mardi 31 mars 2015

Trois chevaux (Erri de Luca)

Dialogues avec un jardinier.

Après Trois mille chevaux vapeurs de Antonin Varenne, voici Trois chevaux !
Mais en matière de lettres, on aurait tort de se fier aux seuls chiffres.
D'abord parce qu'en dépit de la proximité des titres nous ne sommes pas du tout dans le même registre et ensuite parce qu'en dépit de son modeste attelage chevalin, ce roman de l'italien Erri de Luca est un bijou de grande qualité. Une poignée de perles serties avec soin dans un beau collier de prose.
De poésie même, devrait-on dire tant est belle la plume du napolitain.
Une plume avec laquelle il peint les choses ordinaires ou mieux, ce que laissent deviner les choses ordinaires.
Comme la simple pause déjeuner au café du coin ...
[...] Je mets la soupe entre moi et le livre posé contre le demi-litre. [...] Je mange. La cuillère est amie de la lecture, elle pêche même toute seule dans l'assiette. La fourchette demande plus d'attention.
Quelques moments de la vie d'un homme simple (appelé d'ailleurs L'homme par un ami).
Et pour une fois, un homme simple qui n'est pas décrit par un parisien.
Un jardinier.
Un ancien émigré parti en Argentine et qui est revenu de la dictature un peu meurtri forcément. Erri de Luca a toujours été engagé politiquement.
Dans ce petit livre, l'auteur évoquera également les Balkans (qu'il a connus), en quelques mots terribles.
[...] Tout autour les champs sont immobiles, les mines attendent les pas. Comment grandissent les enfants avec tant de terre interdite autour d'eux ? [...]
Il répond que les femmes attachent les enfants quand elles doivent sortir et les laisser seuls.
En dépit de ce décor géopolitique un peu sombre, l'histoire est lumineuse. Celle d'un homme ordinaire, simple jardinier. Evidemment on ne peut que songer à la sage maxime chinoise qui veut que :
Cultiver son jardin et ses légumes pour subvenir à ses besoins quotidiens, voilà ce qu'on appelle la politique des simples.
Un être simple mais entier et humain, dont on ne saura même pas le nom mais dont on apprendra tant de choses.
Et qui nous fera faire quelques belles rencontres. Un ami ou deux, un africain ou deux.
[…] Selim vient au jardin pour le mimosa et pour parler un peu de son pays où l'on va pieds nus et c'est pour ça qu'on parle volontiers. Quand on met des souliers on ne parle pas, c'est ce qu'il pense de nous. Sans la plante des pieds nue sur le sol, nous sommes isolés.
Et quelques femmes. De très beaux et respectueux portraits de femmes.
[…] J'ai plus de vie passée à regarder la terre, l'eau, les nuages, les murs, les outils, que les visages. Et je les aime. À présent, j'erre sur celui de Làila, ses pommettes astiquées comme des cuivres, une bouderie des lèvres, détails mal assortis. Quand j'y pense, je n'arrive pas à retenir un visage de femme tout entier.
[…] Devant une femme, je sens le Napolitain qui a envie de la faire rire. Sans éclats de rire avant, les baisers sont fades. Je ne le lui dis pas.
[…] Des histoires de femmes hindoues qui, lorsque se lève un vent de tempête, sortent les seins nus pour l'arrêter.
La prose (ou la poésie) de Erri de Luca n'est pas vraiment épurée. Au contraire, chaque mot est choisi, chaque phrase est ciselée (longuement sans doute) parfois jusqu'à l'excès.
Ce travail d'orfèvre nous vaut quelques perles scintillantes. De la magie pure qui nous laisse pantois.
[…] Ce n'est qu'au printemps que je taille les lauriers, quand ils ne servent plus d'abri aux moineaux. J'aime brûler les restes de leur feuillage. Ils font une fumée qui étourdit et fait revenir en mémoire les disparus.
Mais parfois aussi, l'artisan nous livre quelques pièces trop ouvragées qui déparent la vitrine. Ce sont les risques du métier et l'orfèvre Erri de Luca n'hésite pas à prendre quelques risques.
[…] Ces jours-là, je vois clair dans la géométrie. Les vivants ne sont pas à la perpendiculaire des morts étendus, ils leur sont parallèles. La faux n'a pas la courbe de la lune, mais celle de l'œuf.
On pense à d'autres plumes plus légères : Maxence Fermine (un savoyard), Alessandro Baricco (encore un italien). Et John Fante même parfois (encore un autre).
Ce petit roman aurait gagné à être un peu allégé tant finissent par peser les effets de sieur Luca. Mais ne boudons pas le plaisir de goûter à de la belle ouvrage venue du sud italien. On tient là une belle histoire d'amour.
Et ces trois chevaux alors ?
[…] Une vie d'homme dure autant que celle de trois chevaux et tu as déjà enterré le premier.

Pour celles et ceux qui aiment les arbres et les fleurs.
D'autres avis sur Babelio.

jeudi 26 mars 2015

Eva dort (Francesca Melandri)

Romance sur fond de montagnes et d'Histoire.

C'est Dominique qui nous a mis sur les traces des habitants du Haut-Adige ou du Sud-Tyrol avec ce bouquin de Francesca Melandri curieusement titré : Eva dort.
Un titre que l'on verra se déployer tout au long du roman.
On avait surtout envie de découvrir une région et un épisode historique tous deux méconnus (on va y revenir) mais on a eu le bonheur de tomber sur une belle plume et une belle histoire (avec un petit 'h').
Mais tout d'abord que sont cette région et cette Histoire (avec un grand 'H') qui tissent toute la trame du bouquin (Francesca Melandri est documentariste) ?
Pour être à l'aise dans sa lecture, on vous conseille d'ailleurs de lire en diagonale quelques pages sur le ouèbe [ici] au-delà de notre ci-dessous résumé : la lecture du roman n'en sera que plus fluide et le plaisir plus grand.
[...] Après Sterzing / Vipiteno, un peu avant de sortir à Franzensfeste / Fortezza, Carlo s’est arrêté à l’Autobahnraststätte / Autogrill et nous avons mangé un belegtes Brötchen / sandwich. Puis nous avons quitté l’Autobahn / autoroute et nous avons payé au Mautstelle / péage. Dans sa Volvo qui heureusement est suédoise et ne se traduit donc ni en allemand ni en italien. Bienvenue dans le Südtirol / Alto Adige, royaume du bilinguisme.
[...] Pour les légumes et les fruits aussi, il utilisait l’italien, surtout pour les salades : chicorée, laitue, valériane, roquette, pourpier, cresson. Mais pour la viande il se servait de l’allemand : Rindfilet, Lammrippen, Schienbein. Comme pour les gâteaux : Mohnstrudel, Rollade, Linzertorte, Spitzbuben. Ce bilinguisme culinaire était un usage solidement établi, partagé par tout le personnel, auquel on ne pouvait déroger.
Cette région du nord de l'Italie, au pied du col du Brenner, serait un peu l'Alsace italienne.
Tout cela appartenait à l'Autriche, jadis. Les habitants étaient germanophones et bizarrement accoutrés lors des dimanches de fête.
Mais après la première Guerre, il fallut naturellement humilier les vaincus et la région bascula du côté italien. Bientôt, dans les années 20 et 30, le fascisme romain entrepris une italianisation forcée de ces vallées : l'allemand y fut bientôt interdit, administration et employeurs y devinrent sourds d'une oreille et ne comprenaient plus que l'italien.
[...] On peut interpréter la chose comme on voudra, mais l’adoption unanime du juron italien par la population de langue allemande fut le seul succès impérissable de l’italianisation forcée voulue par le fascisme.
Encore quelques années et les habitants accueillirent donc tout naturellement à bras ouverts les nazis qui passèrent les Alpes. Tout aussi naturellement, on le leur reproche encore. L'Italie reprit possession des lieux à la fin de la guerre (la seconde).
Allez, encore quelques tours de roue et dans les années 60, un peu avant les Brigades Rouges, quelques bûcherons, quelques garagistes et quelques paysans se sentirent l'âme suffisamment rebelle et le cœur assez vaillant pour dynamiter quelques pylônes voire quelques véhicules de carabiniers.
[...] Jusque-là, les Italiens ne savaient rien du Haut-Adige. Ils ignoraient presque tous qu’on parlait allemand dans un coin de leur territoire national.
Naturellement la soldatesque mit alors en application les bonnes pratiques apprises des forces françaises en Algérie.
[...] La technique de la « gégène » mise au point par les tortionnaires de l’OAS en Algérie que les Italiens appliquèrent consciencieusement, avec des résultats toujours satisfaisants.
Au fil des années, ces belles vallées de montagne furent ainsi malmenées par une géopolitique qui ne laissait aucune chance à quiconque de choisir le ‘bon’ camp. Inexorablement, les roues dentées de l'Histoire broyèrent les familles une à une, génération après génération, quelque soit le bord, quelque soit l'époque.
Et c'est dans l'une de ces vallées que naquirent Vera et sa mère Gerda.
Et c'est l'histoire de ces deux femmes, l'Histoire de ces vallées et de ces années, que nous raconte Francesca Melandri, alternant avec équilibre et précision les chapitres, le présent de la moderne Vera et le passé de la savoureuse Gerda.
D'une belle écriture ronde et puissante, et avec une force évocatrice peu commune.
Parti avec l'envie de découvrir la géographie et l'histoire d'une région, on s'est laissé attraper et surprendre par une belle plume et un beau roman.
[...] La nouveauté la plus sensationnelle fut la création d’un vrai w.-c., pas dans la cour mais, luxe inouï, à l’intérieur de l’habitation : il ne serait plus nécessaire de sortir à la belle étoile pour faire ses besoins pendant les nuits d’hiver. Paul invita tout le voisinage pour fêter son inauguration. Il se comporta de façon très généreuse : il montra non seulement aux voisins son Wasserklosett immaculé, mais il insista pour que les gens l’essaient. Et afin que tous, adultes et enfants, profitent bien de cette occasion exceptionnelle, il fit préparer par sa mère et ses sœurs de grandes quantités de Zwetschgenknödel — les canederli aux prunes, on sait qu’il n’y a rien de mieux pour stimuler la digestion. Le Wasserklosett fut testé par les voisins plusieurs fois, sans que la canalisation se bouche. Ce fut une fête mémorable, dont on parla encore bien des années plus tard.
Gerda était si belle que dans ces vallées rustres et en ces périodes frustes, aucun homme, pas même un militaire en garnison, n'osait lui manquer de respect.
Elle tomba tout de même amoureuse. Une fois. Une seule fois. La fois de trop. Juste de quoi être rejetée par ses propres parents, quelques semaines avant de donner naissance à Eva.
De sa mère trop tôt célibataire, Eva n'héritera que de deux choses : sa beauté et son histoire tragique. Ça aide pas forcément à grandir, mais ça nous vaut un beau roman sur fond de montagnes et d'Histoire.
[...] Eva, dis-je, en serrant sa main.
— Un beau nom, presque comme vous… »
Traînant ma petite valise derrière moi, je m’éloigne gaiement : rien ne donne plus d’élan aux pas d’une femme qu’un compliment. Ça, ma mère le sait bien.
Et nous voici sur les traces d'Eva partie vers le sud tout en bas de la botte, retrouver Vito (trouver plus exactement) un père (ou presque ?) qui, sentant sa fin prochaine, vient tout juste de prendre ou reprendre contact avec elle.
[...] L’histoire d’Eva, avec ses délicats corolaires de mère célibataire, d’oncle terroriste, de grand-père qui vous donne froid dans le dos rien qu’à le regarder dans les yeux.
De manière plutôt inattendue, on retiendra sans doute de ce roman les superbes pages sur la cuisine du grand hôtel sudalpin où Gerda gravit un à un les échelons depuis les travaux infamants de la plonge jusqu'aux fonctions sacrées de la découpe des viandes. Ces chapitres sont peut-être les plus beaux et certainement les plus évocateurs de ce bouquin.
Un roman passionnant. Un roman de passions : culturelle, amoureuse, linguistique, culinaire, ...
Rappelons ce que l'on disait de la Tour d'Arsenic la saga familiale de Anne Birkefeldt Ragde, dont Francesca Melandri pourrait être le pendant méridional :
“Ça se lit presque comme un thriller à suspense et, avide de découvrir les secrets de chacune de ces femmes, on dévore ce gros bouquin sans pouvoir le lâcher.”
Et pour revenir à notre fil conducteur Historique, soulignons qu'il n'est pas inutile de se remémorer ces anciens séparatismes culturels et linguistiques à la veille de nouveaux et très actuels séparatismes économiques : [clic].
Que vous dire d'autre encore ?
Ah oui, on allait oublier : il ne s'agit que d'un premier roman.

Pour celles et ceux qui aiment autant les blondes walkyries que les brunes méridionales.
D'autres avis sur Babelio et celui de Dominique.








lundi 23 mars 2015

Temps glaciaires (Fred Vargas)

Clin d’œil islandais

Avertissement : ce billet a été rédigé sur un tölva (modèle HP), une sorcière qui compte.

C’est toujours un grand moment de plaisir annoncé et attendu que d’ouvrir un nouveau Fred Vargas. Que de retrouver le mystérieux et fantasque Jean-Baptiste Adamsberg et toute sa clique du commissariat su XIII°. Que de découvrir toute une galerie de personnages étranges et originaux. Que d’avoir l’assurance d’apprendre tout un tas de choses sur on ne sait pas quoi encore mais on verra bien, ce sera forcément passionnant.
Le commandant Danglard(1) nous dirait que c’est comme ouvrir une bouteille de bon vin, un cépage connu et apprécié. Chaque millésime offre son propre bouquet unique et particulier mais le goût est toujours celui qu’on attend. Le savoir-faire de la Maison Vargas a fait de ces pentes ardues et touffues de l’Adamsberg une grande région viticole.

[…] Tu penses à quelque chose ?
— À rien. J'aimerais réfléchir un peu.
Bourlin poussa un soupir découragé. Il connaissait Adamsberg depuis assez longtemps pour savoir que « réfléchir » n'avait aucun sens, le concernant. Adamsberg ne réfléchissait pas, il ne se posait pas seul à une table, crayon en main, il ne se concentrait pas devant une fenêtre, il ne récapitulait pas les faits sur un tableau, avec des flèches et des chiffres, il ne posait pas son menton sur son poing. Il vaquait, marchait sans bruit, il ondulait entre les bureaux, il commentait, arpentait le terrain à pas lents, mais jamais personne ne l'avait vu réfléchir. Il semblait aller tel un poisson à la dérive. Non, un poisson ne dérive pas, un poisson suit son objectif. Adamsberg évoquait plutôt une éponge, poussée par les courants. Mais quels courants ?

Las, après les premières lampées toujours savoureuses, le cru Vargas 2015, étiquette cuvée spéciale Temps glaciaires, sent un peu le bouchon et il faudra attendre le fond de la bouteille pour que celle-ci révèle enfin ses meilleurs arômes.
Ça commençait plutôt bien avec un clin d’œil de l’auteure en direction de la vague nordique qui déferla dans nos librairies. Un titre explicite et une histoire qui évoque l’Islande d’Indridason et de son commissaire Erlendur.

[…] Le fracas de la pluie sur le pare-brise réveilla Danglard.
— Où en sommes-nous ? demanda-t-il.
— On a dépassé Versailles.
— Je parle de l'enquête. Meurtres ou suicides.
— Deux suicidés qui laissent le même signe, Danglard. Deux suicidés liés au même rocher d'Islande. Ça ne va pas.
[…] Si tant est que l'Islande fût une véritable piste.
[…] — Mais pourquoi alors, dit Justin en fixant ses notes, nous envoie-t-on au début sur le drame islandais ?
— Je ne sais pas si on nous y a jamais « envoyés », dit lentement Adamsberg en revenant sur ses pas.
Nous sommes allés tout seuls en Islande.
[…] — Il n'empêche que les premières victimes avaient toutes deux été en Islande, dit-il. Coïncidence ? On n'aime pas les coïncidences.

Et puis au fil des pages de ce gros pavé, la citoyenne Vargas nous perd dans les méandres confus d’une secte qui a entrepris (en costumes !) de reconstituer les débats et les discours de la Constituante(2), lorsque l’intransigeant et incorruptible Robespierre faisait régner la terreur et s’attachait à détacher la tête de tous ceux qui s’égaraient hors du droit chemin.
Le feu de paille islandais du début s’étiole, l’enquête piétine et le lecteur s’impatiente. Les Temps révolutionnaires déçoivent.
On voudrait faire fi de ces chemises à jabot. La ci-devant Vargas se pousserait du col ?
Entre la rigidité de Robespierre et la chaleur des pierres islandaises, l’auteure semble hésiter et courir deux sangliers à la fois(3).
Mais les plus patients, qui n’auront pas guillotiné trop tôt le bouquin, seront finalement récompensés par le dernier quart(4). Adamsberg s’envole pour Reykjavik (yes !) et le roman décolle enfin(5). Ce qui nous vaudra des pages superbes, peut-être les meilleures de Vargas (avec celles du Lieu incertain), tout à fait dignes de la référence à Indridason.

[…] — C'est beau ici, dit Adamsberg en allumant les cigarettes à la ronde. Je ne vois rien à un mètre, mais je suis certain que c'est beau.
— Atrocement beau, dit Almar.
— Je crois que je vais rester là, dit Adamsberg.
— Avec Gunnlaugur et Eggrún qui nous couvent à présent comme des canetons, je reste avec toi, dit Veyrenc. Il faudrait que je me trouve aussi un prénom islandais. Almar ?
— Lúðvíg, tout simplement.
— Parfait. Et Retancourt ?
— C'est quoi son prénom ?
— Violette, comme la petite fleur.
— Alors, Víóletta.
— C'est simple, au fond, l'islandais.
— Atrocement simple.
— Je n'ai jamais dit que je restais, dit Retancourt. Ils jouent beaucoup aux échecs ici ?
— Sport national intense, dit Almar.
— On n'a pas eu le temps de copier le texte de la stèle pour Danglard, dit Veyrenc après un silence. Cela devait raconter quelque chose comme : étranger, toi qui foules cette terre, prends garde…
— … aux vices immondes des hypocrites infâmes, poursuivit Adamsberg.
On pourrait réussir à deviser comme cela toute notre vie sans en parler, finalement. Sans jamais parler de l'île tiède et des os. On ne s'en sort pas si mal. On se dirait des choses et d'autres, et puis on les répéterait, et puis on irait finir notre verre, et puis on dormirait.
— À quelle heure est l'avion demain ? demanda Veyrenc.
— Midi sur le tarmac, dit Adamsberg. Le temps qu'ils effarouchent le million d'oiseaux, on sera à 13 heures à l'aéroport de la ville d'en face.

Ce doit être ça, la magie de ces terres froides et brumeuses.
Nombreux sont les critiques qui commettent l’erreur de classer les ouvrages du Docteur Vargas parmi les polars. Alors que de tout évidence, il s’agit plutôt de traités scientifiques.
Des essais savants dans lesquels la citoyenne Vargas explore  avec précaution, conscience et ténacité les mécanismes complexes et les cheminements diffus de la pensée humaine. Ceux qui se devinent en creux sous la surface apparente des choses.

[…] Adamsberg leva une main réclamant le silence, sortit lentement son carnet et nota la dernière phrase qu'il venait de prononcer. Le médecin sort un os de sa bouche. Puis il la relut en la suivant du doigt, comme un homme qui n'en comprend pas le sens. Il rempocha son carnet et son regard réapparut dans ses yeux.
— J'ai pensé, dit-il sur un ton d'excuse.
— À quoi ?
— Aucune idée.

Dans une vingtaine d’années, on peut facilement imaginer un congrès mémorable de savants au cours duquel, après avoir englouti des milliards de dépenses, les chercheurs reconnaitront leur défaite et s’apprêteront à abandonner le projet de supercalculateur (un super-tölva) qui devait penser enfin comme nous. Dans le silence déçu qui accompagnera cette annonce solennelle, un murmure indistinct se fera entendre au fond de la salle.
”Faudrait peut-être qu’on relise Fred Vargas …” grognera l’un des congressistes en frappant la moquette de sa canne.

[…] Veyrenc fit de nouveau retomber la béquille au sol, en un martèlement régulier.
— C'est énervant ce bruit, Louis.
— Je réfléchis, c'est tout.
— Oui mais je ne sais pas pourquoi, cela m'énerve.
— Pardon, c'est un réflexe. […]
Il se fit un long silence, qu'Adamsberg ne rompit pas. Il ouvrait les yeux dans le vide, et ne voyait que brume épaisse, brume d'afturganga. Il attrapa soudain le poignet de Veyrenc.
— Continue, dit-il, continue et tais-toi.
— À quoi ?
— À frapper le sol. Continue. Je sais pourquoi cela m'énerve. Parce que cela fait monter un têtard.
— Quel têtard ?
— Un début d'idée informe, Louis, se hâta d'expliquer Adamsberg, de peur de se perdre à nouveau dans la brume. Les idées sortent toujours de l'eau, d'où crois-tu qu'elles viennent ? Mais elles s'en vont si l'on parle. Tais-toi. Continue.

Dans cet épisode, la brigade du XIII° semble prendre un nouveau virage et Jean-Baptiste Adamsberg préparer peut-être sa retraite. Danglard, Retancourt, Veyrenc, et tous les autres, même Estalère, tous semblent jouer au diapason dans un orchestre  dont Adamsberg ne serait que le chef armé s’une seule petite baguette, sans même avoir besoin d’emboucher lui-même un puissant instrument à vent.
Les mécanismes de la brigade tournent comme ceux d’une horloge (ou bien sûr  une montre, réglée sur celles d’Adamsberg et les pissées de Lucio). Chacun y joue sa partition, l’effet d’ensemble est très réussi, l’harmonie est palpable.
Mais on l’a vu, le tempo de la musique s’alentit, le rythme s’épuise, et il faudra bientôt que le chef d’orchestre s’empare lui aussi d’un instrument (ce sera une canne) pour reprendre la tête de la fanfare et mener tout son petit monde jusqu’au bouquet final.

(1) - notons que, une fois n’est coutume, ce n’est pas le commissaire qui picole mais son adjoint !
(2) - la Constituante, c’était pour le jeu de mots, les puristes auront deviné bien sûr qu’il s’agit plutôt de la Convention.
(3) - il est d’ailleurs beaucoup questions d’animaux qui bougent dans ce livre : canards, coccinelles, corneilles, macareux, phoques (là on n’est pas bien sûr), mouettes, marcassins, têtards, et j’ai sûrement loupé une partie du bestiaire.
(4) - oui quand même, mais comme c’est un gros pavé, ça laisse un morceau de choix
(5) - j’étais moi-même dans l’avion : l’illusion était parfaite !


Pour celles et ceux qui aiment penser.
D’autres avis sur Babelio.


vendredi 20 mars 2015

Les origines de l’amour (Kishwar Desai)

Une face cachée du néocolonialisme.

Il n'est pas fréquent de tomber sur des romans indiens et c'est encore plus rarement que leur lecture convient à nos yeux occidentaux.
Ça fonctionne plutôt bien avec celui-ci sans doute parce que l'auteure a vécu en occident et prend soin d'écrire en pensant également à ‘nous’ (rappelons nous ce que l'on disait de Tarquin Hall et Kalpana Swaminathan).
Kishwar Desai est une journaliste et auteure qui a vécu quelques temps à Londres. Ceci explique sans doute cela et elle a ramené de quoi se fournir en étoffes et stéréotypes pour habiller les quelques occidentaux qui peuplent ces enquêtes humoristiques.
Ironiques, plutôt. Une ironie cynique qui n'est pas sans rappeler un petit peu celle de John Burdett, légèreté féminine en plus.
Tout au plus peut-on déplorer, histoire de faire la fine bouche, que Kishwar Desai se sent obligée de nous expliquer un peu trop souvent que certains propos sont à prendre au second degré. On avait compris dès les premières pages.
Dans ses soit-disant enquêtes policières, elle explore différentes facettes de la société indienne en générale et de la condition des femmes en particulier. L'héroïne de ses bouquins est Simran Singh mi-assistante sociale, mi-détective amateure.

[...] Une femme d'âge mûr ordinaire, une travailleuse sociale qui aime se mêler de tout.

Sans doute bien trop occidentalisée pour représenter fidèlement les nombreuses femmes de son grand pays mais suffisamment curieuse, entêtée et fouille-merde pour alimenter quelques chroniques !
Avec cet épisode : Les origines de l'amour, l'exploration est une lecture salutaire pour nous autres européens. On y découvre toute la filière qui permet aux riches occidentaux d'utiliser les ventres des indiennes pour enfanter les rejetons qu'ils ne peuvent pas (et même de plus en plus, ne veulent pas) porter.

[...] Maintenant que l'Inde était une zone de tourisme médical, les investissements (et les facilités de crédit) abondaient.
[...] On avait récemment ajouté une aile à la clinique, qui servait à héberger ces femmes pendant leurs neuf mois de grossesse et à surveiller leur état. [...] Toutes portaient les enfants d'une clientèle internationale, mais aussi celui d'un couple local.
[...] La plupart des étrangers préféraient les femmes au teint clair - cela leur donnait un peu moins l'impression d'être de vieux colons exploiteurs.
[...] Des gens du monde entier venaient en Inde depuis que le ventre des Indiennes était à louer.
[...] Nos femmes font le travail et leur population augmente. Tu ne vois pas que c'est un complot ? ils ont trouvé une nouvelle façon de nous coloniser.

À l'heure où notre doux et aveugle pays croit devoir s'enflammer autour de la question de la procréation assistée, il n'est pas inutile de claironner que le débat est clos depuis plusieurs années déjà (le bouquin date de 2012 !) et que, dans sa marche inexorable, la mondialisation n'aura attendu ni la manif pour tous, ni une législation trop timide.
Fidèle sans doute à son passé de journaliste, Kishwar Desai nous emmène explorer toutes les ramifications de la filière et suivre le trajet des containers d'embryons, depuis les espoirs des riches occidentales jusqu'à l'appât du gain des femmes indiennes, en passant par les bureaux des douaniers corrompus, depuis la clinique de Londres jusqu'à celle de Delhi.
En dépit de la gravité du sujet et de l'épouvantable trafic humain dont il est ici question, le ton de son bouquin est assez unique (peut-être indien ?) : la prose est légère et humoristique mais les portraits qu'elle trace de ses compatriotes sont peints au vitriol. Les petits et grands marchandages qui accompagnent cette filière mondiale de la nouvelle maternité sont affolants mais l'ambiance qu'elle tisse reste bon enfant. Plusieurs bloggeurs ont d'ailleurs été déroutés parce ce qu'ils ont pris pour trop de complaisance envers les tristes sires qui traversent ce roman.
Mais Kishwar Desai disait elle-même à Libé (qui tirait son portrait en 2014) :

Mes histoires sont si sombres que j’ai éprouvé le besoin de créer un personnage plus optimiste.

Un drôle de bouquin que l'on dirait égaré sur une étagère, quelque part entre une Bridget Jones en sari et un Rouletabille en rickshaw.
Au final, le pamphlet est plus subtil qu'il n'y parait car différents points de vue sont donnés par différents personnages et celui d'Anita (l'épouse du toubib) n'est pas le moins intéressant.

[...] Anita [...] répondait avec vivacité que "les Indiens devaient devenir modernes".
Ce à quoi Subbhash rétorquait : "Ce n'est pas une question de modernité. [...] Est-ce qu'on peut vraiment parler de familles normales ?"
Anita souriait. "Il va falloir que tu t'y fasses mon chéri."

Kishwar Desai donne à lire. Elle ne donne pas de leçon.
Son éditeur français (L'aube) revendique abusivement l'étiquette 'polar' (l'enquête amateure est bien légère), et il est clair qu'on ne tient pas là une grande plume de la littérature (le style passe-partout est facile).
Mais ce quasi reportage journalistique vaut quand même le détour par Delhi pour deux excellentes raisons : il est agréable à lire à nos yeux occidentaux et même très compréhensible jusque dans quelques unes des subtilités locales, et par ailleurs le sujet grave, passionnant et intéressant, visiblement bien documenté, est à découvrir.
Impérativement.
On regrette juste que le pavé soit un peu lourd à digérer : l'idée de se faire entrecroiser différentes histoires et personnages n'est pas mauvaise mais Kishwar Desai se perd et nous perd parfois en route. Certaines parties ne méritaient pas tant de développements ni qu'on y revienne plusieurs fois (notamment les épisodes de la douane).
Pour rester dans le ton léger de ce bouquin et finir d'un clin d'œil,  rappelons-nous le très beau film de début 2014 sur les lunchboxes de Mumbai :

[...] Lorsqu'il rentrait le soir [...] elle prenait la boîte vide de son déjeuner et allait la poser sur le plan de travail de la cuisine.


Pour celles et ceux qui aiment l'Inde.
D'autres avis sur Babelio et surtout celui de Jacques à qui l'on doit cette découverte.
Le portrait de Libé.


mercredi 18 mars 2015

Les héritiers de la mine (Jocelyne Saucier)

Des enfants comme s’il en pleuvait.

Après notre gros coup de cœur pour la pluie des oiseaux, on ne pouvait pas quitter tout bêtement cette charmante dame qu’est Jocelyne Saucier.
On a voulu faire une autre balade en son agréable compagnie.
Et franchement, l’accroche des Héritiers de la mine ne peut laisser personne indifférent :

[…] Mais combien étiez-vous donc? La question appelle le prodige et j’en ai plein qui m’étourdissent. Je ne sais pas si j’arrive à dissimuler ma fierté quand je les vois répéter en chœur, ahuris et stupides:
— Vingt et un ? Vingt et un enfants ?
Les autres questions arrivent aussitôt, toujours les mêmes, ou à peu près : comment nous faisions pour les repas (la dimension de la table, inévitablement, une femme veut savoir), comment nous parvenions à nous loger (combien de chambres ?), comment c’était à Noël, à la rentrée des classes, à l’arrivée d’un nouveau bébé, et votre mère, elle n’était pas épuisée par tous ces bébés ?
Alors je raconte.
Alors Jocelyne Saucier raconte l’histoire des Cardinal. Une famille ordinaire pas tout à fait ordinaire.
Une famille qui transpire la vie à grosses gouttes. L’exubérance anarchique et le désordre joyeux de la vie.
Tout comme transpire de toutes ses pages, ce bouquin de Dame Saucier qui, décidément, sait (bien) raconter de belles histoires. Une vraie conteuse.
Dans les années 50-60 au fin fond du Québec, le père était prospecteur de mines et jouait de la dynamite. La mère sortait rarement de sa cuisine, il lui fallait nourrir ses vingt et un rejetons.
Eux ont presque oublié leurs prénoms à force de s’appeler autrement : LaPucelle, LesJumelles, LeGrandJaune, Geronimo, Zorro, LePatriarche, LaTommy, les Titis, ElToro, … forcément avec vingt et un, y’a de quoi en faire des surnoms !
LaMère, elle, passait son temps à les compter. À table, quand ils mangeaient (le seul endroit où chacun avait sa place et où il n’y avait pas de bagarre pour s’assoir). La nuit elle parcourait les chambres et comptait les endormis dans leurs lits.
[…] Je le sais, moi qui attendais l’instant sublime où son regard se poserait sur moi, à table quand elle nous servait et faisait le compte de ses enfants, la nuit quand elle allait d’un lit à l’autre et que, ô bonheur des anges, je la sentais se pencher sur mes angoisses de la journée.
Comme si vingt et un c’était trop pour les embrasser d'un seul et même regard et qu’une mère ne pouvait pas vivre sereine sans avoir tous ses enfants sous les yeux.
Bien des années plus tard, tout le monde se retrouve, pour la première fois depuis longtemps, à l’occasion d’un congrès où LePère doit être décoré du mérite des prospecteurs. Tout le monde a grandi, est devenu adulte. Tout le monde y va de ses souvenirs, les plus cocasses, les plus épiques.
Tout le monde ou presque : l’un des vingt et un Cardinal manque à l’appel.
Toute la troupe est de mèche, on tait le drame, on cache l’absence : si LaMère venait à compter ses petits devenus grands, c’est sûr, elle ne s’en remettrait pas.
Car il y a eu un drame dans la tribu des Cardinal.
[…] «Regarde, regarde-moi, vois ce que tu as fait.» J’ai traversé le pont avec lenteur à cause des planches disjointes du tablier et de la voix qui me poursuivait. «Regarde où l’ont menée tes jeux cruels.» En sortant de la pénombre du pont couvert, je nous ai vus, Émilien, LaTommy et moi, là, en plein soleil, en plein cauchemar, dans la vieille auto d’Émilien. «Regarde-la bien maintenant. Entends son cri. Vois toutes ces tonnes de roches qui s’abattent sur elle. Regarde la chair qui se déchire, le sang qui gicle, le ventre qui s’ouvre, le cerveau qui éclate. Vois ce que tu as fait.»
Que s’est-il passé ce funeste jour ? Qui ne puisse être dit, qui doive être tû ?
[…] Il nous faudrait attendre d’autres rencontres pour que nos âmes soient prêtes à recevoir ce qui devait être dit.
[…] LaTommy est sortie de l’auto, emportant avec elle le pantalon et la chemise qui devaient mettre fin à l’horrible jeu de rôle auquel elle s’était livrée. Nous savions dès lors, Émilien et moi, qu’elle s’était chargée de sauver la famille. Ou qu’on l’en avait chargée.
[…] Il y avait eu enquête après l’explosion. Des policiers étaient venus, avaient interrogé tout le monde, et s’en étaient retournés avec leurs tonnes de soupçons et pas une once de preuve contre nous.


Pour celles et ceux qui aiment les familles nombreuses.
D’autres avis sur Babelio.

jeudi 12 mars 2015

Les neuf cercles (Roger Jon Ellory)

On dirait le Sud …

Depuis la découverte fracassante en 2010 de Seul le silence, un grand roman et donc un très grand polar, Roger Jon Ellory est devenu, bouquin après bouquin, un auteur policier incontournable, un des grands, à ranger sur l'étagère aux côtés du suédois Mankell, de l'américain James Lee Burke ou de l'islandais Indridason, par exemple.
Sur l'étagère des auteurs qui font que le polar n'est pas que le polar.
Non pas que ces plumes aient plus de lettres de noblesse que des auteurs policiers plus traditionnels qui seraient mineurs, non du tout, mais tout simplement le plaisir de la lecture n'en est que plus grand.
Si vous aimez lire de gros pavés qui tiennent bien au ventre, précipitez-vous donc sur Seul le silence (sorti en poche depuis) et maintenant sur Les neuf cercles qui sort de la même veine.
Notons que les autres bouquins de R.J. Ellory ne sont peut-être pas au même niveau : Vendetta était rangé sur l'étagère des thrillers politico-policier et on n'a pas lu les autres.
Mais ces neuf cercles de l'enfer sont bien à la hauteur de Seul le silence et l'on y retrouve les mêmes thèmes : le sud (ici le Mississipi), les séquelles de la guerre, le racisme envers les noirs (le sud quoi), une fillette assassinée, ...
Le sud ... ah, on s'est encore fait avoir ! Depuis 2010, on avait oublié !
Roger Jon Ellory n'est pas américain ! Il vit à Birmingham !
Comment donc peut-on écrire ainsi sans être de là-bas ?
Comme dans Seul le silence, on croit encore lire du Faulkner ou du Truman Capote mais non, Ellory est so british.

[...] Il y a une lettre qu'elle n'arrête pas de lire à haute voix. Et j'ai sur les bras un putain de mélodrame à la Tennessee Williams.

Comme dans Seul le silence, tout commence par la découverte d'un cadavre de jeune fille.

[...] - Bon sang ! Qu'est-ce que c'est que ce bordel ?
- Je vous avais prévenu, lança Powell. Quelqu'un l'a étranglée, puis l'a ouverte, lui a découpé le cœur, et l'a remplacé par un serpent dans un panier.
[...] - On va où ? demanda Hagen.
- On retourne où on a trouvé le corps.
- Qu'est-ce qu'on cherche ?
- Son cœur, Richard. On cherche son cœur.
[...] Powell leur donnait un coup de main, et c'est lui qui prononça la phrase que Gaines avait espéré ne pas entendre.
" Il y a quelque chose d'enterré, ici. "
[...] Et donc Gaines [...] se demanda qui avait fabriqué ce monde. Car d'après ce qu'il avait vu et entendu, ça ne pouvait sûrement pas être Dieu.

On est en 1974, le cadavre a été enfoui au bord de la rivière en 1954, c'est la vase qui, vingt ans durant, l'a conservé intact pour l'autopsie.
Ouais, ça démarre fort. Heureusement car le premier tiers de ce gros pavé pèse un peu : il s'appesantit un peu trop longtemps sur les drames intérieurs du shérif Gaines, revenu pas indemne du Vietnam.
Les protagonistes de 1954 sortaient traumatisés de la Grande Guerre.
Ceux de 1974 reviennent du bourbier vietnamien, brisés eux aussi.
De là à penser que les US en guerre quasi continuelle produisent de quoi alimenter des générations et des générations de lecteurs ...

[...] Gaines avait fait la guerre. Il avait vu les neuf cercles.
[...] On perdait une partie de son humanité à la guerre, et on ne la récupérait jamais.
[...] D'après ce que Gaynes savait, les hommes qui revenaient de la guerre étaient de trois types. Il y avait tout d'abord ceux qui se réintégraient. Ils n'oubliaient pas mais ne passaient pas non plus leur temps à ressasser leurs souvenirs. [...]
Le deuxième type était ceux qui portaient leur histoire comme une seconde peau : ils continuaient de mettre des treillis et des gilets pare-balles. [...] C'étaient ceux-là qu'il fallait garder à l'œil.
Le troisième type, c'était les morts.

Le shérif Gaines n'a que 34 ans (à la lecture, il parait souvent un vieux bonhomme usé de 50) et il n'a pas grande expérience des meurtres dans sa petite bourgade de province. Il va commettre quelques bourdes et, après nos lectures de centaines de polars et d'enquêtes sous haute pression, on se demande avec ce cadavre d'il y a vingt ans, comment donc ce shérif qui semble toujours un pas ou deux derrière le lecteur va bien pouvoir s'en sortir ...
John Gaines vit seul avec sa mère qui n'en finit pas de mourir de son cancer, qui n'en finit pas de pester après Nixon qui s'accroche au pouvoir. Lequel des deux partira le premier ?
Notons au passage, les chapitres 40, 41 et 42 lorsque Maman Gaines abandonne et son fils et Nixon : ce sont de très belles pages (et bien sûr pas à cause de Nixon, cessons-là la plaisanterie), tristes mais très belles.
Mais le shérif ne lâche pas son enquête. Bien décider à éclaircir les mystères du passé comme du présent ... car de nouveaux cadavres, bien frais ceux-là, sont venus s'ajouter au compteur.

[...] Trois morts en autant de jours.
Une enfant, un suspect, une mère.
[...] Bon, espérons que ça va s'arrêter là, déclara Thurston lorsqu'il atteignit la porte.
- Curieusement, je ne crois pas " observa Gaines, mais Thurston ne répondit rien.

Et c'est une histoire de famille qui va se dessiner peu à peu en toile de fond de tous ces événements, de 1954 à 1974.
Une grande famille du sud, une famille toute puissante. Un clan.
Le Klan.

[...] - Vos enquêtes pour meurtre sont-elles toujours aussi shakespeariennes, shérif ?
- Je dois avouer que les enquêtes pour meurtre sont très rares, Dieu merci.

Les romans de cet auteur ne sont pas exempts de défauts, mais leur force emporte tout.
On notait dans Seul le silence et comme dans Vendetta, que Ellory semblait éprouver quelque difficulté à ‘terminer’, à clôturer ses histoires de belle façon, sans recourir à d'artificielles pirouettes rocambolesques.
Comme si finalement cela n'intéressait guère Ellory qui, comme nous, aurait préféré rester en compagnie de ses personnages.
Cette fois, on apprécie que le final (même si les pirouettes inhérentes au genre policier sont toujours là) on apprécie que le final soit à la hauteur de cette sombre histoire de famille et des personnages embarqués.

Justement R. J. Ellory semble être lui-même un drôle de personnage. Un auteur capable de magnifiques romans mais aussi coupable de viles actions : il est connu pour avoir falsifié des commentaires (élogieux à son encontre évidemment) sur des sites comme amazon, et il est désormais repéré comme adepte de la scientologie [clic].
Quel grand écart entre l'œuvre et l'artiste !


Pour celles et ceux qui aiment le Sud.
D'autres avis sur Babelio.


lundi 9 mars 2015

Les heures silencieuses (Gaëlle Josse)

Portrait flamand. Dame vue de dos.

On avait été quelque peu déçus par le bouquin de Gaëlle Josse sur Le dernier gardien d'Ellis Island mais cette auteure française a eu droit à une séance de rattrapage.
Ce sera Les heures silencieuses.
À partir d'un tableau du peintre flamand Emanuel De Witte, Gaëlle Josse nous emmène dans cet intérieur hollandais, au XVII° siècle, aux temps de la splendeur de la Compagnie néerlandaise des Indes orientales.

[...] Nous sommes les commerçants les plus puissants en ce monde. Qui ne se sentirait plein d'orgueil, sachant la part qu'il y prend ? C'est sur mer que notre domination s'est établie, car nous y sommes habiles.

Pour une fois, on regrette presque le format électronique du ebook tant on aimerait retourner de temps à autre sur la couverture où la toile peinte par De Witte est reproduite. C'est à partir de cette peinture, que Gaëlle Josse imagine toute la vie de la dame qui y est peinte de dos. Toute la vie quotidienne des riches marchands de Delft vers 1670, à travers le journal intime de cette dame vue de dos.

Elle  imagine même les voisines et amies en train de se faire tirer le portrait par Veermer (de vrais tableaux de Veermer : [clic] ).
Le procédé est intéressant, original et bien mené.
D'une belle écriture aux tournures du passé, Gaëlle Josse met en scène cette femme de riche marchand, armateur de bateaux, et toute une vie d'espoirs et de déceptions, un beau portrait de femme (même vue de dos).
Depuis les souvenirs d'enfance avec son père dont elle était la fille aînée mais qui n'avait pas eu de garçon pour prendre sa succession. Elle bénéficiera de ses conseils avisés pour se faire une petite place dans un rude monde d'hommes.

[...] Le négoce est chose parfois difficile. Gardez la douceur de vos sentiments pour ceux de votre sang, et votre considération pour ceux de votre rang.

Sa découverte de la traite des noirs, quand les épices ne ramenaient plus assez d'or dans les coffres.

[...] Ce sont des hommes que l'Amsterdam convoyait à destination des plantations espagnoles d'Amérique.
Je ne sais si cela est juste de transporter des êtres semblables à nous, tels des sacs de noix de muscade ou des tonneaux de cannelle.
Nos voyageurs rapportent qu'en ces endroits, les femmes enfantent de la même façon que nous, dans le scris et dans le sang. Leurs nouveaux-nés ressemblent aux nôtres, exception faite de leur couleur, et elles les nourrissent avec grand soin, paraît-il.

Et puis les maternités qui épuisent, la vieillesse qui s'installe (à 36 ans), la sagesse qui vient ...

[...] À ne plus être désirée, ai-je encore un visage ?

La peinture flamande est réputée pour la lumière qu'elle laisse tomber sur les visages : Gaëlle Josse a choisit peut-être le seul tableau de cette époque qui présente une femme de dos et elle réussit à lui redonner vie et visage !
Un tout petit bouquin pour un beau portrait flamand de dame.

[...] Le moment de la remise du journal de bord, où tous les faits et incidents du voyage, intempéries, maladies à bord, réparations, courants marins, forme des rivages abordés, animaux ou oiseaux rencontrés, sont consignés.
On y trouve parfois des dessins qui montrent ce qui est difficile à expliquer, ou la description de mœurs étranges, bien éloignées des nôtres.
[...] Que d'heures ai-je passées dans ces carnets, à m'en brûler les yeux et à en perdre le sommeil, transportée en des lieux que de ma vie, je ne connaîtrai. Dans ces moments-là, ai-je assez maudit le sort de m'avoir fait fille !

Pour celles et ceux qui aiment la peinture flamande.
D’autres avis sur Babelio.


samedi 7 mars 2015

Le dernier gardien d’Ellis Island (Gaëlle Josse)

C'est par la mer que tout est arrivé.

Ellis Island, c'est la petite île face à Manhattan aux pieds de la Statue de la Liberté. Une petite île qui a servi pendant près d'un siècle de centre de transit, de sas d'arrivée, de quarantaine, à tous les immigrants venus peupler le pays de l'Oncle Sam et fuyant une Europe (Irlande, Italie, ...) qui ne leur offrait plus guère de perspectives.
Plus de douze millions de personnes sont passés par cette ‘porte’, la porte d'or, la porte d'entrée de La Merica.
Une porte qui parfois se refermait sur quelques uns d'entre eux, renvoyés dans leurs lointains pays d'origine, parce que trop chétifs, trop malades, trop dangereux, ...
Un taux de refus minime (2%) qui aura suffit à terroriser plus de douze millions de candidats et à conforter la sinistre réputation des lieux.
Nous avions été très émus (et vivement intéressés) par notre visite des quelques bâtiments de cet ilot devenus depuis, un musée de l'immigration (édifiant).
On ne pouvait donc laisser passer ce petit bouquin de Gaëlle Josse : Le dernier gardien d'Ellis Island.
Nous voici donc fin 1954. Le centre d'Ellis Island va fermer dans quelques jours.
Le dernier gardien des lieux reste seul ‘à bord’. Depuis des années, ce fonctionnaire se considère lui-même comme un exilé de Manhattan, pourtant si proche.
Pendant ces quelques jours, Mr. Mitchell entreprend de nous raconter ses souvenirs, quelque chose entre de brèves mémoires et une longue confession.
[...] Il me reste neuf jours, pas un de plus, avant que les hommes du Bureau fédéral de l'immigration ne viennent officiellement fermer le centre d'Ellis Island. Ils m'ont prévenu qu'ils arriveraient tôt, très tôt, vendredi prochain, 12 novembre. Nous ferons ensemble le tour de l'île et nous procèderons à l'état des lieux. je leur remettrai toutes les clés que je possède, portes, grilles, entrepôts, remises, bureaux, et je repartirai avec eux vers Manhattan.
L'auteure a choisit de faire revivre ces lieux au travers du regard d'un seul homme, le dernier gardien.
C'est qu'il a dû en voir des choses, Monsieur Mitchell, et des pas très belles parfois.
[...] Ce sont les événements qui me sont personnels que je voudrais évoquer ici, aussi difficile cela soit-il. Pour le reste, je pense que les historiens s'en chargeront.
[...] Rien que des souvenirs. Et bien encombrants. Ils s'agitent autant qu'ils peuvent, à croire que toutes les ombres de mon existence se sont réveillées dès qu'elles ont su que je partais, et qu'elles ne seront en paix qu'une fois leur histoire racontée.
Malheureusement la confession du dernier gardien tourne rapidement à l'auto apitoiement complaisant : ambiance plaintive et ton larmoyant finissent par gâcher la visite de l'île et de son Histoire dont on apprend finalement très peu.
Mais peut-être que tout cela est dû aux fantômes de ces lieux qui auront vu défiler tant de misère humaine au fil des longues années.
En dépit d'une fin plutôt bien amenée, ce court roman sera une petite déception : Gaëlle Josse s'empare d'un lieu mythique mais ne réussit pas à faire se rencontrer la petite histoire et la grande.
Juste de quoi raviver les souvenirs de notre visite de ces lieux.
Mais on reparle de Gaëlle Josse bientôt et avec plus d'enthousiasme.

Pour celles et ceux qui aime(raie)nt tout quitter.
D'autres avis (plus enthousiastes) sur Babelio.

mercredi 4 mars 2015

Il pleuvait des oiseaux (Jocelyne Saucier)

[…] Il pleuvait des oiseaux.

    L'auteure, le livre (179 pages, 2011) :

Très très jolie découverte que ce délicieux petit roman : Il pleuvait des oiseaux.
Jocelyne Saucier est québécoise, plus exactement elle vient de l’Abitibi-Témiscamingue, tout là-haut, une région de forêts marbrées de lacs, entre la baie d’Hudson et les Grands Lacs de l’Ontario.

    On aime :

❤️ Une grande tendresse pour les personnages ce qu’on apprécie beaucoup, tout autant que les talents de conteuse. Frais, tendre et lumineux. Jouissif.
❤️ De belles histoires d’amours, d’amours impossibles, ce sont elles qui font les plus belles histoires.
❤️ Une autre face de ce nature-writing devenu tellement à la mode dans nos vies citadines, une face plus intime, plus chaleureuse.

      Le contexte :

L'auteure part à la recherche des survivants des Grands Feux qui ravagèrent ces régions il y a cent ans et qui firent pleuvoir des oiseaux (qui mourraient asphyxiés en plein vol).
[…] Il pleuvait des oiseaux, lui avait-elle dit. Quand le vent s'est levé et qu'il a couvert le ciel d'un dôme de fumée noire, l'air s'est raréfié, c'était irrespirable de chaleur et de fumée, autant pour nous que pour les oiseaux et ils tombaient en pluie à nos pieds.

      L'intrigue :

Une histoire de deux ou trois vieux, des marginaux qui ont tout plaqué derrière eux et qui sont partis vivre en forêt, loin de tout et surtout de tous, dans leurs cabanes au Canada(1).
Tom, Charlie vivent là-bas au bord d’un lac. Ted serait mort récemment, nous dit-on.
[…] Il était temps de partir. Je n’avais plus aucune raison de m’attarder. Je me suis quand même informée de la raison du décès.
- Mort de sa mort, m’a répondu Tom, à notre âge, on meurt pas autrement.
Ted, c’est lui le rescapé des Grands Feux, lui qu’était venue chercher une photographe qui collectionne les portraits de ces survivants.
[…] Je suis photographe, ai-je encore dit, je fais des photos des personnes qui ont survécu aux Grands Feux.
[…] J’arrive avec mon barda. Mon trépied, ma Wista à soufflet et mon voile noir. Je fais de la photo à l’ancienne. Pour la précision du grain qui va chercher la lumière dans le creux de la chair et pour la lenteur du cérémonial.
Mon portfolio contient une centaine de photos, des portraits pour la plupart, mais il y a aussi des clichés pris sur le vif avec ma Nikon et qui n’ont d’autre but que d’apprivoiser le sujet à la première rencontre.
Aucune mièvrerie, aucun angélisme dans l’histoire de ces vieux épris de liberté et de fausse solitude qui vieillissent et apprivoisent la mort prochaine. Mais de l’humour, un réalisme parfois cru et beaucoup, beaucoup d’humanité.
[…] Ted était un être brisé. Charlie un amoureux de la nature et Tom avait vécu tout ce qu’il est permis de vivre. Une journée après l’autre, ils ont vieilli ensemble, ils ont atteint le grand âge. Ils avaient laissé derrière eux une vie sur laquelle ils avaient fermé la porte. Aucune envie d’y revenir, aucune autre envie que de se lever le matin avec le sentiment d’avoir une journée bien à eux et personne qui trouve à y redire. […]
Le campement de Charlie était le mieux entretenu. Quatre cabanes. L’une pour y habiter, l’autre pour le bois de chauffage, une chiotte, une remise et rien qui traînait autour. Pas une pelle, pas une hache, rien qui n’était laissé à l’abandon, alors que chez Tom, il fallait lever les yeux vers la cheminée pour deviner sa cabane d’habitation tellement tout était encombré et mal fichu.
Quand à Ted, personne n’avait mis les pieds chez lui.
Autour des vieux, quelques ‘témoins’ : chacun d’eux aura droit à son chapitre et à une brève introduction, procédé insolite de l’auteure pour installer ou mieux, faire entrer en scène ses personnages, et qui nous entraîne avec elle dans un regard à la fois distancié et affectueux.
[…] L’histoire s’installe tranquillement. Rien ne se fait très vite au nord du 49° parallèle.
Au cœur des chapitres, la trame de l’histoire des trois vieux et les souvenirs des Grands Feux. Celui de Timmins (1911), celui de Matheson (1916) et celui de Haileybury (1922).
Parmi ces témoins : notre photographe donc, et puis Bruno, un hippie qui approvisionne les vieux en échange du ‘droit’ à cultiver de la marie-jeanne (!) et puis Steve, le gérant d’un hôtel oublié de tous, qui se charge d’égarer les curieux et de protéger la tranquillité des vieux et de la plantation.
[…] Quelques égarés de la route, des chasseurs, des pêcheurs venaient parfois se perdre à ma porte. Ils cherchaient des espaces vierges, là où aucun homme n’avait posé son pied d’astronaute. Je les envoyait à l’ouest. Il y avait là suffisamment de vieux chemins forestiers pour les occuper tout un après-midi à tourner en rond.
Et puis le clou de l’histoire, la meilleure pour la fin : Marie-Desneige, rescapée et exfiltrée des dortoirs des asiles psy après soixante-six ans d’internement. Donc une vieille, elle-aussi, plus vieille même que les vieux et qui, à quatre-vingt deux ans, ne peut plus dormir seule.
[…] Ils chuchotent plus qu’ils ne parlent. Charlie a sa voix de velours, celle qu’il utilise pour approcher un animal effrayé. Marie-Desneige est plus à son aise. Elle a l’habitude des dortoirs, des confidences qu’on se chuchote d’un lit à l’autre. C’est d’une voix étouffée, à peine audible, qu’elle raconte un peu de sa vie à l’asile avec cette amie qui se prenait pour la reine d’Écosse et qui lui donnait ses bas à laver et ses ourlets à refaire en échange de sa protection.
- Personne n’aurait osé s’en prendre à Ange-Aimée, reine d’Écosse, d’Angleterre, des Carpates et des Nations unies.
- Les Carpates, c’est pas un pays.
- Les Nations unies non plus.
Ils rient.
Mais Marie-Desneige voit des choses qu’on ne voit pas (la survie en asile demande d’être continuellement aux aguets, ça aiguise les sens).
Ted le survivant n’est plus là et n’a laissé derrière lui que des peintures abstraites, des centaines de toiles incompréhensibles et c’est Marie-Desneige qui, de son visage à la peau blanche et parcheminée, éclairera toute cette histoire, l’errance de Ted, les tableaux mystérieux dans sa cabane, la mémoire des Grands Feux.
Bien sûr on pense au Lièvre de Vatanen, en moins facétieux,  au lac Baïkal de Sylvain Tesson, en moins arrogant, aux racontars de Jørn Riel, en moins cocasse, à d’autres encore.
Je vous invite également à découvrir une belle petite interview de cette modeste et charmante dame qu’est Jocelyne Saucier, ne serait-ce que pour son délicieux accent [yakakliker].
C’est déjà son quatrième roman, on en reparlera donc certainement !
(1) - la cabane en forêt est quasiment une institution là-bas, une tradition culturelle qui nous échappe un peu ici, intra-muros !

Pour celles et ceux qui aiment la liberté.
D’autres avis sur Babelio (livre lu grâce à Masse Critique).

dimanche 1 mars 2015

Un fond de vérité (Zygmunt Miłoszewski)

Le long de la Vistule

Un petit tour en Pologne ?
C’est ce que nous propose un nouvel auteur de polar (enfin, nouveau pour nous) au nom pas facile à retenir : Zygmunt Miloszewski, voilà c’est dit.
Un fond de vérité est son deuxième polar, après Les impliqués.
On est un peu surpris au début par une prose parfois crue qui semble presque épicée d’une once de vulgarité et d’une pincée de violence verbale.

[…] Il pouvait fixer un rencard à cette poule de province et la prendre debout contre la table de la cuisine.
[…] Szacki n’en croyait pas ses oreilles. « C’est de la connerie en barre. Le mensonge le plus débile que j’ai entendu au cours de ma carrière. »

Mais après quelques pages, l’on s’y fait peu à peu, imaginant comme le suggère l’auteur lui-même que cela relève peut-être de la culture polonaise, du moins en partie.

[...] Leon Wilczur souffrait d’un mal typiquement polonais : même lorsqu’il décrivait une personne de manière positive ou neutre, cela sonnait comme une série d’invectives. [...]
Son mépris général du monde salissait tous ceux dont parlait le vieux flic.

Ce ton parfois étrange est aussi celui du costume du personnage principal : le procureur Teodore Szacki, légèrement misanthrope, franchement misogyne, carrément cynique et parfaitement désabusé, tant vis à vis de ses concitoyens que de lui-même. Cette autodérision finit même par nous rendre ce drôle de personnage plutôt sympathique.
Cela nous change des détectives imbibés que nous fréquentons habituellement.
Et cela nous vaut quelques pages à l’humour très second degré et très féroce.

[...] Un boucher issu d’une longue lignée de bouchers polonais qui avait le dépeçage de carcasses dans le sang. Pouvait-on trouver poste plus adéquat pour cet homme ? Dépassant son appréhension, Szacki fit un pas en avant et lui tendit la main. « Teodore Szacki, procureur de district. » Le géant sourit d’un air débonnaire et, timidement, enroula les doigts de Szacki dans la montagne de chair attachée à son avant-bras. « Paweł Boucher, ravi de faire votre connaissance. Basia m’a parlé de vous. » À tout hasard, ne sachant si c’était une plaisanterie, Szacki prit pour argent comptant ce nom d’origine française. Il datait peut-être des guerres napoléoniennes.

Voilà pour le côté plume.
Côté polar, le procureur Teodore Szacki vient donc d’être muté dans une petite bourgade de province, tout au sud de la Pologne, près de Cracovie : à Sandomierz.

[...] Il avait déjà compris que le manque qu’il ressentait en visitant les appartements de Sandomierz était un manque d’Ikea. À Varsovie, il était impensable qu’un logement standard de classe moyenne ne soit pas équipé au moins pour moitié de mobilier fabriqué par la firme suédoise. Par ici, dans les bonnes maisons, le style bourgeois de Cracovie était de rigueur, c’est-à-dire une multitude d’étoffes saturées de poussière, capables d’abattre un allergique en un clin d’œil, des buffets sculptés et des miroirs troublés par l’âge.

Il s’y ennuyait et dépérissait jusqu’à ce qu’un ‘vrai’ crime y soit enfin commis pour son plus grand bonheur et le nôtre.
Le polar de Zygmunt Milosweski se laisse lire sans déplaisir aucun. Le montage est plutôt classique mais cette fois nous sommes du côté des magistrats et de la justice, les flics n’apparaissent qu’au second rang.
Milosweski arrive même à renouveler les scènes pourtant vues et revues de l’autopsie.
La trop parfaite Ela Budnik est retrouvée égorgée à la mode casher ou halal.
Voilà qui sent la mise en scène antisémite.

[...] Dimanche, les époux Budnik étaient encore ensemble, pensa-t-il. Après quoi, Greg réapparaît mardi dans un resto et y commande deux dîners à emporter. Et Ela n’émerge que le mercredi, sous la forme d’un cadavre d’albâtre dans les buissons près de l’ancienne synagogue. Qu’est-ce qui s’est passé entre-temps ?
[…] Son regard glissait sans cesse vers la gorge découpée plusieurs fois et pratiquement jusqu’à la colonne vertébrale. Selon les Juifs, et probablement aussi selon les Arabes, c’était la manière la plus humaine de donner la mort. Est-ce que ça voulait dire qu’elle n’avait pas souffert ? Il en doutait sincèrement. D’ailleurs, la prétendue humanité des abattoirs casher était loin de le convaincre.
[...] Je te le répète, Sandomierz, c’est la capitale mondiale du meurtre rituel. C’est la ville où les enlèvements d’enfants et les pogroms qui en résultaient étaient aussi cycliques que les saisons d’une année. C’est la ville où l’Église encourageait cette bestialité, l’avait presque érigée en institution. Dans notre cathédrale, on voit encore aujourd’hui un tableau représentant le meurtre d’enfants catholiques par des Juifs. On a tout fait par ici pour balayer ce pan de l’histoire sous le tapis.
[...] Ainsi, il devait mener une enquête dans une ville épiscopale au passé antisémite à propos du meurtre d’une militante associative réputée ayant été égorgée rituellement comme une vache dans un abattoir juif.

Oui sous ses airs potaches, profitant d’une intrigue policière, Zygmunt Milosweski explore les penchants antisémites de ses concitoyens et un côté un peu obscur de la Pologne et de son Histoire.
On se rappelle ce même contexte découvert dans la forêt polonaise, noire et profonde, de Charles T. Powers.
Toute ressemblance avec des pays voisins serait bien sûr fortuite.
L'intrigue policière et l'enquête du procureur sont presque dignes d'Agatha Christie.
Miloszewski est un journaliste (chaque chapitre est d'ailleurs introduit par une sorte de petite éphéméride amusante reprenant des titres de ‘journaux’) un journaliste écrivain à l'écriture directe, émaillée de petites phrases que l'on devine comme autant de piques parfois ironiques, parfois féroces, adressées à ses concitoyens.
Dans son roman, quelques personnages clés, plutôt bien dessinés : les autres acteurs ne servent souvent que de faire-valoir.
Pas mal de discours également (mais qui passent assez bien) : Miloszewski veut faire entendre ce qu'il a à dire sur ‘sa’ Pologne (et donc sur l'antisémitisme de ses compatriotes, c'est le thème principal).
Il est notamment fait allusion au pogrom de Kielce (dans la région de Sandomierz) qui eut lieu en 1946, donc après la guerre, contre des juifs survivants de retour des camps ou d'URSS.
Mais en dépit des horreurs qui sont évoquées, Zygmunt Miloszewski brosse un fort alléchant tableau de cette petite bourgade de province au bord de la Vistule, qu'il semble bien connaître et apprécier (son frère y vit) ... à tel point que l'on est même allé voir quelques photos de Sandomierz chez gougoule en regrettant de ne pas avoir fait le détour lorsque nous étions passés par Cracovie ! 

Pour celles et ceux qui aiment les petites villes de province, même en Pologne.
D’autres avis sur Babelio.