mercredi 4 décembre 2024

Une colère simple (Davide Longo)


[...] Vraiment un chouette moment !

Troisième enquête de l'équipe de choc montée à Turin par Davide Longo dont la réputation de “ nouvelle star du polar italien ” est décidément bien méritée.

L'auteur, le livre (346 pages, octobre 2024, 2021 en VO) :

Rentrée littéraire 2024.
Davide Longo, c'était en début d'année la coqueluche des médias transalpins qui l'annonçaient comme la star du nouveau polar italien.
On l'a découvert avec les deux premiers épisodes d'une série intitulée Les crimes du Piémont : l'Affaire Bramard et Les jeunes fauves, deux polars que l'on avait déjà beaucoup aimés.
Cette troisième enquête, Une colère simple, confirme à nouveau que la réputation de la nouvelle star du polar italien est loin d'être usurpée : c'est vraiment une plume de grand talent

♥ On aime :

 On aime beaucoup ces romans policiers qui se construisent autour de leurs personnages plutôt que de leur intrigue criminelle. 
Et il faut reconnaître que Davide Longo nous a concocté un sacré trio d'enquêteurs :
Il y a là Corso Bramard, celui qui ouvrait la série, un vieux flic retraité au flair légendaire, un taiseux réfugié dans ses montagnes du Piémont, un type qui garde au frais dans sa cave ses meilleurs bouquins, comme d'autres leurs bouteilles de vin.
[...] Il a résolu des affaires là où les autres ne voyaient même pas d’affaire. Personne n’y comprenait rien mais pour finir, c’est lui qui avait raison. Moi qui ai travaillé avec lui, je n’ai jamais su comment fonctionnait son cerveau.
Il y a là Vincenzo Arcadipane, le commissaire chevronné, ancien disciple de Bramard, qui n'arrive pas à se remettre de son divorce, qui traîne un chien abominable et qui consulte une psy estropiée encore plus malade que lui.
[...] Arcadipane marche au milieu de tout cela suivi, à bonne distance, de son vilain chien à trois pattes.
Et puis Isa Mancini, la jeune geek percée et tatouée, une sorte de clone italien de la suédoise Lisbeth Salander.
[...] — Vous me suivez ? À quel croisement vous ai- je perdu ? Vous m’avez l’air un peu confus !
— Je le suis.
Mais tous les autres, les voisins, les gentils, les méchants, tous sont croqués avec finesse, saveur, parfois avec humour mais toujours avec beaucoup d'humanité.
 Davide Longo a pris son temps au fil de ces trois épisodes pour installer tous ses personnages. Et pour cette troisième enquête ... il se lâche un peu !
On va découvrir avec délectation et jubilation une ambiance, un style, une écriture (très elliptique) qui évoque la folie douce de Fred Vargas et de son commissaire Adamsberg. C'est savoureux.
Alors oui, c'est définitivement confirmé, Davide Longo est bien à la hauteur de sa réputation transalpine et je ne peux que te conseiller de prendre le train pour rejoindre tout le monde à Turin. 

Le canevas :

Ça commence de manière étrange avec une enquête qui n'en est pas vraiment une, des suicidés qui n'en sont peut-être pas, et un commissaire Arcadipane qui ne sait plus trop où il en est. 
Son enquête comme sa vie perso, tout part en sucette ...
[...] Si sa vie ne partait pas à vau-l’eau et cette affaire, en couilles, ce serait vraiment un chouette moment !
Il aura grand besoin de l'aide de Bramard et de la jeune Isa et même d'un ancien flic à moitié barge qui ne s'exprime qu'avec des paraboles bibliques, il faudra toute l'équipe pour venir à bout de ces morts en série qui semblent sorties tout droit d'un jeu de rôle ...

Pour celles et ceux qui aiment les flics.
D’autres avis sur Babelio.
Livre lu grâce aux éditions JC. Lattès - Le Masque (SP).
  

lundi 2 décembre 2024

Le prêtre et le braconnier (Benjamin Myers)


[...] Amen, dit le prêtre.

La campagne britannique n'est pas toujours riante : la voici qui sert de décor à un conte noir aux accents gothiques, une scène de chasse où le gibier est une jeune femme et le chasseur un prêtre diabolique.
Mais ce sera un tableau plus proche de Jérôme Bosch que de John Constable.

L'auteur, le livre (288 pages, octobre 2024, 2014 en VO) :

L'anglais Benjamin Myers n'en est pas à son coup d'essai et semble s'être fait une spécialité de romans noirs qui prennent place dans la campagne britannique.
On le découvre ici avec sa toute dernière histoire traduite en français : Le prêtre et le braconnier.
Ça s'appelle Beastings en VO : tout un programme pour cette traque lugubre dans un décor vénéneux (comme les champignons), aux couleurs de la fin sinon du monde, du moins de l'humanité.

Les personnages :

Ils n'ont pas de nom : la jeune fille, le bébé, le prêtre et le braconnier, voici les protagonistes de la chasse à la femme qui est lancée dans les landes de Cumbrie, aux frontières de l'Ecosse.

Le canevas :

La jeune fille, sans doute muette et un peu simplette, s'enfuit de la maison où elle avait été placée par le curé qui gère un orphelinat. Dans sa fuite, elle emporte avec elle le bébé de la famille.
On devine un passé lourd de maltraitances (très lourd) : le prêtre est connu pour être un peu trop proche de ses brebis.
Le père de famille demande au curé de lui ramener son enfant. Le berger entend bien récupérer la brebis égarée de son cheptel et, pour la traquer dans les landes, il va se faire aider par un braconnier.
[...] Je retrouverai votre enfant monsieur Hinckley. Et je retrouverai la fille mais dans quel état je ne saurais le dire. Morts ou vifs ce sera la volonté de Dieu.
Une chasse à la femme qui va durer plus longtemps que ne le pensait le braconnier ...
[...] Ça fait des jours qu’on est partis. Qu’on crève à moitié de faim et qu’on sent mauvais. Tout ça pour une petite idiote qui n’est pas aussi idiote qu’elle y paraît.
Mais le prêtre est tenace et s'obstine dans sa traque.
[...] Impressionné par la rapidité et l’endurance du Prêtre. Cet homme semblait doué d’une volonté surnaturelle. Mû par une force intérieure. Dieu supposa le Braconnier.
Dieu ... et peut-être aussi un peu de coke. Pour aider.
Le dénouement sera à la hauteur de cette traque “infernale” (au sens propre du terme) : les banshees, créatures mythologiques celtes, seront même invoquées ...

♥ On aime un peu :

 Benjamin Myers fait preuve d'une écriture saisissante, ses phrases courtes et brutales, dépourvues de virgules, dessinent une prose aux accents gothiques, aussi rugueuse que la laine épaisse dont il faut se vêtir dans ces terres froides et humides. 
Ça gratte et ça démange : on a les pieds dans la gadoue, on est mouillé, on a froid, on bouffe ce qu'on peut, les conserves à même la boîte, on fait ses besoins quand on peut, on se lave encore moins souvent, on crève de soif et de faim, on sue et on pue, on souffre et on survit ... 
Voilà une écriture au plus près des corps et de la terre, servie par une belle traduction de Clément Baude : une prose qui rappelle parfois celle de Terres promises de Bénédicte Dupré la Tour, paru cette automne également.
Ici les protagonistes n'ont même pas de nom, peut-être parce que le véritable personnage de ce roman pourrait bien être la campagne anglaise elle-même, encore plus sauvage que ceux qui l'habitent.
 La violence est très présente, fortement ressentie mais, paradoxalement elle n'est qu'à peine évoquée : on devine, plus qu'on apprend, le passé terrible de la jeune fille, un calvaire indicible, ce qui nous laisse imaginer le pire.
Et même pour le dénouement, le lecteur n'arrivera que trop tard, condamné à deviner ce qui a bien pu se passer ... 
On est finalement terrifié, non pas par ce que nous décrit Benjamin Myers, mais par ce qu'il nous donne à imaginer. Voilà un auteur bien retors.
 Les esprits chagrins pourront regretter que les personnages soient proches de la caricature. C'est plus un conte, une fable, qu'un véritable roman noir. Comme si l'auteur voulait préserver son lecteur et instaurer une distance salutaire avec cette sinistre histoire.

Pour celles et ceux qui aiment les femmes plus que les prêtres.
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Livre lu grâce aux éditions Seuil/Points (SP).
  

mercredi 27 novembre 2024

Sang d'encre à Marrakech (Melvina Mestre)


[...] Pourquoi tatouer un cadavre ?

Seconde enquête de la détective Gabrielle Kaplan, un Nestor Burma au féminin dans le Maroc des années 50. Dépaysant et instructif.

L'auteure, le livre (228 pages, mars 2024) :

On a découvert les enquêtes de Gabrielle Kaplan avec Crépuscule à Casablanca, enchanté par le parfum old school de ces aventures d'une détective privée des années 50 au Maroc : une sorte de Nestor Burma au féminin.
L'auteure Melvina Mestre est née en 66 à Casa et visiblement cette ville et cette époque lui tiennent à cœur : on y va de découverte en surprise sur ce pays, cette région et cette période méconnus.
C'est donc avec grand plaisir que l'on retrouve la détective Gabrielle Kaplan pour un second épisode : Sang d'encre à Marrakech.

♥ On aime :

 C'est un roman policier fait pour dépayser, divertir mais aussi pour instruire. Melvina Mestre ne cherche pas à nous faire peur, ni à nous prendre la tête : ses intrigues policières servent plutôt de prétexte à une description minutieuse de la ville, de ses habitants et surtout du contexte politique et social des années 50 en Afrique du Nord.
 Le protectorat français vacille sous la pression des indépendantistes marocains de l'Istiqlal mais aussi celle des américains qui ont débarqué là-bas en 1942 en apportant leur coca-cola et leurs belles voitures mais également leur vision de la géopolitique mondiale où la colonisation française n'a plus sa place.
 Cette série apporte un éclairage fort intéressant sur cette époque et cette région. 
Laissons parler Melvina Mestre dans sa postface :
[...] Je veille à ce que mes romans d’atmosphère s’inspirent de la grande Histoire, et qu’en me lisant mes lecteurs soient immergés dans le contexte historique, urbanistique et socio-culturel des années 1950. Je m’efforce de représenter le plus possible toutes les sensibilités de ce Maroc sous protectorat pré-indépendance, dans un contexte politique complexe.
➔ Et puis bien sûr on finit par se prendre d'amitié pour Miss Kaplan et son équipe : “ il s’était attaché à cette jeune femme singulière, ouverte et tolérante. Un mélange de perspicacité, d’impertinence et de drôlerie. ”

Les personnages :

La détective Gabrielle Kaplan est une femme débrouillarde qui a du flair : son "nez" est même capable de déchiffrer les parfums portés par les uns ou les autres.
Elle est entourée de Vincente, son assistante dévouée, de Brahim, son fidèle acolyte marocain toujours prêt à donner un coup de main, et d'Yvonne, une chroniqueuse mondaine très informée des dessous de la haute société casablancaise.

Le canevas :

Cette fois, le commissaire Renaud (le seul flic sympa du commissariat, ni corrompu ni raciste !) fait appel à Miss Kaplan pour élucider une série de meurtres : des cadavres de prostituées sont retrouvés au pied des monuments les plus emblématiques de la ville.
[...] C’était un corps de femme, entièrement nu. Il a été très probablement déposé là après le meurtre car elle a été poignardée et il n’y avait pas de sang autour. Sans doute très tôt ce matin ou au milieu de la nuit, puisqu’il y a toujours du monde et du passage par là- bas. Une chose est sûre, le lieu n’a pas été choisi au hasard. Un monument aux morts en plein milieu du centre administratif de la ville, cela signifie quelque chose, vous ne croyez pas ?
Voilà qui fait désordre et qui menace de mettre le feu aux poudres qui couvent : le protectorat français a bien du mal à garder la situation en mains.
[...] L’orage couvait. L’édifice de la France coloniale avait sérieusement commencé à se lézarder et, dans ce contexte, une guerre civile menaçait d’éclater à tout moment. Il fallait montrer que la police contrôlait et maîtrisait la situation.
L'enquête  sera pour nous l'occasion de découvrir la ville close, Bousbir, le quartier réservé à la prostitution par les colons français avec son “administration concentrationnaire et médicale”, que l'on disait “ la plus grande « maison close à ciel ouvert » du monde ”.
Mais le titre nous suggère que bientôt les cadavres en série vont nous emmener jusqu'à la Perle du Sud, la ville ocre, Marrakech, qui à cette époque ne connaissait pas encore le tourisme de masse mais qui s'y préparait déjà activement !
Quant à l'encre de ce même titre ce pourrait-être celle des journaux que l'administration peine à museler pour éviter que l'affaire ne vienne envenimer une situation déjà tendue, ou bien peut-être celle que les indigènes utilisent pour leurs tatouages ...

Pour celles et ceux qui aiment les fifties.
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lundi 25 novembre 2024

Prière pour disparaître (Socorro Acioli)


[...] Être vivant, c’est être un mot dans la bouche de quelqu’un.

Une jeune femme, ressuscitée des profondeurs de la terre, voit son nouveau destin s'écrire dans un récit brésilien des plus énigmatiques. Un couple, prévenu de son arrivée, l'attendait pour l'accompagner dans sa nouvelle existence...

L'auteure, le livre (200 pages, octobre 2024) :

Née à Fortaleza, au Brésil, en 1975, Socorro Acioli a déjà enrichi le paysage littéraire brésilien de plusieurs ouvrages dans des genres plutôt variés.
Prière pour disparaître est son second roman paru en français.

♥ On aime :

 Voilà bien une fable intrigante qui commence par la "ressuscitation", la résurrection d'une jeune femme, une brésilienne qui sort de terre au Portugal. 
Pour quelqu'un comme moi qui n'est attiré ni par le fantastique, ni par le surnaturel, et encore moins par le religieux ou la sorcellerie, plonger dans cette histoire relevait bien du défi ou du challenge !
Mais ça fonctionne plutôt bien car tout cela nous est conté avec un aplomb puissant, une évidence tranquille comme si les événements décrits faisaient partie d'un quotidien banal et ordinaire, que seul le lecteur ignorait jusqu'ici.
Et c'est effectivement le quotidien de ces familles, chargées au fil des ans d'accueillir ici ou là les "apparus", les ressuscités, pour accompagner leurs premiers pas dans leur nouvelle vie.
Et oui, ça fonctionne car c'est vrai, au fond de nous, on rêve tous un peu d'être parmi ces "initiés", de lever le voile sur les mystères de notre monde et d'ouvrir nos yeux sur l'une des faces cachées de la réalité, de participer à cette hiérophanie.
 Une histoire qui rappelle la légende urbaine des johatsu japonais qu'évoquait Thomas B. Reverdy dans son livre Les évaporés (août 2013) quand les proscrits disparaissaient dans les montagnes nippones, pour se laver de leur passé dans une source chaude avant de renaître à une nouvelle vie.
 Un récit qui nous plonge dans l'univers des traditions portugaises, évoquant notamment la romantique coutume des Mouchoirs Amoureux ou les curieux greniers de la région du Minho.

Les personnages :

Il y aura donc là une jeune femme ressuscitée que l'on appellera Aparecida (l'apparue).
Elle est accueillie par Florice et le docteur Fernando qui vont prendre soin d'elle et plus tard elle va rencontrer Jorge, un ami de la famille.
On va croiser aussi un mystérieux Monsieur Felix à qui Aparecida va commander un nouveau passé.

Le canevas :

Ça commence donc très fort avec une "ressuscitation" : au Portugal, une jeune femme est exhumée de terre par un couple visiblement prévenu de sa visite et qui l'attendait pour prendre soin d'elle.
[...] Je suis sortie d’un trou dans la terre d’Almofala, au Portugal. J’étais nue et chauve, je ne portais rien d’autre qu’un collier de coquillages. Je ne connais pas mon nom. J’ai été sauvée par un couple de personnes âgées. J’ai des entailles et des marques de violence sur le corps. Je suis brésilienne. Je vois les morts. Je ne me souviens de rien.
[...] Je me suis réveillée les yeux englués de boue, les narines pleines de terre, la bouche remplie de sable qui craquait entre mes dents. On m’avait enterrée.
[...] — Mais qu’est- ce que ça veut dire être ressuscitée ? Pourquoi ça m’est arrivé à moi ?
— Je te l’ai déjà dit. Ce sont des gens qui meurent sans mourir, des enterrés qui sortent de terre. Ça n’arrive pas à n’importe qui, ces morts- là sont choisis pour commencer une nouvelle vie.
Celle que l'on finira par appeler Aparecida (l'apparue) est sortie de terre nue comme un ver, amnésique et sans passé, elle ne sait plus qui elle était, ni quelle pouvait bien être sa vie d'avant. 
Pour reprendre le cours de sa destinée, elle va devoir retrouver ou inventer un passé ...
Une quête qui nous ramènera du Portugal jusqu'au Brésil puisque c'est là-bas que tout a commencé.
Le mystère est habilement entretenu tout au long du récit et le lecteur reste captivé, avide de comprendre.
[...] — J’ai le droit de savoir.
— Mais tu ne sauras jamais, ma belle. La vie est ainsi faite, on ne sait pas et pourtant on vit, tu comprends ? Tu n’as pas encore pigé comment ça marchait ?

Pour celles et ceux qui aiment les mystères.
D’autres avis sur Babelio.
Livre lu grâce aux éditions Tropismes (SP).
Ma chronique dans la revue ActuaLitté.
Ma vidéo sur Instagram.

mardi 29 octobre 2024

Misogynie (Claire Keegan)


[...] Ce qui est au cœur de la misogynie.

Une très courte nouvelle où l'irlandaise Claire Keegan nous brosse un portrait rapide de la misogynie ordinaire.

L'auteure, le livre (64 pages, mai 2022) :

On avait déjà croisé la route de l'irlandaise Claire Keegan : avec Ce genre de petites choses où l'on suivait les pas d'un livreur de charbon dans un presque conte de Noël jusqu'au couvent des sœurs Magdalene [clic], de sinistre mémoire irlandaise, encore un de ces grands scandales de l'église catholique.
C'était déjà un tout petit bouquin d'une centaine de pages et il a été adapté au cinéma pour une sortie prochaine ...
Misogynie est d'un format encore plus ramassé, une nouvelle plutôt d'une soixantaine de pages.

♥ On aime :

 Claire Keegan affectionne les formats courts. Sa prose y excelle à décrire les petites choses ordinaires, les petits riens d'apparence insignifiante mais qui veulent souvent dire beaucoup. 
Avec Misogynie, dans un format très très court, une nouvelle lue en quelques minutes, nous suivons la journée (presque) ordinaire d'un employé de bureau.
Mais ses collègues de bureau sont bien attentionnés et prévenants aujourd'hui ?
Ce soir il va regagner sa maison au sud de Dublin. 
Mais seul, pour une séance de zapping télé, pendant que remontent quelques souvenirs.
Que lui est-il arrivé ? Ou plus exactement que ne lui est-il pas arrivé ?
La définition par Claire Keegan de la misogynie ordinaire :
[...] – Tu sais ce qui est au cœur de la misogynie ? Dans le fond ? 
– Alors je suis misogyne à présent ? 
– Ça consiste simplement à ne pas donner, avait-elle dit.

Pour celles et ceux qui aiment les femmes.
D’autres avis sur Bibliosurf et Babelio.
Livre lu grâce aux éditions Sabine Wespieser (SP).
Ma chronique dans la revue Actualitté.

mercredi 23 octobre 2024

Roissy (Tiffany Tavernier)


[...] « Et vous, vous partez où ? »

Une étrange histoire en parfaite harmonie avec la magie de l'aéroport.

L'auteure, le livre (280 pages, août 2018) :

Tout petits déjà nous allions à Orly voir les avions décoller, comme le chantait Bécaud !
Les aéroports sont, avec les gares, des havres privilégiés en dehors du monde et du temps : on y est en transit, toujours entre deux, entre un départ ou une arrivée, une escale ou une autre, les yeux grands ouverts sur un tableau de destinations plus ou moins lointaines ou exotiques. 
Des possibles et des futurs, en veux-tu, en voilà, peut-être même que le passé n'existe plus. 
Avec Roissy, Tiffany Tavernier (la fille du cinéaste Bertrand T.) nous plonge au cœur de cet univers parallèle, comme on a pu le découvrir dans le film Le Terminal.
Elle dit s'être inspirée d'un article britannique sur une femme sans domicile qui vivait dans l'aéroport d'Heathrow.

Les personnages :

Une femme qui erre jour et nuit depuis des mois dans l'aéroport. On ne connait pas son nom, elle non plus ne sait pas comment elle s'appelle, quelle peut être sa vie, quelle a pu être sa vie d'avant : elle est amnésique, les brumes de sa mémoire laissent deviner un drame.
[...] Sur les raisons possibles d’une telle amnésie, tous les livres du rayon psychologie du point Relay étaient unanimes : seul un très gros choc émotionnel pouvait expliquer une si grande perte de mémoire.
Il y a là quelques sdf, Josias, Vlad, ... qui ont trouvé refuge dans les sous-sols du T2A, non loin d'un algeco d'Emmaüs qui sert le café chaud.
Et puis les employés du lieu dont elle lit les noms sur les badges et qui lui racontent leurs tranches de vie.
Il y a là Imen, femme de ménage au T2D, Lucie à la pharmacie, Rémi, le recycleur de chariots, Philippe, le chef cuisinier, Viviane, une ergothérapeute du T2E, Anthony maître chien renifleur et sa chienne Ilka, ou encore Kathy, serveuse au Grand Comptoir.
Il y a même quelques "sans-abri cols blancs" qui viennent chercher un abri chaque soir et repartent travailler à Paris le lendemain matin (si, si).
Devant les portes coulissantes des arrivées, il y a là aussi un homme énigmatique qui attend régulièrement l'arrivée du vol AF 445 Rio-Paris (celui qui a remplacé l'AF 447 crashé en 2009), sans doute parce que "chaque matin, lorsque les portes des arrivées s’ouvrent sur les passagers du Rio, c’est comme si tous ressuscitaient".

Le canevas :

L'errance d'une femme seule, amnésique, qui traîne dans les aérogares de Roissy, se lave dans les sanitaires, chaparde de quoi manger à droite à gauche, dévore des bouquins au point Relay et marche, marche, sans cesse comme tout le monde en ce lieu.
[...] Marcher, oui. Sans cesse. Seul moyen de ne pas se faire repérer par l’un des mille sept cents policiers affectés à la sécurité ou par l’une des sept cents caméras.
[...] Se fondre dans la foule en tournant sans fin pour me protéger des regards, ceux des SDF dont je ne veux surtout pas faire partie, ceux des policiers, ceux des opérationnels enfin, plus de cent mille personnes ici.
[...] Au Relay, je termine de lire 'Mort d’une héroïne rouge', pioche un nouveau roman au hasard.
Elle s'invente sans cesse de nouvelles vies (faute de connaître la sienne). Elle écoute patiemment celles de ceux qu'elle croise dans ses errances.
[...] « Et vous, vous partez où ?
– Moi ? À… Shanghai. J’ai rencontré quelqu’un là-bas. Je compte peut-être m’y installer. »
[...] Hier, je suis partie à Naples, Nairobi et Abidjan, m’improvisant tour à tour prof d’histoire, chef de produit L’Oréal, femme d’expat’ militaire… Femme d’expat’, c’était une première et j’ai été brillante.

♥ On aime beaucoup l'idée :

 Un petit bouquin qui capture parfaitement la magie du lieu.
Le lecteur, à l'instar des personnages croisés dans cette déambulation, se prend d'affection pour cette femme au passé mystérieux qui erre de salle d'attente en salle d'embarquement.
 On ne peut s'empêcher d'être intrigué par les coulisses de cet aéroport-ville qu'on ne fait jamais que traverser en transit, sans vraiment s'y attarder ni s'y intéresser, pressés que nous sommes de rejoindre une "destination", contrairement aux personnages de cette histoire.
 La prose de Tiffany Tavernier est particulièrement bien maîtrisée, laissant apparaître juste ce qu'il faut d'étrangeté et de poésie, jusque à mi-parcours, le récit se laisse malheureusement envahir par les rêveries, les délires et les souvenirs, quand tout bascule, quand les vitres du cocon aéroportuaire se fissurent pour laisser entrer la vraie vie, quand la mémoire revient.
[...] Je ne peux juste plus m’arrêter. Nous avons deux enfants, et non, malheureusement aucun. Notre mère vient de mourir. Notre fils aîné va se marier. Il est bouddhiste. Nous venons à peine de nous rencontrer. Il est mon beau-frère, mon frère, mon cadet, mon jumeau. Nous sommes à la tête d’une association de protection de pêche. Nous sommes vétérinaires, agrégés de lettres, électriciens, amateurs d’opéra…Dès le premier mensonge, il me supplie d’arrêter, mais peu à peu, face aux énormités que je débite, à l’empathie qu’elles suscitent, ses défenses, malgré lui, lâchent. Il se prend même à sourire.

Pour celles et ceux qui aiment les aéroports.
D’autres avis sur Bibliosurf et Babelio.

lundi 21 octobre 2024

Les enfants maigres (Tang Loaëc)


[...] Et qui mange les gardes ?

Un roman très court (fort heureusement) sur un sujet terrible : les enfants volés (en Chine) pour travailler clandestinement dans des usines illégales. Un aspect effrayant de notre esclavage moderne.

L'auteur, le livre (90 pages, mars 2024) :

Tang Loaëc est né de mère chinoise et de père breton : un métissage pas banal ! Un tel héritage l'a poussé sur les mers et il partage sa vie entre Paris et Shanghai.
Son bouquin Les enfants maigres s'attaque à un sujet terrible.

Le contexte :

On oublie trop souvent combien nos sociétés sont dures, violentes, impitoyables.
J'ai même ajouté un sinistre mot-clé enfants-volés sur ce blog pour repérer les bouquins qui évoquent de tels sujets !
En Chine, plus de 50.000 enfants sont enlevés à leur famille chaque année et obligés de travailler comme des esclaves clandestins dans des usines illégales. 
Ceux qui tentent de fuir sont bouffés par les chiens, si les gardiens ne les amputent pas d'une jambe ou d'un bras pour les revendre comme mendiants.
Un véritable marché, un trafic innommable mais nécessaire pour produire à bas coût les gadgets dont nous avons besoin.

Les personnages :

Pour ménager quelques respirations, le livre alterne les chapitres qui portent tous les mêmes titres :
 Un père au cœur arraché : le récit d'un père qui depuis huit ans parcours obstinément les villes de Chine (et la Chine c'est grand !) pour tenter de retrouver son fils volé.
[...] Je n’ai pas l’habitude d’être grandiloquent, ni de me prendre pour un philosophe, je ne suis qu’un homme ordinaire.
 Des enfants volés : le récit de l'un de ces enfants volés, devenu esclave dans une usine clandestine.
[...] Ici nous fabriquons vingt-quatre heures sur vingt-quatre, trois cent soixante-cinq jours par an, des coques de magnésium et de nickel pour des téléphones.

♥ On aime :

 Alors même si Tang Loaëc prend soin de nous avertir que cette histoire nous concerne bien tous (les téléphones), faut-il vraiment se plonger cette sordide histoire tandis que nous sommes abreuvés de catastrophes et de mauvaises nouvelles à longueur d'écrans ?
D'abord parce que c'est un ouvrage court (moins de cent pages) qui se lit rapidement avec une fluidité remarquable et un style agréable, on n'est pas chez Dickens. Les faits, rien que les faits, monsieur le juge.
En évitant le reportage, le pamphlet et même le procès uniquement à charge, l'auteur dresse sans voyeurisme excessif, un tableau précis des conditions de travail des enfants, qu'ils soient employés dans un commerce familial, une mine de charbon ou l'une de ces terribles usines.
 Tang Loaëc évite tout misérabilisme complaisant. Le récit du père comme celui de l'enfant (peut-être son fils ?) sont exemplaires. Pour nous faciliter l'approche, l'auteur a fait de son jeune personnage un warrior ou plus exactement un survivor et l'on pense souvent à l'Enragé de Sorj Chalandon
La combativité du gamin nous permet de poursuivre la lecture en nous laissant entrevoir une petite lueur dans cette vie brisée dès la petite enfance.
 Et puis il y a ce très beau dénouement dont l'élégance mérite à elle seule la lecture de ce tout petit roman, presqu'une nouvelle. On ne peut pas vous en dire plus ici mais sachez que ce n'est pas tout à fait un happy end, on reste en Chine et c'est loin de Hollywood.
 En dépit du terrible sujet, c'est une lecture coup de cœur que l'on ne peut que conseiller, histoire d'ouvrir les yeux sur notre monde pendant une heure ou deux.
Ça passe vite et puis ouf, on peut les refermer ensuite sur un bon polar horrifique et bien sanglant pour changer de cauchemars !
[...] Eux ce sont les gras. Le terme désigne tant les chiens que les gardes. Nous avons pour eux le même jargon, la même haine. Certains courent à quatre pattes, d’autres sur deux jambes, c’est toujours après nous. Nous sommes les maigres, ceux qui travaillent du soir au matin – l’équipe paire – ou du matin au soir – l’équipe impaire. Douze heures d’affilée, c’est trop long. Le corps titube, l’esprit se brouille, les mains commencent à commettre des erreurs. C’est peut-être exprès.
[...] Ce n’est pas pour rien que les gras sont gras. Quand un enfant tente de s’enfuir, les gardes lâchent les chiens. On raconte chez les gardes que si les chiens attrapent le maigre ils le mangent, s’ils ne le rattrapent pas ce sont les gardes qui mangent les chiens. Ce sont les gardes qui le disent et les chiens sont gras. « Et qui mange les gardes ? » C’est la question préférée des maigres. En attendant, nous sommes du mauvais côté des crocs.

Pour celles et ceux qui aiment les enfants.
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Indio (Cesare Battisti)


[...] Réécrire l’histoire de la conquête du Brésil.

Un roman à l'ambiance singulière (et réussie), dans un village perdu au bord des lagunes atlantiques au sud de São Paulo, où l'ex des Brigades Rouges italiennes se fait écrivain voyageur et revisite l'histoire de la conquête du Brésil.

L'auteur, le livre (256 pages, avril 2020) :

Cesare Battisti (oui, "LE" Cesare Battisti, il n'y en n'a qu'un, celui des Années de plomb italiennes) fut aussi écrivain.
Au cours de sa longue cavale pour échapper à l'extradition vers l'Italie, il passe plusieurs années au Brésil : c'est là-bas que prend place Indio, un roman original qui se démarque des polars habituels de cet auteur sulfureux devenu écrivain voyageur.
Un bouquin étrange, inclassable, quelque part entre histoire à énigme et roman d'aventure.

Le canevas :

Le Gringo arrive à Cananéia (au sud de São Paulo) pour l'enterrement d'un ami qu'il a finalement peu connu : Indio Fernandes Pessoa, qui serait mort noyé dans un accident de plongée. Que cherchait Indio ? Un trésor englouti ?
Le pêcheur Preto connaissait bien Indio mais il meurt également, et lui c'est clairement un assassinat.
Le Gringo hérite d'un tas de paperasse abandonnées par Indio : il était sur les traces des premiers explorateurs européens, Barberousse et le Bacharel, débarqués bien avant les soutanes de l'histoire officielle de l'Église et des couronnes catholiques.
Mais est-ce qu'aujourd'hui on assassine encore pour de vieilles légendes ?
À la faveur des manuscrits laissés par Indio, quelques chapitres nous envoient promener dans un XV° siècle qui serait celui d'un Aguirre avant que la colère de Dieu ne s'abattent sur les indiens, "bien avant que vos prêtres plantent leurs croix sur nos terres et leurs épieux dans nos poitrines".

Les personnages :

Il y a là le Gringo : on ne connaîtra pas son nom, peut-être s'appelle-t-il Battisti, c'est lui qui vient à Cananéia poser ses questions de gringo à toute une galerie de personnages aussi excentriques que baroques, chacun plus singulier que le précédent.
[...] Tu vis à côté de la plaque. Tu ne te demandes pas pourquoi cet Indio vient justement te chercher avant de venir crever ici ; ensuite, tu débarques après des années et te promènes dans Cananéia comme un touriste quelconque. Tout en posant des questions qui tuent.
Indio Fernandes Pessoa : un personnage mystérieux, tout à la fois artiste, cycliste et plongeur ; c'est après lui que court le Gringo pour éclaircir les circonstances de sa noyade.
Baiano, le Bahianais : un ami commun, un Nordestino, c'est lui qui hébergeait Indio.
Preto : un pêcheur qui connaissait Indio mais qui disparaît peu après lui.
Taio : une mystérieuse jeune femme guarani.
Et puis surtout, le fameux Mestre Cosme Fernandes dit le Bacharel, qui débarqua en ces lieux vers 1494 avec son ami le navigateur Hayreddin Barberousse : quand "le savoir d’un scientifique juif portugais rencontre l’ambition d’un amiral aventurier ottoman".

♥ On aime :

 Dès les premières pages, dans ce village de Cananéia perdu dans les lagunes de l'Atlantique, au sud de São Paulo, Battisti arrive à nous envelopper d'une langueur tropicale, paisible et nonchalante, dans une ambiance de bout du monde, une escale de fin de voyage à la Kerouac. 
Ici on prend tout son temps, on ne répond pas souvent aux questions, ou alors peut-être plus tard, quelques pages plus loin.
Le village, surnommé Kilomètre zéro, est considéré comme le point de départ de la colonisation brésilienne, car c'est là que les premiers Européens auraient débarqué.
 Et puis au détour d'un chapitre, le récit s'empare de vraies-fausses légendes pour devenir roman d'aventures et nous conter celles du fameux Bacharel et de l'amiral Barberousse qui auraient donc débarqué ici bien avant les conquistadors et les évangélistes des églises et des couronnes catholiques : "le savoir d’un scientifique juif portugais" et "l’ambition d’un amiral aventurier ottoman" auraient de quoi bouleverser l'histoire officielle.
Mais "on ne tue pas un homme parce qu’il prétend réécrire l’histoire de la conquête du Brésil. Tu ne penses pas ?".
 Ainsi ira le roman, entre aventures historiques (celles de Bacharel et de Barberousse), intrigue à énigme (les morts d'Indio et de Preto) et divagations au bord de la lagune (Gringo, Baiano, Taio et d'autres). Curieusement cette sauce improbable réussit à prendre et s'avère goûteuse : le cuistot n'est pas manchot et la magie du lieu doit y être aussi pour quelque chose.

Pour celles et ceux qui aiment les cartes au trésor.
D’autres avis sur Bibliosurf et Babelio.
Ma chronique dans la revue ActuaLitté.

jeudi 17 octobre 2024

Blizzard (Marie Vingtras)


[...] Alors on avait du souci à se faire.

Le premier roman de Marie Vingtras : un roman noir dans l'hiver blanc d'Alaska.
Une histoire qui tourne au drame dès la première bourrasque de neige.

L'auteure, le livre (176 pages, août 2021) :

Marie Vingtras est le nom de plume (inspiré du pseudo d'une féministe du XIX°) d'une avocate bretonne, amoureuse de la littérature américaine à laquelle elle emprunte codes et références.
On parle beaucoup cette année de son livre Les âmes féroces (lu il y a quelques jours) qui concourt aux prix de la rentrée littéraire 2024 (il a d'ailleurs reçu le prix Fnac).
On a donc voulu jeter un oeil sur son précédent et premier roman : Blizzard, paru en 2021, réédité en poche l'an passé, et lui aussi couronné de plusieurs prix.

Le canevas :

Quelques chalets perdus au fin fond de l'Alaska en plein hiver. Une femme et un enfant dans le blizzard. Le temps de quelques secondes, elle lâche la main de l'enfant et le voici qui disparaît dans la tempête.
On part à sa recherche, le temps est compté, on ne survit pas longtemps dans ce froid.
Pourquoi était-elle sortie avec l'enfant ?
[...] J’ai vu que les bottes du petit n’étaient pas là et que leurs vestes n’étaient plus accrochées au porte-manteau. J’ai compris qu’elle était sortie avec lui, alors que même une fille aussi spéciale qu’elle aurait dû savoir qu’on ne sort pas dehors en plein blizzard.
[...] Alors on avait du souci à se faire. Il a tout juste dix ans, le môme, et l’autre, elle a pas deux sous de jugeote.
[...] Un gosse et une bonne femme perdus dans le blizzard, autant que je m’en souvienne, c’était pas encore arrivé.

Les personnages :

Dans ce roman comme dans le suivant, Marie Vingtras soigne tout particulièrement son casting.
Il y a bien sûr le petit, celui qui disparaît dans le blizzard dès la première page.
Et Bess, la jeune femme qui a lâché l'enfant. Elle a peut-être un petit grain.
Benedict, l'homme, le parent du môme.
Cole et Clifford les rares voisins, avec Freeman, un black, vétéran du Vietnam.
Ici, tous cherchent à fuir un trop lourd passé chargé de fautes irréparables, chacun a perdu un proche, un frère, un fils, une sœur.
[...] La vérité, c’est qu’on était bien tranquilles jusqu’à ce que Benedict revienne avec la fille et le môme, et là, c’est sûr, ça a un peu remué les choses. On pouvait plus tout à fait ignorer qui on était, et tant pis pour les autres.

♥ On aime :

 Encore un roman choral fait de très courts chapitres qui donnent la parole tantôt à l'un, tantôt à l'autre. Un récit en spirale qui, à chaque tour de roue, nous approche un peu plus de la vérité de l'un ou du passé d'un autre : peu à peu, les mystères se dévoilent et les non-dits s'éclairent, rien ne va plus.
Une construction que Marie Vingtras reprendra dans son second roman, Les âmes féroces.
[...] Quelquefois le poids des secrets est si lourd qu’on ne sait même plus comment s’en débarrasser sauf en disparaissant avec eux.
 En dépit de la blancheur de la neige et du blizzard, c'est un roman noir, bien noir. 
Une histoire qui sent le drame, où tout est réuni dès le début pour que ça finisse très mal, un décor oppressant et des personnages aux secrets enfouis qui attendent d'être révélés.
Quitte à ce que cette mise en scène paraisse un peu factice, presque déshumanisée, comme celle d'une tragédie grecque. 

Pour celles et ceux qui aiment le vent et la neige.
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Ma chronique dans Benzine.

mercredi 16 octobre 2024

Le voyage du Salem (Pascal Janovjak)


[...] Le XXe siècle fut fécond en escroqueries.

Une escroquerie maritime incroyable mais vraie : en 1980 un pétrolier géant disparaît avec sa cargaison au large de l'Afrique ! 200.000 tonnes de pétrole et 50 millions de dollars noyés en mer !

L'auteur, le livre (208 pages, 2024) :

Pascal Janovjak est un écrivain franco-suisse qui a pas mal bourlingué du Bengladesh à la Palestine.
C'est à Dahka qu'il a découvert chez un bouquiniste l'histoire du Salem.
Mais c'est près de Rome où il vit désormais qu'il a écrit son bouquin, Le voyage du Salem, en 2020 dans une Italie confinée.

Le contexte :

Difficile de ne pas s'enthousiasmer pour cette histoire incroyable mais vraie : l'histoire d'un pétrolier géant (vraiment géant : 5 fois la taille du tristement célèbre Erika !), le Salem, sorti des chantiers navals de Malmö en Suède dix ans plus tôt. 
En janvier 1980, parti du Koweit pour l'Europe sous pavillon du Liberia, le pétrolier fait naufrage au large des côtes du Sénégal. On redoute évidemment une terrible et gigantesque marée noire. 
Mais non, rien. Nada. Le pétrolier était vide : où donc étaient passées les 200.000 tonnes de pétrole d'une valeur d'environ 50 millions de dollars ?!
[...] Trop lourd pour emprunter le canal de Suez, le Salem entame le tour de l’Afrique, pour livrer sa cargaison en Europe. Il n’y parviendra jamais. Au large du Sénégal, la salle des machines prend l’eau, des courts- circuits provoquent un incendie. L’équipage est contraint d’abandonner le pétrolier qui, dévoré par les flammes, menace d’exploser.
Était-ce l'escroquerie du siècle comme on a bien voulu le croire ?
[...] Les journaux de l’époque eurent tôt fait de baptiser cette affaire l’escroquerie du siècle. Cette éminente désignation était sans doute exagérée : avec l’avènement du capitalisme et la multiplication des échanges, le XXe siècle fut particulièrement fécond en escroqueries.
Dans cette partie de poker menteur, il y eut pas moins de 13 enquêtes couvrant 25 pays différents sur les 4 continents !
Une histoire de très gros sous qui dévoile les moyens utilisés pour contourner l'embargo des livraisons de pétrole à l'Afrique du Sud.

Les acteurs :

À l'origine de cette affaire, un libano-américain Fred Soudan. L'auteur aurait bien "envie d'en faire l'Arsène Lupin de l'histoire".
Un capitaine grec, Dimitrios Georgoulis, déjà recherché par la police pour divers détournements.
Le chef mécanicien est grec lui aussi, Antonios Kalomiropoulos, et il connait bien les machines comme les explosifs.
Un trafiquant hollandais, Antonin Reidel, qui pourrait bien être le cerveau de l'affaire.
L'équipage tunisien, Wassim, Idris, Bilal, Onas, ..., des matelots avec leurs croyances, leurs histoires et leurs superstitions.
Au passage, on notera que Pascal Janovjak se montre plutôt habile de sa plume :
[...] Wassim est maître d’équipage mais il veut aussi s’occuper de nos âmes. Il ne voit que d’un œil. L’autre est tout blanc, la pupille tournée vers le haut. Peut- être que cet œil-là voit Dieu, pendant que l’autre œil nous surveille.

♥ On aime :

 Même si l'aventure est condamnable, on avoue avoir bien du mal à ne pas prendre parti pour cette équipe de malfrats qui avaient les yeux plus grands que le portefeuille : après tout, plaie d'argent n'est pas mortelle et les bandits n'ont grugé que d'autres profiteurs. Certains ont été emprisonnés, les simples matelots libérés mais d'autres courent encore.
 Pour autant on a eu l'impression que l'auteur hésitait sur la façon de mener son récit : le vrai-faux journal d'un tunisien du bord ? la description de sa propre solitude d'écrivain confiné en Italie ? ou le compte-rendu des enquêtes ? Tout cela se mêle plutôt habilement mais casse un peu l'élan de l'épopée et ne réussit pas à vraiment emporter le lecteur dans ce qui aurait pu être véritable un scénario pour Hollywood.  
 Entre deux escales, Pascal Janovjak nous rappelle une autre escroquerie qui nous avait également bluffé quand on avait lu le bouquin des deux journalistes : la course en solitaire en 1969 de Donald Crowhurst qui ne fit jamais le tour du monde pour le Golden Globe.
Une autre mystification maritime où il n'était pas question d'argent (ou si peu) mais qui utilisait la même astuce du double journal de bord.
[...] En sombrant, le Salem subissait une transmutation, il accédait à une autre dimension, il devenait récit. Contrairement aux milliers de navires que l’on échoue sur les plages d’Asie. [...] Le Salem rejoignait la caste des navires immortels, des Titanic et des Hollandais volant.
[...] C’est au moment où les aventures s’achèvent que commencent les histoires.
Un résumé de toute l'affaire avec cartes et photos : [clic].

Pour celles et ceux qui aiment les hold-up et les bateaux.
D’autres avis sur Bibliosurf et Babelio.
Livre lu grâce aux éditions Actes Sud (SP).
Ma chronique dans les revues Benzine et ActuaLitté.

mardi 15 octobre 2024

Avec toi je ne crains rien (Alexandre Duyck)


[...] Il faut se méfier de la montagne à tout moment.

Une histoire vraie, un fait divers du Valaisan, racontée dans un beau roman porté par une plume ample et généreuse. Une histoire triste mais une belle histoire.

L'auteur, le livre (208 pages, avril 2024) :

Alexandre Duyck est un reporter et journaliste français qui pour son roman, Avec toi je ne crains rien, s'est inspiré d'un fait divers suisse, dans le canton du Valais : la disparition en montagne du couple Dumoulin en 1942, dont les corps ne seront retrouvés qu'en 2017.
[...] La presse du monde entier se passionne pour cette tragédie familiale devenue fait divers.
[...] L’histoire des Héritier. Il la connaît par cœur, comme tout le monde par ici. Les deux parents, le 15 août 1942, les vaches, le glacier, les enfants devenus orphelins en un claquement de doigts, la famille explosée.

Le canevas :

C'est donc une histoire vraie que nous raconte Alexandre Duyck. Celle d'un couple disparu en montagne : Francine et Marcelin Dumoulin dans la vraie vie, Louise et Joseph Héritier dans le livre.
Un couple suisse de montagnards valaisans partis à l'alpage surveiller quelques vaches. Ils partent pour deux jours laissant leurs quatre enfants aux bons soins de leur fille aînée et d'une voisine.
Ce matin du 15 août 1942, ils partent un peu tard et Louise ralentit le pas de son colosse de mari (d'habitude il monte seul, elle a insisté pour l'accompagner).
[...] — C’est dangereux, très dangereux.
— Avec toi je ne crains rien. Tout ira bien, ne t’inquiète pas.
Une bonne montée (2.500 mètres tout de même) avec la traversée du glacier des Diablerets à près de 3.000 mètres, avant de redescendre sur l'alpage. 
Ils partent un peu tard et le mauvais temps va se lever trop vite. L'orage et la neige les prendront au milieu de la dangereuse traversée du glacier.
On ne les reverra jamais. Les secours ne retrouveront personne là-haut.
[...] Nous quittons définitivement le glacier meurtrier, tentés de le maudire, si désormais, il ne servait de tombeau à deux excellents chrétiens. L’impossible ayant été tenté pour retrouver leur dépouille, il nous reste à prier pour eux et, à ceux qui généreusement vont se charger de l’éducation de leurs enfants.
Le doute même s'installera au fil des mois et des années : auraient-ils choisi de laisser sur place les dettes et les enfants d'une vie trop rude pour partir aux Amériques ou ailleurs ?
[...] Tous ont grandi accompagnés de cette musique lancinante de l’abandon, à l’école surtout, les fameuses dettes jetées au fond du glacier, l’Argentine…
À l'été 2017 (ah vive le réchauffement climatique !) le glacier des Diablerets rend les corps momifiés par le gel. Des quatre enfants, il ne reste alors plus que les deux filles, deux petites vieilles qui ont maintenant dépassé les quatre-vingts ans et qui peuvent, enfin, faire le deuil de leurs parents. Des parents dont les corps ont la moitié de leur âge.
[...] La vraie disparition, c’est ne pas savoir ce qu’il s’est passé et moi, ça, je l’ai connu, nous l’avons connu et nous avons dû grandir avec ça. Et c’est terrible.

Les personnages :

On aime le portrait très fouillé que l'auteur dresse de cette famille de montagnards sur près de trois générations. Un tableau avec les femmes debout au premier plan.
La grand-mère Ernestine, celle qu'on appelle l'américaine, celle qui a quitté une vie trop dure pour partir en Californie vers une vie peut-être encore plus dure, au début du siècle, à l'époque des chercheurs d'or.
Elle reviendra dans la vallée avec dans ses bagages quelques dollars et une fille, Louise.
Cette Louise c'est la mère, que le père Joseph est venu chercher jusque dans son village.
[...] Il est allé la chercher en 1929 au loin, dans un autre village, plus fou encore, dans une autre vallée. Ce sont des choses qui ne se font pas.
Joseph aurait pu être bûcheron, il fut cordonnier. Louise, instruite par sa mère Ernestine, sera l'institutrice du village, la seule à savoir la langue, à parler sans fautes et sans patois.
Et les enfants, Marguerite l'aînée, à qui Louise transmet le flambeau de l'instruction, puis Suzanne et enfin les deux jumeaux André et Jean.
En 1942, voici quatre orphelins, séparés brutalement et placés dans des familles comme valets dans les fermes ou servantes dans les maisons. Adieu l'instruction et les projets d'avenir.

♥ On aime :

 On aime le portrait panoramique de cette famille sur près d'un siècle et trois générations avec les femmes campées au premier plan. Une histoire "rurale" de montagnards à la vie rude.
 On aime la prose ample et généreuse d'Alexandre Duyck. De la belle langue, à l'ancienne, aux mots choisis et aux tournures classiques. Une véritable logorrhée qui coule comme un torrent de montagne, un flot continu de mots, un flow musical de phrases, et qui pourra peut-être dérouter quelques lecteurs. Mais le bouquin est court et se dévore très vite, au rythme de la marche puissante de Joseph en montagne.

Pour celles et ceux qui aiment la montagne.
D’autres avis sur Bibliosurf et Babelio.
Livre lu grâce aux éditions Actes Sud (SP).
Ma chronique dans les revues 20 Minutes, Benzine et ActuaLitté.
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lundi 14 octobre 2024

Crépuscule à Casablanca (Melvina Mestre)


[...] Ils veulent faire main basse sur le Maroc.

Un polar old-style avec une détective façon Nestor Burma et un panorama très instructif de la géopolitique du Maroc dans les années 50.

L'auteure, le livre (228 pages, mars 2023) :

Melvina Mestre a vécu son enfance (elle est née en 66) à Casablanca au Maroc. 
Avec Crépuscule à Casablanca, elle ouvre une série policière avec une détective privée comme héroïne : Gabrielle Kaplan
Un second tome est déjà paru en 2024 : Sang d'encre à Marrakech et on y reviendra certainement.

♥ On aime :

 Ah quel plaisir confortable de se glisser dans cet agréable bouquin de Melvina Mestre : nous voici à Casablanca dans les années 50. Le Maroc est encore sous protectorat français mais l'armée de l'Oncle Sam a débarqué en 42 et le pays est en pleine américanisation : les colons marocains ont déjà goûté au Coca-Cola avant même les français métropolitains et ils roulent en Cadillac.
[...] L'après- guerre avait le goût de la liberté, et cette liberté avait le goût du Coca-Cola dans un Casablanca qui rêvait de Beverly Hill.
[...] Au Maroc, et à Casablanca en particulier, ceux qui étaient du bon côté de la barrière – et dont elle avait conscience de faire partie – avaient les plages, la mer, le soleil, les palmiers, les Cadillac, le jazz, le swing et le boogie-woogie. Vue d’ici, la France était un pays triste et gris qui pansait ses plaies, cramponné à son empire colonial, et dont les habitants, héroïques sur le tard, peinaient à se réinventer une histoire nationale.
 Même si l'écriture est résolument actuelle, Melvina Mestre a soigné l'ambiance de son roman policier old-fashioned et bien posé son personnage de détective qui pourrait être la fille spirituelle de Nestor Burma.
 On apprécie le dosage équilibré de son roman avec une petite pincée de guide touristique, façon le guide du routard à Casa, comme cette photo de couverture avec "l’immeuble Liberté qui dominait la ville du haut de ses dix- sept étages. [...] Même en France, il n’existait pas de bâtiment aussi moderne et aussi haut", un bâtiment qui resta longtemps l'un des plus hauts d'Afrique.
 Et une bonne louche de contexte géopolitique quand, en Afrique du Nord, le temps est venu de faire le ménage après Vichy tandis que les américains piaffent en attendant de prendre la place des anciens colons : Casablanca rivalise avec Tanger pour le titre de "nid d'espions".
[...] Les indépendantistes gagnaient du terrain, c’était une certitude ; Oncle Sam renforçait sa présence au Maroc, c’en était une autre.
[...] Les Américains rongent leur frein. Ils veulent faire main basse sur le Maroc, et leurs agents noyautent le pays.
[...] Roosevelt avait tenu, pendant la conférence d’Anfa, à rencontrer personnellement le sultan au cours d’un dîner. Le président américain y avait tenu des propos ouvertement anticolonialistes, au nez et à la barbe du résident Noguès et de Churchill. Le président de la première puissance mondiale avait garanti au sultan que la situation des colonies serait radicalement bouleversée après la guerre. Un coup de canif de plus à la « protection » française.
 L'intrigue policière reste simple et sert ici de prétexte pour plonger le lecteur dans une période méconnue de l'histoire. Melvina Mestre nous offre une description très documentée de l'Afrique du Nord et du Maroc de l'époque, révélant les enjeux complexes qui y régnaient. C'est une lecture aussi instructive qu'intrigante.

Les personnages :

Pour un tableau complet des différentes couleurs de la ville, Melvina Mestre prend soin de placer ses acteurs au sein des différentes forces sociales ou politiques en présence, et plusieurs personnages sont issus de la vraie vie (en gras ci-après).
Il y a donc à Casa, Gabrielle Kaplan la détective privée, féminine, émancipée et futée, pour qui "jouer à reconnaître les parfums des gens était son dada. Un héritage du passé. Après tout, « avoir du flair » faisait bien partie du métier d’enquêtrice".
Miss Kaplan vient d'une famille juive qui a fui Salonique : le temps d'une soirée, une autre période de l'Histoire pointe alors le bout de son nez avec ces "juifs de Salonique".
[...] – Je vous ai toujours soupçonnée d’être un peu libertaire, Kaplan, avec vos idées de zazoue. Je vous ai à la bonne.
Il y a là Vincente, son assistante qui "adorait appeler sa patronne « boss ». Cela faisait américain, donc moderne. L’américanisation de la ville s’affichait dans les moindres détails."
Brahim, son acolyte marocain souvent utile en cas de coup dur, "membre de l'une des cellules casablancaises de l'Istiqlal, il militait pour l'indépendance du pays et le départ de la France".
Le commissaire Renaud, le flic sympa qui se distingue "nettement de ses homologues car il n’était ni raciste ni corrompu. Une exception".
Du côté plus obscur, il y a là les grands magnats de droite comme Lemaigre Dubreuil, patron historique du groupe Lesieur.
[...] C’est une huile, en effet, l’archétype du grand patron de droite, marié avec la fille Lesieur, figure de proue du libéralisme. À la tête d’une ligue de contribuables et mécène de quelques canards d’extrême droite avant guerre. Différentes sources le situaient proche de la Cagoule.
Ou encore Pierre Mas, patron de presse influent, le résident Charles Noguès, ancien vichyste et le général Alphonse Juin, arrogant chef des armées en Afrique du Nord. Le sultan marocain Sidi Mohammed, courtisé par les américains et futur roi du pays lorsque viendra l'inévitable indépendance.

Le canevas :

La détective Gabrielle Kaplan se voit chargée par l'un des patrons influents de la colonie, de récupérer une sacoche contenant des dossiers importants. 
Mais elle flaire le piège et a bientôt l'impression d'être manipulée, lorsque le contenu mystérieux de la mallette semble attirer toutes les convoitises, depuis la toute nouvelle agence de la CIA jusqu'aux officines obscures de notre République, SDECE, Main Rouge ou ex-activistes de la Cagoule.
[...] – Dites donc, Kaplan, alors, elle contient quoi, au final, cette sacoche ?

Pour celles et ceux qui aiment les espionnes.
D’autres avis sur Bibliosurf et Babelio.
Livre lu grâce aux éditions Points (SP).
Ma chronique dans la revue ActuaLitté.

vendredi 11 octobre 2024

À la recherche du vivant (Iida Turpeinen)


[...] En finnois, on parle d'« absence de la famille ».

Un récit captivant qui mêle habilement aventures maritimes, histoire coloniale, réflexion sur l'évolution des espèces, et qui questionne avec acuité notre relation au vivant et à notre environnement.

L'auteure, le livre (304 pages, août 2024, 2023 en VO) :

Iida Turpeinen est finlandaise et elle écrit donc en finnois : rien que cet exotisme nordique aurait suffit à nous motiver pour découvrir son bouquin (traduit en français par Sébastien Cagnoli), tant on a rarement l'occasion de lire des auteurs finlandais [clic] ! 
D'autant plus que À la recherche du vivant est son premier roman (elle a écrit plusieurs nouvelles).
C'est sans doute le dernier coup de cœur de cette rentrée littéraire 2024 pourtant déjà riche en belles trouvailles.

Le contexte :

Vers 1740 l'allemand Georg Wilhlem Steller"naturaliste, docteur en théologie et drôle de personnage", rejoint une grande expédition Russe menée par le capitaine danois Vitus Béring pour tenter de relier l'Amérique à l'Asie. Au retour du Golfe d'Alaska, les marins s'échoueront sur une île près du Kamtchaka, qui s'appelle désormais l'île de Béring tout comme le détroit homonyme, une île déserte où quelques rescapés survivront durant près d'un an avant de pouvoir rejoindre le continent.
[...] Les jeunes hommes rêvent des richesses de de pays inconnus, des iles, baies et montagnes auxquelles ils donneront leurs noms, ils imaginent l'admiration et le respect dans les yeux des filles d'aristocrates lorsqu'ils raconteront leurs aventures, voire dans ceux de l'impératrice en personne ; mais Béring repense à la monotonie des journées à venir, aux vivres qui s'épuiseront et aux nuits de tempête où ils prieront pour se préserver d'un naufrage apparemment inévitable.
Au cours de ce voyage, Georg Wilhelm Steller découvrira une très grosse bestiole marine à laquelle il donnera son nom : la Rhytine de Steller, un mammifère colossal (8 mètres, 10 tonnes), une vache de mer, une sorte de dugong géant de l'ordre des siréniens. 
Malheureusement, cette créature majestueuse et paisible disparaîtra complètement après quelques années seulement, victime d'une chasse impitoyable pour sa graisse : c'est un triste record de "durée de vie" (vint-cinq ans à peu près) et c'est justement l'objet du bouquin de la finlandaise.
On peut penser également à la fable (moins réussie) de Sybille Grimbert : Le dernier des siens qui évoquait la disparition rapide (quelques années vers 1830-1840) des "grands pingouins".
Pour nous situer au milieu du XVIII° : c'est l'âge d'or de l'Empire Russe, celui de Pierre le Grand et de Catherine II, et l'Alaska restera une colonie russe jusqu'en 1867 après la guerre de Crimée. 
C'est aussi l'époque de Bougainville et de son naturaliste Philibert Commerson, tandis que Darwin n'embarquera sur le Beagle qu'un siècle plus tard.
[...] La vache de mer combine un mythe avec un animal réel : impossible d'en parler sans évoquer les sirènes. Ce lien est si fort que l'ordre biologique a reçu leur nom: c'est celui des siréniens. On a formulé l'hypothèse que ces animaux avaient pu être considérés comme des humains de mer en raison de leur façon d'observer le monde au-dessus de la surface : ils flottent en position verticale, sortent la tête de l'eau mais ne peuvent la tourner sur les côtés. Faisant ce constat, les marins ont compris qu'il ne pouvait s'agir d'un poisson ou d'un cétacé, ni d'un pinnipède au museau proéminent ; vue de loin parmi les vagues, la tête de l'animal ressemblait à celle d'un humain plus qu'à celle d'une créature marine. A cette époque, les navigateurs n'avaient jamais vu de lamantins ni de vaches de mer, mais ils connaissaient les légendes de femmes aquatiques à queue de poisson, ce qui explique le rapprochement entre ces deux notions. La première mention écrite relative aux siréniens figure dans le journal de Christophe Colomb.

♥♥♥ On aime vraiment beaucoup :

 Iida Trupeinen nous livre un récit captivant qui mêle habilement aventures et explorations maritimes, histoire coloniale de l'Alaska, histoire des sciences et de l'évolution des espèces, et réflexion écologique ou environnementale : ce curieux mélange fonctionne parfaitement grâce à la belle plume de l'auteure qui sait se faire tantôt épique quand il faut prendre la mer, tantôt poétique quand on retrouve le squelette de cette grosse bête disparue trop vite.
 Sans jamais se montrer pontifiante ou moraliste, sans jamais s'engager dans le pamphlet polémique, et surtout sans jamais ralentir le rythme épique de son récit d'aventures, la finlandaise réussit à nous faire passer pas mal de messages écologiques, naturalistes ou scientifiques. Vers les pages 50, un chapitre nous brosse même en quelques pages, un accéléré panoramique de la théorie de l'évolution, depuis les unicellulaires marins jusqu'aux espèces actuelles : instructif et passionnant.
➔ Si aujourd'hui l'extinction d'une espèce nous est hélas, devenue familière, à l'époque du XVIII°, cette notion était encore novatrice et derrière cette idée taboue se cachait alors une interrogation théologique : si une espèce pouvait disparaître à cause d'une météorite ou d'une glaciation, cela voulait dire que quelque chose pouvait venir bouleverser l'ordre divin. 
À cette époque toujours, on pourchassait le mammouth à travers les steppes pour tenter de dénicher les troupeaux de ces éléphants laineux dont on ne retrouvait malencontreusement que des squelettes enfouis sous terre.
[...] En anglais et en français, on dit que l'espèce « s'éteint », la vie a fini de briller, elle s'étiole et disparaît ; en suédois les espèces sont « éradiquées », arrachées au monde comme une mauvaise herbe dans un jardin ; mais en finnois, on parle littéralement d'« absence de la famille », ce qui n'implique pas la mort de tous les individus. La dernière vache de mer qui flotte en mer est déjà frappée par l'absence de sa famille. Le sang circule encore dans ses veines, son système nerveux envoie toujours des messages électriques à ses membres ; mais, tandis qu'elle circule d'une anse à l'autre à la recherche de ses congénères, elle est déjà frappée par la plus profonde solitude possible, l'absence de sa famille, et son espèce est éteinte avant même qu'une balle n'ait pénétré son oeil.
 En guise de conclusion un peu triste et nostalgique, laissons les derniers mots à la belle prose de la finlandaise :
[...] Personne n'a pu observer l'animal assez longtemps pour voir grandir les petits. La rencontre entre l'homme et la vache de mer est brève et fugitive, et aucun des jeunes individus vus par Steller n'est mort de vieillesse.
Alors quand viendra l'habituel chapitre des remerciements, Iida Turpeinen dédiera son livre aux "trois cent soixante-quatorze autres êtres vivants classés disparus au cours de la rédaction de cet ouvrage".

Les acteurs :

Dans ce récit d'aventures on pourra croiser, bien sûr le naturaliste allemand Georg Wilhelm Steller et ses compagnons de voyage autour du capitaine danois Vitus Bering. 
Le gouverneur russe en Alaska, Hampus Furuhjelm et son épouse Anna.
Les professeurs Julius Bonsdorff et Alexander von Nordmann de l'Université Impériale et la dessinatrice Hilda Olson.
Et enfin, John Grönvall, collectionneur d’œufs, qui sera chargé de la restauration du squelette.

Le canevas :

Ce passionnant récit aux allures de journal de bord, s'étire sur plus de deux cents ans, depuis le départ de la Grande Expédition Boréale en 1741 jusqu'aux années 1950 au cours desquelles le squelette d'Helsinki sera restauré, en passant par les années 1860 qui seront celles de la colonisation russe en Alaska puis de la cession de la région aux États-Unis et enfin de l'arrivée d'un squelette de l'animal dans les collections d'histoire naturelle de la Finlande.
Car de ces troupeaux de vaches géantes marines qui broutaient paisiblement les algues des hauts-fonds du Détroit de Béring, il ne reste aujourd'hui que "trois squelettes complets, un à Kiev, un à Moscou, et le troisième à Helsinki".

Pour celles et ceux qui aiment les bestioles.
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Livre lu grâce à Babelio (SP Masse Critique) et aux éditions Autrement.
Ma chronique dans les revues ActuaLitté, 20 Minutes et Benzine.