B-29. Avec un B comme Boeing.
On vient tout juste de relire les Naufrages d'Akira Yoshimura, un livre superbement écrit et construit. Un des meilleurs qu'on ait jamais lu, disons le franchement (voir ici).Il fallait donc qu'on relise également La guerre des jours lointains, qu'on avait découvert il y a quatre ans, également après Naufrages.
Fin 1945, au lendemain de la reddition de l'Empereur du Pays du Soleil Levant : les cendres des villes japonaises pilonnées pendant plus d'un an par les américains sont encore tièdes, l'écho des deux bombes atomiques(1) résonne encore.
À peine descendus de leurs bombardiers B-29(2) dans lesquels ils écoutaient du jazz en rasant les plus grandes villes de l'archipel et en décimant les populations civiles, les américains entament une série de procès contre les "criminels de guerre" japonais.
Les gradés nippons se suicident à la chaîne pour échapper à la honte d'une arrestation par les vainqueurs arrogants.
Ancien officier de la défense anti-aérienne, Takuya vient d'être démobilisé. Lui-même a décapité, sur ordre, un aviateur US tombé de son bombardier.
[...] Takuya avait imaginé la silhouette de l'homme à l'intérieur de son bombardier, en train de se balancer sur un rythme de jazz. L'ennemi était inexcusable. Il fallait lui enlever la vie en contrepartie de ses nombreuses victimes.Soucieux d'échapper à une condamnation (et certainement à une pendaison), il abandonne maison et famille et prend la fuite à travers le pays ravagé, en proie à la famine.
[...] Soudain, il se demanda comment vivaient les officiers américains. Pour la plupart, ils étaient sans doute déjà rentrés au pays, où ils devaient recevoir les honneurs de la victoire. Peut-être que, de retour dans leur village, ils avaient été serrés dans les bras de la population et portés en triomphe jusque chez eux. Beaucoup parmi eux avaient sans doute été décorés pour avoir tué un grand nombre de soldats dans les combats. Lui, il avait tué un soldat américain. Un grand jeune homme blond qui avait participé aux bombardements incendiaires sur les villes japonaises, précipitant dans la mort un nombre impressionnant de vieillards, de femmes et d'enfants. Son acte de tuer cet homme lui aurait peut-être valu une décoration à la fin de la guerre en cas de victoire, mais dans le cas présent, il le plaçait en position de se retrouver la corde au cou. [...] Il avait du mal à accepter ce paradoxe.De son écriture minimale et distanciée, Akira Yoshimura décortique avec une précision chirurgicale les absurdités de la guerre et les états d'âme de la population japonaise, l'arrogance des vainqueurs et l'humiliation des vaincus.
Derrière sa prose d'apparence lisse et mesurée, on devine les failles laissées par ces terribles évènements.
Mais Akira Yoshimura est trop fin pour se contenter de fustiger l'arrogance des armées d'occupation. Ce n'est pas son but et il ne défend pas de thèse(3) : dans le même chapitre où il se demande (fort judicieusement) si les américains considéraient les japonais vraiment comme des êtres humains pour oser ces bombardements massifs, il rapporte également le sort réservé aux malheureux parachutés, jusqu'à la vivisection pratiquée par les médecins militaires nippons curieux de découvrir les secrets de ces grands gaillards blonds.
Chacun lira donc ces pages avec ses propres yeux ... qui ne sont pas japonais.
Même la relecture (on avait découvert cette Guerre des jours lointains, il y a quatre ans) semble apporter un éclairage encore différent.
Pour notre part, on y a redécouvert l'ingéniosité des militaires américains, toujours prompts à inventer de nouvelles stratégies guerrières quelque soit l'époque et le lieu(4) : après les premiers essais à Dresde et Hambourg, le Japon eut droit à l'extermination massive de ses villes et de sa population civile, jusqu'à la solution finale avec Little Boy et Fat Man (5).
[...] Il avait souvent entendu dire que telle ou telle ville avait été détruite par les bombes incendiaires, mais le spectacle horrible auquel il était confronté dépassait de loin tout ce qu'il aurait pu imaginer. Les flammes innombrables se pressaient en une immense déferlante en pleine tempête sur une mer démontée. Son visage était chaud comme s'il avait été brûlé.Poursuivi par ces horreurs et la crainte de la police militaire, Takuya parcourt son pays ravagé, en plein désarroi, en pleine famine aussi puisque même le riz est devenu une denrée rare.
La fumée qui arrivait lui faisait mal aux yeux. Il n'y avait ni installations militaires, ni usines d'armements en ville, l'escadron de B-29 avait largué ses bombes incendiaires avant de repartir en sens inverse dans l'unique but de réduire en cendres les habitations et de massacrer les habitants. Il réalisa que la scène qu'il avait sous les yeux s'était répétée dans un certains nombre de villes de toutes les régions du Japon, précipitant de nombreux civils dans la mort.
Dans cet ouvrage tout comme dans Naufrages, Akira Yoshimura démontre encore une fois sa maîtrise d'une langue sobre et sèche qui convient parfaitement à cette histoire sombre, aux relents de fin du monde.
Yoshimura a rédigé là un devoir de mémoire : ce qui doit être dit (et écrit) avant d'autoriser l'oubli.
Un livre où l'on découvre la guerre du côté des perdants.
(1) : rappelons cette réplique terrible dans Tsubaki, le livre de Aki Shimazaki :
[...] - Grand-mère, pourquoi les Américains ont-ils envoyé deux bombes atomiques sur le Japon ?
- Parce qu'ils n'en avaient que deux à ce moment-là, dit-elle franchement.
(2) : le B de B-29 veut dire Boeing, rappelons-le.
(3) : chacun connait d'ailleurs les exactions commises à cette époque par l'envahisseur japonais, encore haï d'une bonne partie des populations du sud-est asiatique.
(4) : l'utilisation du napalm sera bientôt perfectionnée au Vietnam et depuis, les stratégies ont encore évolué : les américains s'essayent désormais à la guerre contre-insurrectionnelle (COIN) comme en Irak et en Afghanistan.
(5) : sans doute qu'avec de petits noms, ces deux bombes avaient un côté plus humain.
Pour celles et ceux qui n'aiment pas les guerres.
Babel Actes Sud édite ces 286 pages qui datent de 1978 en VO et qui sont traduites du japonais par Rose-Marie Makino-Fayolle.
L'article de Wikipédia sur les deux bombes atomiques.