mardi 30 avril 2024

Le dernier festin des vaincus (Estelle Tharreau)


[...] Une Indienne a disparu la nuit du réveillon.

L'auteure, le livre (250 pages, novembre 2023) :

Estelle Tharreau est une auteure lyonnaise coutumière des polars appelés à servir une juste cause.
Avec Le dernier festin des vaincus, elle a choisi de nous emmener dans les terres des indiens Innus en Amérique du Nord pour y évoquer un sujet de sinistre réputation : les mauvais traitements (quel euphémisme) infligés aux enfants indiens dans les pensionnats catholiques.
Une violence institutionnelle au service de la purification ethno-culturelle et de la colonisation blanche.
Les excuses et indemnités ne sont arrivées qu'en ... 2021.
[...] « Tu sais que le taux de suicide chez les autochtones est cinq fois supérieur à la moyenne nationale. Que leur taux d’incarcération est plus élevé. Qu’une femme autochtone a dix fois plus de risque de se faire assassiner. Que 1181 d’entre elles ont disparu . 1017 ont été retrouvées mortes et 164 restent introuvables…
– Fiche-moi la paix !
Un thème que l'on avait déjà exploré avec les remarquables romans et nouvelles de Joseph Boyden.

♥ On aime beaucoup :

 On apprécie que l'auteure prenne son temps pour installer les différents personnages d'une petite ville perdue au nord du Québec non loin d'une réserve indienne : le chef de la police indienne, l'animatrice féministe d'une radio locale, le chef de tribu, des familles ravagées par l'alcool et la drogue, quelques blancs aussi, le maire et le flic de la ville, un riche notable propriétaire d'une cabane de chasse, ...
Deux jeunes également (un étudiant blanc à l'enthousiasme naïf et ambitieux, une indienne au passé sombre et mystérieux) qui viennent de la capitale pour réveiller la bourgade étouffée dans ses silences.
Des personnages un peu trop stéréotypés mais c'est nécessaire pour la démonstration.
Les indiens adultes et parents d'aujourd'hui, ce sont les enfants brimés, battus et violés dans les pensionnats catholiques : toute une génération perdue incapable de retrouver une vie familiale et sociale "normale", incapable d'apporter amour et éducation à la génération suivante.
 Une fois que le lecteur a fait la connaissance des forces en présence, il ne manque qu'une ou deux allumettes pour exacerber la tension larvée qui couve sous la neige. Ce sera l'annonce de l'implantation d'une scierie industrielle et la disparition d'une jeune indienne.
 On a beaucoup aimé en dépit de la noirceur des destins que l'on croise ici : une lecture agréable, une intrigue solide, un contexte documenté et bien exploité.

Le canevas :

Dans ce microcosme enneigé, on annonce l'installation d'une grande scierie industrielle qui va bouleverser l'équilibre précaire d'une région déjà meurtrie.
[...] L’âge d’or des scieries familiales était révolu et laissait ces habitants du dernier jalon avant la toundra dans un isolement géographique, économique et social toujours plus profond. Les aides et subventions de la capitale étaient des mesures cosmétiques qui n’empêchaient nullement la lèpre de la pauvreté de se répandre. Les Innus avaient été les premiers à en faire les frais. Les Blancs leur emboîtaient le pas dans la douleur.
Dans le même temps, Naomi, une jeune indienne, est portée disparue.
[...] Une Indienne a disparu la nuit du réveillon. Une ado. La réserve de Meshkanau nous refile l’affaire. C’est une fugueuse bien connue, affublée d’une famille de merde.
[...] L’alcool, la drogue et les violences familiales sont le lot de cette famille bien avant la naissance de la gosse. C’est un miracle que la mère ait encore la garde de sa fille vu les négligences envers elle. Elle n’a pas levé le petit doigt pour signaler sa disparition.
[...] L’indifférence quant au sort d’une gamine qui s’évapore du jour au lendemain dans un environnement qu’on savait si hostile et dangereux pour les adolescentes en errance.
« D’accord , la mère n’est pas inquiète, mais Naomi est quand même mineure et…
– Et quoi ? Tu dois bien te douter que Marie veut instrumentaliser cette disparition pour attirer l’attention des médias sur Meshkanau et en faire une tribune politique contre le projet de scierie et tout le reste.
La police croit bien faire en mettant sur le coup un jeune flic naïf et discret qui devrait permettre d'enterrer l'affaire au plus vite. 
[...] Logan n’aimait pas le zèle, les héros, les justiciers, les coups d’éclat et les grandes gueules. Il n’avait pas un ego surdimensionné, mais suffisamment d’amour-propre pour refuser d’être pris pour une marionnette. Une force tranquille et non un pauvre type. Un gentil, mais pas un naïf. Discret, mais pas insipide. Par-dessus tout, il détestait ceux qui trahissaient leur engagement pour couvrir les notables ou les figures politiques du coin. Ils haïssaient les petits arrangements avec la vérité.
Tout va s'embraser lorsque les tractopelles de la scierie vont déterrer d'effroyables secrets ...
Mais il faudra attendre les derniers mots d'une prophétie indienne pour saisir le sens de ce titre mystérieux, tandis que le fantôme d'un caribou hante les plaines enneigées.

Pour celles et ceux qui aiment les indiens.
D’autres avis sur Babelio.
Livre lu grâce à NetGalley et aux éditions Taurnada.
Mon billet dans le journal 20 Minutes.

dimanche 28 avril 2024

Capital & Idéologie (Thomas Piketty & Claire Alet)


[...] Permettre une meilleure circulation du capital.

Les auteurs, l'album (176 pages, 2022) :

Après le succès du Monde sans fin, voici Capital & Idéologie, cuisiné selon la même recette : sur le fond, la réflexion et la caution d'une grosse tête d'intellectuel progressiste (après Jancovici sur les énergies, ce sera le tour de Thomas Piketty sur l'économie) et sur la forme, le travail lumineux de celles et ceux qui ont un don magique pour vulgariser les sujets les plus complexes (ce sera Claire Alet, journaliste et documentariste, elle travaille au magazine Alternatives économiques).
Benjamin Adam a mis ses talents d'illustrateur et de graphiste au service des deux économistes.
Bref, il y a là tous les bons ingrédients et une bonne recette : le résultat est évidemment à la hauteur !

♥ ♥ ♥ On aime vraiment beaucoup :

 On ne peut qu'applaudir des deux mains à ce travail de vulgarisation et de mise en scène du livre de Thomas Piketty : c'est un remarquable travail qui donne à tous les clés d'accès indispensables. Cet ouvrage lumineux est éclairant ! Une lecture obligatoire pour mieux maîtriser les débats économiques !
 Certains raccourcis historiques sont saisissants : les indemnisations des privilèges de la noblesse et du clergé, plus tard de l'esclavage aboli, l'analyse (je cite) du retournement du clivage éducatif, la fameuse courbe de l'éléphant, ... tout cela élève le débat (et le lecteur) à des hauteurs insoupçonnées.
 On apprécie le dernier chapitre qui donne quelques clés pour faire évoluer le capitalisme et l'Europe : contrairement au plaidoyer nucléaire de Jancovici (qui s'avérait peu convaincant), les propositions de Piketty sont captivantes et éclairantes.

L'album :

L'album est un véritable cours d'Histoire de l'économie occidentale au travers de l'évolution de toute une famille : l'arbre généalogique court de 1789 jusqu'à aujourd'hui.
L'abolition (et l'indemnisation) des privilèges à la Révolution, l'abolition (et l'indemnisation) de l'esclavage, le temps béni des colonies, la naissance des impôts modernes, l'évolution de la propriété, les guerres bien sûr (Sécession, 1914, 1940), la Grande Dépression, le New Deal, Keynes, les Trente Glorieuses, la crise de la dette et l'inflation, c'est toute notre histoire occidentale qui est revisitée à travers le prisme de celle du capitalisme.

Pour celles et ceux qui aiment le fric.
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samedi 27 avril 2024

La pouponnière d'Himmler (Caroline de Mulder)


[...] Notre religion, c’est notre sang.

L'auteure, le livre (288 pages, mars 2024) :

Caroline de Mulder est l'auteure belge de Manger Bambi (un polar féministe qu'on n'a pas lu ici) qui nous revient avec un titre percutant une fois de plus : La pouponnière d'Himmler.

Le contexte :

Le sujet est connu : c'est le Lebensborn (la fontaine de vie en VO), un programme de nurseries initié par Heinrich Himmler dès 1935 pour peupler le nouveau Reich de bons aryens.
Une trentaine de pouponnières furent ouvertes dans le cadre de ce programme (en Allemagne et en Norvège notamment) et près de 10.000 enfants y naquirent.
Le foyer Heim Hochland où se déroule l'essentiel de l'intrigue du livre, fut la première nurserie créée par Himmler à Steinhöring en Bavière, près de Munich, en 1936.
Le foyer français de Lamorlaye dans l'Oise a également existé.
Un système dont certains aspects font écho à la dystopie de Sophie Loubière : Obsolète, parue récemment.

♥ On aime beaucoup :

 L'auteure a construit son récit sur trois ou quatre points de vue complémentaires, trois ou quatre destins qui se seraient croisés en 1944 au Heim Hochland de Bavière : une jeune française, une infirmière allemande, une mère inconsolable et un prisonnier des camps. 
 Si le sujet n'est pas nouveau et si Caroline de Mulder a choisi de le romancer du point de vue des femmes, elle n'oublie pas pour autant de rappeler soigneusement les faits : son bouquin est très documenté et les faits terribles suffisent amplement à condamner la violence des hommes.
 C'est un roman empreint d'une profonde tristesse, la tristesse de ces femmes aux destins malmenés par la guerre et aux maternités préemptées par le pouvoir nazi. On ne peut même pas le lire d'une seule traite : on a besoin de pauses pour échapper à cette ambiance désespérée et à cette violence sourde. Une violence très institutionnelle ici. 
[...] À la fin quand ils le lui ont pris il ne pesait plus que trois kilos et des poussières. Chaque fois qu’elle soulève un paquet de sucre ou de farine ou n’importe quoi d’autre, elle pense à lui, à ce qu’il pesait dans ses mains et dans ses bras, au ressenti de ce poids-là. Et elle se demande combien il pèse maintenant, que pèse donc ce qu’il reste de lui. Ça l’obsède, elle ne pense qu’à ça et bien sûr elle n’en dit rien à personne.

Le pitch :

Nous voici en 1944, en Bavière, dans un foyer, un "Heim", pour jeunes mères de bons aryens. 
Himmler en personne est venu célébrer la maternité de ces mamans au sang pur et de leurs beaux bébés blonds.
[...] Grâce à vous, chères mères, qui êtes vom besten Blut, du meilleur sang, et avez su choisir un partenaire de valeur supérieure du point de vue racial, il suffira de quelques générations pour faire disparaître de notre Allemagne toute trace de sang impur. Un siècle tout au plus. Nos Heime sont conçus pour qu’y naissent les plus magnifiques éléments de notre race : vos enfants. Notre religion, c’est notre sang. Aussi, je vous remercie, chères mères. La maternité est la plus noble mission des femmes allemandes.
[...] — Nous aurons, d’ici trente ans, six régiments de plus grâce aux Lebensborn. Mais nous ne pouvons pas accélérer le temps.
— Quelle injustice qu’un soldat meure en un instant et mette seize ans à grandir.
Il y a là, Renée, une française, séduite trop jeune par un beau Waffen-SS dans sa campagne normande et qui, une fois enceinte, a dû fuir les revanchards qui l'ont tondue et la ligne de front qui avançait vers l'est.
Helga, la secrétaire allemande, l'assistante du docteur qui dirige cette pouponnière.
Marek, un prisonnier de Dachau qui travaille au domaine et qui est obsédé par la faim qui le tenaille depuis des mois. 
Et l'inconsolable Frau Geertrui qui vient d'accoucher d'un petit Jürgen qui refuse de se nourrir.

Pour celles et ceux qui aiment les nourrissons.
D’autres avis sur Bibliosurf et Babelio.
Livre lu grâce aux éditions Gallimard (SP).
Mon billet dans Benzine et dans 20 Minutes.
  

jeudi 25 avril 2024

La liseuse de visages (Sebastian Fitzek)


[...] C’est évidemment VOUS qui êtes fou.

L'auteur, le livre (400 pages, avril 2024, 2022 en VO) :

On avait déjà croisé l'allemand Sebastian Fitzek au rayon polars.
C'était il y a bien longtemps, dans un ou deux petits polars rapides, menés tambour battant, moitié thriller, moitié énigme psycho : Ne les crois pas et Therapie.
Le revoici entre nos mains avec La liseuse de visages.

On n'a pas trop aimé :

 On s'accroche aux accoudoirs du fauteuil pour un démarrage à cent à l'heure. Fitzek ne s’embarrasse ni de préliminaires ni d'explications : il plonge et son lecteur et son héroïne en pleine tourmente sans que ni l'un ni l'autre ne sache qui est vraiment qui. C'est tordu, abracadabrant, invraisemblable, mais ... mais c'est mené à toute vitesse et avouons qu'on est venu pour que Fitzek nous mette la cervelle à l'envers.
 Avec seulement trois ou quatre personnages l'auteur réussit à nous faire soupçonner au moins quatre ou cinq coupables ! Le secret et le suspense seront maintenus jusque dans les toutes dernières pages avec des retournements de personnages et de situation aussi invraisemblables que le reste du bouquin ! 
Si on aime ce genre d'intrigues faciles, Fitzek fait le job, même si on pensait garder un meilleur souvenir de ses précédents ouvrages (mais c'était il y a longtemps : 2012).
 En marge de cette intrigue un peu too much, on apprécie l'approche de ces techniques de décryptage des expressions faciales, appelées également mimicologie. Le roman s'appuie sur les échanges de l'auteur avec Dirk W. Eilert, spécialiste allemand du sujet.
[...] C’est la Hinckley Face , pensa -t-elle, horrifiée. Cette expression portait le nom de John Hinckley, qui avait tiré un jour sur le président américain Ronald Reagan. La recherche en décryptage d’expressions faciales la considérait comme la mimique caractéristique du terroriste.

Le pitch :

Hannah Herbst est une sorte de profileuse qui "lit sur les visages" ce que l'on ne veut pas ou ne peut pas exprimer (c'est le décryptage d'expressions faciales, la mimicologie) : une peur, une agressivité, un mensonge, ... 
Un talent encore plus utile que le détecteur de mensonges quand on veut aider la police.
Mais elle souffre aussi de spectrophobie : la peur de se voir dans un miroir.
Est-ce la peur de découvrir des choses sur elle-même ?  
[...] « Maman, c’est quoi, ton travail ? lui avait-il demandé environ un an plus tôt.
— Je lis sur les visages. »
Il avait tendu son nez couvert de taches de rousseur et demandé d’un air espiègle :
« Alors ? Qu’est-ce que tu lis sur le mien ?
— De la joie, de la curiosité… et que ta chambre ressemble une fois de plus à un champ de bataille ! »
Ce jour-là, Hannah se réveille totalement amnésique, gravement blessée, accusée en direct à la télé d'avoir sauvagement trucidé sa famille ... Il y a même une vidéo de ses propres aveux à la police ...
Oh la la, ça démarre très fort ! Qui donc est qui ? Hannah ne sait plus qui croire, ni à qui faire confiance, ... peut-être même pas à elle-même ...
[...] Et si tout cela était une conspiration ? Si personne n’avait intérêt à ce qu’elle recouvre la mémoire ? Elle commençait même à douter que celle-ci lui revienne vraiment un jour. Mais peut-être avait-on fait d’elle un bouc émissaire, sans plus rechercher le véritable coupable ?
[...] Oh non, pas encore, songea Hannah. Pas encore un cadavre !
[...] Sa situation venait de passer de désespérée à quelque chose de pire encore.
La seule chose que le lecteur a très vite compris c'est qu'il ne fallait faire confiance à personne et certainement pas à Sebastian Fitzek qui semble bien décider à le secouer dans tous les sens !

Pour celles et ceux qui aiment se regarder dans le miroir.
D’autres avis sur Babelio et Bibliosurf.
Livre lu grâce à NetGalley et aux éditions de L'Archipel.

lundi 22 avril 2024

Termush (Sven Holm)


[...] La marchandise appelée « survie ».

L'auteur, le livre (160 pages, mars 2024, 1967 en VO) :

Sven Holm est un auteur danois (plus connu dans le monde du théâtre) décédé en 2019.
Avec Termush, côte atlantique. il avait signé en 1967 une anticipation, récemment rééditée chez les anglo-saxons, et que viennent de publier en français les éditions Robert Laffont (Catherine Renaud en est la traductrice).

On aime :

 Ce petit conte philosophique était sorti en VO en pleine guerre froide quand on avait très peur de la bombe. Malheureusement cette peur est revenue aujourd'hui et cette traduction tombe à pic.
 Les hôtes se retrouvent "confinés" dans leur hôtel-bunker avec une "direction" qui ne semble pas faire preuve d'une totale transparence : toute ressemblance avec une situation récente serait vraiment fortuite puisque le bouquin date de 1967 !
 Avec une prose distante, froide et un peu désuète, l'auteur profite de ce huis-clos monté comme une pièce de théâtre, pour questionner nos réactions, nos comportements. Comment réagissons nous au confinement, au règlement arbitraire, à l'arrivée des étrangers, à la contamination, ... Les sujets ne manquent pas, on le sait maintenant.

Le pitch :

Ce petit conte philosophique est le journal de bord d'un homme qui a payé très cher l'assurance d'être hébergé dans un centre de secours luxueux, à l'abri des radiations et de la fin du monde. 
Quelque chose entre le centre de vacances de bord de mer et le bunker pour riches.
Ce petit monde bien protégé et bien organisé, va bientôt être troublé et inquiété par quelques dérèglements étranges : des réfugiés arrivent bientôt et les hôtes vont devoir partager leur espace, leurs médecins, voire peut-être leurs réserves. 
Pour sa part, la "direction" qui réglemente la vie quotidienne de ce curieux hôtel ne semble pas agir en toute transparence avec ses clients ...
[...] Lorsque je me suis inscrit à l’institution il y a quelques années, pour « une garantie d’aide », c’était en raison de l’isolement de l’hôtel, du stockage souterrain des aliments, de l’accès à des sources d’eau sûres, et à des abris, et de l’assurance d’avoir un service de sécurité et des éclaireurs.
[...] Ce qui comptait au moment de l’inscription, c’était l’accès à une chambre protégée, à un hôtel doté d’un personnel formé, à des médecins et à un yacht à moteur prêt à éloigner les hôtes de la terre si celle-ci devenait inhabitable pendant une période prolongée.
[...] Quatre personnes ont été retrouvées mortes sur l’escalier principal de l’hôtel.Apparemment, les hôtes n’étaient pas censés en être informés, mais l’un des agents de sécurité a vendu la mèche. Il a raconté qu’il était présent lorsque les cadavres ont été emportés et enterrés. Quand ils ont soulevé le dernier corps, les cheveux sont tombés sur les marches, comme s’il s’agissait d’une perruque. C’était une jeune femme, son visage était boursouflé et son corps recouvert de petites plaies purulentes. Les trois autres étaient des hommes, ils n’étaient pas blessés, mais l’un d’eux avait les mêmes petites plaies sur la poitrine que la femme.
Ils avaient sûrement cru pouvoir trouver de l’aide à l’hôtel et s’étaient allongés dans l’escalier, personne n’ayant réagi à leurs coups sur la porte. Ils venaient sans doute de l’un des villages voisins, situés à une dizaine de kilomètres à l’intérieur des terres. Ils étaient tous morts des suites du syndrome d’irradiation aiguë.
[...] Nous nous étions attendus à trouver un monde complètement anéanti. C’était ce contre quoi nous nous étions assurés en nous inscrivant à Termush.
Personne n’avait pensé à se prémunir contre les survivants et leurs exigences à notre égard. Nous avions payé pour continuer à vivre comme si nous avions payé une assurance maladie, nous avions acheté la marchandise appelée « survie » et, selon tous les contrats existants, personne n’avait le droit de nous la reprendre ou de nous la réclamer.
Et voilà que des étrangers arrivaient et s’attendaient à partager notre protection.

Pour celles et ceux qui aiment les confinements.
D’autres avis sur Babelio et Bibliosurf.
Livre lu grâce aux éditions Robert Laffont.
Mon billet dans 20 Minutes.

dimanche 21 avril 2024

Vies électriques (Dalibor Frioux)


[...] Pour qu’ils retrouvent l’esprit.

L'auteur, le livre (384 pages, janvier 2024) :

Dalibor Frioux est un de ces intellectuels curieux de la chose scientifique, un agrégé de philo habitué à questionner notre époque (son mystérieux prénom est d'origine tchèque) .
Avec ces Vies électriques, il se propose de nous faire partager deux histoires avec de l'Histoire dedans.
Celle de l'allemand Hans Berger, psychiatre féru de télépathie, qui sera le père de l'électroencéphalogramme. 
Berger est de l'époque où Marconi fait voyager les ondes et Roentgen découvre des rayons inconnus.
Et l'histoire d'un juif polonais, Zenon Drohocki, né un peu plus tard, qui finira dans un camp nazi d'Auschwitz. Lui sera le père des électrochocs.
Deux destins bien différents au cœur de ce siècle tourmenté.
Ce n'est pas certainement pas le siècle des lumières, loin s'en faut, mais peut-être celui de l'électricité, quand ce mot était encore synonyme de progrès (même si cela résonne étrangement aujourd'hui).
[...] Tous ces habitants des grandes villes aux nerfs reliés par des postes de radio, des salles de cinéma, des néons gigantesques, des torrents de musique, des lumières incessantes.
Un sujet scientifique qui fait aussi écho au dernier Franck Thilliez : La faille, qui lui aussi tournait autour des ondes de notre cerveau.

On aime beaucoup :

 On aime beaucoup la plume élégante de cet auteur, presque classique, ce qui convient parfaitement au siècle évoqué ici.
Une élégance sérieuse qui cache un brin de suave ironie, sur le ton de ces bios romancées qu'on affectionne tout particulièrement, à la manière d'un Jean Echenoz ou d'un Patrick Deville.
 On apprécie que Frioux évite tout manichéisme ou parti pris dans sa mise en scène : ses personnages sont suffisamment complexes et tourmentés pour échapper à toute caricature.
 Du côté de Berger, le toubib allemand qui inventera l'EEG presque par hasard, on savoure l'histoire de la famille bourgeoise et compassée (le docteur épousera une von Bülow) avec les sœurs qui rêvent d'émancipation (elles obtiendront le droit de vote en 1918, bien avant les françaises) et la douce poésie qui émane des relations entre Hans et sa sœur Pauline avec qui il pratique la télépathie.
[...] Le Reich domine l’Europe de façon écrasante, avec ses scientifiques, ses ingénieurs et son armée.
 Du côté de Drohocki, le comte juif polonais qui se retrouve à Auschwitz, c'est évidemment moins frivole. Le stalag est un camp de travail forcé pour l'entreprise IG Farben à proximité (le caoutchouc dont ont besoin les armées du Reich).
Mais l'on ne peut que rester admiratif devant les manigances du "docteur" et de ses codétenus qui vont monter un véritable hôpital et tout un labo d'expérimentation grâce aux vols de matériels commis par les ouvriers sur les chantiers d'IG Farben. Avec même la complicité des SS.
[...] IG Farben s’est fait voler les matériaux d’un hôpital, mais leurs salles restent un simple atelier de réparation de la main-d’œuvre.

Le pitch :

Le bouquin est une double biographie romancée ou l'auteur alterne les chapitres entre ses deux personnages.
C'est toute la première moitié du XX° siècle qui défile ici : Berger est né en 1873, il traversera la première guerre mondiale et sa chère épouse pourra apprécier l'ascension d'Hitler et du nazisme.
Drohocki est né trente ans plus tard, en 1903, en Pologne. Et sous une mauvaise "étoile".
D'un côté Hans Berger, son enfance, sa famille, sa carrière, et sa longue et laborieuse quête du fameux électroencéphalogramme qu'il finira tout de même par mettre au point, un peu par hasard.
De l'autre côté, Auschwitz où le juif Zenon Drohocki est déporté dans un camp de travail. Il se retrouve bientôt à officier dans l'hôpital de fortune du camp où il finira par expérimenter ses électrochocs sur de nombreux "patients" plus ou moins volontaires.
[...] Alors que faites-vous quand vous ne comprenez pas pourquoi une radio ne marche pas ? Vous tapez dessus, aussi bon technicien que vous soyez.
On peut faire la même chose avec les malades mentaux.
On va leur faire frôler la mort, pour qu’ils retrouvent l’esprit.
[...] Ils leur disent qu’il s’agit de tester une méthode pour guérir les troubles mentaux des soldats, mais les autres n’ont pas l’air convaincus, d’autant que certains meurent, inexplicablement, à la suite de la secousse électrique.
Dans la vraie vie (dont le livre soigneusement documenté, reste très proche), ces deux curieux savants auront même l'occasion de se croiser dans les couloirs d'un congrès à Paris : une brève rencontre qui ponctue cette double histoire. Une curiosité très intéressante.

Pour celles et ceux qui aiment quand le courant passe.
D’autres avis sur Babelio et Bibliosurf.
Livre lu grâce aux éditions Grasset.
Mon billet paru dans le journal 20 Minutes.

vendredi 19 avril 2024

Le Dieu-Fauve (Fabien Vehlmann - Roger)


[...] C’est une bonne mort.

Les auteurs, l'album (112 pages, 2024) :

On avait déjà apprécié Roger le dessinateur espagnol : c'était un polar, Jazz Maynard, assez violent, au dessin très moderne.
Des caractéristiques que l'on retrouve dans cet album Le Dieu-Fauve avec un scénario de Fabien Vehlmann

On aime :

 On apprécie le dessin très moderne (habituellement on n'est pas trop fan) rehaussé d'une mise en page très dynamique, presque agressive, et tout cela convient parfaitement à cette histoire.
 On aime bien le scénario de Vehlmann qui nous plonge dans des temps inconnus où quelques clans survivent sur Terre avant qu'un cataclysme ne vienne rebattre les cartes.
Le montage est assez original en plusieurs chapitres : chacun d'eux se focalise sur l'un des personnages de l'histoire pour une conclusion assez inattendue, avant le chapitre suivant.
Chaque partie nous dévoile un peu plus des dessous cachés de l'intrigue et remet en cause les apparences des volets précédents.
 De cet album exsudent violence et chagrin. Le chagrin des soumis qui attendent que sonne l'heure de leur vengeance, quand la violence sera la leur et non plus seulement celle de leurs maîtres.

L'intrigue :

Dans des temps inconnus, quelques clans survivent sur Terre avant qu'un cataclysme ne vienne rebattre les cartes et bouleverser les hiérarchies établies jusqu'ici entre maîtres et esclaves.
Dans ce monde, il est d'usage de dresser des singes pour en faire de redoutables combattants.
Sans-Voix est l'un d'eux. Il est appelé à devenir un Dieu-Fauve.
[...] Je l'ai dressé à devenir une arme divine, Altesse.
Et il m'a fallu pour cela faire grandir en lui une colère et une souffrance qu'il vous serait difficile d'imaginer...
[...] L’élève qui dépasse le maître... Voilà qui est dans l’ordre des choses. C’est une bonne mort.
[...] La coutume affirme en effet que parmi ces prédateurs se cache parfois un Dieu-Fauve : l'incarnation sur Terre du seigneur de la violence.
La coqueluche des arènes apportant à son propriétaire honneur, gloire et fortune. Parfois même un retour en grâce au sein de l'Empire.

Pour celles et ceux qui aiment les singes.
D’autres avis sur Babelio.

mercredi 17 avril 2024

Erectus (Erik Juszezak d'après Xavier Müller)


[...] Il est plus vieux qu'un homo sapiens.

L'auteur, l'album (103 pages, 2024) :

Erik Juszezak signe un album bigrement intéressant avec cet Erectus adapté d'un roman de Xavier Müller paru en 2018.
Le dénouement "ouvert" laisse présager d'épisodes à suivre (tout comme ce fut le cas pour les romans de Müller).

L'intrigue :

Un virus inconnu infecte les animaux et les fait régresser à un stade de l'évolution très antérieur.
Ainsi un éléphanteau d'un parc africain se métamorphose en gomphothérium, l'ancêtre de nos mammouths et éléphants, une bestiole qui vivait il y a plusieurs millions d'années et dont nos musées conservent quelques défenses et même squelettes.
Après différents animaux, le virus Kruger (du nom du parc africain) finit évidemment par se transmettre à l'homme : les victimes se retrouvent en Homo Erectus, notre ancêtre très futé qui s'est levé debout et a sans doute inventé le feu et les prémices du langage.
Notre société se retrouve vite partagée entre ceux qui voudraient apporter des "soins" à nos congénères, les partisans d'une incarcération en réserve et ceux d'une éradication plus définitive de ces monstres.

On aime bien :

 On aime bien le soin apporté à la vraisemblance du scénario avec une mise en place progressive qui rappelle un peu celle de la série tv Zoo ou le film Le règne animal. Xavier Müller est un scientifique et peaufine la genèse de toute cette histoire. 
 Le bouquin a été écrit en 2018 bien avant la pandémie de Covid mais l'album est plus récent. Ce qui explique sans doute que l'histoire se focalise un moment sur un mystérieux labo P4 d'où se serait échappé le fameux virus Kruger. Et depuis le Covid, on n'a plus trop envie de railler ces élucubrations.
 On apprécie aussi beaucoup le clin d’œil intelligent au zoo de Vincennes (où sont parqués les Erectus français), zoo qui de sinistre mémoire avait "accueilli" quelques étranges spécimens au temps béni des colonies : on se souvient du remarquable petit bouquin de Didier Daeninckx, Cannibale.
 On trouve sujet et scénario tout à fait passionnants mais l'adaptation, peut-être trop fidèle au bouquin original, manque de caractère : l'album a un goût de trop ou de trop peu et le dessin, clair et agréable mais très classique, manque un peu de punch ou de modernité. Quelques planches ici.

Pour celles et ceux qui aiment les bestioles préhistoriques.
D’autres avis sur Babelio.

mardi 16 avril 2024

La route (Manu Larcenet)


[...] Alors d'accord.

L'auteur, l'album (156 pages, 2024) :

Manu Larcenet met en bulles et en images La route, le roman culte de Cormac McCarthy qui avait obtenu le prix Pulitzer en 2007. 
Un pari osé mais un album réussi et très fidèle à ce monument littéraire. 
Manu Larcenet avait déjà lâché en 2009 une petite bombe dans le petit monde la BD avec Blast : exit les couleurs acryliques et rutilantes, Manu nous proposait quatre gros albums au noir & blanc éclatant, expressif et même lumineux. Déjà, c'était une histoire de SDF errant sur les routes. 
Après avoir adapté Le Rapport de Brodeck de Philippe Claudel, il était somme toute assez logique que Manu Larcenet s'attaque au roman culte de Cormac McCarthy, qui avait déjà été porté sur écran en 2009 par John Hillcoat avec Viggo Mortensen. 
De toute évidence, la noirceur du dessin de Larcenet était faite pour illustrer ce sombre récit post-apocalyptique. 
La fin du monde a eu lieu. On ne sait pas trop comment et cela commence même déjà à dater, d'une bonne dizaine d'années. Quelques survivants, quelques moribonds, errent sous la pluie sur les routes couvertes de cendres, comme cet homme et son enfant. Ils vont vers le sud, cherchant un peu de nourriture, en évitant quelques misérables hordes sorties de Mad Max. 
Un récit dans lequel il n'y a plus de noms, presque plus de mots, il n'y a que l'homme et le petit, une solitude insondable, plus personne à qui parler et le roman de McCarthy était avare de dialogues, rempli de silences et de non-dits. 
Voilà qui laisse toute la place à Larcenet pour déployer son talent de metteur en scène et faire en sorte que le dessin devienne lui-même le récit - un beau challenge pour un bédéaste. 
Sans cartouches de texte "off", sans bulles explicatives, c'est uniquement grâce à l'enchaînement des cases et à la force suggestive des dessins que le récit est retranscrit dans un noir et blanc sale et charbonneux à l'image de ce monde de cendres apocalyptiques, parfois teinté de sépia ou de teintes orangées. 
Les rares phylactères jaillissent de cet univers pour mieux souligner les non-dits des rares dialogues entre l'homme et son petit. 
Le génie de McCarthy c'est d'avoir écrit son bouquin avec une seule image, celle de cet homme et son petit sur la route avec leur caddie, une image qu'il nous repassait sans cesse, encore et encore. Mais quelle image puissante ! 
Une image qui lui a valu un Pulitzer, une image si pleine de sens désespéré, si lourde de terribles sous-entendus, qu'elle imprégnait durablement le lecteur et même tout le monde littéraire. 
Une image dont s'est emparé avec brio Manu Larcenet dont les planches arrivent à nous faire partager le quotidien de ces deux êtres en perdition et ressentir les souffrances (et les trop rares joies) de ces corps amaigris. 
En un peu plus de 150 pages, l'auteur prend tout le temps de développer fidèlement le roman avec ses scènes les plus notables : le coca, le revolver, le bunker... tout y est. 
Le pari était osé, voire risqué, mais avec la réussite et la reconnaissance des lecteurs, le succès est au rendez-vous : l'album a déjà été réimprimé et cela dans plusieurs langues. 
Larcenet avoue tout de même un regret : « Ne pas avoir pu remettre cet album à Cormac McCarthy lui-même. » puisque l'auteur américain est décédé en juin dernier. 

À noter : les éditions Points (avec l'arrivée de Thomas Ragon transfuge de chez Dargaud) ont eu la bonne idée de ré-éditer le roman de McCarthy en version "collector" avec quelques planches illustrées tirées de la BD, histoire de doubler le plaisir avec la (re-)lecture du roman ! 

♥ On aime beaucoup :

 On voit tout de suite ce qui a pu séduire Larcenet dans ce texte rapidement devenu mythique.
Le sombre récit de McCarthy laissait les rares et pauvres dialogues se dissoudre dans une prose puissante. Les planches en noir et blanc de la BD sont à la hauteur de la puissance du récit et les bulles y retranscrivent les rares dialogues presque mot pour mot.
 Un complément essentiel au livre où l'enfant prend toute sa place.

L'intrigue :

La fin du monde a eu lieu. 
Quelques survivants, quelques moribonds, errent sous la pluie sur les routes couvertes de cendres, comme cet homme et son enfant.
Ils vont vers le sud, cherchant un peu de nourriture, en évitant quelques misérables hordes à la Mad Max.
[...] Il sera de quelle couleur l'océan ?
Et quelques planches plus loin :
[...] Je te demande pardon ... L'océan n'est pas bleu.

Pour celles et ceux qui aiment les survivants.
D’autres avis sur Bibliosurf et Babelio.
Ma chronique dans le magazine culturel Benzine.

La route (Cormac McCarthy)


[...] Que la mort et ses jours à elle aussi seront comptés.

L'auteur, le livre (288 pages, 2024, 2006 en VO) :

Pourquoi revenir sur ce monument littéraire sur lequel tout a été dit (et sans doute son contraire aussi) ?
Parce que les éditions Points (avec l'arrivée de Thomas Ragon transfuge de chez Dargaud) ont eu la bonne idée de profiter de la BD de Manu Larcenet pour ressortir le texte intégral de Cormac McCarthy illustré de quelques planches de Larcenet, un collector.
L'occasion de lire ou relire ce monument littéraire qu'est devenu La route, et bien sûr de découvrir ensuite la superbe BD que Manu Larcenet en a tiré.

♥ ♥ ♥ On aime vraiment très beaucoup :

 Un récit d'une noirceur sans fond faite de désespoir et de solitude.
Il n'y a plus de noms, même plus de mots, il n'y a que l'homme et le petit, une solitude insondable, plus personne à qui parler, même les dialogues entre l'homme et le petit sont rapportés dans un style indirect.
Après plusieurs années d'errance, ce n'est même plus la fin du monde : le monde est désormais terminé, on est déjà au-delà.
La question n'est plus de survivre, comment survivre.
Non, la question est désormais : faut-il vraiment survivre ? Pour quoi survivre ?
Je crois bien que c'est le premier bouquin où je suis tenté, je veux dire vraiment tenté, d'aller jeter un œil sur les dernières pages pour voir si une lueur d'espoir pouvait s'y cacher ....
 Le génie de McCarthy c'est d'avoir écrit son bouquin avec une seule image, celle de cet homme et son petit sur la route avec leur caddie, une image qu'il nous repasse sans cesse, encore et encore, pendant toutes ces pages.
Mais quelle image puissante ! Une image qui vaut un Pulitzer, une image si pleine de sens désespéré, si lourde de terribles sous-entendus, qu'elle imprègne durablement le lecteur et même tout le monde littéraire.
Il y a du Moby Dick dans cette image.
Quelques mots, quelques lignes et tout est dit :
[...] Une heure plus tard ils étaient sur la route. Il poussait le caddie et tous les deux, le petit et lui, ils portaient des sacs à dos. Dans les sacs à dos il y avait le strict nécessaire. Au cas où ils seraient contraints d'abandonner le caddie et de prendre la fuite. Accroché à la barre de poussée du caddie il y avait un rétroviseur de motocyclette chromé dont il se servait pour surveiller la route derrière eux.
 Comme les temps qui y sont décrits, ce roman a quelque chose de définitif, qui condamne tous les récits passés et à venir de survivalisme et qui surtout condamne définitivement notre soi-disant humanité.

Le pitch :

La fin du monde a eu lieu. On ne sait pas comment, mais cela commence même déjà à dater, d'une bonne dizaine d'années. 
Quelques survivants, quelques moribonds, errent sous la pluie sur les routes couvertes de cendres, comme cet homme et son enfant.
Ils vont vers le sud, cherchant un peu de nourriture, en évitant quelques misérables hordes à la Mad Max.
[...] Ils attendaient, assis sur le remblai. Rien ne bougeait. II passa le revolver au petit.
Prends-le toi, Papa, dit le petit.
Non. Ce n'est pas ce qui était convenu. Prends-le toi.
II prit le revolver et le garda sur ses genoux et l'homme descendit.
Ah cette terrible chorégraphie du revolver avec l'enfant, plusieurs fois répétée ...
[...] Quand on sera tous enfin partis alors il n'y aura plus personne ici que la mort et ses jours à elle aussi seront comptés. Elle sera par ici sur la route sans avoir rien à faire et personne à qui le faire. Elle dira : Où sont-ils tous partis ? Et c'est comme ça que ça se passera. 

Pour celles et ceux qui aiment les survivants.
D’autres avis sur Bibliosurf et Babelio.

lundi 15 avril 2024

La casse (Eugenia Almeida)


[...] Il ne faut pas que ça prenne de l’ampleur..

L'auteure, le livre (208 pages, avril 2024, 2022 en VO) :

Eugenia Almeida, c'est cette auteure argentine, journaliste et poète, qui avait fait une entrée remarquée en littérature avec L'autobus en 2007 suivi de La pièce du fond en 2010.
Il y eut également L'échange en 2016, mais c'est une auteure avare de ses mots (et ses bouquins sont d'ailleurs peu épais).
La voici de retour avec La casse, un roman noir urbain, si l'on veut lui coller une étiquette.

On aime beaucoup :

 Au fil de ses ouvrages Eugenia Almeida semble s'être donné comme but d'illustrer la théorie du chaos, celle du fameux effet papillon. Quand un petit événement ordinaire et insignifiant va venir bouleverser l'ordre des choses. 
Comme ce fameux autobus qui un beau jour de 2007 ne s'arrêta plus au village.
Et ce qui intéresse l'auteure ce sont les répercussions de ces événements d'apparence anodins sur les comportements, la réaction en chaîne, l'emballement nucléaire, les conséquences de l'effet papillon.
[...] Chercher le point de bascule où tout a commencé à s’effondrer.
 Il faut accepter de se laisser porter par la prose très elliptique de l'auteure qui ne s'embarrasse ni d'explications ni de descriptions. Le lecteur aura un peu de mal au début à situer tel ou tel personnage, savoir qui parle, qui a fait quoi, qui vient d'où, et bien sûr qui a une dette envers qui ... 
Mais peu à peu la musique d'Eugenia Almeida donnera le tempo et le roman finira par trouver son rythme.
On est pas vraiment dans un polar, un roman noir peut-être, à coup sûr le portrait au vitriol d'une Argentine gangrenée par la corruption.

Le pitch :

Deux petits voyous qui se mêlent de ce qui ne les regarde pas et se font dessoudés.
Une voiture qu'il ne fallait pas voler. Pas celle-là.
[...] – Je ne t’ai rien demandé.
– Je sais. Mais j’ai pensé qu’il fallait leur mettre la pression. Pour que les choses soient claires.
– Mais tu ne leur as pas mis la pression, Noriega. Tu leur as collé quatre balles dans la peau. Chez eux. Et tu as foutu un bordel monstre.
– Ne pas les punir, ça revenait à dire que tout le monde peut faire ce qui lui chante.
Deux ou trois petits grains de sable, d'une apparence ordinaire et insignifiante, qui vont déclencher un sacré bazar.
Un chef de gang qui tient une casse de voitures (celle du titre), un patron de police ripoux, un amateur de vieilles voitures, un ministre corrompu, une voyante et un jaloux, des flics et des voyous, ...
Bien peu en réchapperont car bientôt les cadavres vont tomber comme des dominos, comme les conséquences imprévisibles du chaos.

Pour celles et ceux qui aiment les vieilles bagnoles.
D’autres avis sur Bibliosurf et Babelio.
Livre lu grâce à NetGalley et aux éditions Métailié.
Mon billet dans le journal 20 Minutes.

dimanche 14 avril 2024

Obsolète (Sophie Loubière)


[...] Tout ça ne serait qu’un immense canular.

L'auteure, le livre (528 pages, février 2024) :

Sophie Loubière, journaliste et auteure de polars vient de signer avec Obsolète, un roman d'anticipation, une dystopie pour reprendre ce qui qualifie ce genre très à la mode mais dont on redoute souvent la trop grande facilité.
Mais quelques très bons avis [1] [2] [3] nous ont finalement convaincus de plonger dans ce conte philosophique et de répondre à l'appel du futur de l'auteure qui nous expédie 240 ans après le 1984 de George Orwell.
En 2224, Big Brother est devenu écolo : bien obligé pour tenter d'enrayer l'extinction de l'humanité.
[...] Alors, on s’était appliqué à sauver les meubles. Garantir la survie de l’humanité – du moins, ce qu’il en restait. 
[...] Passer de neuf milliards d’humains au XXIe siècle à neuf cents millions après le Grand Effondrement de la civilisation fossile et, aujourd’hui, peiner à maintenir dix millions d’âmes. Tout cela en un claquement de doigts à l’échelle temporelle de la planète.
Histoire de mettre le lecteur au diapason, Sophie Loubière y va même d'une dédicace bien sentie :
[...] À ma descendance. Puisse-t-elle connaître un monde formidable.

♥ On aime beaucoup :

 Sophie Loubière a choisi de ne pas déstabiliser son lecteur par une anticipation de techno parade. Bien au contraire, chacun des détails de la vie en 2224, pris isolément, est crédible voire réaliste. Mais c'est leur accumulation qui dérange et crée un certain malaise : l'auteure se moque pas mal de 2224 et préfère brosser une féroce critique de notre monde actuel, celui d'aujourd'hui en 2024.
 Le monde de 2224 semble paradisiaque, ce qui reste de notre civilisation y est bon, beau et gentil, écolo-recyclable même, et l'on s'y souhaite "belle journée" à tout bout de champ !!! 
Mais on frémit bientôt à l'idée qui est au cœur de l'intrigue : ces femmes ménopausées, qui ne sont plus en mesure de procréer pour reconstituer l'humanité, et que l'on "retire" du circuit pour que les hommes puissent fonder une nouvelle famille.
Une alternative à la polygamie nous dira-t-on. 
Sauf que personne ne sait vraiment ce que deviennent les "retirées" quand elles partent pour le fameux "Domaine des Hautes Plaines", même si l'on se doute bien que l'auteure est suffisamment habile pour ne pas nous resservir un simple remake féministe de Soleil vert.
Bref on est très impatient d'apprendre ce qu'il advient des "retirées" ...
[...] — C’est normal de quitter sa famille quand on est vieille. Il n’y a pas de raison d’être triste.
— Tout à fait. Une Retirée sait qu’elle quitte sa famille pour aller vers une autre source de joie.
[...] — Tu sais ce qui se murmure entre femmes ? 
— À quel propos ? 
— Le Domaine des Hautes-Plaines. Le Grand Recyclage. Tout ça ne serait qu’un immense canular.
 Pour corser encore le suspense, Sophie Loubière ne renie pas ses origines d'auteure de polars et nous a préparé quelques morts suspectes, impensables dans ce monde idyllique où la violence n'existe plus et donc où l'on ne sait plus pratiquer une autopsie !
 On apprécie quelques petites inventions savoureuses (qu'on vous laisse découvrir) comme l'euthanasie raisonnée ou l'enterrement de vie de maman, ou encore ces bracelets régulateurs d'humeur.
Tout cela est évidemment très inconfortable, l'humour est grinçant, on ne sait trop quelle est la part du second degré, si c'est du lard ou du cochon, ou plutôt on se doute bien que l'auteure nous invite à jeter un œil inquiet du côté obscur de la force.
[...] Un bracelet modère nos humeurs, enregistre nos émotions et contrôle nos montées d’adrénaline, une manière de fermer nos yeux, de mettre des œillères.
 On s'inquiète aussi de la manipulation exercée par une IA (la version 2224 d'Alexa ou Siri s'appelle Maya) qui va jusqu'à imiter Orwell et créer une "novlangue".
[...] Maya modela patiemment notre langue et notre imaginaire pour y enchâsser l’expression et le concept. D’abord en injectant le terme à petites doses dans ses messages informatifs. Il était essentiel de nous habituer à l’entendre. Il fallait le normaliser, nous acclimater à sa présence dans un langage quotidien. L’effet de répétition dégradait notre vigilance. Si un mot isolé pouvait choquer, provoquer une réaction, la ritournelle entonnée par l’IA amoindrissait notre capacité à réfléchir et rendait la chose jolie.
[...] Aussi loin que remontait l’histoire de l’Homme, de tous ses crimes, le plus grand demeurait sa faculté à en nier l’existence. Parfois, il allait même jusqu’à les effacer.
 Bref, seul le lecteur vraiment naïf voudra bien croire que Sophie Loubière s'intéresse plus à 2224 qu'à 2024 ...
C'est un miroir éblouissant et à peine déformant que nous tend l'auteure.
 Bon, le grincheux de service regrettera peut-être quelques longueurs ou digressions explicatives.

Le pitch :

2224. Notre civilisation dite "fossile" n'est plus. 
L'humanité est réduite à peau de chagrin et survit sur quelques territoires encore épargnés. 
On s'efforce de lutter contre l'effacement, les malformations, la stérilité, les fausses couches. Les femmes ménopausées, devenues "obsolètes" sont "retirées" du circuit pour que leur conjoint puisse fonder une nouvelle famille avec une femme plus jeune en mesure de procréer.
Mais il semble bien que quelques grains de sable se soient glissés dans cette belle mécanique idyllique du futur ...

Pour celles et ceux qui aiment se souhaiter "belle journée".
D’autres avis sur Babelio.
Livre lu grâce aux éditions Belfond
Mon billet dans 20 Minutes.

jeudi 4 avril 2024

Le réseau (John Grisham)


[...] C’était il y a quinze ans et tout a changé.

L'auteur, le livre (496 pages, avril 2024, 2023 en VO) :

John Grisham a beau être un auteur particulièrement prolixe, voilà bien longtemps qu'on n'avait pas tenu en mains un de ses bouquins. C'est chose faite avec Le réseau qui, cerise sur le pompon, se veut être une suite à La firme, l'archétype du thriller juridico-politico-financier.
Mais pour les extra-terrestres récemment débarqués qui n'auraient pas lu ce livre culte, ni vu le film avec Tom Cruise, Grisham prend gentiment soin de rappeler les enjeux de La firme dans un prologue plutôt élégant. Faut dire que cette histoire date quand même de plus de 30 ans !
Le réseau raconte une autre aventure de Mitch McDeere supposée se dérouler 15 ans plus tard, donc au début des années 2000.
[...] — C’était il y a quinze ans et tout a changé.
— Ça ne me plaît pas.
— Tout ira bien, Abby. Personne ne va me reconnaître. Et tous les affreux sont partis.
— J’espère. Je te rappelle que nous avons quitté la ville en pleine nuit, qu’on était terrifiés et que de sales types nous pourchassaient.
— C’est vrai. Mais ils ne sont plus là. Certains sont morts. Et la firme s’est écroulée. Ils sont tous en prison.

On aime un peu :

 Bien sûr Grisham ne fait pas dans le subtil : ses personnages sont stéréotypés, parfois à la limite de la caricature. On pourrait le déplorer sans doute, mais reconnaissons que ces stéréotypes font partie intégrante de notre culture occidentale. On a grandi avec, on en connait tous les codes, toutes les clés de lecture, et le job de l'auteur est de les mettre en scène avec professionnalisme et si possible, un peu de panache et d'élégance. Un métier où Grisham, ancien avocat, n'a plus rien à prouver ... pour notre plus grand plaisir coupable.
 On redoute de découvrir les arcanes des négociations pour la libération des otages : l'impuissance de la boîte de mercenaires que le cabinet d'avocats a recrutée à grands frais mais qui brasse surtout du vent ou bien encore les nombreux obstacles à franchir pour convaincre les gouvernements italien et britannique de mettre la main au portefeuille, eux qui "officiellement" ne versent jamais de rançons aux terroristes. Tout cela décrit un tableau peu reluisant des coulisses du pouvoir (c'est un peu la spécialité de Grisham) et le lecteur se félicite à chaque page de ne pas être à la place des otages.
[...] Côté rançon, il n’y avait guère eu de progrès. L’Italie et la Grande-Bretagne faisaient la sourde oreille, espérant que la crise se résolve ou disparaisse par enchantement. Puisqu’ils étaient exclus des négociations et ignoraient totalement à qui ils avaient affaire, ils étaient réticents à mettre la main à la poche – ce qui pouvait se comprendre.

Le pitch :

Quinze ans après La firme, Mitch McDeere est devenu un avocat très performant dans un très grand cabinet (ici tout est "très" évidemment), il est chargé de défendre les intérêts d'une très grande société turque de BTP qui a construit en Libye un très grand ouvrage pharaonique à la démesure de Khadafi, travaux que la Libye n'a plus très envie de payer. 
Une fois sur place, une jeune et très jolie collaboratrice de Mitch (c'est la fille d'un de ses collègues) est enlevée par des très affreux et ses gardes du corps décapités à la tronçonneuse. 
[...] Étaient-ce des terroristes ? des bandits ? des révolutionnaires ? Des guerriers d’une quelconque tribu ? Des intégristes religieux ? Cela pouvait être n’importe qui. Et comme l’État contrôlait la presse, aucune information ne fuitait dans les médias occidentaux.
Le compte à rebours est lancé, la vie des otages ne tient qu'à un fil, Abby et Mitch McDeere vont devoir se démener comme des beaux diables.
Pour info, le projet d'aqueduc pharaonique de Khadafi (La Grande Rivière Artificielle) n'est pas une invention de l'auteur.

Pour celles et ceux qui aiment les avocats.
D’autres avis sur Babelio.
Livre lu grâce à NetGalley et aux éditions JC Lattes (SP).
Mon billet dans 20 Minutes.

mardi 2 avril 2024

Les jeunes fauves (Davide Longo)


[...] Et qu'est-ce qui me resterait ?

L'auteur, le livre (288 pages, avril 2024, 2021 en VO) :

On a découvert il y a peu Davide Longo, la nouvelle coqueluche des médias italiens, avec le premier épisode d'une série intitulée Les crimes du Piémont : c'était l'Affaire Bramard, un roman que l'on avait beaucoup aimé.
Cette nouvelle enquête, Les jeunes fauves, vient confirmer que la réputation médiatique de la nouvelle star du polar italien est bien loin d'être usurpée : sa plume est vraiment de grand talent. 

♥ ♥ On aime beaucoup :

 En apparence, la recette parait simple : une attention toute particulière aux personnages et à leurs dialogues et une intrigue solidement ancrée dans le passé. Encore faut-il avoir le tour de main pour que prenne la sauce. 
Et Davide Longo consacre tout son savoir-faire à ses personnages. Même l'intrigue leur est consacrée puisque la découverte des ossements va nous conduire à une ancienne affaire jamais élucidée quand le jeune Corso Bramard faisait ses débuts dans la police. Et le dénouement va même nous éclairer quelques côtés obscurs de la jeune Isa, la geek de service qui ne veut pas qu'on la prenne pour une nouvelle Lisbeth.  
 On est ravi de faire plus ample connaissance avec ce redoutable trio d'enquêteurs : chacun d'eux est vraiment un sacré personnage et leurs rencontres font des étincelles. Avec ce deuxième épisode, le lecteur croit même faire un peu partie de cette équipe. Vivement la suite !
 On va en apprendre plus notamment, sur le commissaire Arcadipane que l'on avait à peine entrevu dans le précédent épisode. Cette fois, c'est lui que l'on va suivre au centre de l'intrigue où il traîne une douloureuse crise de la cinquantaine : seuls quelques bonbons à la réglisse et un chien boiteux arriveront à le sortir de son spleen. Voilà qui nous change des flics habituellement imbibés qui noient leurs états d'âme dans l'alcool.
[...] Il lui a fallu quarante ans pour apprendre à bien faire les deux choses pour lesquelles il avait un peu de talent : son métier de commissaire et son rôle de mari. Et à présent, il ne semble plus y arriver si bien que ça. 
Pour tout le reste : communiquer, s’ouvrir, compatir, bien manger, aimer d’autres femmes, comprendre l’art, se rappeler des films, se faire redresser les dents, trouver les mots justes, se mettre de la crème, apprécier le sauna, le dimanche, la nature et se laver les pieds tous les soirs avant d’aller se coucher, il est désormais trop tard.
Voilà, c’est ça, vieillir : ne plus avoir de temps pour devenir bon à quoi que ce soit.

Le pitch :

Tout commence avec la découverte d'ossements (une douzaine de crânes) au fond d'un chantier. En Italie, on sait qu'il s'agit habituellement d'un charnier datant de la dernière guerre qui fut surtout civile.
[...] C’est des trucs comme celui-là : partisans, fascistes, règlements de comptes pendant ou après la guerre. Il y a sûrement un vieux dans le coin qui sait même qui ils sont et qui les a tués, mais s’il n’a pas parlé jusqu’ici…
[...] Arcadipane regarde les os longs des bras et des jambes disposés par les ouvriers avec le bassin, la colonne vertébrale et le crâne suivant la forme d’un corps. À côté, un tas de petits os qu’ils n’ont pas su placer.
— Ceux-là, c’est comme Andorre ou le Liechtenstein, commente Sarace. À moins de bosser dans la banque, tu ne sais pas où ça se trouve.
Mais quelques doutes tourmentent le commissaire Arcadipane qui n'est pas si certain que les ossements datent vraiment de la guerre. 
Encore une histoire qui ne demande qu'à remonter du passé tourmenté de ce pays.

Pour celles et ceux qui aiment jouer aux osselets.
D’autres avis sur Babelio.
Livre lu grâce à 20 Minutes Books, NetGalley et aux éditions JC Lattes Le Masque
Mon billet dans 20 Minutes.

lundi 1 avril 2024

Krummavisur (Ian Manook)


[...] Il n’aura fait que chanter le Krummavísur.

L'auteur, le livre (416 pages, avril 2024) :   

Ian Manook : ce nom ne nous est pas inconnu puisque c'est celui qui, il y a dix ans, avait signé Yeruldelgger dans les steppes mongoles et qui relançait le genre dit du polar ethnique.
Ian Manook c'est l'un des nombreux pseudos de Patrick Manoukian, journaliste au look de Commandant Cousteau (il écrit notamment sous le nom de Roy Braverman pour des trucs plus américains).
Depuis quelques livres, Manook a délaissé l'Asie centrale pour partir chasser sur d'autres terres sauvages, en Islande, avec une série de polars qui mettent en scène un flic ingérable et controversé dénommé Kornelius Jakobsson
On attaque ici par le troisième épisode : Krummavísur, qui peut se lire sans les précédents (dont il serait quand même dommage de ne pas profiter !).
Cet épisode nous emmènera même faire un petit tour au Groenland sur des terres glacées que l'on connait un peu mieux depuis un autre auteur, bien frenchy lui aussi malgré son pseudo : Mo Malø, qui nous avait déjà fait découvrir l'accident de Thulé et l'incroyable Camp Century des américains, que l'on retrouve ici.

♥ On aime :

 Manook est allé chercher tous les clichés connus sur l'Islande (et même le Groenland voisin) pour nous les resservir dans une histoire pleine de bruit et de fureur, de glaces et de tempêtes. Pas sûr que les îliens natifs apprécient vraiment le dépliant touristique mais pour notre part, nous ne bouderons certainement pas notre plaisir coupable. D'autant que tout cela est assaisonné d'un humour caustique bien savoureux, très "second degré". 
 On rigole même franchement avec deux ou trois personnages, comme l'agent Komsi qui caricature un de nos travers de langage bien français (pffff, c'est pas comme si on parlait toujours comme ça) ou encore cet inspecteur Ari, impayable avec ses proverbes idiots tirés des carnets de son grand-père.
[...] — Il s’appelle vraiment inspecteur Harry, comme Clint Eastwood dans…
— Non, Alma, il s’appelle Ari Eiriksson, et il est donc pour moi l’inspecteur Ari.
[...] — Qui aime les œufs ne mange pas de poule.
Kornelius le regarde en écarquillant les yeux.
— Quoi, se justifie Eiriksson, ça veut dire qu’il ne faut pas détruire ce qui nous nourrit, qu’il faut prendre soin de la terre, qu’il…
— J’avais compris, coupe Kornelius. Combien de proverbes a inventés ton fichu grand-père ?
— Sept cent trente-quatre, dans douze carnets reliés.
[...] — Pas la peine de couper les ailes à un mouton, lâche Ari, je vais me trouver une location à Höfn.
— Pas la peine de quoi?
— Pas la peine de chercher à comprendre ses dictons, intervient Kornelius. Son grand-père en a inventé sept cents, tous plus incompréhensibles les uns que les autres.
— Sept cent trente-quatre, dans douze carnets qui…
— On s’en moque, lâche Kornelius.
 On apprécie également que l'auteur brosse un tableau rapide mais assez complet de ces régions (Islande et Groenland) et ne se prive pas de convoquer un peu de géopolitique, même si c'est pour railler copieusement les pays colonisateurs : les US et le Danemark. 
[...] Cette période difficile où se dessine l’indépendance d’un Groenland que la Chine et la Russie convoitent déjà sans vergogne. 
[...] — Tous ces Américains… 
— Les Américains ne peuvent pas être responsables de tout, Kuppik. 
— Peut-être, mais ce sont eux qui donnent l’exemple et qui mènent le monde.

Le pitch :

Tout commence comme dans tout bonne histoire islandaise d'espionnage, par la réapparition de l'épave d'un avion US perdu dans les glaces, façon Opération Napoléon comme l'avait déjà imaginé Indridason.
Dans le même temps, bien loin du glacier Vatnajökull, une autre intrigue se noue à Reykjavik : l'Islande est un village où les secrets ne le restent pas bien longtemps, surtout si l'on est un homme politique bien en vue mais intéressé par les très jeunes filles. 
Manigances politiciennes, avocats véreux, voyous lituaniens, ingérence de la diplomatie US et de ses services secrets, corruption politique, manipulation et dissimulation de preuves, le lecteur a droit à la totale, impatient de voir les deux affaires se rejoindre. Parce que forcément hein ...
Avec un beau dénouement qui emportera tout cela dans le bruit et la fureur de l'île.
[...] Son geste satisfera tout le monde. On pourra penser que c’est un nouveau fardeau lourd à porter pour Kornelius, mais lui s’en moquera et ne se confiera à personne.
Après tout, il n’aura fait que chanter le Krummavísur.
Le Krummavísur est une chanson traditionnelle islandaise qui a été reprise, notamment, par Björk (pour celles et ceux qui aiment les vocalises de Alda Björk Ólafsdóttir moins célèbre que son homonyme !).

Pour celles et ceux qui aiment les glaçons, façon polar on the rocks.
D’autres avis sur Babelio.
Livre lu grâce à 20 Minutes et aux éditions Flammarion.
Mon billet dans 20 Minutes.