lundi 28 décembre 2015

Un arrière-goût de rouille (Philipp Meyer)

[...] De son plein gré au-devant des ennuis.

Vallée de la Monongahela - la Mon' - banlieue de Pittsburgh, Pennsylvanie.
Depuis près de vingt ans, les usines sidérurgiques qui faisaient battre le cœur d'acier de l'Amérique ont été démantelées.
[...] Certains quartiers maintenaient les apparences, on y ramassaient encore les poubelles, mais d'autres avaient été complètement abandonnés.
[...] La moitié des gens se sont tournés vers les services sociaux, les autres sont retournés chasser et cueillir.
Dans cette Lorraine des États-Unis où tout a pris Un arrière-goût de rouille, où les anciens sidérurgistes en sont réduits à braconner pour remplir le congèl' et nourrir leur famille, le jeune Isaac et son ami Billy Poe traînent leur désespoir.
Isaac aurait bien voulu faire des études d'astrophysique, il en avait les capacités. Alors il décide de prendre la route vers l'ouest et ses radiotélescopes. Réaliser son rêve.
Les deux jeunes gens n'iront pas bien loin et le rêve s'arrêtera page 35, lorsque Billy et Isaac trébucheront sur le cadavre d'un sdf qu'ils viennent de trucider un peu par accident.
[...] Pas le premier clodo qu'on trouverait mort cette année. Il y avait eu cet autre dans une vieille maison, en janvier. Mort de froid. Sauf que celui-ci n'était pas mort - on l'avait tué. Pas pareil. Pour celui-ci, ça se passerait pas comme ça.
Philipp Meyer fait parler de lui en ce moment avec un second roman, Le fils, lauréat de plusieurs prix littéraires. Mais on a préféré découvrir d'abord son premier bouquin, sorti il y a déjà six ans.
Et dès 2009, la renommée de cet auteur n'était pas usurpée : on est rapidement happé par une écriture forte, faite de petites phrases sèches et dures. Une plume faite pour décrire les âmes en peine qui errent dans la vallée abandonnée.
Un rythme original, presque poétique, aussi lancinant qu'une sourde douleur, auquel il faut s'habituer mais qui finit par vous imprégner de la sombre ambiance de cet ancien pays industriel aujourd'hui déserté. Des paysages très prégnants presque obsédants où l'on constate à nouveau la proximité des américains avec leur 'nature'.
On passe de chapitre en chapitre de l'un à l'autre, Isaac, Billy Poe, la sœur de l'un, la mère de l'autre, le shérif, le père enfin, ... Une partition à plusieurs voix menée par un chef d'orchestre qui maîtrise parfaitement sa chorale.
Tous sont englués entre des passés que l'on regrette et des avenirs qui n'arriveront jamais. Noir c'est noir. Un p'tit noir serré, plein d'amertume.
Les plus chanceux ont réussi à quitter la vallée de la Mon', comme ils le pouvaient.
Lee, la sœur, en épousant un riche dépressif.
La mère, en se lestant les poches avec des cailloux avant de traverser la rivière gelée.
Nous voici avec ceux qui n'ont pas pu partir et qui sont restés.
[...] Peut-être aussi qu'elle voulait que ce mariage se termine au plus vite, qu'elle essayait d'accélérer les choses. Non, ce n'est pas ce qu'elle voulait, mais tout de même, mariée à vingt-trois ans, c'était un peu ridicule.
[...] Parce que c'est bien de ça qu'il s'agissait, elle avait deux vies et celle-ci, sa vie dans sa ville natale, c'était celle dont elle cherchait à se débarrasser.
Ça commence comme un roman social, une histoire d'une banalité à faire peur, mais dont on sent bien qu'elle n'aurait pas pu se dérouler ailleurs que dans cette vallée.
Et puis peu à peu, tout cela vire au roman noir, de ceux où l'on voit très vite que ça va très mal finir, parce que chacun des personnages est celui qu'il ne fallait pas, là où il ne fallait pas, quand il ne fallait pas. Et qu'il a fait ce qu'il ne fallait pas faire.
[...] Il savait que ça risquait de mal tourner mais il était allé de son plein gré au-devant des ennuis.
Mieux vaut ne pas être dépressif avant d'ouvrir un roman de Philipp Meyer !
Mais il ne faut surtout pas passer à côté de cette belle et originale plume.
Rendez-vous donc en 2016 avec Le fils !

Pour celles et ceux qui aiment les villes au passé industriel.
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lundi 21 décembre 2015

Pluie des ombres (Daniel Quiros)

[...] C’est ça, mon travail, Carlos : me mettre dans les embrouilles.

Après la déferlante scandinave, il semble bien que c'est désormais au tour de l’Amérique du Sud d'envahir notre rayon polars.
Le Chili nous a déjà donné deux coups de cœur avec Ramón Díaz-Eterovic et Boris Quercia.
Coup de cœur (ou coup de poing, plutôt !) également au Brésil avec Edyr Augusto.
Nous sommes même allés en Argentine avec Ernesto Mallo.

Mais on n'aurait pas imaginé faire un tour au Costa-Rica, du moins pas en classe polar.
Suivez le guide, il s'appelle Daniel Quirós.
Quirós est un costaricien, un Tico, qui enseigne l'espagnol aux États-Unis.
Poursuivons encore un peu la leçon de géographie parce que cette Pluie des ombres est sans doute le polar-découverte le plus réussi qu'on ait lu récemment. Le mélange entre intrigue, personnages et 'visite géo-culturelle' est habilement dosé et le guide touristique ne se fait jamais pesant, sans doute grâce aux personnages qui occupent le premier plan.
[...] La récolte était saisonnière – étalée entre les mois de novembre et de juin – et de nombreux travailleurs descendaient du Nicaragua pendant cette période pour aider à la cueillette. L’exportation du jus de fruit qui en était tiré créait à son tour 8 000 emplois et rapportait par ailleurs une bonne soixantaine de millions de dollars au pays.
Le dépaysement est total et Daniel Quirós nous fait découvrir, sans en avoir l'air, de nombreuses facettes de son pays natal : spéculation immobilière(1), passé révolutionnaire, culture fruitière (oranges, ...), blanchiment d'argent et forte immigration des voisins Nicaraguayens, les Nicas.
[...] L’endroit s’appelle Infinite Dreams, comme ça, en anglais, au cas où on n’aurait pas compris à quel genre de clientèle il était réservé. C’est un complexe immense : résidences de luxe, hôtel, terrain de golf.
[...] Ma foi, ça m’a tout l’air du classique blanchiment d’argent, ou de légitimation de capitaux, pour employer l’expression à la mode en ce moment.
Ce polar s'ouvre justement sur le cadavre de l'un de ces Nicas, retrouvé le ventre ouvert, bourré de came. Voilà qui sent la mise en scène destinée à permettre aux rares effectifs de la police de classer rapidement une affaire malheureuse de plus.
[...] On lui a arraché les yeux et il présente un nombre considérable de blessures », aurait témoigné l’officier de police chargé du constat.
[...] Vous savez comment c’est. Ici, la mort d’un Nica n’émeut pas grand monde. Ils pensent que c’est lié à la drogue.
[...] Les routes invisibles continuaient vers le Guatemala, le Mexique ou le fameux Nord, le plus grand marché de drogue du monde.
C'est sans compter sur Don Chepe, ancien guerillero, à demi supplétif des forces de police, à demi électron libre : Don Chepe connaissait la famille de la victime et entend bien retrouver les coupables ...
[...] Soyez prudent aussi, don Chepe. N’allez pas vous mettre dans des embrouilles.
— C’est ça, mon travail, Carlos : me mettre dans les embrouilles. »
Son enquête nous baladera à travers toute la province (le Guanacaste, la péninsule du nord-ouest) et à travers diverses couches de la société costaricienne.
Daniel Quirós prend son temps pour peindre ses portraits : ceux de ses personnages, attachants, comme ceux de son pays, bien au-delà de la carte postale habituelle.
[...] Il pleut et je n’arrive pas à dormir. C’est une malédiction pour moi que cette saison. Les pluies commencent et avec elles augmentent mes insomnies. Les gouttes tombent sur les plaques de zinc.

(1) - Le Costa-Rica est surnommé la Suisse d'Amérique centrale pour ses paysages et sa stabilité politique. Un peu comme Maurice en Afrique du Sud-Est, le petit pays attire l'argent des entreprises étrangères et celui de nombreux résidents venus s'installer dans de luxueux et surveillés complexes résidentiels.

Pour celles et ceux qui aiment les oranges.
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jeudi 17 décembre 2015

Un été au Kansaï (Romain Slocombe)

Hiroshima, le 6 août 1945. Ma chère Liese, ...

On ne connaissait pas encore Romain Slocombe, un artiste plutôt sulfureux si l'on en croit son passage par Metal Hurlant et surtout ses photographies de japonaises emplâtrées et bandées [clic], une sorte de musée du bondage médical qui nous évoque le Crash de J.G. Ballard.
On va découvrir ici un auteur bien plus sage (quoique ...) avec ce roman épistolaire qui nous emmène passer Un été au Kansaï.
Slocombe nous propose de lire la correspondance de Friedrich Kessler, un jeune ambassadeur allemand en poste au Pays du Soleil Levant durant la dernière guerre.
Un nazillon peu convaincu mais bien chanceux qui avait trouvé, loin de la fureur qui ravageait l'Europe, la bonne planque au sein de la communauté allemande en villégiature dans un Japon militariste et accueillant (bon d'accord, de temps à autres l'ambiance se rafraichissait au gré des alliances internationales).
[...] Moi – qui m’octroie le luxe du spleen tandis que je me prélasse à l’autre bout du monde, à des milliers de kilomètres des enfers de feu, d’éclats d’obus et de sang.
[...] Voilà qui convient admirablement à mon état d’esprit actuel. Ton frère va se soûler avec de quasi-prostituées pendant que les bombes et les incendies ravagent Berlin, et que les meilleurs fils de l’Allemagne continuent de crever sur le front de l’Est.
Cela nous vaut quelques pages savoureuses et édifiantes sur l'aveuglement dont peuvent faire preuve des esprits vaguement endoctrinés et tout à fait insouciants.
[...] Nous prendrons Moscou cet été, et automatiquement le régime monstrueux de Staline s’effondrera comme un château de cartes. Viendra ensuite le tour de la Grande-Bretagne, qui ne perd rien pour attendre ! Les bombardements sur l’Allemagne cesseront définitivement et nos victimes civiles seront vengées.
[...] Des convois entiers auraient été gazés à leur arrivée. Mais pourquoi tuer tous ces gens ? J’ai de la peine à croire que le Führer puisse approuver un pareil meurtre collectif.
Mais hormis le diplomate Friedrich Kessler, chacun sait bien que l'Histoire finit toujours par nous rattraper.
Le frère japonisant s'inquiètera d'abord pour sa sœur restée en Allemagne sous les bombes incendiaires des américains, ravis de l'occasion qui leur était offerte de tester de nouvelles tactiques militaires (rappelez-vous Yoshimura).
[...] On raconte que des quartiers entiers ont été transformés en mer de flammes ! Les gens sont restés prisonniers du goudron fondu, étouffés dans les tourbillons de feu. Les estimations les plus prudentes font état de cinquante mille morts. Est-il vrai que depuis les toits de la capitale on apercevait à l’horizon la lueur rouge de Hambourg en train de brûler ?
Et bientôt ce sera au tour du Japon lui-même de courber l'échine sous le déluge de feu des américains.
[...] L’impréparation et l’ignorance des Japonais au sujet des bombardements des zones civiles, lesquels deviennent hélas un des traits marquants de notre siècle. 
Pas tout à fait nazi mais encore moins résistant, le jeune et bon aryen n'est évidemment guère sympathique. Un homme ordinaire, à l'intelligence ordinaire, placé dans des circonstances pas du tout ordinaires.
Pas franchement le héros pour lequel on aurait envie de s'enthousiasmer.
Mais c'est peut-être là toute la subtilité du roman épistolaire de Slocombe qui, par la lecture de ces lettres (lettres envoyées à la sœur restée en Allemagne), nous amène, nous oblige à faire peu à peu connaissance de ce monsieur presque-tout-le-monde : la guerre vue du côté des perdants (très vite les doutes sont là), et doublement encore, puisqu'il s'agit d'un allemand qui vit au Japon.
Tout d'abord bercé par ce japonisme exotique, on accompagne avec un mélange de dédain, de dégoût et de condescendance, ce jeune nazi imbu de lui-même, de sa 'race' et de son Reich.
Mais l'horreur de la guerre fut la même pour tous et ne connut pas de frontières, jusque de l'autre côté du globe. Le lecteur et le diplomate seront bientôt tous deux rattrapés par les horreurs et les bombes américaines au phosphore.
On se prend alors à vouloir en finir au plus vite, oublier ce dont personne ne veut se souvenir, refermer ce que l'on voudrait n'être qu'une parenthèse, lire enfin la dernière lettre ...
[...] Hiroshima, le 6 août 1945. Ma chère Liese, ...
On était pourtant prévenu : Slocombe cachait bien son jeu et nous livre un roman bien troublant.

Pour celles et ceux qui aiment la guerre vue du côté des vaincus.
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lundi 14 décembre 2015

Les vies multiples d'Amory Clay (William Boyd)

Il n’existe que treize types de photographies.

    L'auteur, le livre (528 pages, 2015) :

On ne présente plus William Boyd, un auteur britannique, élégant, prolixe et passionné (4 adjectifs, c'est la règle chez les Clay).
Un auteur classique et sûr avec lequel on est certain de passer un bon moment.
Mais voilà, il arrive qu'une rencontre change tout, qu'un coup de foudre bouleverse un roman, qu'une femme illumine un bouquin.
Cette femme c'est Amory Clay, illustre inconnue jusqu'à ce que William Boyd tombe amoureux de son personnage et entraîne à sa suite des milliers de lecteurs.

    On aime :

❤️ La maestria de William Boyd. Son bouquin est tout simplement parfait qui nous passionne tout à la fois pour cette femme et ses vies, pour son métier et ses photos, pour le siècle qu'elle traverse et ses guerres. Il ne nous faut que quelques pages pour tomber amoureux d'Amory Clay nous aussi, pour se passionner pour la photo avec elle, dès l'adolescence.
❤️ Une étrange alchimie entre un superbe portrait de femme, un hymne à la photo et aux photographes, une traversée fulgurante de notre siècle, ...

      Le contexte :

En 1977, Amory Clay coule ses vieux jours sur une côte écossaise en sirotant son whisky.
[...] Je bois du gin au déjeuner, du whisky le soir. Un grand gin me suffit en milieu de journée, mais, quand la nuit tombe, je trouve le whisky trop tentant. Je le bois coupé d’eau dans un large verre à fond épais… n’importe quelle marque ordinaire vendue dans les boutiques d’Oban (je n’en achèterais jamais sur l’île, à Achnalorn, il y a trop de curieux), mais je crois bien que je suis devenu accro. Trois verres, parfois quatre.
De quoi raviver souvenirs et mémoires.
Amory Clay a eu plusieurs vies, elle a éclusé de nombreux verres, elle a eu quelques amants, elle a connu plusieurs capitales (Londres, Berlin, New-York, Paris, Saigon, ...) et elle a exercé plusieurs métiers : apprentie-photographe, photographe de mode, photographe de guerre, romancière-photographe.
Son père a essayé de la tuer, elle a été tabassée par des nazis anglais (et oui, on en apprend tous les jours [clic]) et elle s'est même pris une balle Viêt-Cong. 

      L'intrigue :

Un personnage et un destin pareils ne se croisent pas tous les jours ... encore faut-il avoir l'art et la manière de les mettre en pages. 
[...] Je voulais capturer ce moment, cet aimable groupe assemblé dans le jardin par un doux soir d’été anglais, le capturer et le garder prisonnier à jamais. Je sentais confusément qu’il était en mon pouvoir d’arrêter la marche impitoyable du temps et de figer cette scène, cet instant fugace : les dames et les messieurs dans leurs beaux atours qui riaient, insouciants, paisibles. Je les saisirais vite, pour l’éternité, grâce aux propriétés techniques de mon merveilleux appareil. J’avais entre les mains le pouvoir d’arrêter le temps, ou du moins le croyais-je.
[...] Parmi les rares photos que j’ai prises, certaines étaient en couleur, des diapos Kodachrome, qui revenaient cher mais commençaient à s’imposer. Toutefois, même si je voyais bien que ces clichés reflétaient le monde tel qu’il était, je préférais le monde tel qu’il n’était pas : en monochrome. C’était là mon moyen d’expression, je le savais, et cela me travaillait tant que je me suis demandé si quelque chose de vital n’était pas en train de se perdre avec le passage à la couleur. L’image noir et blanc était le trait distinctif consubstantiel à l’art photographique. Là résidait sa puissance, et la couleur lui enlevait de son aspect artistique. Paradoxalement, le monochrome, parce qu’il était de façon si flagrante antinaturel, produisait les meilleures photos.
Dans les années 30, la jeune Amory se bâtit une réputation sulfureuse dans la décadence berlinoise.
Née en 1908, Miss Clay est ce qu'on appelle une femme libre que rien n'attache, ni l'argent, ni les conventions. Quelques hommes peut-être, mais c'est plutôt elle qui s'attache à eux.
Une femme libre et conquérante. Le premier lit qu'elle investit est celui de son oncle ... gay !
Quelques pages et quelques verres plus loin, nous suivrons la jeune photographe devenue reporter de guerre pendant le débarquement.
Encore quelques années, quelques gins et quelques whisky, et ce sera le Vietnam (à presque soixante ans !).
[...] Des éclats se mirent à pleuvoir sur nous et autour de nous. Tout le monde baissa la tête. Je suis sous le feu, songeai-je. Alors, c’est comme ça que ça fait ?
[...] Je fourrageai dans ma musette et en sortis mon deuxième appareil, que j’équipai d’un objectif 50 mm avant d’enrouler la pellicule. La photographe en moi se disait : Ne rate pas ça ! Une contre-attaque. On est sous le feu. Ne rate pas ça.
[...] Les correspondants nous ont surnommées les « petites mamies ». J’ai cinquante-neuf ans, Mary en a soixante-quatre. Nous sommes de loin les journalistes les plus âgées au Vietnam.
Sans peurs et sans regrets, Amory Clay arpente à grands pas la vie, les bonheurs, les amours, les pays, ... alors que le siècle traverse toutes ces guerres (son père reviendra brisé de celle de 1914, elle-même en connaîtra deux autres et y perdra plusieurs de ses êtres chers).
[...] La guerre avait façonné, régi et perturbé ma vie de tant de façons, à travers mon père, Xan et Sholto, que ce zèle que je ressentais devait être une réponse inconsciente à ce besoin plus profond.
[...] Je crois maintenant, avec le recul, que ce que je voulais vraiment, fondamentalement, c’était me confronter de nouveau à la guerre.
Le lecteur sous le charme est bien en peine d'expliquer ce qui lui arrive après avoir goûté au breuvage concocté par William Boyd : une étrange alchimie entre un superbe portrait de femme, un hymne à la photo et aux photographes, une traversée fulgurante de notre siècle, ...

Pour celles et ceux qui aiment la photographie.
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samedi 12 décembre 2015

Autoportrait de l'auteur en coureur de fond (Haruki Murakami)

Tiens, et si j'écrivais un roman ?

S'il est bien un auteur que l'on pouvait imaginer en coureur de marathon c'est bien le prolixe et célèbre Haruki Murakami, peut-être l'un de 'nos' contemporains les plus lus !
Ce bouquin prémonitoire aura été écrit à mi-course, en 2007, une fois le succès déjà bien installé.
Haruki Murakami passe au crible sa propre vie d'écrivain et de coureur.
Deux vies dans un même miroir, faites d'efforts, de persévérance, de répétition, d'endurance, de concentration et d'opiniâtreté.
[...] Ecrire un roman ou courir un marathon, voilà deux activités qui se ressemblent.
[...] Pour moi, courir est à la fois un exercice et une métaphore.
[...] Durant les courses de fond, le seul adversaire que l'on doit vaincre, c'est soi, le soi qui traîne tout son passé. 
Pendant le premier tiers du bouquin, avouons que même si l'on aime et les sports d'endurance et la littérature, on se demande bien ce que l'on est venu faire ici à écouter Murakami discourir sur ses chaussures, digresser sur la musique de son walkman, bref se tâter les mollets et se regarder le nombril.
Et puis peu à peu, le marathon devient celui du lecteur et l'on se surprend à se passionner pour les souffrances du coureur et l'opiniâtreté de l'auteur.
[...] L'expérience ne change rien à l'affaire, pas plus que l'âge, j'assiste seulement à une répétition de ce qui s'est déjà passé. Je crois que certains processus n'admettent pas les variations. Si vous devez être une part de ce processus, tout ce que vous pouvez faire c'est de vous transformer, ou peut-être même de vous distordre, au moyen d'exercices répétitifs et opiniâtres, et faire que ce processus devienne une part de votre personnalité. Ouf.
Ce bouquin est presque une leçon de vie, de sport et de littérature.
Et puis un jour Murakami, non content de courir une dizaine de kilomètres chaque jour, de souffrir un marathon chaque année, Murakami entreprend de courir un ultra-marathon : 100 kilomètres autour d'un lac, une journée entière de course dans le nord du Japon. Quelques pages magiques.
[...] J'expérimentais pour la première fois l'au-delà des quarante-deux kilomètres. Comme m'élancer ensuite sur une mer inexplorée. Au-delà quelles étaient les créatures inconnues, tapies dans l'attente, qui vivaient là ? Je n'en avais pas la moindre idée. Je ressentais la même terreur que les marins de l'ancien temps.
[...] Depuis le départ, je courais donc depuis onze heures et quarante-deux minutes.
Décidément course de fond et littérature sont appelées à faire bon ménage : déjà deux coups de cœur avec La course Flanagan ou la bio de Zatopek.
Mais si Echenoz filmait Zatopek vu de haut sur un grand écran large pour nous montrer la course du monde, Murakami embarque une caméra intérieure pour mieux nous décrypter les ressorts humains.
[...] Car j'imagine, n'est-ce pas, que l'esprit d'un individu est influencé par son corps ? Ou bien est-ce que le corps et l'esprit interagissent entre eux, influent l'un sur l'autre ?
[...] Bon, il est possible que j'en rajoute un peu. Peut-être après tout avais-je simplement trop couru.
À tout coureur, tout honneur, laissons l'auteur franchir seul la ligne d'arrivée :
[...] Il n'est pas impossible que quelques lecteurs, que ces pages auront intéressés, se disent : "Tiens, si j'essayais de courir ?"

Pour celles et ceux qui aiment les crampes et les livres.
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mercredi 9 décembre 2015

Quartier rouge (Simone Buchholz)

Sept marins sur le coffre du mort et une bouteille de rhum.

Nos fidèles savent que l'on est toujours prêt à prendre le premier bouquin en partance pour voyager en classe polar.
Il y a parfois des vols low-cost un peu décevants comme celui qui nous a emmenés récemment en Grèce [clic].
D'autres qu'on aimerait faire durer le plus longtemps possible comme celui qui nous emportait au Chili [clic]. Pour ne citer que les voyages littéraires les plus récents.
Quant à Simone Buchholz elle nous invite en toute simplicité chez elle à Hambourg et plus exactement dans le quartier chaud de Sankt Pauli, le Quartier rouge, le Pigalle local.
Nous avions déjà visité (pour de vrai) la ville libre et hanséatique et son très agréable monde flottant, où il est bien difficile de séparer le côté ville et le côté port, tant la cité est tournée vers son fleuve, tant l'urbanisme tire profit des canaux [photos]. Ah les docs de Haffen-City ...
Comme beaucoup de villes allemandes, on s'y sent bien à peine arrivé, se disant que bosser ici serait une super idée (bon, on a visité en été ...).
Alors évidemment on n'a pas hésité une seconde à répondre à l'invitation de cette auteure, même si sa ville n'est pas réputée pour son climat accueillant.
[...] Le brouillard de ce matin s’est transformé au fil des heures en un crachin froid et pénétrant. Une nouvelle fois, le soleil n’a pas réussi à s’imposer.
Buchholz nous donne un petit polar sans prétention mais très agréable. Ni l'intrigue, ni le style ne prétendent venir trôner au sommet des étagères, mais il se dégage de la visite de Sankt Pauli un charme tout à fait plaisant. Certes c'est un polar et il y aura des cadavres, bien sûr, mais Simone Buchholz fait preuve d'un humour finaud et d'une autodérision tout à fait savoureuse, essentiellement grâce à son personnage clé fort réussi, la procureure Chastity Riley.
[...] Je peux à peine regarder. – On vous écoute, doc, lance Faller. Voilà notre répartition des rôles : à la morgue, c’est lui qui pose les questions pendant que j’essaie de ne pas tomber dans les pommes.
[...] La décoration intérieure est une catastrophe. Elle a probablement été refaite pour la dernière fois dans les années quatre-vingt, et c’est horrible. On se croirait de retour à l’époque de Derrick.
[...] – Avez-vous remarqué quelque chose ? Il me montre du doigt une quarantaine de paires de chaussures à talons aiguilles. – Rien d’extraordinaire, Faller. – Non ? Je trouve que ça fait beaucoup de chaussures. – Combien de paires votre fille en possède-t-elle ?
– Oh, une quinzaine, je dirais. – Vous voyez. Et c’est une étudiante sérieuse. Quarante paires pour deux jeunes femmes qui bossent dans un club de strip-tease, ça n’a rien d’exceptionnel. – Combien de chaussures avez-vous, Chas ? – Trois paires. Il arque le sourcil gauche. Je l’imite.
[...] – Pouvons-nous parler à vos autres employées ? demande sèchement Calabretta. Fidèle à l’image qu’on se fait d’un flic, il prend vraiment son boulot à cœur. Il met toujours des vestes trop étroites pour qu’on puisse voir qu’il porte un flingue. Je me sens détendue en sa compagnie.
Pour vous permettre de mesurer à quel point cette ambiance bon enfant nous a séduit, sachez donc que la procureure Chastity est fan de foot, voire ex-hooligan !
[...] – Comment était le match ? demande Klatsche. – Super. – Sankt Pauli a gagné ? – Oui. C’était serré et pas mérité, mais c’est une belle victoire quand même. On a fait la nouba dans le stade. – Espèce de hooligan, ricane Klatsche. Pour lui, les matchs de troisième division n’ont aucun intérêt.
Même si pour une fille cela peut éventuellement passer pour un trait de charme un peu étrange, même s'il s'agit d'un club de troisième zone comme celui de Sankt Pauli, vous imaginez bien qu'on a été à deux doigts de refermer la liseuse étant donné notre répulsion viscérale pour le côté obscur de cette religion footesque !
Alors ne le répétez pas mais tout cela passe fort agréablement : de toute évidence, Simone Buchholz est amoureuse de sa ville, de son quartier et de ses personnages (et de son club de foot).
Cette empathie a vite fait d'emporter le lecteur avec elle.
[...] J’avais l’intention de rester deux ou trois ans, puis d’aller vivre à Berlin. Mais les choses ne se sont pas déroulées comme prévu. Au bout de trois mois, je ne voulais plus quitter Hambourg. Aujourd’hui, je ne sais toujours pas exactement pourquoi. Je ne connaissais personne ici, je n’avais que moi et ma mauvaise humeur. Et le port. Je crois qu’avec une ville, c’est comme pour le football : ce n’est pas toi qui choisis ton club, c’est ton club qui te choisit. Dans mon cas, c’est Sankt Pauli, le quartier et son club. Je lui en suis reconnaissante. Le port me le rappelle chaque fois que je suis sur le point de l’oublier.
Ce bouquin est le premier traduit en français d'une série intitulée Hamburg-Krimi.
On repart chez Simone/Chastity dès qu'un autre avion est annoncé !

Pour celles et ceux qui aiment les villes d'eau (le foot c'est pas obligé).
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vendredi 4 décembre 2015

Le garçon qui ne parlait pas (Donna Leon)

C’est juste le garçon qui ne parle pas. Qui ne parlait pas.

Avouons tout de suite notre (légère) déception à la lecture du dernier bouquin de l'américano-vénitienne Donna Leon.
En dépit de son titre accrocheur, on n'a guère accroché.
Petit coup de fatigue et d'usure de l'un ou de l'autre, du lecteur ou de l'auteure ?
C'était pourtant prometteur : encore un polar sans vraiment de crime (rappelez-vous le Requiem), à peine un cadavre. Celui d'un jeune homme sourd-muet et un peu attardé qui s'est étouffé avec des pilules. Gourmandise maladroite ou tentative de suicide ?
Ou tout autre chose ?
Et qui était ce garçon discret que Guido Brunetti voyait régulièrement dans son quartier ?
[...] — Tout ce que je sais de lui, c’est ce que tu m’as dit, Guido : qu’il était sourd et simplet.
Personne ne lui demande vraiment d'enquêter mais notre commissaire vénitien tourne un peu en rond et se pique de curiosité pour l'histoire du garçon qui ne parlait pas. D'autant que le mystère s'épaissit très rapidement : aucune trace du garçon dans aucun des fichiers administratifs de la région (et les dieux de la lagune et du clavier savent que si la Signora Elettra n'a rien trouvé, c'est qu'il n'y a rien de rien !).
[...] « Rien ? » Elle avait cherché à d’autres endroits, sans prendre le soin de lui en faire part.  « Rien. D’après les preuves officielles, il n’existe pas et n’a jamais existé. »
[...] Il n’a jamais été arrêté, on ne lui a jamais délivré de permis de chasse ni de conduire, il n’a pas de passeport, ni de carte d’identité, n’a jamais travaillé pour l’État ni cotisé à une caisse de retraite. Il ne touchait pas non plus de pension d’invalidité.
[...] « C’est exactement ce qu’elle a dit : c’étaient ses propres termes. “Cette personne n’existe pas". »
[...] Ce qui le perturbait, ce n’étaient pas les circonstances de la mort de cet homme, mais le fait qu’il ait pu vivre quarante ans sans laisser la moindre trace. C’est ce mystère, et le halo de tristesse qui l’enveloppait, qui tourmentaient Brunetti
Qui était donc ce jeune homme ? Qui cherche à cacher quoi ?
La noble famille Lembo semble avoir bien des secrets enfouis dans son passé.
[...] Il n’avait rien appris non plus d’important sur Davide Cavanella. Sa mère était une menteuse ; son médecin en savait plus long qu’il ne voulait bien le dire ; il y avait une vieille femme qui en savait probablement plus long encore, mais ne lâcherait pas le morceau ; et la fille de l’ancien employeur de sa mère vivait dans un monde ouaté, où elle n’était censée ni savoir ni parler, et payait probablement très cher cette liberté.
Malheureusement tout cela, comme Brunetti lui-même, tourne un peu en rond et un peu trop longtemps.
Est-ce l'effet de l'automne qui souffle le froid et l'humidité sur les canaux de la Sérénissime ? La nonchalance vénitienne de Guido Brunetti qui nous était plutôt plaisante jusqu'ici, visiblement ne fonctionne plus.
On sent Donna Leon se reposer sur ses lauriers, papillonner de ci de là, hésiter entre nous parler de ceci ou de cela, philosopher à tout bout de champ, mais sans vraiment chercher à entraîner son lecteur avec elle.
[...] À un moment donné, Paola formula un souhait et utilisa de ce fait le subjonctif. Brunetti sentit les larmes lui monter aux yeux face à la beauté de toute cette abstraite complexité.
Même si l'on fait partie, nous aussi, des amoureux de la langue, ce subjonctif nous a paru bien fade et sans relief.

Pour celles et ceux qui aiment Donna Leon.
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lundi 30 novembre 2015

Tant de chiens (Boris Quercia)

Elle me dit : « J’ai besoin de tuer quelqu’un. ».

    L'auteur, le livre (208 pages, 2015) :

Ne manquez pas Boris Quercia, c'est très clairement la révélation polar de cette année 2015.
Saluons au passage les éditions Asphalte pour la découverte de cet auteur, les titres à double sens et le prix modique d'une édition électronique de qualité, à bon entendeur ...
Avant Tant de chiens, c'est en début d'année que l'on avait découvert Les rues de Santiago (sans qu'on sache tout à fait s'il s'agissait de celles de la ville ou de celles arpentées par le héros homonyme) et l'on avait voulu attendre un peu avant d'épingler un coup de cœur au revers du veston de Quercia. 
Pas obligatoire de lire dans l'ordre, mais ce serait dommage de laisser passer quelques pages (les bouquins sont pas épais) et le second est encore plus meilleur que le premier.

    On aime :

❤️ Des chapitres courts, comme autant de petites nouvelles, avec un sens consommé de la chute, le petit truc anodin, sans rapport avec l'essentiel du récit, le petit truc qui vous grave au burin la scène en mémoire.
❤️ Un flic comme on les aime : ténébreux et solitaire, dur et maladroit en amours comme en affaires, Santiago Quiñones, un flic qui boit pas mal (sans surprise) et qui même ne dédaigne pas une ligne de coke de temps à autre. En suivant les traces de Quiñones dans les rues de Santiago, on s’intéresse plus au personnage et à ceux qu’il va croiser au gré de ses déambulations, qu'au fil de l'intrigue.
[...] C’est un grand type chauve, un peu voûté, comme souvent chez les gens grands au Chili. C’est un pays qui punit ceux qui dépassent la moyenne, les grands essayent de passer inaperçus et les très grands, comme ce type, se voûtent pour entrer dans le rang.

      L'intrigue :

Il y a un problème avec les bouquins de Boris Quercia.
Un sacré problème : ses bouquins sont plutôt petits, pas très épais.
Dès les premières pages, alors qu'on a déjà surligné de nombreux passages pour citer dans ce blog, l'angoisse monte et on se prend à ne plus regarder les numéros de pages ou le compteur de la liseuse, on sait que le plaisir de la lecture ne durera qu'un temps que d'avance, on sait déjà trop court.
D'un autre côté (on se console comme on peut) on se dit que cette brièveté fait corps avec le style de Quercia, n'est-ce pas ?
Des petites phrases courtes, sèches, shootées à l'humanité, filmées à hauteur d'homme.
[...] Je cherche mes cigarettes et lui en offre une. Il ne fume pas, c’est ce genre-là.
On vendrait ses gosses pour pouvoir écrire une phrase comme celle-ci.
Et puis il en rajoute, le bougre ...
[...] J’aime bien les gens qui savent allumer leurs allumettes malgré le vent et qui font cette espèce de petite maison avec leurs mains autour de la flamme. C’est plutôt mon genre, je me dis.
Avant que l'intrigue policière ne vienne prendre le dessus, on pense (et il n'est peut-être pas de plus beau compliment ici) on pense souvent à John Fante, un Fante où la noirceur chilienne aurait occulté la luminosité italienne. 
Tous les ingrédients sont encore et toujours là, tous ceux de la recette classique du polar noir, hardboiled comme dit désormais chez nous. 
On peut donc reprendre le billet précédent presque mot à mot : embrouilles tordues, balles perdues mais pas pour tout le monde, collègues flics pas très cleans, femme(s) fatale(s) (bon, cette fois on a mis un 's') ... 
Et puis il y a ces femmes fatales : au rayon polar c'est bien entendu plus souvent pour le pire que pour le meilleur et l'on sait désormais que Santiago ne se donne même pas la peine de faire semblant de résister à leurs charmes.
[...] Comme si c’était la chose la plus naturelle du monde, elle me dit : « J’ai besoin de
tuer quelqu’un. » 
Et qui dit femmes, ... voici les polars les plus sexys depuis longtemps où pour une fois, les scènes les plus chaudes ne semblent pas ‘téléphonées’ et écrites pour racoler le gogo mais bien au contraire, elles s’intègrent parfaitement à l’ambiance et au(x) personnage(s).
[...] Ce n’était pas une situation facile, j’avais la maîtresse du mort au téléphone et sa veuve assise en face de moi.
[...] Tire-toi », je lui demande. Mais elle, loin de m’obéir, dégrafe sa robe et reste en face de moi, en petite culotte et talons hauts. « C’est gratuit », elle me dit, mais la vie m’a appris que rien n’est gratuit, et ça encore moins.
L'intrigue de ce second épisode est solidement construite autour d'un sujet difficile et pas cool : Tant de chiens à Santiago et Quercia n'écrit pas des guides touristiques pour nous vanter les mérites chiliens et nous parle plutôt de ceux qui vivent sur le rebord glissant du broyeur à viande.
Et comme il semble être d'usage chez cet auteur, ça commence très fort avec une fusillade qui coûtera la vie à l'un de ses collègues, trop curieux ou trop ripoux, on ne sait pas encore.
[...] Les enterrements, c’est pas mon truc. Je continue à regarder le cercueil, m’attendant à tout moment à voir Jiménez se lever et nous dire que c’était une blague. Il avait son sens de l’humour, mon collègue, il m’a fait le coup une fois à la morgue. Il s’était couché sur une des civières, recouvert d’un drap, vous imaginez la suite… Mais de cette farce-là, il n’en sortira pas. C’est la blague finale, le clou du spectacle, et ce n’est pas drôle. Je ne supporte plus la messe.
[...] Moi, je pense que c’est juste un coup de bol. Mourir, pour un flic, est un accident du travail, comme la silicose pour les mineurs de charbon.
[...] Il semblerait que ton copain Jiménez était allé très loin dans son enquête sur les abus et disparitions dans les foyers de protection pour mineurs.

Pour celles et ceux qui aiment le pisco-sour.
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vendredi 27 novembre 2015

Liquidations à la grecque (Petros Markaris)

Pensez-vous que Robin des banques va encore frapper ?

On n'a pas résisté à l'envie d'aller se faire voir chez les grecs, ne serait-ce que pour épingler un petit drapeau supplémentaire sur notre carte des voyages en classe polar.
D'autant que ce pays a fait la Une des actualités économiques et sociales ces derniers mois et que Liquidations à la grecque, le bouquin de Petros Makaris, se déroule de nos jours, en pleine crise économique : la troïka européenne vue par les locaux de l'étape.
La crise vue de l'intérieur, dans ce pays qui avait connu une période de vaches grasses, même si les vaches étaient empruntées au voisin.
[...] La Grèce entière marche à l’emprunt. Prêts au logement, à la consommation, aux entreprises, prêts vacances ; les prêts sont le moteur qui fait tourner la machine. Les banques tiennent en otage plus de la moitié des Grecs.
Un serial-killer de banquiers décapite au sabre un puis deux puis trois magnats de la finance locale pendant qu'Athènes est inondée de tracts appelant à la désobéissance financière (ne remboursez plus vos emprunts !).
Tout porte à croire qu'un déçu de la crise cherche à se venger ...
S'agit-il d'un robin des banques qui décapiterait les riches pour qu'ils ne volent plus les pauvres ?
C'est à peu près le seul intérêt de ce petit polar dont ni le style ni l'enquête ne justifient vraiment le prix du billet d'avion jusqu'à Athènes.
D'autant que les explications économiques tournent vitre très court et que la seule chose que l'on découvre c'est que les Grecs vivaient au-dessus de leurs moyens et que la fête est finie.
Ces pages sont d'ailleurs salutaires pour nous autres, lecteurs européens, et pourraient bien figurer ce qui nous attend peut-être dans quelques années : une sorte de finance-fiction ... ?
Heureusement, un brin d'humour mi-caustique mi-amer vient sauver le lecteur :
[...] – Nouveau calcul d’itinéraire. Dans cent mètres, tournez à gauche.
Va te faire voir.
– Mais dis-moi, pourquoi tu gardes allumé ce machin qui nous soûle, puisque tu ne l’écoutes pas ? J’arrête la Seat et j’éteins le contact.
– Pour faire du bien à mon ego, dis-je.
– C’est-à-dire ?
– Toute la journée j’entends les uns et les autres raconter leurs salades. Quand ce n’est pas Guikas qui me dit ce que je dois faire, c’est le ministre. Cette fille-là est la seule qui me dit ce que je dois faire et que je peux envoyer paître. Ça me remonte le moral. Celui qui s’installe dans un boulot a besoin d’un GPS pour se défouler. Tu comprends, maintenant ? Je remets le contact et redémarre. Le silence revient.
Mais avec parfois quelques dérives qui fleurent bon le machisme méridional et où il faut vraiment renifler très fort pour percevoir un effluve de second degré :
[...] Bravo pour la nouvelle secrétaire, lui dis-je, une fois seuls.
– Voyons comment elle se débrouille. En tout cas, il n’y a qu’une seule Koula. Il la veut non seulement belle, mais efficace.
Bref, tout cela ne mérite guère le voyage d'autant que le bouquin déborde de clichés tous plus convenus les uns que les autres, tant sur la vie locale (les embouteillages d'Athènes) que sur la crise économique (les coupes dans les salaires et les retraites) ou le sport (le dopage) etc ... On a même cru un moment que c'était écrit par un 'touriste' étranger : mais non, vérification faite, Petros Markaris est bien un grec vivant à Athènes.

Pour celles et ceux qui aiment les vengeurs masqués et les robins des bois.
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mardi 24 novembre 2015

La fille de mon meilleur ami (Yves Ravey)

C'est une source d'ennuis, Mathilde.

On ne connaissait pas encore le franc-comtois Yves Ravey, apparemment réputé pour s'intéresser à ce qui n'intéresse habituellement personne : les petites gens, les banlieues provinciales, les choses ordinaires.
Dans ces décors de seconde zone, il nous concocte ce qui pourrait passer pour des romans noirs de série B. Si l'on n'y prête pas attention.
Sans aucun effet de manche littéraire, il nous plonge sans trop d'explications dans une petite tranche de vie (ses romans ne sont guère épais, à peine plus qu'une nouvelle). Une tranche de quelques heures qui partent en vrille en moins de pages qu'il n'en faut pour l'écrire.
William Bonnet a juré à son meilleur ami (sur son lit de mort) qu'il prendrait soin de sa fille, Mathilde : La fille de mon meilleur ami.
Sauf que la vie de Mathilde est partie en vrille depuis longtemps et qu'elle cherche aujourd'hui à revoir le fils qu'un juge lui a enlevé. William Bonnet semble prendre sa promesse très à cœur, Mathilde aussi peut-être, et se met en peine de ménager une entrevue avec le fiston hébergé par une mère adoptive.
On contemple l'ami Bonnet s'enfoncer consciencieusement dans le noir, mettre inexorablement un pas devant l'autre, juste là où il faut pas. C'est clair pour tout le monde, même pour lui aussi sans doute.
[...] Elle m'a demandé si je regrettais la promesse faite à son père. Elle me connaissait si bien ! Et elle le savait : Je m'en voulais d'avoir accepté. J'ai répondu : C'est pas le moment, Mathilde, de me casser les pieds avec tes questions ! Elle s'est penchée vers moi. J'ai frissonné : Tu sais que je ne regrette jamais rien, Mathilde.
Mais Yves Ravey n'entend pas nous laisser tranquillement sur cette seule piste : William Bonnet semble avoir lui aussi des casseroles accrochées aux fesses et l'image du bon copain qui prend soin de la fille de son meilleur ami devient rapidement très floue. Et puis y'a encore d'autres trucs cachés dans le noir qu'un jeu d'éclairages va soudain mettre en lumière.
De ce tout petit bouquin, on retiendra deux ou trois trucs : d'abord une belle écriture, sobre et claire, en parfaite adéquation avec la description minutieuse de ces petites choses qui s'enchaînent de manière désastreuse. Ensuite des tours de passe-passe, un art de la prestidigitation littéraire : oh, regardez donc ce que j'écris de ma main droite là pendant qu'avec la gauche je prépare le chapitre suivant.
Et puis (mais comment fait-il avec une telle économie de mots ?) l'art de planter quelques pièces d'un décor très ordinaire qui resteront gravés sur nos rétines : un parasol et un gin tonic sur la terrasse désolée d'un motel de province, un vieux cartable fatigué dans le coffre d'une vieille Nissan Sunny, ...
Tout cela dans un concentré de quelques pages à ranger quelque part entre Echenoz et Chabrol, qui vous laissent inévitablement un petit goût de revenez-y.
Et donc on va y revenir, c'est certain, nous voici accrochés.

Pour celles et ceux qui aiment que Mathilde soit revenue.
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samedi 21 novembre 2015

Le fils (Jo Nesbo)

[...] — Alors ? — Alors ça ne fait que commencer. »

On l'a déjà dit, Jo Nesbø est certainement le plus 'américain' des auteurs de polar nordiques (si ce n'est même européens).
Avec sa gueule d'ange, on se laisserait facilement embobiner par le beau gosse mais en voilà un qui cache bien mal son jeu et prend vite des airs de démon sous sa capuche.
Le fils révèle une fois de plus cette face diabolique à peine voilée. 
Ça commence très fort avec une évasion plutôt réussie d'une prison de haute sécurité. Sonny Lofthus est décidé à se venger ou plus exactement à venger son père, un flic intègre que l'on a suicidé en faisant croire que c'était un ripoux. À la mort de son père, Le Fils Sonny a plongé dans la drogue (et autres traficotages) et depuis quinze ans, il grandit en prison. Mais las, ça suffit et 'justice' doit être rendue. Sevré d'héroïne depuis sa 'sortie de prison', Sonny se fait une idée très personnelle de sa réinsertion.
[...] « Quel genre de travail tu cherches ? » demanda-t-elle. Son souffle, curieusement, était un peu court. « Quelque chose dans la justice », répondit-il.
Les méchants peuvent numéroter leurs abattis.
[...] Quand il revint à lui, Kalle était allongé sur le dos, un pistolet pointé sur lui par un type en sweat à capuche, avec des gants de vaisselle jaunes.
[...] Ça devait être lui. Le Fils. Il était revenu.
[...] — Alors ?
— Alors ça ne fait que commencer. »
Harry Hole est peut-être en congés (ou en pré-retraite, c'est la mode !) et du côté des flics, c'est donc un sympathique tandem qui mène la danse : un vieux briscard, Simon (un ancien pote de Ab Lofthus, le flic intègre suicidé, le père de Sonny), et une jeune fliquette ambitieuse qui n'a pas froid aux yeux. De tous ses collègues, Simon est le seul à avoir suffisamment de flair (et pas trop de casseroles attachées à la queue) pour deviner ce que Sony a en tête quand il parle de travailler dans la justice
[...] Bon, à quoi vous pensez maintenant ? » Simon haussa les épaules : « Qu'il faut que nous trouvions Lofthus avant qu'il ne mette encore plus le bordel. »
Le fils fait partie de ces bouquins où l'on hésite entre tourner les pages pour les dévorer jusqu'à la fin, et reposer le bouquin le temps d'un (petit) intermède afin de prolonger le plaisir de la lecture. De ces bouquins où l'on jette un œil de temps en temps au compteur en espérant pouvoir se dire une fois de plus : ouah, c'est cool il m'en reste encore tout plein.
[...] — Vous savez ce que son père, Ab, disait souvent ? déclara-t-il en tirant un peu sur son pantalon. Il disait que le temps de la grâce est passé et que le temps du châtiment est venu. Mais comme le Messie est apparemment en retard, c'est à nous de faire le travail. Il n'y a personne d'autre que Sonny qui puisse les punir, Martha. La police est totalement corrompue, elle protège les criminels. Je crois que Sonny fait ça parce qu'il pense qu'il le doit à son père. Parce que son père est mort pour la justice. Une justice qui est au-dessus des lois. » Il jeta un regard vers l'autre femme devant le confessionnal où elle s'entretenait à voix basse avec un prêtre. « Et vous ? dit Martha.
— Moi ? Je représente la loi. Alors je dois arrêter Sonny. C'est comme ça.
On jubile tout du long, il n'y a pas d'autre mot même s'il est plutôt galvaudé. On jubile de suivre pas à pas Le fils qui va punir les méchants par là où ils ont pêché, qui à sa façon, va rendre une justice très personnelle, puisque ni celle des hommes ni celle de dieu ne se soucient de nous.
Un thème cher à Jo Nesbø (rappelez-vous Le sauveur), tout comme la corruption qui semble gangréner la police norvégienne.
Tout cela nous a presque fait oublier que cet auteur était également le roi de la fausse piste : Jo Nesbø ne faillira pas ici à sa réputation et le lecteur découvrira donc un peu tard qu'un jumeau peut en cacher un autre !
Un polar où l'on tremble de peur que le serial-killer ... soit attrapé par la police !

Pour celles et ceux qui aiment que justice soit rendue.
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jeudi 19 novembre 2015

De chair et d'os (Dolores Redondo)

Les sorcières : il ne faut pas y croire mais il ne faut pas dire qu'elles n'existent pas.

Après Le gardien invisible, on n'a pas attendu bien longtemps (pas assez peut-être) pour repartir dans la vallée du Baztán en compagnie de Dolores Redondo, à la chasse aux sorcières et autres créatures fantastiques : celles auxquelles il ne faut pas croire mais dont il ne faut pas dire qu'elles n'existent pas.
La recette est la même qui mêle l'enquête policière sur des crimes bien réels et le retour de superstitions anciennes ancrées dans les traditions du pays.
Cette fois, c'est un Tarttalo qui prend la suite du basajaun de l'épisode précédent : une sorte de cyclope, version locale de celui d'Ulysse.
[...] — Un tarttalo, c’est un être mythologique, non ?
— Je crois… oui, un cyclope de la mythologie gréco-romaine, et basque aussi, c’est tout ce que je sais. Où voulez-vous en venir ?
[...] Il ne faut pas croire qu’elles existent, il ne faut pas dire qu’elles n’existent pas », cita Engrasi en référence à un vieil adage sur les sorcières, qui avait été si populaire à peine un siècle plus tôt. 
Notons que pour une fois, il est préférable d'avoir lu l'épisode précédent avant d'attaquer celui-ci : la trilogie d'Amaia Salazar est un tout très homogène.
Entre Pampelune et le petit village d'Elizondo, on retrouve d'ailleurs la plupart des personnages de Dolores Redondo : la tante Engrasi, le veule Montes, le gai Jonan et bien d'autres.
Quant à Amaia et son artiste de mari, ils viennent tout juste d'avoir un bébé : et quand on connait le sombre passé de l'ama, on ne s'étonnera pas que la toute nouvelle maternité de Chef Salazar soit plutôt difficile ...
Et tout comme dans le premier tome, c'est encore un peu là que le bât blesse : Doña Redondo en fait des tonnes, se répète beaucoup et nous lasse un peu. Visiblement elle a encore oublié de faire dégraisser son plat à la cuisson.
À force de digressions répétitives, les affres de la maternité nous deviennent bientôt insupportables et l'on est pris d'une envie furieuse de balancer et le mari et le bébé avec l'eau du bain pour se concentrer sur Chef Salazar et son enquête. C'est d'autant plus dommage que cela fait pourtant partie de l'intrigue.
En dépit de ces longueurs, on apprécie toujours l'écriture fluide de l'auteure et le décor historique habilement entremêlé à l'intrigue (et on laissera passer un peu plus de temps avant d'apprécier le dernier épisode).
[...] Trois crimes apparemment sans lien entre eux, commis par trois assassins vulgaires dans des lieux différents, la même amputation à chaque fois, le membre amputé qui disparaît dans la nature, les trois meurtriers qui se suicident en prison ou sous surveillance, et laissant tous les trois un message identique écrit sur les murs, le nom d’une bête dévoreuse de bergers, de jeunes filles et de moutons. La chair des innocents. Le message inscrit sur la pierre, sauvagement, en lettres de sang : « Tarttalo ».
Outre l'effrayant Tarttalo, il sera ici question des cagots, ces parias de la société moyenâgeuse.
[...] — Je ne suis pas historienne, Jonan, mais je sais qu’à cette époque toute l’Europe empestait la chair brûlée vive.
— C’est vrai. Mais dans le cas des cagots, la ségrégation a duré pendant des siècles.
Et on aura même droit à un petit tour dans un asile psychiatrique de haute sécurité qui rappelle étonnamment celui de Bernard Minier de ce côté-ci des Pyrénées !

Pour celles et ceux qui aiment les yétis basques.
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lundi 16 novembre 2015

Seize tableaux du Mont Sakurajima (Michel Régnier)

Cinq générations au pied du volcan.

Voilà bien longtemps que l'on n'a pas voyagé en extrême-orient.
Il est donc tout indiqué de s'y rendre en compagnie d'un occidental tatamisé, le français Michel Régnier : globe-trotter, documentariste et écrivain (globe-writer dirions-nous ?).
Rien que ce titre (hommage aux cent vues du Mont Fuji d'Hokusai) évoque déjà tout le parfum du pays du soleil levant.

Tout commence effectivement par une exposition où l'on peut contempler Seize tableaux du Mont Sakurajima, autant de vues différentes de la région de Kagoshima, que Michel Régnier connait bien, le long de la baie de Kinko, dans la plus au sud des grandes îles nippones, Kyushu, dominée par la silhouette du volcan Sakurajima. Kagoshima est surnommée la Naples de l'Orient : les charmes provinciaux du Japon méridional.
Devant chaque tableau rapidement décrit (de 'vraies' ukiyo comme celle de Hideo Nishiyama ci-dessous), Monsieur Takeru Koriyama évoque ses souvenirs et ceux de ces parents et grands-parents. Cinq générations au pied du volcan, pour saluer un autre oriental.
Là où les hommes vivent.
Entre les éruptions volcaniques, les tremblements de terre, les typhons kamikaze et les tsunami dévastateurs : depuis les dessins animés de Miyazaki on sait la culture japonaise très imprégnée des forces d'une nature toujours indomptée.
[...] — Les colères de la terre et de la mer se ressemblent, ce sont les hommes qui leur inventent des noms compliqués.
[...] Kinu lui avait glissé :
— Le Japon sans typhons, ce serait comme une femme sans caprices, une chose impensable.
Il lui avait répliqué avec une boutade apprise de sa grand-mère Kimiko :
— Le Sakurajima, lui, est plutôt comme les hommes de Kyushu, semble-t-il. Il sourit souvent, marmonne ou ronchonne de temps en temps et entre très rarement dans une grande colère. Mais alors là, c’est l’enfer.
Comme si cela ne suffisait pas, le pays aura connu également la terrible folie du militarisme et Michel Régnier nous donne de belles pages, pleines de retenue, décrivant cette période guerrière alors que les fils meurent au front et que les bombardements US au phosphore teintent de rouge et de noir les pentes du volcan.
À travers l'histoire de cette famille Koriyama, c'est tout un siècle de l'histoire du Japon qui nous est offert en lecture. Une large palette d'événements, plus de cent ans d'évolution de la vie et des mœurs nipponnes, et la diversité des régions de ces îles-pays puisqu'une partie de la famille s'installera beaucoup plus au nord près de Sendai.
Les Koriyama du nord seront chasseurs de baleines et là encore cela nous vaudra de belles pages également sur ce métier millénaire que l'auteur juge incompris des occidentaux équipés d’œillères écologiques (les norvégiens et les anglais sont harponnés sans pitié).
[...] — Papa, où les baleines dorment-elles ?
Hideo avait réfléchi, puis déclaré :
— Je ne le leur ai jamais demandé, mais je le ferai à la prochaine traversée, c’est promis.
— Tu te moques de moi…
Kinu avait souri, tandis que Kimiko avait eu une merveilleuse réponse, malgré le silence dubitatif de son petit-fils :
— Voyons, Takeru, les baleines dorment dans les rêves des baleiniers.
[...] — Je sais… Les Européens, les Nord-Américains, qui ont décimé la moitié du règne animal et font la morale à toute la Terre.
Une découverte passionnante de la vie japonaise, même si l'on devine quelques déformations au travers de l'objectif photo de notre occidental tatamisé qui idéalise très certainement la vie de nos lointains voisins (la famille Koriyama ressemble parfois un peu trop à celle des bisounours).
Fort heureusement l'aspect guide touristique reste discret grâce à une très belle plume : certes Michel Régnier n'ignore rien des subtilités de la langue nippone (les sakura, les shoji, les amado, ... n'auront bientôt plus de secret pour nous) mais il ne dormait non plus pendant la classe de français. On se délecte d'une langue élégante, riche et fluide à la fois (où votre regard adamantin sous votre front éburné découvrira les fosses hadales du Pacifique).
Pas question de se coucher idiot ce soir.
On a même droit à un petit arbre généalogique de la famille Koriyama pour nous aider à nous y retrouver dans tous ces prénoms méconnus.
Mais ce qui fait définitivement le charme de ce roman, c'est bien l'atmosphère dont il est imprégné.
Un contraste étrange entre d'un côté toute la sagesse d'une civilisation nippone faite de douceur de vivre, de simplicité, de respect social et de relations familiales policées, et de l'autre côté, toute la violence des colères de la mer ou de la montagne et la folie des destructions guerrières.
Un bouquin qui entre presque en résonance avec le récent dessin animé de Miyazaki : Le vent se lève.
Nos philosophies occidentales ne sauraient sans doute pas classer cela autrement que dans des catégories mentales qui ressortissent à la résignation ou au fatalisme, mais Michel Régnier semble, lui, être en mesure d'approcher de très près les mystères de la sagesse asiatique, là où les gratte-ciel vieillissent plus vite que les pagodes.
Malheureusement la deuxième moitié du bouquin voit le récit s'enliser un peu (ou notre attention s'émousser ?) quand il s'agit de suivre la vie contemporaine de Koriyama-san (celui qui, justement, visite l'exposition des estampes du Mont Sakurajima) : on préférait ses évocations de souvenirs.
Évidemment après tout cela, on n'a plus qu'une envie, prendre l'avion pour retrouver la plus ingénieuse fourmilière humaine et découvrir le Japon provincial de ces îles du sud que l'on ne connait pas encore et qui nous tentent déjà depuis un moment !

Pour celles et ceux qui aiment le Japon, tout simplement (et un peu la chasse à la baleine aussi).
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vendredi 13 novembre 2015

Opération Napoléon (Arnaldur Indridason)

Ne contrariez jamais Carr, déclara la voix au téléphone, avant de raccrocher …

Les éditions Métailié raclent les fonds de tiroir islandais et profitent du succès de leur auteur best-seller : Arnaldur Indridason.
Cela nous vaut parfois quelques séries B pas désagréables (comme Bettý ou Le duel).
Et parfois quelques bonnes surprises comme cette Opération Napoléon, menée de main de maître par notre auteur favori.
Ce n'est pas un polar (il n'y a même pas l'ombre fugace d'un collègue d'Erlendur), à peine un thriller, plutôt un film d'espionnage.
Les romans d'Indridason ont toujours été parsemés d'allusions à cette base américaine implantée près de Reykjavík, comme une épine dans le pied islandais. Parsemés d'évocations du passé historique de ce petit pays.
Avec cette Opération (écrite en 1999 avant le succès de la série Erlendur), l'auteur s'en donne à cœur joie et se permet même de réécrire la grande Histoire avec une petite.
En 1945, un avion allemand piloté par des américains est pris dans la tempête et s'écrase sur le fameux glacier du Vatnajökull. Aucun survivant, aucune épave à une époque où les boîtes noires n'existaient pas encore.
[...] Une équipe de deux cents hommes a fouillé le glacier peu après le crash, mais ils n’ont trouvé que cette roue. Nous avons lancé une deuxième expédition, beaucoup plus importante, en 1967, mais le mauvais temps nous a contraints à rebrousser chemin. Il s’agit donc ici de la troisième expédition.
– Mais bon Dieu, que transportait cet avion ? demanda le ministre.
Depuis soixante ans, une officine secrète US est chargée de surveiller ce glacier et la ré-apparition redoutée de l'épave du Junkers.
[...] C’est de l’histoire ancienne ; peu de gens en dehors de nous savent ce que contient vraiment l’avion.
[...] – Vous voulez dire que nous surveillons le glacier depuis toutes ces années ?
En 1999, la guerre froide est finie, le climat se réchauffe, les glaciers fondent et les satellites repèrent les restes de l'avion, recrachés par le Vatnajökull. Une énorme opération secrète (aïe, déjà on sent que ça va pas le faire) est mise sur pied pour aller récupérer l'épave sortie des glaces et surtout ce que contenait ce fameux avion.
[...] Carr ressentit une pointe de nostalgie pour l’époque où les opérations secrètes étaient vraiment secrètes.
Mais que pouvait-il donc y avoir en 1945 dans ce petit avion allemand pour que les américains se donnent autant de peine à garder tout cela top secret ? De l'or ? Une bombe ? ... Ou tout autre chose ?
[...] Qu’est-ce que c’est que cet avion, et pourquoi pose-t-il problème ?
[...] Seuls une poignée de militaires haut placés connaissaient l’existence de l’avion et la procédure à suivre en cas de réapparition. Cette information, classée top-secret depuis cinquante-quatre ans, n’était jamais sortie de ce cercle restreint, où elle était transmise de génération en génération par ceux qui occupaient les postes concernés.
[...] Tout ce branle-bas : images satellites, expéditions sur le glacier… Ces rumeurs de lingots d’or, de virus, de bombe, de scientifiques allemands. Tous ces efforts pour tromper les gens, à cause de ...
[...] Qu’y avait-il donc derrière tout cela ? Deux caisses d’or, il n’y avait vraiment pas de quoi déclencher la Troisième Guerre mondiale. Deux malheureuses caisses. Quels autres secrets cet avion pouvait-il bien cacher ? Que contenait donc cette tombe glacée, pour que ses supérieurs soient au bord de la crise cardiaque chaque fois qu’ils pensaient la voir ressurgir du glacier ?
Nous avons toujours considéré l'Islande comme une petite île perdue tout là-haut au nord-ouest, sans plus d'attraits que le tourisme géothermique et les polars nordiques.
Mais pour les américains, elle est au nord-est et depuis la guerre, elle présente l'importance géostratégique d'une base avancée à proximité de l'Europe de l'Est.
On a toujours bien aimé ces polars ou ces thrillers qui emportent le lecteur voyager au loin : mais là, il ne s'agit pas d'un énième auteur américain qui nous emmènerait dans des contrées exotiques, non c'est le futur ambassadeur des écrivains islandais lui-même qui nous accueille chez lui. Et son décor fait partie intégrante de son histoire.
On retrouve d'ailleurs quelques motifs récurrents de l’œuvre d'Indridason, comme cette culpabilité liée à l'abandon d'un frère perdu dans les glaces. Il y aura même répétition de ce motif dans cette Opération Napoléon.
Le premier est dessiné autour de l'héroïne, Kristin, qui n'incarne rien de moins que l'esprit islandais, indépendant et rebelle. C'est elle le grain de sable qui va gripper l'imposante machine de guerre américaine débarquée sur l'île 'en grand secret'. C'est elle qui fera trébucher l'éléphant US dans le petit et tranquille magasin de porcelaine qu'est Reykjavík. C'est elle qui va contrarier le terrible Carr et ses hommes de main.
Une jeune femme que rien ne prédestinait à devenir la Lara Croft de ce roman d'espionnage mais voilà ... son frère était en rando sur le glacier et il est tombé aux mains des affreux jojos de l'armée secrète.
Et chez Indridason, on ne laisse pas son frangin abandonné sur le glacier.
Ce même motif sera redessiné plus tard autour d'un autre personnage, mais là ... chuuut.
[...] Il lui avait dit qu’il cherchait son frère, exactement comme elle – ils avaient donc un point commun.
On a bien apprécié le léger second degré et le vent de fraîcheur qui soufflent sur le Vatnajökull avec cette impensable Kristin qui incarne avec une franche naïveté l'improbable rebelle capable de tenir tête à l'armada US. On sentirait presque l'esprit de Kadaré souffler depuis sa lointaine Albanie : l'Islande est aussi un autre petit pays, tout aussi fier de sa culture et tout aussi épris de son indépendance.
Indridason prouve ici que la valeur de son talent n'a pas attendu les années Erlendur et termine son thriller comme il l'a commencé, de main de maître.
Dans les dernières pages, il s'autorisera même (outre un étonnant dénouement) une mise en abyme vertigineuse puisque, s'il s'est permis ici de ré-écrire l'Histoire, c'est que d'autres l'ont déjà fait et continueront de le faire ...
[...] À la radio, les journalistes ont rapporté que les soldats recherchaient une balise satellite perdue il y a plusieurs années par un avion, au-dessus du glacier. Mais les journaux télévisés ont raconté que les soldats étaient venus répéter une opération de sauvetage impliquant un faux crash aérien, en utilisant une vieille épave de DC-8. Et le journal du soir parle de réserves d’or perdues, qu’ils voulaient récupérer. Vous voyez à qui nous avons affaire. Ils ont vraiment tout bien organisé.
[...] La vérité et le mensonge ne sont que des moyens d’arriver à une fin. Je ne fais aucune distinction entre les deux. On pourrait dire que nous sommes des historiens qui essaient de corriger certaines des erreurs commises durant ce siècle finissant. Ça n’a rien à voir avec une quelconque vérité, et puis, de toute manière, ce qui appartient au passé n’a plus d’importance aujourd’hui. Nous réinventons l’histoire en fonction de nos intérêts.
Rien n'est jamais gratuit ni innocent chez Indridason.
Et en guise d'écho post-glaciaire, voici un peu d'actualité [clic].

Pour celles et ceux qui aiment ré-écrire l'Histoire.
D'autres avis sur Babelio.

mercredi 11 novembre 2015

L'hiver des enfants volés (Maurice Gouiran)

C’est un tabou qui tombe, un pan de l’histoire de l’Espagne qui est dévoilé.

On ne connaissait pas encore cet auteur marseillais, prolixe et engagé qu'est Maurice Gouiran, et l'on a donc entrepris de faire sa connaissance avec son dernier bouquin : L'hiver des enfants volés.
Les enfants volés dont il est question ne sont pas ceux de l'Argentine sur lesquels on a beaucoup lu [1] [2] [3], mais presque, puisqu'il s'agit ici des bébés espagnols volés par Franco et sa clique de 'bonnes' sœurs : l'Argentine avait un lourd héritage hispanique né de la collusion entre une dictature fascisante et une église fascinée.
Mais revenons de ce côté-ci de l'Atlantique et à l'enquête du journaliste Clovis Narigou. Non seulement le nom  du héros est l'anagramme de celui de l'auteur mais le récit est à la première personne et s'adresse parfois au lecteur : Maurice Gouiran s'engage !
Évacuons tout de suite les petites agaceries et irritations face à ces écrivains qui n'ont pas encore compris qu'il faut gratter, gratter jusqu'à l'os pour épurer et ne garder que la substantifique moelle après avoir éliminé tout le gras indigeste.
Ainsi on aurait aimé éviter les pages touristiques à Barcelone et Madrid, l'auteur lui-même plaide coupable :
[...] J’ai pensé que j’aurais pu faire financer mon voyage par Le Petit Futé ou par Le Guide du routard, car mon enquête virait au vrai périple touristique !
On aurait aimé aussi échapper aux évitables réflexions sur le monde de la branchitude techno :
[...] C’est vrai que c’est hyper pratique ce système de cloud, surtout pour des gars, comme les journalistes, qui se baladent continuellement. On n’a plus besoin d’emporter dans ses valoches un netbook, un CD-Rom ou une clé USB.
Visiblement, Gouiran nous prend pour des demeurés qui ne sont jamais allés outre-Pyrénées et qui utilisent encore des disquettes de cinq pouces un quart (et pourtant je suis né avant lui !).
Bon ça, c'est dit.
Mais revenons à nos moutons noirs et suivons le marseillais Gouiran/Narigou parti en Catalogne pour enquêter sur la disparition d'un ami journaliste. Son ami François qui semble avoir voulu fourrer son nez là où il ne fallait pas.
[...] J’avais en mémoire ces photographies en noir et blanc sur lesquelles les notables de l’Église et les prêtres posaient, bras tendu et main ouverte, parfois armés de fusils, auprès des militaires putschistes. Chez eux, le salut phalangiste avait trop souvent remplacé le signe de croix.
Après Jean-Paul II en 2001, Benoit XVI béatifiait 500 religieux nationalistes espagnols en 2007. En 2012, sœur María Gómez Valbuena était mise en accusation avant de décéder en 2013. En 2013, cinq cent autres religieux furent béatifiés par l'église espagnole, avec la bienveillance du pape François.
Tout passé n'est pas bon à déterrer quand, aujourd'hui encore et toujours, certains redoublent d'efforts pour le faire oublier.
[...] Ainsi, on volait des gosses, on les revendait pour le prix d’un appartement, et en plus il aurait fallu remercier les curés et les bonnes sœurs sous prétexte qu’ils rendaient service à tout le monde : au gosse volé, à la mère spoliée, aux parents adoptants ! C’était une conception assez particulière de la charité chrétienne.
Le bouquin est plutôt bien construit qui entremêle la recherche de l'ami journaliste mystérieusement disparu, l'enquête qui le conduisait sur les traces de bébés volés, les recherches que l'ami François menait sur son propre passé, ...
Marchant dans ses pas le long des ramblas catalanes, Gouiran/Narigou nous dévoile les dessous nauséabonds de l'Histoire ...
Et pas seulement les pages les plus sombres de l'Espagne puisqu'il sera également question d'autres enfants volés, ceux des Lebensborn nazis (rappelez vous le film de l'an passé : D'une vie à l'autre). Un autre secret tout aussi bien gardé puisqu'il faudra attendre la fin des années 80 pour que soit révélé le secret de ces Lebensborn et que ce n'est qu'en 2004 [clic] et 2009 [clic] que la presse évoquera le seul centre français !
Maurice Gouiran semble hésiter entre la thèse journalistique et l'enquête à la Rouletabille. Sa prose parfois précise mais souvent maladroite ne nous laissera pas un souvenir impérissable : dommage parce que la conclusion de ces enquêtes est plutôt réussie et nous laisse entrevoir le beau roman que nous aurions pu avoir.
Mais reconnaissons lui le mérite de soulever la boue qui recouvre, encore de nos jours, ces passés honteux : des enfants volés peuvent en cacher d'autres ...

Pour celles et ceux qui aiment les trouble-fêtes et pas les curés.
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