mercredi 27 septembre 2023

Pour mourir, le monde (Yan Lespoux)

[...] Le voyage se passa comme prévu. Presque.

    L'auteur, le livre (432 pages, 2023) :

On connaissait le médoquin Yan Lespoux par ses chroniques du blog Encore du noir, mais il nous avait bluffé il y a deux ans avec Presqu'îles, un excellent recueil de très courtes nouvelles, bien ancrées dans ses dunes landaises, livre auquel nous avions décerné un joli coup de cœur.
Alors nul doute qu'il nous fallait embarquer sans tarder à bord des navires de sa majesté du Portugal. Quitte à embrasser cette belle devise : Pour mourir, le monde.

    Le contexte :

Le titre est emprunté à un prédicateur jésuite, António Vieira, chantre des ambitions impérialistes de la couronne portugaise au temps glorieux de la Route des Indes, la Carreira da Índia :
Un lopin de terre pour naître ; la Terre entière pour mourir. 
Pour naître, le Portugal ; pour mourir, le Monde.
Nous sommes au début du XVII° siècle, le Portugal jadis conquérant est désormais rattaché à la couronne espagnole, mais la Casa da Índia continue d'abattre les forêts de l'Alentejo pour les navires de l'armada et d'embarquer tous les hommes qui passent à portée de bâton, [plus ou moins volontairement selon qu’ils avaient quelque chose à fuir ou qu’ils n’avaient au contraire pas réussi à échapper assez vite au regard des recruteurs].
Le roman s'inspire de faits réels historiques dont notamment, le terrible naufrage d'une flotte portugaise sur les côtes landaises en janvier 1627 lors d'une forte tempête, un drame de la mer qui fit près de 2.000 morts.

    On aime beaucoup :

❤️ On aime la prose riche et travaillée mais toujours fluide de Yan Lespoux qui fait la part belle aux termes du passé ou à la culture occitane de sa côte natale, aux traditions des beachcombers de l'époque : [les costejaires et les vagants, ces hommes sans toit qui arpentaient la côte à la recherche d’ambre, de biens échoués, de naufragés et de pèlerins de Saint-Jacques égarés à dépouiller] tout comme [ces gemmeurs petits et nerveux qui couraient les bois pour entailler les arbres et les vider lentement de leur résine tout en les gardant en vie].
❤️ On aime les trois histoires qui s'entrecroisent, véritable immersion dans le monde de la mer au XVII° siècle.
▼ Mais comme bien souvent dans ce genre de roman d'aventures, l'auteur se laisse emporter et le gros bouquin aurait gagné à être allégé de quelques répétitions et longueurs.

      L'intrigue :

Trois personnages, trois destins, et trois rivages à chaque coin du monde.
Fernando s'est enrôlé dans l'armada portugaise pour Goa, le comptoir indien : une vie pleine de bruit et de fureur, de pirates, de canonnades et de périls marins.
[...] Le voyage se passa comme Fernando l’avait prévu. Presque. Ils croisèrent bien un tigre, mais un seul cheval mourut. Et son cavalier. 
Diogo est à peine adolescent lorsque les anglais reprennent São Salvador de Bahia aux portugais sur la côte brésilienne.
[...] Les mercenaires de la Compagnie néerlandaise des Indes occidentales avaient été fidèles à leur réputation. Ils avaient violé, mutilé, détruit, volé, jusqu’à ce que leurs maîtres les rappellent à la niche et en pendent quelques-uns en gage de bonne volonté. Il fallait bien s’attacher les services de la population restée sur place.
Marie est une jeune femme qui tente de se faire une place et survivre parmi les résiniers et les naufrageurs de la côte landaise.
Sans doute le portrait le plus intéressant des trois.
[...] Marie, elle, n’a jamais autant contrôlé sa vie que depuis qu’elle a réussi à s’émanciper de son oncle. Elle le sait, maintenant, elle n’est prisonnière de rien ni de personne. [...] La vie n’est pas toujours facile sur cette côte désolée, mais ni plus ni moins qu’ailleurs et nul ne lui donne d’ordres.
Tout ce petit monde finira bien évidemment par se retrouver au tout début de 1627 pour le meilleur ou pour le pire ...
[...] Nul ne savait plus où on se trouvait entre la France et l’Espagne ni à quelle distance de la côte. Le navire craquait de toutes parts. [...] Tout le monde ici semblait avoir accepté son sort.
[...] Il va y avoir beaucoup d’hommes, beaucoup d’armes et des diamants que tout le monde veut. Le point d’honneur risque de passer après les tractations diplomatiques qui elles-mêmes vont vite céder le pas à la loi du plus fort.

Pour celles et ceux qui aiment les bateaux en bois et ne craignent pas les naufrages.
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Mon billet dans 20 Minutes.

jeudi 21 septembre 2023

Perspectives (Laurent Binet)

[...] La scène, qui est à Florence, en 1557.

    L'auteur, le livre (304 pages, 2023) :

Laurent Binet est un "lettré" au sens noble du terme, déjà récompensé de plusieurs prix. Il nous invite ici à voyager dans la Florence des arts du XVI° avec Perspective(s), un bouquin annoncé comme un polar historique et épistolaire ... mais qui pourrait tout aussi bien n'être qu'une bête à prix qu'on court habilement calibrée, alors qu'en est-il ?

    Le contexte :

Italie 1557. Sous le Pape Paul IV, c'est [le retour de l’Inquisition romaine], un fanatisme [pour qui toute représentation du corps humain est une offense faite à Dieu] ... alors que la chapelle Sixtine vient d'être ornée par Michel Ange. 
Botticelli apportera lui-même ses peintures de nus sur le bûcher des vanités érigé par le prédicateur Savonarole. Et [qui sait jusqu’où ira le Concile de Trente dans le fanatisme borné  ?]
Mais si Florence a donné naissance à de nombreux génies, c'est aussi un joyau convoité par les couronnes de France et d'Espagne, et c'est aussi la patrie de Machiavel et des intrigants Médicis : un décor idéal pour un crime perpétré sur fond d'intégrisme religieux, de jalousies artistiques et de conflits géopolitiques dans une ville qui est la proie [des sodomites et des sorcières et des juifs et même des luthériens].

    On aimera ou pas :

❤️ On aimera cette idée de départ pour le moins originale : sur fond d'Histoire vraie, Laurent Binet brode un polar sous forme d'échanges de lettres et de courriers entre les protagonistes de l'époque (peintres et apprentis, princes et ducs, nonnes et papes ...).
❤️ On aimera (re-)découvrir ce pan méconnu de l'histoire de l'art (et de l'Histoire tout court) : l'Italie du XVI°. L'environnement religieux et politique dans lequel se déploient ces artistes est particulièrement bien rendu et, satisfait, on referme le livre en se croyant plus intelligent.
❤️ On aimera le petit lexique des protagonistes que nous offre l'auteur en début de livre, même s'il nous faudra tout de même quelques wiki-clics pour découvrir qui était le luxurieux Aretin, comprendre la révolte des Ciompi (en 1378) ou encore se remémorer les prêches du moine Savonarole : mais précisément, c'est bien pour cela qu'on a ouvert ce bouquin, pour grimper quelques échelons de plus sur la grande échelle de la Kulture. 
Fort heureusement la lecture reste fluide et Laurent Binet a la bonté d'être suffisamment explicatif dans ses "lettres" pour nous aider à situer et resituer la plupart des personnages au fil des courts chapitres.
Hélas comme on pouvait le craindre, l'exercice de style d'un auteur érudit fera long feu, la prose faussement ancienne finira par lasser le lecteur, l'intrigue piétinera trop longtemps et les personnages historiques resteront à distance, posant pour le peintre académique dans leurs costumes officiels ... 
Déception pour ce livre sans doute trop attendu.

      L'intrigue :

[...] Laissons le rideau s’ouvrir sur la scène, qui est à Florence, en 1557.
Comme dans tout bon polar, même si celui-ci est construit sur une correspondance épistolaire, tout commence par la découverte d'un corps : celui de Jacopo Pontormo poignardé au pied des fresques qu'il était en train de peindre dans la chapelle San Lorenzo de Florence, rivalisant avec les chefs d'œuvre romains de Michel Ange.
[...] Je le sus au premier regard  : Florence avait désormais sa Sixtine.
Dans le même temps, un tableau du même Pontormo disparait : il représentait une scène religieuse un peu trop licencieuse peinte avec le visage de la fille des Médicis ...
Et ce n'est que le début des péripéties de cette intrigue mouvementée ...
[...] Tu m’as ramené ma fille, tu as retrouvé le tableau qui était une offense sans seconde faite à ma famille, tu as trouvé le voleur, tu as mis au jour plusieurs complots contre le duché de Toscane, arraisonné les bonnes sœurs savonarolistes, étouffé une sédition de nouveaux Ciompi, et même occis un assassin envoyé par mes ennemis.
Pour la petite histoire, les fameuses fresques du Pontormo dont il est question ici seront perdues deux cents ans plus tard vers 1740 lors d'une réfection de la basilique. Il n'en reste que quelques croquis (dont certains dans les collections du Louvre).
[...] J’ai passé onze ans de ma vie à décorer son église. Lui n’en mettra pas deux avant de tout démolir, j’en jurerais, ou si ce n’est lui, ses descendants s’en chargeront.

Pour celles et ceux qui aiment l'histoire de l'art.
D’autres avis sur Bibliosurf et Babelio.
Livre lu grâce à Netgalley et aux éditions Grasset.

lundi 18 septembre 2023

Post frontière (Maxime Gillio)

[...] Les Sudètes ont été expulsés des territoires.

    L'auteur, le livre (336 pages, 2023) :

Le dunkerquois Maxime Gillio est un auteur qui touche un peu à tout, notamment au polar : il était porteur d'une histoire de famille (de belle-famille pour être exact) qu'il avait déjà mise en page dans un premier bouquin sorti en 2016, Rouge armé, avec une intrigue fortement teintée de polar à l'époque.
Huit ans plus tard, la maturité littéraire venue, il reprend entièrement son texte pour nous proposer Post frontière, roman qui nous emmène en Europe centrale pour un voyage dans le temps et de chaque côté du Rideau de Fer.

    Le contexte :

Les sudètes ont la sinistre réputation d'avoir fourni le prétexte au déclenchement de la seconde guerre mondiale. Cette population germanophone de Bohème qui n'avait pas été rattachée à l'Allemagne en 1919, s'est réveillée un beau jour de 1938 rhabillée des couleurs de l'envahisseur nazi : le conflit latent éclatait au grand jour. 
Lorsque les russes libéreront la région en 1945, les sudètes haïs qui réussiront à échapper aux exécutions sommaires, seront alors priés de faire leurs valises, quitter leurs maisons et se réfugier en Allemagne (de l'est).
Rarement population aura été aussi malmenée malgré elle dans des conflits et des enjeux qui la dépassait totalement.
[...] Mes parents, Josef et Anna Fierlinger, étaient des Allemands sudètes, qui habitaient à Priesten, un petit village de Bohême, dans l’ancienne Tchécoslovaquie. Leurs familles respectives y étaient implantées depuis plusieurs générations. Aujourd’hui, il s’appelle Přestanov, mais à l’époque de mes parents, c’était Priesten, à l’allemande…
[...] Sitôt la guerre terminée, les Sudètes ont été expulsés des territoires où ils habitaient depuis plusieurs années.
[... Des] mouvements de population d’une ampleur sans précédent, près de treize millions d’Allemands lâchés sur les chemins d’Europe dans une errance macabre.

    On aime bien :

❤️ On se passionne pour cette histoire dans l'Histoire qui revisite le passé mouvementé de cette Europe centrale, à travers les destins de deux ou trois générations qui n'avaient plus de toit.
❤️ On apprécie une prose simple et efficace sans fioritures ni débordements, même si on regrette parfois un texte un peu trop explicatif, façon "la RDA pour les nuls".
On a moins accroché au personnage de la journaliste Patricia, prise dans une spirale d'auto-destruction un peu caricaturale. Le livre un peu inégal est sauvé par la découverte d'une part méconnue de l'Histoire de l'Allemagne.
[...] Nous, Français, croyons connaître des choses sur l’Allemagne, mais en réalité, ce que nous apprennent les manuels d’Histoire n’est qu’une vision parcellaire, lacunaire et – disons-le – encore teintée de relents de complexes vainqueurs/ vaincus des précédents conflits.

      L'intrigue :

De nos jours,  Patricia, une journaliste instable dont la vie part en sucette, s'appuie sur quelques archives déclassifiées de la Stasi pour aller interviewer Inge, une sudète au passé malmené par l'Histoire.
[...] Une destinée personnelle, faite de secrets de famille, de drames et de révélations, qui s’imbriquent à ce point dans les méandres historiques de son pays, que j’en ai le vertige.
La petite histoire d'Inge qui nous est contée se mélange avec la grande Histoire : la sudète chassée de sa région natale se réfugie en Allemagne de l'Est, puis "passe à l'ouest" pour se retrouver sympathisante de la RAF (la Rote Armee Fraktion, celle de la bande à Baader) avant de revenir du côté Est du rideau de fer.
[...] Une plongée douce-amère dans un passé au goût des cornichons sucrés.
Mais que veut vraiment Patricia, qu'est-ce qui la motive réellement à enquêter ainsi sur le passé de la vieille Inge ? Quel est le lien secret entre ces deux femmes ?
[...] — Et si nous arrêtions ce petit jeu ridicule, Patricia ? Si vous me disiez vraiment pourquoi vous êtes venue ? Que voulez-vous savoir au juste ?

Pour celles et ceux qui aiment l'Histoire.
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Livre lu grâce à Netgalley et aux éditions Talent.

mardi 5 septembre 2023

Convoi pour Samarcande (Gouzel Iakhina)

[...] Des enfants ne devraient pas avoir un tel regard.

    L'auteure, le livre (480 pages, 2023) :

Ce Convoi pour Samarcande n'est pas un joli conte des mille et une nuits ni le récit d'une somptueuse caravane que l'on aurait suivie sur les routes de la soie.
Mais c'est une histoire puissante qui va nous être contée par Gouzel Iakhina, née à Kazan en 1977 et qui vit désormais à Moscou.
Attention, dernier appel pour les passagers, il est encore temps pour vous de quitter le train, c'est un roman basé sur des événements hélas très réels.

 Le contexte :

Au début des années 1920, le jeune état soviétique épuisé et désorganisé par la Révolution, la guerre civile et la Première guerre mondiale n'arrive plus à nourrir son peuple. Une terrible famine [clic] ravage l'Ukraine, la Crimée, la Russie et le bassin de la Volga, terre natale de l'auteure.
On n'a pas vu cela depuis le Moyen Âge, des millions de personnes sont condamnées, les cadavres s'entassent dans les rues, c'est le retour de l'anthropophagie.
Alors que l'aide internationale se met difficilement en place, les russes organisent des convois ferroviaires pour acheminer quelques centaines d'enfants vers les contrées plus clémentes du Turkestan qui, à l'époque, englobait notamment l'actuel Ouzbékistan et Samarcande.
[...] En deux semaines, ils arriveraient au Turkestan. Là-bas, ce serait l’éternel été. Un soleil brûlant, des pluies caressantes. Du pain et du riz. Ces merveilleux grains de raisin.
Bien sûr, on sait qu'une dizaine d'années plus tard l'Ukraine connaîtra une autre terrible famine sous la politique de Staline cette fois [clic].

    On aime beaucoup :

❤️ On aime évidemment la formidable Histoire dont s'est emparée Gouzel Iakhina, un sujet très fort qu'elle arrive à nous raconter sans trop tirer sur la corde sensible quand elle évoque le sort de ces enfants mais avec suffisamment d'empathie envers ses personnages de roman pour emporter le lecteur avec elle à bord de ce train de folie.

      L'intrigue :

Le bouquin démarre très très fort et le lecteur va devoir bien s'accrocher le temps de l'impossible sélection des cinq cent enfants (il faut abandonner les grabataires ou les plus petits qui n'arriveront pas vivants au terme du voyage) et de la difficile préparation du convoi (il faut réquisitionner le peu que l'on peut encore trouver dans une Kazan dévastée et abandonnée de tous). C'est plutôt rude.
[...] –  Des enfants, lui avait dit Tchaïanov, le commandant du département des transports, en guise de salutations. Cinq cents. Il faut les convoyer de Kazan à Samarcande. Tu prendras ton mandat et les instructions chez le secrétaire. 
Depuis des années qu’il était dans le transport, Deïev avait convoyé tout ce qui pouvait passer par des rails, du blé et du bétail réquisitionnés jusqu’à la graisse de baleine, que la Norvège, pays ami, envoyait par citernes aux habitants de la   Volga en proie à la famine. Mais jamais des enfants.
[...] Quatre mille kilomètres, c’était exactement la distance qu’allait devoir franchir le train sanitaire de Kazan au Turkestan. Le train lui-même n’existait pas encore  : l’ordre de sa formation avait été signé la veille, le 9 octobre 1923. 
[...] – Je veux convoyer autant d’enfants que possible au Turkestan, mais qu’ils arrivent vivants ! Les grabataires n’arriveront jamais jusque-là, et ne feront qu’encombrer inutilement le wagon.
– Donc, ils n’ont qu’à mourir ici ?
[...] Ce combat incessant pour les poêles, le charbon, le pétrole, l’approvisionnement, les bassines et les louches, les pelles et les seaux, les bandages et les cordes, les sacs, les marmites, la meilleure locomotive du dépôt et le conducteur le moins soûl, tout cela avait été fait et restait derrière lui. La nuit était tombée, la dernière avant le départ.
Dans cette ambiance stressante, on a vraiment hâte de quitter Kazan, que la locomotive siffle, que le convoi s'ébranle enfin sous la conduite du camarade commandant Deïev, que les enfants partent vers le sud accompagnés de la revêche camarade commissaire Blanche, d'un cuistot pas très futé, du vieil infirmier retraité Doug et de quelques paysannes faisant office de nurses. Tous marqués par un trop lourd passé.
[...] –  Tu es médecin  ? 
–  Ichtyologue. 
–  Quoi  ? ahana-t-il, complètement désorienté. 
–  Spécialiste des poissons.
[...] Un vieillard de soixante-dix ans, une volée de vieilles pies et un cuisinier muet et idiot  : c’était là toute la troupe de Deïev.
Enfin. C'est parti pour une épopée de plusieurs milliers de kilomètres de voie ferrée que l'on espère parcourir en deux semaines ... 
Avec à peine trois jours de vivres à bord ... pour un périple qui durera près de deux mois !
[...] Il devait conduire ce chargement vers l’ouest, par les forêts de la Volga, jusqu’à Arzamas. Puis vers le sud et l’est, jusqu’à la mer d’Aral. Puis à nouveau vers le sud  : traversant les déserts de Kyzyl-Koum et de la steppe de la Faim, jusqu’à Tachkent. Puis en repartir vers l’ouest, passer les chaînes du Tchimgan et de Zeravchan, jusqu’à Samarcande.
Dès lors, les épisodes les plus épiques vont s'enchaîner et certains marqueront durablement le lecteur : la Tchéka de Sviajsk, les "excédents" du ravitaillement, la liturgie des cosaques, ... Gouzel Iakhina déroule son scénario entre film d'horreur et cinéma d'aventures.
Un récit ponctué d'anecdotes pleines d'humanité : les "mariages" des enfants, la berceuse du soir chantée par Fatima, les vagabonds de Dongouz, la baignade dans la mer d'Aral, ...
[...] –  Ça te plaît ici, Fatima  ?
Et elle répondait à nouveau comme dans un livre de poésie  : 
–  Je voudrais voyager sans fin dans ce train.
[...] –  Ce n’est pas un train, mais une arche de Noé.
Le bouquin a tous les ingrédients d'un "grand" roman mais souffre de la prose un peu naïve de Gouzel Iakhina (le héros Deïev est un peu cliché), d'une écriture peut-être trop russe pour les lecteurs occidentaux (même si l'on devine une belle traduction), et d'un manque de maîtrise qui laisse filer des passages oniriques un peu lourds et les délires de Deïev trop envahissants.
Mais que cela ne vous empêche surtout pas de découvrir cette très forte histoire venue de la lointaine Tatarie.


Pour celles et ceux qui aiment les trains et les enfants.
D’autres avis sur Bibliosurf et sur Babelio.
Livre lu grâce à Netgalley et aux éditions Noir sur blanc.

vendredi 1 septembre 2023

Ouragans tropicaux (Leonardo Padura)

[...] Un assassin en série ? À Cuba ?

    L'auteur, le livre (450 pages, 2023) :

On n'a jamais vraiment réussi à accrocher avec le cubain Leonardo Padura, [peut-être en raison de son pessimisme viscéral], sa nostalgie amère et désabusée, ses regrets d'un passé idéalisé mais révolu. Sans doute un caractère propre à beaucoup d'habitants d'une île malmenés par une histoire pour le moins chaotique.
Même son héros récurrent, le fameux détective-libraire-à-l'occasion Mario Condé, tente de [chasser les insistantes divagations historiques et littéraires.]
Mais à peine quelques lignes et les revoici qui pointent leur nez page suivante, déroulant et rallongeant des phrases trop alambiquées qui rendent vraiment la lecture peu fluide. C'est bien dommage.
[...] Il s’efforçait de situer et de définir l’humanité qui parcourait en ce moment ces espaces historiques de la ville, des êtres qui pouvaient lui sembler proches par l’élan de survie qui les animait et, en même temps, lointains par le mépris qu’ils pratiquaient envers une mémoire diffuse qu’il s’acharnait à cultiver.
[...] Une époque épuisante où les gens avaient besoin de soulagements présents plus que de mémoires passées, éteintes, la mémoire d’une ville qui avait rêvé d’être la Nice des Amériques et commençait à ressembler à Beyrouth bombardée. 
Mais voilà c'est Cuba. Mais voilà c'est Leonardo Padura : un monument de la littérature cubaine et un des piliers de la littérature policière mondiale, alors on y revient de temps à autre !
Un temps agité cette fois-ci encore avec Ouragans tropicaux, où Leonardo Padura nous offre deux enquêtes policières pour le prix d'une ! Comme il le dit lui-même en postface, c'est sans doute le plus policier de ses faux polars.

    On aimera peut-être :

❤️ On aimera sans doute la bonne surprise du livre dans le livre : le détective-libraire Mario Condé a entrepris d'écrire un bouquin et nous découvrons quelques uns de ses chapitres entrelacés dans ceux du roman. Une double intrigue policière et un véritable voyage dans le temps : nous partons pour 1909, toujours à Cuba, pour une enquête  policière bien sûr, mais écrite à l'ancienne, avec un parfum charmant et désuet, quelque part entre Rouletabille et Sherlock Holmes.
Comme une respiration bienvenue entre les chapitres habituels d'un roman de Padura.
On y apprend bien entendu tout plein de choses sur La Havane du début du siècle et l'histoire décidément compliquée de cette île, tout en se demandant quel rapport peut bien avoir cette vieille enquête d'avant les frères Castro avec "la vraie" intrigue policière que raconte en 2016 le reste du bouquin ...
❤️ On aimera aussi partager avec l'auteur cent ans de vie cubaine, un siècle d'une histoire chaotique, de 1909 à 2016, puisque les deux intrigues parallèles racontées dans ce livre vont finalement s'éclairer l'une et l'autre, tandis que passe le fantôme de Napoléon (oui Bonaparte ! que vient-il faire ici ?).

      Le contexte :

En 2016, un vent nouveau souffle par les fenêtres entrouvertes de l'île : Barak Obama, les Rolling Stones et les sœurs Kardashian débarquent à Cuba !  Une fois de plus l'Oncle Sam envoie du lourd mais cette fois ce ne sont plus les GI Joe. Tout le monde est excité, la police est sur les dents. 
[...] Ce n’était pas tous les jours que débarquait à Cuba un président des États-Unis. En fait, même pas tous les siècles.
[...] C’est comme les ouragans tropicaux : ils passent, ils font un max de dégâts et puis ils s’en vont, ils se perdent…

      L'intrigue :

Tout occupée à sécuriser les festivités annoncées en cette année 2016, la police n'a guère le temps de s'occuper du cadavre sévèrement mutilé d'un vieux stalinien, ancien responsable impitoyable de la censure communiste, haï par les uns et gênant pour les autres. Si personne ne regrette ce salopard haut placé, il faut tout de même élucider ce crime qui sera bientôt suivi d'un autre : le détective retraité Mario Condé est appelé à la rescousse ...
[...] – Je suis débordé avec tout ce qui me tombe dessus et maintenant ça… un assassin en série ? À Cuba ?
[...] – Merde, Conde, à chaque fois que tu te mêles d’une de ces histoires, les choses se compliquent.
[...] – C’est que tout semble indiquer qu’on a tué un type qui, sans le moindre doute, était un salopard patenté. Un type qui avait des choses de valeur, mais qu’ils n’ont pas toutes raflées. Et qu’on a mutilé allègrement. Ce qui me fait croire qu’on ne l’a pas tué pour le voler. On l’a tué pour ce qu’il avait été et qu’il était toujours : un putain de gros salopard. Tu as vraiment besoin que j’enquête d’avantage ou tu me ramènes chez moi pour que je me mette à écrire ? 
Mario Condé a lui-même entrepris de rédiger un roman policier (le roman dans le roman) pour nous raconter un autre épisode de la vie cubaine, quand au début du siècle vers 1909 (l'année de la Comète de Halley) La Havane se prenait pour la Nice des Amériques et quand la prostitution faisait les beaux jours des riches américains et surtout des proxénètes locaux.

Pour celles et ceux qui aiment la Nice des Amériques.
D’autres avis sur Bibliosurf et Babelio.
Livre lu grâce à Netgalley et aux éditions Métaillé.