre vengeresse de Carlos à son ex-femme et dès les premières pages, cette dernière commence à regretter d'avoir laissé son fils partir avec son père.

[…] Alors son portable sonna. Quand elle le sortit de sa poche, l’appel s’était interrompu. Un appel en absence. C’était son fils. Elle appela, mais le téléphone était “déconnecté ou hors réseau”. Elle regarda sa montre : il était huit heures vingt. Elle décida de ne pas avoir peur, de ne pas y penser et de continuer à lire.
[…] Mais pour elle, il n’était pas si facile de continuer à lire : elle en savait trop. Elle en lisait trop, plus que ce qu’il y avait dans la page : elle lisait ce qui n’était pas écrit. Peut-être que c’était ça, l’obstacle : elle cherchait quelque chose entre les lignes et ça l’empêchait de voir ce qu’elle avait sous les yeux.

Après une mise en route laborieuse on se dit soudain que, ça y'est, on tient le bon bout quand le faux polar de Carlos (écrit forcément il y a quelques temps) commence à décrire des faits qui ressemblent étrangement à ce qui se passe aujourd'hui même dans la vie de Carmen ...
Mais non, Rafael Reig ne réussit malheureusement pas à tirer tout le parti de sa bonne idée et chacune des histoires imbriquées se terminera aussi laborieusement qu'elle a commencé.
Les personnages sont à la limite de la caricature : un Carlos alcoolique et intransigeant, un fils faible et veule et une Carmen versatile et insignifiante.
Finalement, on en vient à penser avec sévérité (sans doute trop de sévérité) que le bouquin de Rafael Reig ressemble au faux polar de Carlos : pesant et glauque, maladroitement imbibé de whisky et inutilement épicé de sexe.

[…] De quoi il parle, ce roman ?
– C’est un roman noir, un enlèvement. Une bande kidnappe une fille. Il y a de la violence et du sexe vulgaire, tout est un peu désagréable. Ça ne casse pas des briques, ça peut se lire, mais guère plus.

Ce qui n'est pas écrit n'aurait peut-être pas dû l'être ...


Pour celles et ceux qui aiment les histoires tordues.
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Sandrine, Velda, CannibalesLecteurs en parlent aussi.