Quelque chose de pourri au royaume de St Louis.
Attention, pavé !
Voilà bien un bouquin inclassable. Et d'après MAM qui a commencé par Les corrections(1) ce pourrait bien être la marque de fabrique de l'auteur : Jonathan Franzen.
La vingt-septième ville, c'est Saint-Louis, Missouri, au confluent du Missouri et du Mississipi.
Elle fut au début du siècle (le XX°) l'une des plus grandes villes des États-Unis puis connut un déclin inexorable.
Dans les années 70-80 tout part à vau-l'eau et la corruption est généralisée dans les arcanes du pouvoir de la ville.
Survient une drôle de petite bonne femme, Suzanne Jammu, qui prend la tête de la police municipale : ex-trotskyste tendance marxiste, parente éloignée d'Indira, elle débarque de Bombay(2) où elle était ... préfet de police de la plus grande ville d'Inde !
La dame et ses sbires ne reculent devant rien : les chambres et les cuisines de ceux qui comptent en ville, les toilettes des bars et des pubs où tout ce joli monde se retrouve, tout est truffé de micros.
Quelques attentats (soigneusement ciblés pour éviter toutes pertes humaines) affolent St-Louis. Heureusement la chef de la police veille au grain ! De là à penser que c'est elle qui organise tout cela pour mieux asseoir son pouvoir ...
Car son équipe d'indiens(3) a plusieurs cordes à son arc : et si vous ne pliez pas, on peut (crescendo) vous écraser votre chien, séduire votre fille, ou même ... [stop]
De l'autre côté, Martin Probst, un industriel du BTP honnête (si, si, y'en a un et il habite St-Louis) un entrepreneur honnête donc qui, indiens ou pas indiens, ne voit pas pourquoi il changerait sa ligne de conduite : il y perdra son chien, sa fille, et même ... [re-stop]
Et tout ça pour quoi ? Pour redonner un peu de vie au centre-ville, qui a été peu à peu délaissé au profit des banlieues chics du comté avoisinant ?
Ou pour que certains (dont maman-Jammu ?) empochent quelques plus-values foncières quand les quartiers débarrassés du crime prendront de la valeur immobilière(4) ? Spéculation, corruption, industrie, ségrégation, urbanisme ...
[...] - Une des raisons majeures pour lesquelles la bourgeoisie blanche est venue s'installer dans le comté, c'est, comme nous le savons tous, le désir d'avoir de bonnes écoles et, plus spécifiquement, la peur des quartiers noirs. Si la ville réintègre le comté, il n'y aura plus nulle part où se réfugier.
Le pavé est foisonnant, au point que beaucoup l'ont jugé long et fastidieux : mais si on se laisse prendre au jeu et plonger dans la vie quotidienne de St-Louis des années 70-80, c'est passionnant. Les rivalités entre la ville et le comté alentour, les questions d'urbanisme, ...
Et la richesse des personnages décrits minutieusement par Jonathan Frantzen.
On ne sait pas trop où il veut en venir : est-ce une enquête sociale ? un suspense psychologique ? rien de tout cela ou tout à la fois ?
On notera deux portraits féminins tout en richesse et subtilité.
Barbara, la femme de l'industriel, une Barbie qui n'a de poupée que son surnom.
[...] Chaque semaine, en moyenne, elle lisait quatre livres. [...] Elle allait une fois à son cours de gym et jouait trois fois au tennis. Chaque semaine, en moyenne, elle faisait six petits-déjeuners, emballait cinq déjeuners à emporter et préparait six diners. Elle parcourait cent soixante kilomètres en voiture. Elle regardait par la fenêtre pendant quarante-cinq minutes. Elle déjeunait au restaurant trois fois. [...] Elle passait six heures dans les magasins, une heure sous la douche. Elle dormait cinquante et une heures. Elle regardait la télévision pendant neuf heures. Elle parlait deux fois au téléphone avec Betsy LeMaster. De trois à cinq fois avec Audrey. Quatorze fois en tout avec d'autres amies. La radio restait allumée toute la journée.
Mais ce portrait de la page 121 cache en réalité une femme qui aura d'autres occasions de nous surprendre tout au long du bouquin.
Et puis bien sûr la mystérieuse et captivante indienne Jammu dont on ne sait trop si c'est une force naïve ou une puissance diabolique qui l'habite, mais en tout cas à qui rien ni personne ne résiste.
Ou presque, puisque tout cela finira dans un lamentable cafouillage : dans les années 70-80, il y avait quelque chose de pourri au royaume de St-Louis.
Contrairement à beaucoup de blogueurs, on a bien aimé ce gros pavé(5), sa richesse sans prétention, ses personnages très attachants, ses évocations précises et détaillées de tout et de rien, c'est-à-dire de ce qui faisait la vie quotidienne à St-Louis en ces années-là ...
Un bouquin très très américain, où à force de descriptions minutieuses (la longueur a cet effet-là) on croit toucher un peu de cette spécificité américaine, de cette a-culture américaine(6).
MAM tout comme BMR, on est tous les deux enthousiastes : à deux doigts (et quelques dizaines de pages) du coup de cœur.
(1) - Les corrections ont le succès que l'on sait, ce qui a permis de re-sortir ce premier bouquin de Frantzen qui date de la fin des années 80 - d'après MAM ce St-Louis est même meilleur que les Corrections
(2) - le bouquin date de 88, on ne disait pas encore Mumbai !
(3) - quelques parallèles subtils sont tissées entre les indiens d'Inde et ceux d'Amérique
(4) - pour la petite histoire (la vraie), St-Louis fut dans les années 50, le lieu d'un grand chantier d'urbanisme inspiré de notre Corbusier national et destiné à reloger la population croissante. Le projet fut confié à un jeune architecte, Minoru Yamasaki. La cité qui concentrait et séparait blancs et noirs se révéla évidemment un véritable désastre et connaitra la démolition seulement vingt ans plus tard, à peu près au moment où était inauguré le World Trade Center construit par ... Minoru Yamasaki ! Quand on a la poisse ...
(5) - notons au passage que c'est très bien écrit (et visiblement très bien traduit) ce qui, avec un peu de suspense pour accompagner et un peu d'exotisme indien pour assaisonner, rend le pavé nourrissant mais très digeste
(6) - le bouquin date de 88, on ne disait pas encore étasunien(ne) !
D'autres avis (guère amateurs de pavés) sur Babelio.
Points édite ces 669 pages qui datent de 1988 en VO et qui sont traduites de l'anglais par Jean-François Ménard.