vendredi 25 octobre 2013

La mort et la belle vie (Richard Hugo)


Le flic et le poète.

On ne sait plus trop qui nous avait mis sur la piste de Richard Hugo (... avec un nom comme ça) et de son polar La mort et la belle vie, ou plus exactement de son détective Al Barnes, dit Barnes-la-tendresse, car c'est bien le personnage qui tient ici le haut de l'affiche.
Al Barnes est un ancien flic de Seattle qui s'est mis au vert à la montagne dans le Montana (on se rappelle Swan Peak de James Lee Burke et l'évocation de la mythique Lolo Pass que l'on retrouvera fugacement ici sur la route de Missoula).
Si on le surnomme Barnes-la-tendresse c'est parce que ce gros nounours est le plus trop gentil flic de toute la côte ouest. Trop cool, trop sympa.
Lui dans les interrogatoires, il ne “joue” pas au flic gentil : il “est” le flic gentil.
Trop gentil, ce qui lui a d’ailleurs valu de se faire tirer dessus à Seattle et explique sa “retraite” dans le Montana.
En fait il a été muté à la criminelle parce qu'il était incapable de verbaliser les excès de vitesse ou même d’interpeler les braqueurs !

[...] Je n'aime pas les assassinats, moins encore que la plupart des gens. Pour élucider une affaire criminelle, je parviens à puiser en moi un fonds de dureté que les autres délits ne m'inspirent pas.

Le flic des villes est donc devenu un flic des champs mais est resté toujours aussi tendre.
Un personnage particulièrement attachant et l'on se dit que, chouette, on tient là encore le beau début d'une belle série prometteuse.
Sauf que non.
Richard Hugo est un poète (un vrai) qui écrit de la poésie et qui enseigne la littérature. Nous avons donc entre les mains son seul et unique roman : il s'est essayé au polar,  un genre qu'il affectionne tout particulièrement, comme ça, juste pour s'amuser et se détendre (le bougre).
De plus, le bougre n'est plus là et nous a quitté en 1982.
Voilà : gros regret avant même d'ouvrir le bouquin.
Du coup, on attaque cette histoire en savourant chacune de ces pages dont on sait qu'elles seront si peu nombreuses.
Et comme ça démarre super bien, le regret augmente en proportion : un peu de l'ambiance Craig Johnson, celle d'un tandem de flics blanc et indien, un peu de l'ambiance William G. Tapply, celle de la pêche (bon, vite interrompue la pêche, d'accord).
Un humour finaud à la saveur inhabituelle. Tout en douceur, tout en tendresse comme si c'était Al Barnes qui écrivait (ou plus sûrement, comme si Richard Hugo s'était projeté dans son héros).
De l'autodérision, pour les personnages comme pour l'auteur lui-même.

[...] - Hé ! Al ! et laissez cette putain de sirène, okay ? Pourquoi vous la faisiez marcher sur ces maudites routes ? Pour avertir les cerfs de se ranger sur le bas-côté ?"
   Il m'apparut soudain à la fois comique et stupide d'avoir utilisé la sirène sur une route aussi peu fréquentée. Il avait probablement fallu une bonne heure aux conducteurs des rares voitures qui s'étaient arrêtées, pour s'en remettre. C'était ma première affaire de meurtre dans le comté de Sanders. J'avais dû me croire de retour dans les rues de Seattle.

Un polar nature avec des personnages sympas.
Mais un polar quand même puisque dès la page 70, après déjà trois cadavres pas très jolis, nos gentils flics des champs ont déjà arrêté une grande folle qui manie la hache avec un peu trop d'entrain.

[...] J'imagine qu'au dernier moment, il a dû être terrifié par le spectacle de l'immense femme aux cheveux gris et hirsutes qui gloussait cependant qu'elle lui abattait sa hache sur le crâne.

Oui mais comme il reste près de 200 pages, on se doute bien que le troisième cadavre découpé à la hache n'est pas du fait de la grande folle de la forêt.

Barnes-la-tendresse quitte donc ses chers bouseux de la campagne et prend l'avion pour Portland, Oregon : retour à la ville pour enquêter chez les riches et les nantis, à propos d'un ancien meurtre vieux de vingt ans, jamais élucidé et qui pourrait peut-être expliquer le troisième hachis.
Franchement, on aurait préféré rester avec les bouseux à la campagne dans le Montana. La deuxième partie du bouquin se lit sans déplaisir aucun mais ça n'a plus le tout à fait le même charme que les premiers chapitres.
On devine aisément que le poète Richard Hugo a voulu s'essayer aux différents styles de polars et rassembler tout cela dans un même hommage aux grands auteurs du genre. Depuis les indiens du nature-writing jusqu'à la figure archi-classique du privé parachuté dans la haute société un peu décadente.
Ce “à la manière de” est assez réussi (évidemment, Richard Hugo est un pro, il était quand même prof de littérature !), l'intention est très louable mais le résultat finalement pas tout à fait convaincant pour le lecteur : on est un peu sévère mais le tout manque un peu d’unité et finalement de personnalité.
Richard Hugo écrivait de la poésie, Richard Hugo nous a lâché trop tôt, … bref, les amateurs de polars sont frustrés d’un grand auteur et d’une grande série !


Pour celles et ceux qui aiment les gentils flics.
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mercredi 23 octobre 2013

Le sermon sur la chute de Rome (Jérôme Ferrari)

Grandeur et décadence de la littérature.

On nous sait très peu épris des prix qu'on court : seuls les Femina trouvent généralement grâce à nos yeux et il y a tant à lire ailleurs.
Mais une bonne âme nous a mis dans les mains le Sermon sur la chute de Rome de Jérôme Ferrari(1).
Alors on s'est sentis un peu obligés de lire, hein ? Ça avait pas l'air bien long et puis faut pas bouder tout le temps.
… Et ben si : on aurait dû bouder encore un peu.
Alors on va se permettre de grincer des dents, ça soulage, on aime bien râler, les occasions sont rares, etc … et c'est pas si souvent dans ces colonnes qu'on s'autorise une critique inutilement méchante.
Mais franchement, quelle écriture prétentieuse !
Des phrases interminables qui, à grand renfort de virgules et de conjonctions, s'étirent sur plus d'une demi page, au bas mot, si je puis dire, virgule, et qui convoquent les dieux et les archanges à tout bout de champ, et puis ces références, assénées et répétées, au sermon de Saint-Augustin, virgule et virgule ... Aïe aïe aïe ...
Quand la prof de français expliquait les dialogues et leur syntaxe, le petit Jérôme dormait au fond de la classe(2).
Tout comme les coureurs qui s'entraînent consciencieusement pour leur marathon selon un programme bien établi, certains auteurs français pratiquent avec tout autant d'assiduité le programme imposé en vue des prix qu'on court. Un programme qui veut que les effets de style soient désormais indispensables à distinguer la vraie et grande littérature du reste des “livres”.
Le résultat est ennuyeux mais visiblement ça paye.
Bon, le bouquin de Ferrari aura au moins le mérite de nous obliger à (ré)viser nos classiques et le rôle de Saint-Augustin, évêque d'Hippone(3), rhéteur et polémiste, qui voulut répondre au désenchantement provoqué vers l'an 400, par la mise à sac de Rome(4) par les immigrés (qui à l'époque venaient du nord) : Rome n'était qu'une cité des hommes sur Terre, ce n'était pas la Cité de Dieu(5), il n'y avait donc pas de quoi se lamenter et surtout pas de quoi renier sa foi, dormez et priez en paix bonnes gens(6).
Pour conserver l'esprit d'Augustin, Ferrari prend soin de situer son roman dans son contexte historique : l'empire colonial prend l'eau, le monde vient de traverser deux guerres, ... tout fout le camp dans ce roman, même les corps en ruine.
Dans cette chronique d'une fin du monde annoncée, deux enfants du pays Corse abandonnent leurs études parisiennes de philo(7) et se mettent en tête de faire revivre le café du village. Ils ont pourtant étudié Saint-Augustin sur les bancs de la Sorbonne mais ils rêvent (même si leur café reste plus modeste que le forum romain) ils rêvent malgré tout de construire l'idéale cité des hommes sur Terre. Plus dure sera la chute.
Pour les prix qu'on court, on sait bien qu'il faut de la prose alambiquée et savante - histoire de montrer qu'on a des lettres et qu'on n'est pas du peuple - mais surtout il faut un peu de provoc racoleuse - histoire de montrer qu'on sait quand même tout de la vraie vie du peuple et qu'on sait comment chatouiller le bourgeois qui déjeune chez Drouant.
Fidèle à son programme de course de fond, Saint-Augustin-Ferrari, dossard n° 8 casaque grise, n'y est pas allé avec le dos de la main morte : castration des cochons pittoresque et symbolique, scènes de baise inutiles et nauséeuses (entre les humains, pas entre les cochons, pfff !), avalanches de gros mots et de crudités (une pluie d’enculés qui n’est pas sans rappeler les trombes de fucks qui traversent les films us) , ...
Pire encore, aucune empathie de la part de Ferrari pour aucun de ses personnages, tous plus détestables et égoïstes les uns que les autres, car il sait bien que pour que la tambouille soit appréciée chez Drouant, il est d'usage également de cracher dans la soupe, d’y cracher une bonne giclée de pessimisme cynique et désabusé, façon : on est tous des cons abrutis (mais moi, je l'écris), notre monde pourri court à sa perte (mais moi, j'aurai au moins laissé un livre), rien à sauver de tous nos contemporains (sauf peut-être la littérature en général et mon livre en particulier) ...
Au début de son bouquin, Ferrari aura ces mots très justes, mais qu'il aurait dû relire :

[...] Le monde avait peut-être encore besoin d'Augustin [...] mais il n'avait que faire de leurs misérables exégètes.

On avait prévenu que ce billet, pétri de mauvaise foi, serait inutilement méchant et férocement partial mais on se doit quand même de rester un (petit) brin honnête et objectif, si, si : allez, disons donc qu'on peut quand même lire ce prix, peut-être en sautant les 150 premières pages, pour arriver directement sur les cinquante dernières, celles que MAM a appréciées, celles où les phrases (le marathonien fatigue ?) celles où les phrases retrouvent le goût liquide, suave et sucré, de la belle et bonne littérature :

[...] Nous ne savons pas, en vérité, ce que sont les mondes. Mais nous pouvons guetter les signes de leur fin. Le déclenchement d'un obturateur dans la lumière d'été, la main fine d'une jeune femme fatiguée, posée sur celle de son grand-père, ou la voile carrée d'un navire qui entre dans le port d'Hippone, portant avec lui, depuis l'Italie, la nouvelle inconcevable que Rome est tombée.

Mais savoir guetter ainsi les signes de la mort, ce n’est pas donné à tout le monde :

[…] Matthieu buvait et ne se rendait compte de rien, mais comment se serait-il rendu compte de quoi que ce soit, lui qui n’arrivait toujours pas à croire que son père était mort ?

Ceci dit, Saint-Augustin n'avait rien vu venir lui non plus et n'a finalement écrit son machin que longtemps après la chute de l'Empire.
Quand à nous, on espère, comme Matthieu : […] Matthieu espérait que la fin du monde ne serait pas aussi assommante.

Voilà : fin des méchancetés, ce blog reprendra une activité normale dès demain.

(1) - des ingrats diraient que c'est le prix de déjà l'an passé, mais on n'est pas comme ça avec l'amie Véro quand elle nous prête un bouquin !
(2) - il est d'ailleurs amusant de lire ici ou là combien chacun peut s'extasier devant ces longues et interminables phrases qui sont "finalement, plutôt faciles à lire, et qui ne gênent même pas la lecture" ! ben voyons, oui, on arrive même à lire, malgré le style ! comme si chacun pouvait se sentir fier d'avoir réussi à lire un livre ennuyeux et difficile, parce que ce doit être ça la vraie et grande littérature non ? Non.
(3) - aujourd'hui Annaba en Algérie, près de Tunis
(4) - un Empire récemment converti au catholicisme que l'on accusait de l'avoir conduit à sa perte
(5) - la Cité de Dieu : c'était le titre de l’œuvre de Saint-Augustin
(6) - pour faire bonne mesure, il est également fait référence à la pensée de Leibniz pour qui le mal constaté sur Terre ne devait pas remettre en cause la bonté et la toute puissance de Dieu - dormez et continuez à prier en paix bonnes gens
(7) - Jérôme Ferrari est originaire de Corse et étudiera la philo à la Sorbonne, ...


Pour celles et ceux qui aiment la philo.
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jeudi 17 octobre 2013

Le marin américain (Karsten Lund)


Il y a des morts qui marchent dans les dunes.

On parlait il y a peu (c’était avec La course de Flanagan) de ces bouquins magiques qui vous emportent ailleurs : autres temps, autres lieux et autres peuples. Après les coureurs de Flanagan, ce sont cette fois les pêcheurs du Danemark qui nous emmènent ailleurs …
À l’extrême pointe de Skagen au Danemark donc, à deux bordées de la Suède et de la Norvège, à la Noël 1902, un bateau fait naufrage. Après bien d’autres, à cette époque du tournant du siècle.
De ce naufrage-là, il ne survivra qu’un seul rescapé, échoué sur la plage : Le marin américain.
Il passera la nuit au village, aimablement soigné, hébergé et réconforté par une femme de pêcheur, Ane, dont le mari, Jens Peter, est parti en campagne.
Jusqu’ici Ane et Jens Peter Christensen se désolaient de ne pouvoir avoir d’enfant. Mais neuf mois après le passage du marin américain, Ane accouche d’un beau garçon aux yeux et cheveux noirs (pas courant là-haut évidemment).
À son retour, Jens Peter marque le coup mais lui et sa femme tairont leur secret de polichinelle et tenteront de faire bonne figure face aux ragots du village.
[…] Il espérait que Dieu tenait ses comptes et était parvenu au même résultat que lui, à savoir que, tout bien considéré, il y avait un certain équilibre dans la balance, que ce qu’ils avaient fait de mal était compensé par leurs bonnes actions.
Voici donc le passé et les secrets après lesquels s’en va courir un arrière-petit-fils du marin américain (Karsten Lund lui-même ?).
Notre contemporain part enquêter à la pointe de Skagen, à la rencontre de ses ancêtres.
[…] L’énigme a donné lieu à de nombreuses enquêtes, tant officielles que privées. Sans oublier la rumeur populaire, un murmure latent, des théories non formulées et la persistance des regards tout au long des années.
[…] Son fils lui demanda :
- Pourquoi ils m’appellent l’Américain ?
Ane s’arrêta au milieu d’un geste et se tint immobile comme une statue de sel avec l’assiette vide dans la main. […]
- Comment ça se fait que je ressemble pas à papa ?
[…] Quand il était seul, il souhaitait être venu au monde de façon normale, avoir des parents normaux et des cheveux blonds.
Les habitants du Jutland sont des taiseux, généralement. Et les pêcheurs du Jutland sont parmi les moins bavards des taiseux du Jutland.
[…] Un jour, il lui acheta un morceau de chocolat.
- Tiens ! dit-il en le lui tendant, et ce mot et cet acte étaient sans doute ce qui se rapproche le plus d’une promesse d’amour et de fidélité en jutlandais du Nord.
[…] Il y a tant de choses qu’on ne peut pas dire en jutlandais du Nord.
Et le fils du beau marin américain s’avère très vite un petit génie de la pêche.
[…] - L’Américain-là, il sait où le trouver, le hareng.
- C’est parce que je sais où sont les poissons.
Mais tout le sel marin de ce bouquin, ce n’est pas tant l’histoire de famille (fort bien racontée au demeurant) que la découverte de ce monde de pêcheurs du début du siècle : pêche à la senne, tempêtes et naufrages, femmes solides restées sur la côte, campagnes de pêche, achat du bateau, et puis l’apparition de nouveaux moteurs, de phares plus puissants(1), de nouvelles techniques de réfrigération ou de salaison, … tout un monde qui traversera deux guerres, un monde en train de se transformer à l’aube d’un siècle nouveau.
[…] Le plus fou des siècles : on s’habitue très vite au gaz en bouteille, aux vrais matelas dans les couchettes, aux maisons bien isolées et aux voitures à allumage automatique. Aux forêts d’antennes de télévision, aux réfrigérateurs, au chauffage central et aux baignoires sabots, et on a du mal à s’imaginer que les temps anciens, ce sont maintenant ceux juste avant la guerre, avec les pêches en Angleterre, les bateaux aux longues cheminées et aux petites cabines, et les maisons avec latrines dans une cabane dehors. Et au fait que les temps préhistoriques, ce sont ceux d’avant la construction du port, quand les maisons basses étaient planquées dans les dunes, quand les bateaux faisaient naufrage et qu’il se passait des choses étranges dans la nuit qui suivait.
Comme monsieur Karsten Lund sait écrire, tout cela est tout simplement passionnant et l’on suit avec intérêt la famille Christensen au fil des années, une véritable aventure, celle d’une famille, d’un village et de toute une région. Et l’auteur semble plein d’empathie pour toute cette famille, tous ces personnages : une douce ironie, une certaine tendresse baigne tout cela. Les histoires de pêche sont rudes, les hommes boivent pour vaincre la peur de la mer, les femmes doivent être fortes, mais tous ces personnages sont bien sympathiques, chacun à leur façon, et l’on aurait bien aimé faire partie de cette famille.
Avec Ane Christensen et le formidable portrait d’une maîtresse femme qui sut gérer son couple, sa famille, sa vie et ses affaires d’une main que tout le monde croyait si bien assurée.
Mais le secret qui nous est dévoilé au tout début en cache peut-être un autre.
[…] Il y a des morts qui marchent dans les dunes.
Ils vivent aussi longtemps que nous nous souvenons d’eux.
Un mystère que l’on devine rapidement mais qui se cache sous la surface, qui s’approche de la lumière à certains chapitres, qui replonge ensuite sous les eaux de la saga familiale, qui resurgit un peu plus loin, sans jamais se montrer vraiment, comme un banc de poissons qu’on sent, juste là sous les eaux, qu’on devine mais qu’on n’arrive jamais à voir tout à fait.
Quelques longueurs peut-être sur la toute fin, quand le personnage ‘contemporain’ prend un peu trop de place et quand on s’impatiente à ses atermoiements psy, alors qu’on voudrait retourner au siècle dernier.
(1) - de nouveaux phares, c’est moins de naufrages … n’en déplaisent aux dames esseulées de la côte jutlandaise

Pour celles et ceux qui aiment le poisson.
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mardi 15 octobre 2013

L’hiver du commissaire (Maurizio di Giovanni)

 

Le fantôme de l’opéra.

C'est Jean-Marc qui nous avait mis sur la piste de cette nouvelle série de polars : en Italie (à Naples) et à la période sombre du fascisme (1931).
On commence le défilé des saisons par L’hiver du commissaire Ricciardi de Maurizio di Giovanni.
Le côté historique de l’Italie fasciste nous rappelle bien sûr un autre enquêteur : le Bernie de la Trilogie berlinoise, même si Naples en hiver s'avère beaucoup plus sombre que le Berlin de Philip Kerr.
Et puis  nous voici donc en Italie avec un meurtre commis à l’opéra : voilà de quoi nous connecter à la Fenice de Donna Leon !
Le commissaire Ricciardi partage d'ailleurs avec son collègue Brunetti la même insubordination à un chef tout aussi méprisable !
Avec toutes ces références croisées, autant dire que Maurizio di Giovanni a tout intérêt à tenir ses promesses !
Las … dès les premières pages, l'exercice s'annonce bien difficile :
- une intrigue dans le milieu de l'opéra lyrique, ce qui n'est pas des plus sexy à nos yeux (un grand et gras ténor est assassiné dans sa loge, un individu exécrable auprès de qui la Castafiore ferait figure d'aimable jeune femme … mais un génie du chant lyrique qui a l'oreille du Duce, alors …),
- des images de Naples en plein hiver sous un vent glacial (quand même dommage non ?),
- une enquête à la Agatha Christie (tout le monde avait un mobile et une occasion) ce qui n'est ni très moderne ni très à la mode,
- un petit côté rétro voire vieillot (l'Italie des années 30 à l'arrivée du cinéma parlant) à la fois dans le contexte, le style, l'intrigue,
- un commissaire tristounet qui ne boit pas (mais oui, ça existe ! en tout cas à Naples en 1931), un vieux garçon qui vit chez une vieille tante, qui met un filet sur ses cheveux avant d'aller se coucher et qui a des visions un peu surnaturelles,
aaaargh ... et ben c'est pas gagné, dites donc !
Alors ?
Alors qu'est-ce qui fait qu'on ne lâche pas ce bouquin ?
Comment s'est donc débrouillé Maurizio di Giovanni pour nous cuisiner un bon petit plat, parfumé et goûteux, avec ces ingrédients un peu éventés ? Insondable mystère de la cuisine italienne et peut-être de la littérature !
Faut quand même dire que le cuistot a relevé son mélange improbable d'une épice plutôt originale.
Peut-être vous souvenez-vous de Xavier Bardem qui (dans le film Biutiful d'Inarritu) venait recueillir les dernières après-pensées des morts. Plus prosaïquement, on peut aussi songer à la récente série télé Medium (merci MAM).
Le commissaire Ricciardi est en effet affligé d'un don similaire : il “voit” les derniers instants vécus par ceux qui ont été emportés par une mort violente, et ce depuis son enfance ce qui n'est pas drôle du tout. À chacun de ces flashs, il partage forcément la souffrance de ceux qui passent ainsi de vie à trépas : le titre original indique Il senso de la dolore, le sens de la douleur.

[...] Près d'un chantier, à l'heure de la pause, un gamin avec un chien et deux chèvres attachées à une corde vendait du pain et de la ricotta à un groupe de maçons. l'un d'eux, un peu à l'écart, se tenait la tête courbée dans une position qui n'avait rien de naturel. Le commissaire détourna le regard : encore un des milliers d'accidentés du travail dont ne parlait jamais.

Alors même si ça l’aide un peu dans ses enquêtes (mais c’est plus subtil que ça), depuis toutes ces années passées à voir ces souffrances, le bonhomme n'est pas bien drôle.

[...] Ses subordonnés ne comprenaient pas sa gravité, ses silences : jamais un sourire, jamais un commentaire superflu. Il menait ses enquêtes de manière extravagante, ne respectait pas les procédures, mais en fin de compte il avait toujours raison.
[...] Le divisionnaire se serait volontiers passé de cet étrange homme silencieux, aux yeux tranchants comme des lames de rasoir, qui n'avait pas d'amis, ne se permettait jamais une familiarité, qui, à ce qu'on disait, n'avait ni attache ni inclination sexuelle particulière qui auraient pu le rendre vulnérable.

L'auteur nous délivre au passage quelques indications sur cette difficile époque avec l'Italie fasciste à son apogée (ambiance famille patrie, surtout famille).

[...] Ce n'est pas normal, à trente ans, de ne pas avoir de femme auprès de soi. Par les temps qui courent, pour un peu, ils seraient bien capables d'arrêter les célibataires.

Et c'est par petites touches qu'on découvre la personnalité tourmentée du beau et riche commissaire Ricciardi, à la vie un peu secrète, aux yeux verts insondables.
Aimable figure aussi que celle de son brigadier adjoint qui veille comme un ange-gardien sur son supérieur.
Les “visions” du commissaire, savamment dosées, passent facilement et en douceur, tout naturellement et Di Giovanni échappe finement aux pièges du surnaturel et du fantastique.
Après les révélations des dernières pages sur les pourquoi et comment du meurtre de l'affreux mais génial ténor, on n'a vite qu'une seule hâte : retrouver le commissaire Ricciardi … au printemps.
Bon allez, on essaye de pas s’emballer trop vite et on attend le prochain épisode pour confirmer le coup de cœur, suspense oblige !
Vite, la traduction en français est déjà disponible !


Pour celles et ceux qui aiment l’opéra.
D’autres avis sur Babelio et celui de Jean-Marc.


jeudi 10 octobre 2013

Des illusions (Magnus Montelius)


L’albanais qui n’en était pas un.

Spécial Rentrée Littéraire.
Non, Magnus Montelius n’est pas un obscur auteur latin de l’époque romaine mais un écrivain suédois. Expert en environnement, il a vécu dans les Balkans et dans les pays de l’Est avant de s’essayer aux nouvelles et enfin ici, un premier roman : Des illusions.

Le titre original est : L’homme d’Albanie, l’homme qui venait d’Albanie.
Une nuit de 1990, à Stockholm, un homme fait une chute mortelle et la police retrouve sur lui un passeport albanais. S’est-il suicidé tout seul ou l’a-t-on gentiment aidé ?
S’agit-il, comme on voudrait le faire croire, d’un albanais impatient qui n’a pas pu attendre la chute du Mur pour passer à l’ouest ?
Ou plutôt, comme il apparait rapidement, du retour d’un suédois passé à l’Est quelques vingt-cinq ans plus tôt ?
C’est un journaliste qui est aux commandes de l’enquête.
Mais on a beau être dans le milieu de la presse à Stockholm, notre enquêteur n’a rien à voir avec le beau et chic Mikael Blomkvist de Millénium. Non, Tobias Meijtens fait plutôt ici dans le style ‘en attendant mieux : il joue les pigistes la semaine et les chauffeurs de taxi le week-end. Il parcourt les rues de Stockholm à vélo et ne se montre pas tout à fait à la hauteur des attentes de Hanna, sa petite amie.

[…] Au moment de sa rencontre avec Hanna, dix ans plus tôt, il n’avait pas le moindre engagement et ne planifiait rien au-delà d’une semaine. Son travail de chauffeur de taxi le week-end lui assurait un petit revenu régulier, et il jouait parfois comme pianiste dans les bars des grands hôtels, afin de s’en vanter quand on lui demandait ce qu’il faisait comme travail.
Ils avaient lié connaissance dans une fête où il s’était rendu par erreur. Il lui avait débité son discours habituel […]. Elle n’avait pas cru un mot de ce qu’il lui racontait, mais elle avait néanmoins accepté de le suivre chez lui. Aucun des deux n’y voyait plus que l’aventure d’un soir, et ils furent aussi surpris l’un que l’autre en passant de dîners à des petits-déjeuners […].
Elle pouvait sembler trop jeune […] d’une beauté stupéfiante […].
Personne ne douta de ce Meijtens lui avait trouvé, mais les avis divergèrent sur les raisons de son choix à elle.

Alors, cette affaire de l’albanais pourrait bien être le scoop de la carrière de Tobias Meijtens.

D’autant qu’une fois connue l’identité du faux albanais de 1990 et du vrai suédois disparu dans les années 60, le mystère reste encore tout entier ...

[…] - De nombreuses questions demeurent. Sur la cause de sa disparition, tout comme celle de sa durée. Sur les circonstances particulières qui ont entouré son retour.
Wijkman parut réfléchir à un point, avant d’afficher un sourire forcé.
- L’énigme Erik Lindman, s’exclama-t-il.

Bon gré, mal gré, Tobias Meijtens fait équipe avec Natalie, une collègue en vue du journal, une star de la télé déchue au carnet d’adresses bien rempli. Leur enquête les mènent auprès de ceux qui peuplaient les coulisses du pouvoir suédois des années 60 : certains sont toujours en poste, pas forcément du même côté de la ligne rouge qu’à l’époque.
Et bientôt la Sûreté (l’équivalent suédois de notre DST) s’en mêle :

[…] - C’est votre faute. Vous n’avez pas fait preuve de beaucoup d’habileté. On ne peut pas aller voir des personnes de ce calibre, les interroger sur leur comportement durant les joyeuses années 1960, ou sur leur dernier contact avec un ami espion aujourd’hui mort, sans que des problèmes éclatent.
[…] J’ai peur que vous ne soyez tombé sur une affaire extrêmement compliquée. Peut-être même trop pour qu’elle soit publiée dans la presse. En tout cas pas avant de nombreuses années.
[…] L’image collective de la Suède, un pays bon et juste. Une Suède qui conserve sa neutralité entre l’Est et l’Ouest et qui se trouve du côté des faibles.
[…] Est-ce que tout ce que nous considérions sacré et vrai est désormais un mensonge ?

Le bouquin est doublement passionnant : le contexte politique des années 60, la naissance des groupuscules gauchistes, l’isolement de l’Albanie, l’ouverture des pays de l’est vers 1990 (l’Albanie fut naturellement dans les bons derniers), …
On pense au Mankell de L’homme inquiet ou encore à Leif GW Persson.
Et puis il y a le travail journalistique des deux curieux, Meijtens et Natalie : le folklore habituel des salles de rédaction nous est épargné au profit d’un travail patient et minutieux d’enquête consistant à interroger systématiquement les anciens témoins et protagonistes de l’époque, à recouper les différentes sources avec méthode.
Ni experts scientifiques, ni profileurs, ni même 007 suédois.
Peu à peu, au fil des pages et des interrogatoires, tous ces petits à côtés qui émaillent les dialogues finissent par former une ambiance prenante et restituer le lent et délicat travail de l’interview.

[…] Une bourrasque de vent souleva quelques particules du sol. Meijtens ferma les yeux et s’obligea à rester concentré. Il voulait s’assurer de mémoriser les propos de son interlocuteur dans leurs moindres détails.
[…] Tout près d’eux, une mouette poussait de grands cris. Meijtens continua de fixer l’eau et le club nautique. Il avait remarqué que son interlocuteur s’exprimait plus franchement quand ils n’échangeaient pas de regard.
[…] Natalie leur reversa du thé, avec la prudence et la discrétion nécessaire pour ne pas interrompre le récit. Meijtens s’étonna de sa capacité, tel un caméléon, à s’ajuster au rythme et au tempérament de la personne interviewée. Mais seulement si elle le voulait.

Au fil des questions détournées et des réponses fuyantes, on oublie peu à peu l’enquête policière sur le suicidé albanais, on laisse filer en arrière plan le contexte socio-politique des années 60 et on se concentre sur tous ces personnages chez qui, trente ans plus tard, on vient brasser de vielles histoires … Belle et passionnante écriture que celle de Magnus Montelius dans ce roman, mi-polar, mi-espionnage, qui vaut largement le détour par Stockholm.
Il s’agit de son premier roman : reste à espérer et attendre les suivants !
Au-delà des effets de mode, le “polar suédois” a encore de belles pages devant lui.

Ce bouquin nous a été offert par Babelio et les éditions JC. Lattès.


Pour celles et ceux qui aiment
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lundi 7 octobre 2013

Le secret du bayou (John Biguenet)

400 pages et une douzaine d’huîtres.

Et voici le dernier de la série : les bons bouquins lus cet été

John Biguenet nous emmène dans les années 50, en Louisiane, dans ces fameux bayous.
Mais avant de découvrir Le secret du bayou on va d’abord partager la vie des pêcheurs d’huîtres (Oyster est le titre en VO). Passionnant.
Les parcs à huitres en eau mi-douce mi salée, patiemment élevés année après année, constituent là-bas de vrais trésors, de véritables placements.
On pêche au chalut ou même à la barque dans les hauts-fonds.
Malheureusement, ces trésors sont menacés par l’invasion inexorable de l’eau salée, amenée par les chenaux creusés par l’industrie pétrolière : le Golfe du Mexique est aussi une mine d’or noir.
Ce sera l’histoire de deux familles, les Bruneau et les Petitjean.
Entre ces deux familles rivales, depuis plusieurs générations, on se jalouse, on s’aime, on s’envie, on se hait.

[…] Bien entendu, les anecdotes ne manquaient pas sur ces deux familles perpétuellement en conflit. Horse avait toujours trouvé l’argent pour racheter les parcs à huîtres  de propriétaires endeuillés ou ruinés, et au fil des ans, lui et ses fils s’étaient posés en rivaux des Petitjean. Pourtant, aucun des parcs à exploités par Horse ne produisait autant que ceux de Felix Petitjean. À l’époque où il y avait assez d’huîtres pour tout le monde, Horse semblait se satisfaire de son sort. Mais au fur et à mesure que les compagnies pétrolières creusaient de nouveaux chenaux entre le Mississippi et le golfe du Mexique, noyant les parcs de Plaquemines Parish dans l’eau fortement salée du grand large, les huîtres de Horse s’atrophiaient et mouraient.

Histoires d’argent, de pêche, de mariage arrangé, d’autres choses encore (vous ne saurez pas tout !) et puis le passé et ses secrets cachés qui pèsent sur ces deux familles.

[…] La mère et la fille étaient toujours assises à la table de la cuisine. Mathilde se mit à pleurer et Thérèse lui prit la main.
- Je suis bien punie.
Thérèse hocha la tête.
- Toi ? Ce n’est pas ta faute.
- Si, insista Mathilde. Tu ne sais pas tout.

Un peu à la façon des romans d’autrefois qui mettaient en scène une rivalité “terrienne” de nos campagnes.
C’est presqu’un polar qu’on tient là entre les mains.
Et d’ailleurs, ça commence comme un polar mais on ne vous dira rien de l’intrigue pour vous laisser la surprise des premières pages, très réussies.
C’est l’histoire d’une jeune fille, Thérèse, une Petitjean, une effrontée qui n’a pas froid aux yeux et qui ne s’en laisse ni conter ni compter. Au fil des pages, elle va prendre son destin et ses affaires en mains et rapidement devenir adulte, plus vite peut-être qu’elle ne l’envisageait.

[…] - Ce n’est pas juste, je ne l’épouserai pas, avait conclu Thérèse.
- Laisse une chance à cet homme, c’est tout ce que je te demande. Au moins une chance, avait insisté son père.
[…] - Et bien voilà, dit-elle à voix haute. Il a eu sa chance.

Malgré l’intérêt évident pour l’ambiance du bayou et des pêcheurs d’huîtres, MAM a trouvé cette histoire beaucoup trop “romancée” (d’ailleurs : un peu à la façon des romans d’autrefois etc…).
BMR en convient également mais a pris cela plutôt comme une belle tragédie, une ancienne légende, une histoire romanesque comme celle que pourrait raconter un vieux pêcheur de Louisiane accoudé au bar.


Pour celles et ceux qui aiment les huîtres.
D’autres avis sur Babelio.


samedi 5 octobre 2013

Julius Winsome (Gerard Donovan)

La goutte d’eau …

Dans la série : les bons bouquins lus cet été

Après les forêts sibériennes de Sylvain Tesson, voici le deuxième épisode de notre petite série sur les ermites dans la forêt.
Contrairement au précédent, cet ermite là, Julius Winsome, est un personnage de fiction mais n’est pas pour autant piqué des hannetons (ou plutôt des moustiques).
Un bonhomme avec un air plutôt sympa, bourru et nounours (et c’est normal quand on est ermite au fond des bois) mais plutôt sympa.
La preuve, les murs de sa cabane sont littéralement tapissés de bouquins(1).

[…] Mon père était un grand lecteur, et de longs rayonnages s’étendaient à partir du poêle à bois sur les murs de la salle de séjour jusqu’à la cuisine, ainsi qu’à droite et à gauche jusqu’aux deux chambres à coucher, bibliothèques de quatre étagères contenant tous les livres acquis ou lus par mon père, ce qui revenait au même, car il lisait vraiment tout. J’étais donc entouré de trois milles deux cent quatre-vingt-deux livres, […] rangés par ordre alphabétique. […] La bibliothèque couvrant les murs de tout le chalet et certaines pièces, plus éloignées du poêle, étant plus sombres et plus froides que d’autres, il y avait donc des romans chauds et des romans froids. Le nom de beaucoup d’auteurs de romans froids commençait par une lettre venant après J et avant M.

Il faut bien s’occuper pendant les longs hivers quand on habite une cabane au fond des bois dans le Maine.

[…] On combat l’hiver en lisant toute la nuit, tournant les pages cent fois plus vite que tournent les aiguilles,  de petites roues en actionnant une plus grande pendant tous ces mois. Un hiver dure cinquante livres.

Quand il ne lit pas, Julius Winsome, notre gars sympa, nettoie le vieux fusil de guerre du grand-père. Mais depuis la grande guerre du grand-père (celle de 14), on n’a plus tiré un seul coup de fusil dans la famille Winsome. On nettoie le fusil, c’est tout. Méticuleux mais sympa, le gars.
On sait depuis William G. Tapply que le Maine est une région propice à la pêche mais avec Gerard Donovan on découvre aussi que les forêts du Maine sont également un beau terrain de chasse giboyeux.
Mais voilà qu’un jour Julius Winsome découvre le cadavre de son chien, la tête à moitié emportée d’un coup de fusil.  Un de ces chasseurs imbéciles sans aucun doute.
Et quand il rentre seul et triste dans sa cabane, Julius Winsome semble être suivi par un fantôme.

[…] en compagnie de quelque chose qui s’était glissé par la porte et se tenait tout près. Sensation ou air vicié, qui imposait sa présence tout en refusant de s’identifier, se déplaçait de pièce en pièce, frôlant les meubles, faisait bruisser les rideaux, avant de pénétrer dans la salle de séjour, les bras croisés, comme pour dire : Bon. Qu’est-ce qu’on fait maintenant ?

Suivi comme une ombre par ce fantôme (du chien ? du grand-père ? ou même sa propre folie ?), notre ermite méticuleux se met alors à disjoncter et commence à se mettre en chasse des chasseurs. Méticuleux toujours. Il les dégomme un par un : forcément dans le lot y’aura le tueur imbécile de son chien.
À chaque fois, il demande quand même, par politesse, tout en mêlant à son discours obsessionnel d’anciens mots élisabéthains de la langue de Shakespeare(2) appris dans les livres du père :

[…] Avez-vous tiré sur ce chien ? ai-je demandé.
Il a continué de secouer la tête.
Avez-vous tiré sur ce chien ?
C’est alors que j’ai dit des mots que je n’avais pas prononcés  depuis l’époque où je les avais appris auprès de mon père.
Vous êtes maillé de sang, ai-je déclaré, vous êtes pollu.

Un autre chasseur quelques pages plus loin :

[…] C’est vous qui avez tué mon chien ? Savez-vous que c’est moi qui vous ai meurtri ? Vous ne vous y attendiez pas. Vous avez été déjeté comme les autres et vous débagoulez du sang.

Brrr. Peu à peu, au fil des courts chapitres et de la belle écriture de Gerard Donovan, tout en douceur tranquille et inexorable, Julius Winsome s’enferme dans la folie et l’hiver.
Et l’hiver de cette année-là dans le Maine s’annonce terrible et glacial.
Conte de la folie ordinaire.
Le bon gars sympa devient tueur en série. Tueur d’imbéciles chasseurs, forcément un peu beaufs (qui n’a pas un jour rêvé de faire un carton sur des chasseurs ?), mais tueur en série quand même.
On peut trouver cette histoire peu vraisemblable même si elle est particulièrement bien écrite … mais on peut aussi croire à cette goutte d’eau qui a fait déborder l’ermite qui lisait au fond de sa tanière et se laisser emporter par cette insidieuse folie qui s’est introduite dans la cabane sur ses pas …

(1) - tiens, comme au bord du lac Baïkal avec Sylvain Tesson : les bouquins ont l’air indissociables de la cabane au fond des bois
(2) - l’équivalent de notre vieux françois


Pour celles et ceux qui aiment les cabanes au fond des bois et pas les chasseurs.
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jeudi 3 octobre 2013

Il faut tuer Lewis Winter (Malcom MacKay)


Huile essentielle.

Dans la série : les bons bouquins lus cet été
C'est le sérial lecteur qui nous avait mis sur la piste du tueur.
Un tueur à gages de Glasgow qui se voit confier une nouvelle mission : Il faut tuer Lewis Winter.
Calum MacLean s'installe donc en planque devant le domicile de Lewis afin de noter minutieusement les habitudes de sa cible, comme celle de sortir le soir avec sa petite amie, trop jeune et trop belle pour lui.
Car Calum MacLean est un professionnel qui ne laisse rien au hasard : c'est justement pour ce côté sérieux que l'on fait appel à ses services.
Calum est un ouvrier méticuleux, précis, rigoureux. On va dire un brin maniaque même.
L'intrigue de ce curieux polar est assez minimaliste et n'est pas de celle qu'on retient. Non, c'est le style de l'auteur, Malcolm MacKay, qui fait toute la saveur originale de ce petit bouquin.
Certains auteurs sont réputés pour le rythme ample de leurs longues phrases ou connus pour leur maîtrise confirmée des différents signes de ponctuation. Malcolm MacKay joue dans un tout autre registre : des petites phrases courtes et sèches. Point.
À la ligne.
Une écriture neutre, froide et distanciée. Une ironie acide, mordante et cynique.
Ici pas de descriptions savantes : on est presque surpris quand MacKay nous rappelle de temps en temps que ça se passe à Glasgow, tant son texte est universel et ressemble plutôt à une aventure new-yorkaise désincarnée.
Dès les premières pages, on pense inévitablement à la bd de Luc Jacamon, Le tueur. Avec la même voix off qui traduit pour nous les pensées du tueur à gages méticuleux.
Page après page, MacKay nous introduit d'ailleurs ainsi dans la tête de chacun de ses personnages : le tueur bien sûr, mais aussi son commanditaire, la future victime, la petite amie, le flic, etc ...
On décortique ainsi, au scalpel froid et pointu, le fonctionnement de chacun dans le dispositif et sa position dans l'organisation de la pègre de Glasgow. C'est à la fois très sinistre et très amusant.
Ce sont les affaires. Calum a donné son accord. S’il échoue, il sera probablement puni. Pas exécuté. Si vous tuez un homme parce qu’il a échoué, qui voudra travailler pour vous ? Mais vous l’isolez. Vous lui menez la vie dure. Calum le sait. Il en a vu à qui c’est arrivé. Des hommes de talent. Ça arrive surtout aux grandes gueules, aux imbéciles qui croient pouvoir faire le boulot. C’est facile de tuer un homme, mais difficile de bien le tuer. Ceux qui le font bien le savent. Ceux qui le font mal le découvrent à leurs dépens. Leurs dépens avec leurs conséquences. Même ceux qui ont du talent ne doivent pas perdre ça de vue.
La recette est inhabituelle et plutôt originale. MacKay a fait longuement dégraisser son polar à la cuisson et nous laisse en apprécier la substantifique moelle.
Comme si l'auteur, visiblement aussi méticuleux que son héros, démontait pour nous, pièce par pièce, la mécanique de précision d'une machine à polar.
Le bouquin est le premier d'une série : après ce succès, la question sera maintenant de savoir si MacKay pourra renouveler tout cela pour une autre aventure écossaise ? Le pari s'annonce risqué tellement l'écriture de ce premier épisode est originale et "typée".

Pour celles et ceux qui aiment l'essence même du polar.
D'autres avis sur Babelio. Et bien sûr le billet du sérial lecteur.

mercredi 2 octobre 2013

Le deuxième vœu (Ramon Diaz Eterovic)


Au nom du père.

Dans la série : les bons bouquins lus cet été

Rappelez-vous [clic], c'est Le Monde et Jean-Marc qui nous avaient fait découvrir l'auteur chilien de polars : Ramón Díaz Eterovic.
Après La couleur de la peau, voici donc Le deuxième vœu.
Et un auteur de polar à ranger définitivement aux côtés des meilleurs : Indridason, Nesbo, Mankell, ...
Avec en prime, ce petit côté chilien qui nous éloigne agréablement des rivages nordiques devenus trop fréquentés.
Ce deuxième épisode possède le charme inégalé des bonnes séries : on connait mieux désormais le détective Heredia, un privé vieillissant et attachant aux finances erratiques, son chat Simenon, un bavard impénitent aux aphorismes philosophiques, et leur ami Anselmo, un vendeur de journaux bienveillant aux fructueux paris hippiques, ...  nous voici de nouveau en excellente compagnie, presqu'en famille. Exactement ce qu'il fallait pour confirmer le coup de cœur.
On apprécie la lenteur nonchalante des enquêtes de don Heredia qui se lève rarement avant midi et se couche encore plus rarement avant minuit. Ses lectures et ses bars. Ses nombreuses picoles mémorables ou ses plus rares conquêtes féminines.
Le deuxième vœu dont il est question ici, c'est celui de retrouver un père.
Car Heredia va mener une double enquête : d'un côté, un client qui veut retrouver un père qui semble fuir mystérieusement, d'une maison de retraite à une autre. De l'autre, Heredia qui découvre des vieilles photos qui le mettent sur la piste de son propre paternel (Heredia a grandi à l'orphelinat).
Ce qui nous vaudra encore quelques dialogues surréalistes avec le chat Simenon, comme par exemple ici lorsque le client pressé s’impatiente au téléphone :

J’ai fini ma bière et je me suis mis à la fenêtre pour voir passer la vie.
– Si je ne m’abuse, c’est la première fois qu’un client met un terme à ta collaboration avant d’avoir reçu le rapport final, a dit Simenon.
– Il y a toujours une première fois, fouinard de chat. Si tu continues, tu vas prendre ton envol pour le septième étage.
– Ce n’est pas une critique, je me contente de faire appel aux statistiques.
– Gabriel Servilo doit se trouver quelque part dans cette ville, ai-je dit en scrutant l’horizon. Même si Julio Servilo n’y tient pas, je vais continuer à le chercher.
– Ton père aussi, tu dois continuer à le chercher. Ou est-ce que tu comptes passer le reste de ta vie appuyé sur le rebord de la fenêtre ?

Comme tout bon auteur de polar un peu désabusé, Ramòn Dìaz Eterovic a entrepris d'explorer les zones d'ombre de la société contemporaine : après le racisme chilien qui servait de décor à La couleur de la peau, cette double enquête du Deuxième vœu va nous mener sur les traces de ceux qui exploitent la misère du troisième âge, allant jusqu'à rançonner les petits vieux pour faire main basse sur leurs pensions.
Comme d'habitude, les enquêtes policières ne sont ici qu'un prétexte à peine nécessaire : prétexte à côtoyer pendant quelques pages Heredia et ses amis, à découvrir quelque face cachée de notre société, à parcourir les rues de Santiago. En somme, un prétexte pour passer un agréable et intelligent moment.
Ramòn Dìaz Eterovic est assurément la découverte polar de cette année 2013.
Même s'il ne faut pas trop abuser des bonnes choses, on attend avec impatience la suite des enquêtes de don Heredia : Les sept fils de Simenon sont déjà dans la pile à lire ...


D'autres avis sur Babelio. Et celui de Jean-Marc.