mercredi 8 décembre 2010

Des éclairs (Jean Echenoz)

Le siècle des lumières.

Ah ! Encore un petit bouquin de Jean Échenoz.
Hmmm ... d'avance on est certain que ce sera délicieux.
Une des plus belles plumes de l'édition française, dans les mains d'un auteur discret et constant. Passer à côté de ses remarquables derniers ouvrages serait impardonnable !
Avec Courir, lu il y a peu grâce à Véro, Échenoz nous contait l'histoire galopante de Zatopek et, comme ça en passant, l'Histoire d'un demi-siècle qui courait follement lui aussi.
Cette fois Échenoz remonte un peu plus loin, au soir d'un autre siècle finissant, pour nous faire partager la pseudo-biographie de Nikola Tesla (qu'il appelle Gregor dans son roman), ce serbe qui finira américain après avoir inventé un truc, finalement assez utile, l'électricité.
Après la course de Zatopek, finalement rattrapé par son siècle, l'histoire de Tesla ne pouvait que nous taper dans l'œil, ne serait-ce qu'en référence au film Le prestige où apparaissait David Bowie dans le rôle de ... Nikola Tesla himself. Un savant fou, façon Dr. Frankenstein de l'électricité, courant après les pigeons.
Un portrait finalement assez proche de celui que brosse ici Échenoz.
Un surdoué des ondes électriques, un peu branque, franchement asocial, obnubilé par les oiseaux en général et les pigeons en particulier (et pas du tout par les femmes), qui inventera tout plein de choses et s'en fera piquer tout autant par les rusés affairistes que seront Edison, Marconi ou Westinghouse. Tesla avait la bosse des maths mais pas celle des affaires.
[...] Je sais bien que Gregor est antipathique, désagréable au point de laisser penser qu'il n'a que ce qu'il mérite, mais quand même. Le voici sans un sou et menacé de prison juste au moment où Edison, Westinghouse, Marconi et les autres, profitant de ses idées acquises à bas prix sinon carrément volées, s'épanouissent en affaires et se font un maximum d'argent. Non seulement lessivé, il voit bien amèrement que nombre d'entreprises, ne vivant que sur ses propres inventions, du courant alternatif à la T.S.F. en passant par les rayons X, se développent avec profit sans qu'il recueille l'ombre d'un dollar.
La guerre entre Edison, chaud partisan du courant continu, et Westinghouse fervent adepte du courant alternatif, décrite et mise en scène par Échenoz vaut son pesant de volts. Au passage l'un deux inventera la chaise électrique ...
Tesla joue plutôt les électrons libres entre les deux et finira par faire la fortune de Westinghouse : ce sera donc le courant alternatif !
Tout cela est plein d'humour, plein d'intérêt pour ce monde à mi-chemin entre science et industrie et l'écriture d'Échenoz est toujours aussi impeccable et lumineuse.
L'histoire de Tesla n'a peut-être pas la foulée épique et le souffle Historique de celle de Zatopek(1) mais nous tenons là un deuxième épisode(2) qui ne demande qu'à tomber entre vos mains.
(1) : ceux qui découvrent Échenoz commenceront donc par courir après Zatopek
(2) : en fait, le troisième : Échenoz a également écrit une pseudo-biographie de Ravel

Pour celles et ceux qui aiment les docteurs frankensteins.
Les éditions de minuit éditent ces 175 pages qui datent de 2010.
Les Éditions de minuit proposent intelligemment de découvrir en ligne les premières pages du roman : c'est ici.
Une bio d'Échenoz. Vincent en parle.

mercredi 1 décembre 2010

Un employé modèle (Paul Cleave)

Serial killer, down under.

Bien évidemment on ne pouvait pas résister à l'envie d'épingler un petit coeur dans un endroit insolite de notre carte du monde des polars : tout là-bas, down under, en Nouvelle-Zélande.
[...] La Nouvelle-Zélande est connue pour sa tranquilité, ses moutons et ses hobbits. Christchurch est connue pour ses jardins et sa violence.
C'est donc désormais chose faite grâce à Paul Cleave et son Employé modèle.
Et ça démarre très très fort : on vous livre ici les deux pages du premier chapitre qui valent leur pesant de kiwis.
Entrez, entrez, mesdames et messieurs, amateurs de serial killers, trucidages tordus,  meurtres en série et autres charcutages délirants, entrez, entrez et vous serez servis !
Mais tenez vous bien : vous n'aurez pas affaire à 1 serial killer mais à 2 ou 3 ! et tant qu'à faire, ce sera même l'un d'eux qui mènera l'enquête et pas la police de Christchurch, complètement dépassée par les événements et l'imagination foisonnante de Paul Cleave !
Joe, le technicien de surface du commissariat principal de Christchurch se fait passer à longueur de journée de bureau pour le débile attardé qu'il n'est pas et pendant ses heures de loisirs, il se livre à son hobby préféré : tueur en série.
Pas par pulsions meurtrière ou sexuelle, non. C'est son hobby, tout simplement (vous aussi, je suis sûr que vous avez un hobby, vous comprendrez) :
[...] Je ne souffre pas de compulsion à tuer tout le temps. Je ne suis pas un animal. [...] Je ne suis qu'un type normal. Un Joe moyen. Avec un hobby.
Et puis il a des circonstances atténuantes : il est bien esseulé et ses deux seuls amis sont ses poissons rouges, Cornichon et Jehovah.
Et puis une maman tyrannique qui n'a qu'une obsession : que son fils adoré ne devienne surtout pas gay et continue à venir manger chez elle son fameux pain de viande.
On ne vous en dit pas plus mais bien sûr, il n'y a rien de bien sérieux là-dedans : c'est pas pour rien que les Néo-Zed ont la tête en bas, et l'auteur lorgne plutôt du côté de Donald Westlake.
Malheureusement, après le démarrage en fanfare lu plus haut, le bouquin souffre de nombreuses longueurs pas toujours très utiles et Paul Cleave s'attarde un peu en route. Dommage qu'il n'ait pas su trouver ou garder le rythme infernal qui aurait convenu à son polar délirant. Une prochaine fois peut-être : c'est son premier roman.
Ah, j'allais oublier un avis important aux lecteurs (pas aux lectrices, ce passage a beaucoup fait rigoler MAM, mais moi pas du tout, mais alors pas du tout, y'a des “choses” pour lesquelles je n'ai aucun humour, aucun) : messieurs donc, vous lirez rapidement et en diagonale le chapitre 25 (l'horreur) et les deux ou trois suivants (les soins). En tout cas, arrangez-vous pour ne pas finir la soirée sur ces chapitres : vous ne pourriez pas vous endormir avant au moins la page 270, le temps que la douleur, même imaginée, s'estompe, croyez-moi ...
Ceci dit, reconnaissons à Paul Cleave d'avoir su trouver comment faire parler de lui de l'autre côté de la planète !

Pour celles qui aiment les serial killers (quant à “ceux” : ils auront été prévenus !). 
C'est Sonatine qui édite ces 422 pages parues en 2006 en VO et qui sont traduites de l'anglais par le courageux Benjamin Legrand (et oui, il a dû traduire une à une et mot à mot toutes les pages des chapitres 25, 26, 27, ...). 
Pimprenelle et Marguerite sont (un peu trop) enthousiastes, Pierre est plus mesuré, mais c'est un homme, il a souffert pendant plusieurs chapitres tout comme moi.

vendredi 19 novembre 2010

Les évadés de Santiago (Anne Proenza & Anne Proenza)

La grande évasion.

Avec Les évadés de Santiago, la journaliste Anne Proenza (journaliste à Courrier International, notre hebdo préféré) et le chilien Teo Saavedra nous racontent l'évasion spectaculaire d'une cinquantaine de prisonniers politiques de la prison centrale de Santiago du Chili.
C'était le 29 janvier 1990. Le Chili s'acheminait très lentement sur la voie de la démocratie, Pinochet n'était plus chef de l'état mais restait toujours aux commandes de l'armée et tirait encore les ficelles du pays.
Pour l'essentiel, les prisonniers venaient du Frente Patriotico (“Le Front”), le bras armé du Parti Communiste aux heures les plus sombres de la dictature. Certains d'entre eux avaient été capturés après l'attentat manqué contre Pinochet(1).
Même si l'on en connaît la fin, le bouquin est agencé comme un véritable polar, et même un double suspense.
Les chapitres alternent entre, d'un côté, les longs préparatifs de l'évasion(2) :
[...] - J'ai un plan. Un tunnel. Nous sommes à trente mètres de la rue, nous pouvons avancer d'un mètre et demi par jour. Si nous sommes six personnes à travailler, en un an, au pire en deux, nous sommes sortis.
et de l'autre côté, à rebours, les progrès de l'enquête du juge chargé, après les événements, de tirer au clair cette affaire et les éventuelles complicités dont auraient pu bénéficier les “terroristes” évadés :
[...]  « Nous allons marcher sur des oeufs pourris, monsieur le juge », ne put s'empêcher de murmurer le secrétaire d'Amaya , d'habitude plus réservé, après avoir lu le document officiel définissant leurs nouvelles responsabilités.
Cette construction mêle habilement les événements, les points de vue, tout en ménageant suspense et intérêt.
Ce livre est aussi l'occasion de voir ou réviser notre histoire contemporaine du Chili, de vivre ou revivre ces événements qui auront marqué beaucoup de français (les liens étaient étroits entre nos deux pays).
De découvrir ou re-découvrir certains aspects de la dictature “du Vieux” et de réaliser que, bien avant que la Grèce ne devienne le terrain de jeux de la banque Goldman Sachs, le Chili avait déjà servi de laboratoire d'expérience aux économistes ultra-libéraux : c'étaient l'époque des Chicago Boys de Milton Friedman.
Mais surtout, ce bouquin détaille le quotidien des prisonniers politiques : même mêlés aux détenus de droit commun, ils refusent leur situation et leur statut.
 
Ils ne sont pas là pour  “purger une peine” mais revendiquent d'être toujours en lutte contre le pouvoir et l'oppression, même depuis leur cellule.
Ils refusent la discipline carcérale, ils réclament (et obtiennent !) leurs droits à force de grèves de la faim.
Et bien sûr ils préparent leur évasion, réalisant en cela leur devoir de militants, prêts à reprendre la lutte.
Impressionnante (vraiment impressionnante) est la force collective de ces hommes torturés(3), brimés, bafoués, emprisonnés, qui passeront outre les peurs, les egos et les querelles de chapelle.
Une belle leçon d'histoire, d'engagement politique et de courage collectif.
Plus de vingt ans après, le contexte politique a beaucoup changé, c'est le moins qu'on puisse dire, mais comme ce récit est tout sauf un plaidoyer nostalgique à la gloire des valeureux militants, on tient là un très bon roman.
Une lecture qui nous fait paraître plus intelligent.
_______________________________
(1) : le 7 septembre 1986, le lance-roquettes embusqué aura le temps de tirer deux charges. Deux voitures seront pulvérisées. Pinochet se trouvait dans la troisième ...
(2) : les prisonniers mettront un an et demi à creuser leur tunnel !
(3) : le livre a su trouvé le juste chemin pour évoquer le chapitre de la torture sans aucun voyeurisme complaisant, faisant sans doute écho à la pudeur qui empêche ces hommes de trop parler des moments inhumains vécus ainsi.

Pour celles et ceux qui aiment les évasions. 
Le Seuil édite ces 300 pages parues en 2010. 
Une interview de Teo Saavedra.

mercredi 3 novembre 2010

American Express (James Salter)

Nouvelles des États-Unis.

Avec James Salter on découvre un auteur états-unien bientôt centenaire et visiblement réputé. Il était temps de rattraper notre retard.
American Express est un recueil d'une douzaine de nouvelles. Un recueil plutôt égal et équilibré au point que c'est même la répétition de ces petites tranches de vie qui fait le charme insolite de ce bouquin.
Des petites tranches d'histoires qui ne semblent avoir ni début, ni fin.
Le lecteur ne semble pas avoir de prise sur ces personnages insaisissables qui entrent par une page et sortent par une autre.
L'écriture de Salter est très distanciée et excelle à décrire par le menu les petits faits insignifiants qui, au final, signifient beaucoup plus qu'ils n'y paraissent.

[...] C'était une femme qui avait un certain style de vie. Elle savait donner des dîners, s'occuper des chiens, entrer dans un restaurant. Elle avait sa façon de répondre à des invitations, de s'habiller, d'être elle-même. D'incomparables habitudes, pourrait-on dire. C'était une femme qui avait lu, joué au golf, assisté à des mariages, qui avait de jolies jambes, qui avait connu des épreuves. C'était une belle femme dont personne ne voulait plus.

Relisez-moi un peu ça : chaque mot semble avoir été pesé et soupesé, jusqu'à la chute imparable.
Allez, on s'en refait une :

[...] Sa famille mangeait en silence, quatre personnes dans la tristesse d'un cadre bourgeois, la radio était en panne, de minces tapis couvraient le sol. Quand il avait terminé, son père se râclait la gorge. La viande était meilleure la dernière fois, disait-il. La dernière fois ? s'étonnait sa femme.
- Oui, elle était meilleure, maintenait-il.
- La dernière fois, elle n'avait aucun goût.
- L'avant-dernière fois, alors, disait-il.
Puis ils retombaient dans leur mutisme.
On n'entendait plus que le bruit des fourchettes, et, parfois, celui d'un verre. Soudain, le frère se levait et quittait la pièce. Personne ne levait les yeux.

Allez, encore une toute dernière, la dernière page de la première nouvelle, sa chute, souvent citée ici ou là :

[...] Elle a de petits seins et de grands mamelons.  Et aussi, comme elle le dit elle-même, un assez gros postérieur. Son père a trois secrétaires. Hambourg est près de la mer.

Voilà : c'est le point final déroutant de la première nouvelle Am Strande von Tanger (sur la plage de Tanger), débrouillez-vous avec ça. Insaisissable je vous dis.
Une écriture (trop ?) exigeante qui nous plonge sans prévenir dans une tranche de vie où s'entremêlent les souvenirs des personnages et qui, quelques pages plus loin, nous en ressort tout estourbi.


Pour celles et ceux qui aiment les nouvelles.
Points édite ces 207 pages parues en 1988 en VO et traduites de l'anglais par Lisa Rosenbaum.

mercredi 20 octobre 2010

Ru (Kim Thuy)

Telle mère, telle fille.

http://carnot69.free.fr/images/chinois.gifAprès vous avoir bassinés avec un été africain, on risque bien de vous imposer un automne vietnamien en prévision de notre voyage en décembre chez les Hmongs, Lô Lô et autres minorités ethniques des montagnes du nord-vietnam ... ! Allez, on commence ...
Kim Thuy est née à Saïgon pendant l'offensive du Têt. Elle quittera le Vietnam 10 ans plus tard en compagnie d'autres boat people. Depuis elle vit au Québec.
Elle a écrit Ru, son premier roman, en français.
Largement autobiographique, ce petit bouquin est comme un collage de souvenirs et d'époques : les derniers temps de l'opulence coloniale avant l'arrivée des communistes, la fuite en bateau jusqu'au Canada via les camps de réfugiés de Malaisie, la vie d'immigrante au Québec, puis ses deux enfants, son retour provisoire au pays de nombreuses années après, ... Kim Thuy entremêlent habilement de petites scènes vécues dans ces différents lieux à différents moments de sa vie. Le patchwork prend forme et se dessinent peu à peu quelques portraits : le sien bien sûr, mais également celui de sa famille, sa mère, Tante 7(1) un peu simplette ou encore l'incorrigible Oncle 2, play-boy désinvolte et charmeur ...
Bien sûr quitter le Vietnam dans ces conditions et à cette époque n'a pas été une excursion touristique : quelques scènes évoquent des souffrances et des blessures pas faciles à oublier ...
Mais l'auteure sait aussi nous faire partager quelques moments de pure poésie asiatique :
[...] J'allais au bord d'un étang à lotus en banlieue de Hanoï, où il y avait toujours deux ou trois femmes au dos arqué, aux mains tremblantes, qui, assises dans le fond d'une barque ronde, se déplaçaient sur l'eau à l'aide d'une perche pour placer des feuilles de thé à l'intérieur des fleurs de lotus ouvertes. Elles y retournaient le jour suivant pour les recueillir, une à une, avant que les pétales se fanent, après que les feuilles emprisonnées aient absorbé le parfum des pistils pendant la nuit.
Mais les plus belles pages sont celles qui évoquent son arrivée au Canada, il y a trente ans, et l'accueil que leur réservaient les québécois. Des pages à lire et relire, salutaires à notre époque où l'on se préoccupe plutôt d'élever des murs et de fermer les frontières.
[...] Ma première enseignante au Canada nous a accompagnés, les sept plus jeunes Vietnamiens du groupe, pour traverser le pont qui nous emmenait vers notre présent. Elle veillait sur notre transplantation avec la délicatesse d'une mère envers son nouveau-né prématuré. Nous étions hypnotisés par le balancement lent et rassurant de ses hanches rondes et de ses fesses bombées, pleines. Telle une maman cane, elle marchait devant nous, nous invitant à la suivre jusqu'à ce havre où nous redeviendrions des enfants, de simples enfants, entourés de couleurs, de dessins, de futilités. Je lui serai toujours reconnaissante parce qu'elle m'a donné mon premier désir d'immigrante,celui de pouvoir faire bouger le gras des fesses, comme elle. Aucun Vietnamien de notre groupe ne possédait cette opulence, cette générosité, cette nonchalance dans ses courbes.
Le bouquin est construit presque comme un journal intime, mélangeant les lieux et les époques. Intime est bien le mot : toute en pudeur, Kim Thuy essaie de se raconter.
Mais on ressort un peu frustré de ce petit bouquin avec l'impression d'avoir passé une charmante soirée avec une jeune femme asiatique agréable, à la conversation très intéressante, qui a su nous faire entrevoir plein d'épisodes de sa vie mouvementée, plein de petites choses curieuses d'autres lieux et d'autres époques et puis qui nous laisse page 143, bon, cher monsieur, il faut que j'y aille, ravie de vous avoir rencontré ...
Oui certes, mais, mais ... on aurait aimé plongé plus au cœur peut-être pas de la vraie vie de Kim Thuy, ne soyons pas indiscrets, mais au cœur d'un bon gros roman qui nous aurait emporté des heures, là-bas, autrefois.
À trop vouloir coller à sa propre réalité intime, l'auteure finit par se cacher, c'est bien naturel. D'ailleurs, elle en convient elle-même : petite, elle était l'ombre de sa cousine, plus grande, l'ombre de ses hommes ... Une histoire moins personnelle et plus romancée lui aurait permis de plus en raconter, en même temps que de mieux se cacher, ombre parmi ses personnages.
Mais ne boudons pas le plaisir à lire ces quelques belles pages, même peu nombreuses !
D'autant que deux autres livres sont en préparation : peut-être l'occasion de passer à nouveau une ou deux agréables soirées en compagnie de cette charmante dame ...
(1) : Kim Thuy nous dit qu'au Vietnam on préfère souvent les numéros (dans l'ordre des naissances) aux prénoms !

Pour celles et ceux qui aiment les immigrants.
Liana Levi éditent ces 143 pages parues en 2009.
Marie-Claire, À propos, Kathel, Jules et plein d'autres en parlent.

jeudi 14 octobre 2010

Du sang sur la neige (Levi Henriksen)

Laisse tomber la neige.

Encore un polar norvégien ? Du sang sur la neige de Levi Henriksen.
Et bien non, cette fois nous ne rangerons pas ce bouquin au rayon policiers(1).
Non pas qu'il s'agisse d'une sous-classe dévaluée, tous ceux qui viennent picorer à notre table savent à quel point on goûte la littérature dite policière, mais ce bouquin n'a vraiment rien d'un thriller et l'éditeur français a certainement voulu profiter de la vague qui nous a tous emportés.
L'ambiance de cette petite bourgade de la forêt norvégienne se situe plutôt quelque part entre la sombre Islande d'Indridason et les Chaussures italiennes de Mankell.
On a connu des références moins flatteuses !
L'écriture de Levi Henriksen (rocker norvégien de son état) n'atteint pas encore les cimes de ses illustres aînés(2) mais ce n'est là que son premier roman en français (le quatrième chez lui) et si l'on en croit cette fournée, le futur est prometteur !
Alors que se passe-t-il cet hiver-là à Skogli ?
Et bien Dan sort tout juste de prison (vieille histoire de trafic de drogue) et découvre que son frère bien aimé s'est suicidé. Ils étaient très proches, ayant perdu leurs parents trop jeunes.
La maison est vide et il n'y a pas de femme pour attendre notre Dan. Mais plutôt un flic teigneux et l'ancien complice qui lui, n'était pas allé en taule. Ça va plutôt mal. Dan tourne en rond et broie du noir.
L'autre personnage du bouquin c'est l'hiver et Henriksen est un peu au climat littéraire de la Norvège ce qu'Indridason est à celui de l'Islande : fuyez vers les tropiques, ne venez surtout pas nous voir, il fait chez nous un temps de chien !

[...] Le thermomètre affichait moins vingt quand il était parti, mais dans la forêt, au milieu des arbres, il devait faire un peu plus doux - moins quinze peut-être. Un peu plus doux qu'ils disent, les norvégiens, je retiens la formule pour février prochain !

Ou encore, un peu plus loin :

[...] Il avait oublié à quel point un hiver dans les terres pouvait être pénible, qu'il était impossible d'ignorer cette saison comme dans les villes. Il n'y avait ici aucun tram, bus ou train dans lequel monter quand les voitures ne démarraient pas. L'hiver n'était pas éclairer par l'asphalte et les immeubles, mais il vous guettait chaque matin derrière la fenêtre de la cuisine, comme un grand vide.

Oui, l'hiver habite vraiment ce roman et l'on touche d'un doigt frileux la vie quotidienne de ces peuples nordiques : chauffe-moteur, pulls, pneus neige, sauna, poêles à bois ou à mazout (y'a même des poêles dans les camions !).
Pour le reste, l'ami Dan est en pleine dérive et tente péniblement de se reconstruire et d'échapper aux souvenirs trop présents : son frère disparu il y a peu, leurs parents perdus trop tôt ...
Papa était pasteur pentecôtiste : encore un autre aspect méconnu des pays nordiques, rappelons-nous de L'horreur boréale de la finlandaise Asa Larsson.
http://carnot69.free.fr/images/coeur.gifDan croise deux autres personnages, un oncle cul de jatte et une jeune femme du pays (et oui, quand même !) et cela nous vaut quelques très belles scènes (ah, le Noël avec tonton au resto de la gare de Charlottenberg avec deux jeunes asiatiques de petite vertu) dignes des Chaussures italiennes que l'on citaient plus haut.
Un roman pas banal, attachant et un univers très personnel mais dans lequel on se laisse emporter sans difficulté (mais chaudement habillé).
Celles et ceux qui voudraient absolument goûter au polar norvégien iront plutôt du côté de chez Jo Nesbo.

(1) : il n'y a d'ailleurs pas de sang dans le titre du bouquin en VO qui pourrait se traduire par “la neige qui tombe va recouvrir celle déjà tombée” [Snø vil falle over snø som har falt]
(2) : aînés en littérature du moins, car il a pratiquement le même âge qu'Arnaldur Indridason (Mankell est plus vieux, lui !)


Pour celles et ceux qui aiment le froid et l'hiver.
Les presses de la cité éditent ces 355 pages parues en 2004 en VO et traduites du norvégien par Loup-Maëlle Besançon.
Melisender en parle.

dimanche 10 octobre 2010

Ce que je sais de Vera Candida (Véronique Ovaldé)

Telle mère, telle fille.

Avec ce qu'elle sait de Vera Candida, Véronique Ovaldé nous conte une fable baroque et colorée dans une amérique latine imaginaire.
Une mini-saga, depuis la grand-mère (Rose) à la petite-fille (Vera Candida), en passant par une mère (Violette) un peu demeurée. Et même jusqu'à la génération suivante (la petite Monica Rose).
Une histoire agitée : la grand-mère Rose exerçait le plus vieux métier du monde et la Violette un peu simplette était du genre facile.
Heureusement, Vera Candida trouvera, un temps du moins et après quelques péripéties dignes de ses aïeules, un peu d'amour auprès du bel Itxaga :
[...] On lui aurait annoncé qu'il ne pourrait jamais coucher avec Vera Candida mais qu'il aurait le droit de rester avec elle sa vie durant, Itxaga aurait signé immédiatement. Il se rendit compte que ce qu'il voulait faire le plus intensément du monde c'était lui rendre service. Il se dit, Je vieillis. Merde.
Mais Véronique Ovaldé souffre, comme beaucoup de ses confrères de l'hexagone, du syndrome aigü de l'écrivain-français-à-la-mode et se croit donc obligée, sans doute pour faire branchée in, de faire des effets de mots entre chaque virgule.
C'est parfois adroit et bien venu :
[...] Pendant des années, quand Monica Rose s'assoirait sur le canapé entre Vera Candida et Itxaga, elle se serrerait conte eux, bougerait son minicul comme si elle faisait un nid, les prendrait par le bras et dirait, On est bien tous les deux.
La première fois, Vera Candida rectifierait, On n'est pas deux, on est trois.
Et Monica Rose répondrait, On est bien quand même.
Mais il faut bien avouer qu'au fil des pages, on se lasse. Je dis, On se lasse.
Reconnaissons à la décharge de dame Ovaldé que Vera Candida est arrivée après les fraîches et limpides Prodigieuses Créatures : ça ne pardonne pas et le chalenge était difficile à relever. Deux histoires de femmes écrites par des femmes : l'une nous a véritablement emporté sur les plages anglaises du XIX°, l'autre nous aura amusé ... quelques pages.
La fable de Vera Candida ressemble plutôt à celle que Carole Martinez nous avait déjà contée en Espagne avec son Cœur cousu : mêmes qualités ... et mêmes défauts.

Pour celles et ceux qui aiment les tropiques.
Les éditions de l'olivier éditent ces 293 pages parues en 2009.

vendredi 1 octobre 2010

Prodigieuses créatures (Tracy Chevalier)

Sous la plage, les coquillages.

Voilà bien un livre intéressant : Prodigieuses créatures de l'américaine Tracy Chevalier qui s'amuse à rendre hommage à Jane Austen, la romancière anglaise du début du XIX°.
Nous voilà donc transportés vers 1810 (au temps des guerres napoléoniennes), au pied des falaises anglaises. Après un revers de fortune, trois jeunes femmes qui savent qu'elles finiront vieilles filles se retrouvent exilées dans une bourgade du bord de mer, loin des mondanités londoniennes auxquelles elles étaient habituées.
L'une d'elles, Elizabeth, se promène le long des plages et aime à « chasser » le fossile mis à nu par les éboulements de falaises.
[...] Nous étions à peine installées à Morley Cottage qu'il devint évident que les fossiles allaient devenir ma passion. Je devais en effet m'en trouver une : j'avais vingt-cinq ans, peu de chances de me marier un jour, et besoin d'un passe-temps pour occuper mes journées. Il est parfois extrêmement assommant d'être une dame.
[...] Je me mis à hanter les plages de plus en plus fréquemment, même si, à l'époque, rares étaient les femmes qui s'intéressaient aux fossiles.
[...] On ne saurait nier que les fossiles constituent un plaisir insolite. Tout le monde ne les apprécie pas car ce sont des restes de créatures défuntes.
Le long des plages, elle rencontre Mary, une jeunette de basse extraction, habile à repérer les plus beaux et les plus rares spécimens d'ammonites ou de bélemnites ... et à les revendre comme « curios » aux touristes pour faire bouillir la marmite.
On pourrait se demander, au début, ce qu'on est venu faire dans cette Angleterre compassée en compagnie de ces vieilles filles échouées dans une petite ville balnéaire.
Mais on reste accroché après quelques pages par la très belle écriture de Tracy Chevalier. Et puis très vite, au fil des premiers chapitres, on découvre avec bonheur qu'il y a plusieurs niveaux de lecture dans ce roman, finement et habilement entremêlés.
L'histoire mouvementée de l'amitié entre les deux jeunes femmes : deux âges différents, deux milieux différents, la rencontre est riche d'enseignements.
[...] Comment une femme de vingt-cinq ans appartenant à la bourgeoisie pouvait-elle envisager une amitié avec une gamine de la classe ouvrière ?
L'histoire de ces deux jeunes femmes trop en avance sur leur temps, trop indépendantes pour la société pré-victorienne britannique confite dans ses préjugés. Ce roman est aussi l'histoire de leur émancipation progressive et relative.
[...] À certains égards, je jouissais de plus de liberté que les filles de bonne famille qui avaient trouvé à se marier.
Et enfin l'Histoire tout court de la découverte de ces fossiles, de ces animaux disparus : ichtyosaure (i.e. poisson-reptile), plésiosaure (i.e. presque-reptile), ... qui, en remontant à la surface, venaient doucement mais sûrement bouleverser l'ordre établi des choses.
[...] C'était une idée trop radicale pour la plupart des gens. Même moi, qui m'estimais large d'esprit, j'étais un peu choquée de la prendre en considération, car elle sous-entendait que Dieu n'avait pas réellement réfléchi à ce qu'Il allait faire de tous les animaux qu'Il avait créés. S'Il était disposé à laisser des créatures disparaître sans sourciller, qu'est-ce qu'une telle indifférence impliquait pour nous ?
Et bientôt Darwin succèdera à Cuvier ...
De leur gangue de pierres et de sédiments sortent les prodigieuses créatures qui enflamment les esprits scientifiques de l'époque.
De leur gangue de bienséance et de préjugés sociaux émergent également deux prodigieuses créatures féminines.
Ces trois clés de lecture (l'amitié entre les deux femmes, la condition des femmes de cette Angleterre, les doutes scientifiques de l'époque), judicieusement entrelacées, sont passionnantes. On retrouve ici le parfum qu'on avait déjà respiré avec la québécoise Dominique Fortier et son traité du Bon usage des étoiles qui se situait à peine quelques années plus tard(1).
Et d'ailleurs, tout comme Dominique Fortier, l'américaine Tracy Chevalier s'est inspirée de personnages et de faits bien réels.
Un roman plein d'intelligence et d'humanité. Une écriture pleine de fraîcheur et de douceur.
Si l'on veut tirer le fil épistémologique, on peut aussi continuer avec La conspiration Darwin.
(1) : et décidément, à la relecture du billet sur le Bon usage des étoiles, les deux romans partagent bien des points communs.

Pour celles et ceux qui aiment les coquillages.
C'est le Quai Voltaire qui édite ces 376 pages parues en 2009 en VO et qui sont traduites de l'anglais par Anouk Neuhoff.
Alwenn, Stemilou, Nini en parlent.

jeudi 23 septembre 2010

Mississippi (Hillary Jordan)

Que la bête meure.

Décidément, on n'en finit pas de fréquenter l'Histoire des noirs américains.
Après L’oiseau Moqueur, après les Rues de feu, voici la période intermédiaire, pile entre les deux, avec Mississippi de Hillary Jordan.
De ces trois bouquins, c'est L'Oiseau moqueur de Ann Harper Lee qui emporte la palme, haut la main, et Mississippi est malheureusement loin de pouvoir rivaliser avec, malgré le parrainage de Barbara Kingsolver. Mais restons indulgents, ce n'est que le premier roman de Dame Jordan.
Ça commence avec la Guerre (celle de 40) et ça se termine sur les premiers pas de Martin Luther King, vague lueur d'espoir après une histoire très sombre.
Un bouquin qui s'ouvre sur une scène dantesque (la scène finale, en fait) avec deux frères qui, sous un déluge de pluie, creusent dans la gadoue la tombe de leur père :

[...] J'entrais dans la maison quand le marteau s'est abattu sur le premier clou en un bruit délicieusement  irrévocable qui a fait sursauter les enfants.
« C'est quoi ça, maman ? a demandé Amanda Leigh.
- C'est ton papa qui ferme le cercueil de Pappy.
- Il va se fâcher ? » a murmuré Bella effrayée.
Laura m'a jeté un petit coup d'œil farouche.
« Non, ma chérie, a-t-elle répondu. Pappy est mort. Il ne se fâchera plus jamais. Maintenant, mettez votre manteau et vos bottes. Il est temps de porter votre grand-père en terre. »
Heureusement qu'Henry n'était pas là pour entendre la satisfaction dans sa voix.

Visiblement encore une histoire de famille pas très unie. Laura épouse Henry, l'un des deux frères. Ils quittent la ville (Memphis) pour aller s'embourber dans une ferme perdue au cœur du delta du Mississippi. Bientôt ils sont obligés de recueillir le père d'Henry, ce vieux con raciste (et bien sûr adepte du KKK à ses heures perdues) qu'on est si content d'enterrer, à la fin.
Pouce baissé Mais ce roman d'Hillary Jordan est vraiment trop caricatural : la descente aux enfers de la gentille Laura n'en finit pas.
Les gentils noirs de la masure d'à côté, le vieux con raciste qui fait chier tout le monde, même ses propres fils, la belle-fille qui a dû abandonner son piano et qui méritait mieux que de finir les deux pieds dans la gadoue, snif !
C'est too much et ça manque beaucoup trop de subtilité. Dommage.
Deux aspects sauvent quand même le bouquin.
Pouce levé Le premier c'est le rappel historique sur tous ces noirs partis guerroyer en Europe contre les nazis. Souvent envoyés en première ligne (façon tirailleurs sénégalais) par des généraux aussi racistes sur notre front de l'Est qu'ils l'étaient l'année précédente dans leur propre Sud.
Sauf que tous ces soldats noirs seront bientôt acclamés comme tous les GI's par les européens libérés : ils se retrouveront fêtés par des blancs, courtisés par des blanches, applaudis et respectés comme ça ne leur était jamais, mais alors jamais, arrivé.
C'était pas vraiment prévu et on sait maintenant que, de retour au pays, ils contribueront pour beaucoup à grossir les rangs des partisans de Martin Luther King.
L'autre aspect intéressant du roman, c'est la peinture crue et rude de ces gens du Sud qui, noirs comme blancs, sont amoureux de leur terre. Une terre grasse et boueuse(1). Si on savait déjà que c'est la mer qui prend l'homme et non l'inverse, Hillary Jordan nous prouve ici que la terre aussi peut prendre certains d'entre nous. Noirs comme blancs, la terre n'est pas regardante sur la couleur de peau.
Le reste, on l'a dit, est une sombre et désolante histoire : l'histoire de la bêtise humaine dans laquelle on s'enlise et on s'enfonce un peu plus à chaque chapitre, comme dans la gadoue du delta. C'est inéluctable mais aussi très prévisible.
Forcément, ça finira mal, très mal et c'est pas les noirs qui auront le dessus, c'est sûr.

(1) : en VO, le titre est Mudbound, quelque chose comme les liens de la boue, comme on dit des liens du sang ...


Pour celles et ceux qui aiment les histoires sombres avec des noirs.
C'est Belfond qui édite ces 365 pages parues en 2008 en VO et qui sont traduites de l'anglais par Michèle Albaret-Maatsch.
Pierre et Dédale en parlent.

mardi 14 septembre 2010

Les rues de feu (Thiomas H. Cook)

La croisade des enfants.

Historiquement, ce bouquin pourrait être la suite de L'oiseau moqueur.
Ann Harper Lee avait écrit son best-seller dans les années 60 en pleine campagne des noirs américains pour leurs droits civiques.
Thomas H. Cook a écrit son polar, Les rues de feu, plus récemment (1989) mais il relate précisément les faits de 1963 à Birmingham, Alabama, d'où il est natif. Il avait 16 ans à l'époque où Martin Luther King entraînait ses concitoyens à la conquête pacifique de leurs droits pour obtenir la fin de la ségrégation.

[...] Les sit-in dans les cafétérias ségrégationnistes des grands magasins et les défilés de masse en plein cœur du quartier des affaires avaient transformé la ville en zone d'émeute.

Dans cette ambiance explosive, en plein été, pendant que tous ses collègues forment le dernier carré de l'ordre blanc, Ben, flic blanc et intègre - oui ! c'était lui qui occupait seul cette fonction cette année-là à Birmingham, Alabama - Ben donc, s'obstine à vouloir découvrir l'assassin d'une fillette découverte morte dans un terrain vague.
Un petit détail quand même : la fillette était black ...
Les amateurs de polars peuvent sans doute changer de rue (l'avenue Martin Luther King !) car si ce bouquin vaut le détour, c'est bien sûr pour la description du contexte social de l'époque et du lieu.
Thomas H. Cook est prof. d'Histoire et met en scène des faits réels : la croisade des enfants a bien eu lieu cette année-là à Birmingham pour contrer les vues d'un préfet va-t-en-guerre.


Pour celles et ceux qui aiment les histoires avec de l'Histoire dedans.
C'est Folio Policier qui édite ces 437 pages parues en 1989 en VO et qui sont traduites de l'anglais par Tom Nieuwenhuis.
Kathel a bien aimé également. Wiki parle des événements de Birmingham et de Martin Luther King.

dimanche 12 septembre 2010

Le chemin des âmes (Joseph Boyden)

Le mythe du windigo.

Ah quel plaisir exquis quand, au bout d'une vingtaine de pages, on se dit : purée, là on en tient un bon, un grand !
On avait lu le plus grand bien du roman du canadien Joseph Boyden : Le chemin des âmes, et on n'a pas été déçus. Avis unanime et partagé de MAM et BMR : un très beau roman qui finira très certainement sur notre podium 2010.
Une écriture simple mais ample, à l'américaine, avec une puissance d'évocation peu commune.
Un roman fort autour de trois personnages riches et complexes : deux indiens crees d'Amérique du nord, enrôlés dans l'armée canadienne venue lutter dans la Somme et l'Artois contre les teutons pendant la Grande Boucherie Guerre, celle de 14-18. Deux amis inséparables. Et la tante de l'un deux, une vieille sorcière cree.
Une histoire admirablement construite autour de trois récits qui s'entrecroisent avec une surprenante fluidité pour mieux nous faire découvrir les multiples facettes des trois personnages. Le livre s'ouvre sur un quiproquo(1) : de nos deux jeunes indiens partis au front, seul l'un d'eux revient au pays, une jambe en moins et la tête en vrac, alors que sa vieille tante Niska n'était venue à Toronto que pour ramener son ami au pays.

[...] « On m'avait dit que étais morte, ma tante.
- On m'avait dit la même chose. »

Ils quittent Toronto en canoë pour un long voyage de trois jours (et trois longues nuits) vers leurs terres, au cours duquel la vieille Niska ressort ses secrets, ses pratiques et ses médecines pour tenter d'apaiser l'âme brisée de son neveu. Un voyage qui fera ressurgir deux autres récits.
Tout d'abord, la jeunesse de nos trois indiens, au début du siècle sur ces terres convoitées où certains se rebellent encore contre la christianisation forcée ou la ghettoïsation dans les réserves.
Les crees tentent encore de préserver leurs traditions comme par exemple le mythe du windigo destiné à maintenir le tabou sur le cannibalisme : pour ce peuple de chasseurs, l'hiver enneigé est parfois trop long pour joindre les deux bouts et il n'est pas rare de devoir mettre les mocassins à bouillir dans la soupe(2). Aussi lorsque la saison de chasse est vraiment trop mauvaise, la tentation est parfois trop forte et l'innommable est commis, souvent entre proches, par exemple lorsqu'une mère tente de sauver ses petits.

[...] Savoir qu'on a attenté à la dignité d'un être cher ; que l'on a, poussé par le désir féroce de survivre, commis un acte qui vous met à jamais au ban des vôtres, c'est un métal très dur à avaler, bien d'avantage que la première bouchée de chair humaine.

Le père de Niska possèdait les talents requis pour chasser ces êtres devenus des windigos, une sorte de loup-garou local. Niska a hérité de ce don : elle est devenu tueuse de windigos.
Le troisième récit, c'est bien entendu l'épouvantable épopée des deux jeunes indiens sur nos terres à nous, jusqu'à la terrible Crête de Vimy près de Lens, où périrent 60.000 canadiens (oui, vous avez bien lu : soixante-mille canadiens !).

[...] « Tu veux que je te dise, ma tante ? » Et je reprends un peu d'eau. « Il y a tellement de morts enterrés  là-bas que si les arbres repoussent, les branches porteront des crânes. »

Nos deux crees sont d'habiles chasseurs, on l'a vu. Des recrues de choix pour crapahuter entre les tranchées et les barbelés, s'embusquer silencieusement, patienter toute une nuit sans bouger ni se faire repérer et au petit jour dégommer à la lunette quelques officiers ennemis avant de revenir en évitant les obus. Des snipers au tableau de chasse impressionnant.
Mais des tranchées, on sait que les rares qui en reviendront, ne rentreront pas indemnes.
Beaucoup y perdront leur intégrité physique.

[...] Un obus est tombé trop près. Il m'a lancé dans les airs et, soudain, j'étais un oiseau. Quand je suis redescendu, je n'avais plus de jambe gauche. J'ai toujours su que les hommes ne sont pas faits pour voler.

Tout comme leur intégrité mentale : beaucoup finiront accros à la morphine.

[...] Chaque fois que les brancardiers arrivent en sens inverse, il faut se tasser contre le parapet. J'essaie de ne pas regarder les blessés  qu'on emporte ; mais à l'occasion, je baisse les yeux et je découvre un visage ou bien convulsé de douleur, ou bien marqué du M jaune indiquant qu'on lui a donné la médecine et qu'il rêve, maintenant, de l'autre monde.
[...] Le seul fait de prendre une seringue dans ma trousse, et de tendre le bras, me soulage presque autant que la morphine elle-même.

Mais le roman de Joseph Boyden n'est pas qu'un récit de guerre de plus, loin s'en faut, et malgré l'horreur des tranchées on devient très vite accro, non pas à la morphine, mais à l'histoire qu'il nous conte. Sans doute parce que ses trois personnages (tout comme son écriture) sont lumineux et que, malgré les terribles souvenirs qui remontent, on se sent étonnamment bien aux côtés de la vieille sorcière cree au fond du canoë. Et l'on voudrait que le voyage de retour dure encore.
On ne peut pas vous en dire plus sur ces histoires de windigos(3) ni comment les légendes indiennes croiseront l'épouvantable réalité des tranchées ... Il vous faudra faire un éprouvant mais enrichissant voyage de trois jours en compagnie de la vieille Niska, de son neveu et du souvenir de son ami Elijah.
Three-day road : c'est le titre original.

[...] Tu m'as enseigné, Niska, que tôt ou tard, chacun de nous devra descendre, trois jours durant, le chemin des âmes.

Puisque dans les mythes crees, ce chemin des âmes(4) c'est un peu le Styx de nos anciens. 
Comme pour nous, il vous faudra à coup sûr quelques jours, après avoir refermé ce livre, avant de pouvoir ouvrir un autre bouquin ... on ne revient pas facilement des terres indiennes de Joseph Boyden.

(1) : et se clôturera sur l'explication de ce malentendu lorsque les sorts des trois personnages se retrouveront indissolublement liés et entrecroisés.
(2) : d'autant que l'avidité des européens pour les fourrures fait que les trappeurs indiens eux-mêmes accélèrent la disparition de leurs propres ressources en gibier.
(3) : mais vous pouvez lire Wikipedia
(4) : évidente allusion du titre français au terrible Chemin des Dames, c'était tout à côté.


Pour celles et ceux qui aiment les légendes indiennes (et pas que celle de Pocahontas).
C'est Le livre de poche qui édite ces 471 pages parues en 2004 en VO et qui sont traduites de l'anglais par Hugues Leroy.
Beaucoup d'avis unanimes : Blake, Kathell, Sophie, Papillon, ...
D'autres avis sur Critiques Libres, un autre site ici parle de Joseph Boyden.

samedi 11 septembre 2010

Les visages (Jesse Kellerman)

Woody Allen mène l’enquête.

L'écrivain Jesse Kellerman avait un destin tout écrit (si je peux me permettre ce mauvais jeu de mots) puisqu'il n'est autre que le fils des auteurs(1) Jonathan et Faye Kellerman.
A priori, d'après ce qu'on avait lu de ci delà, ce premier roman du rejeton de la famille Kellerman, Les visages, devait dépasser de loin les écrits du papa qui envahissent le rayon thrillers des relais de gare.
Ça commence plutôt bien dans le milieu judéo-artiste de New-York, avec humour et auto-dérision, un milieu qui rappelle un peu Siri Hustvedt (la femme de Paul Auster) mais en plus léger quand même, beaucoup plus léger.
Comme ici lorsque Ethan, le héros, évoque ses relations plutôt distendues avec son père ...
[...] Je n'avais aucune intention de restaurer les ponts entre nous ; quand mon père construit un pont, vous pouvez être sûr qu'il y aura un péage au milieu.
Ethan Muller est donc l'héritier d'une grande et riche famille juive américaine. Dernier de la lignée impériale des Muller, il est marchand d'art à TriBeCa, quartier chébran de Big Apple.
Voilà qu'un beau jour il tombe (par hasard ?) sur des cartons et des cartons emplis de milliers de dessins minutieux, pointilleux, obsessionnels, dont l'auteur, Victor, a disparu. Sur l'un de ces dessins (au centre d'un gigantesque puzzle) : les visages dessinés de cinq enfants assassinés il y a quelques années, victimes d'un serial killer jamais arrêté.
[...] « On dirait des trucs que Francis Bacon aurait pu dessiner en prison. »
[...] « Tu ne peux pas nier qu'il y a un aspect de démence dans son œuvre. Sa façon obsessionnelle de remplir chaque centimètre carré de papier ... Et puis il n'y a qu'un fou pour dessiner pendant quarante ans et tout planquer dans des cartons. »
La comédie intello new-yorkaise vire au polar, façon Woody Allen mène l'enquête.
Découvrir la clé du puzzle, retrouver l'artiste des dessins, clôturer l'enquête de ces meurtres non résolus ... cela devient rapidement une obsession pour Ethan qui délaisse peu à peu sa galerie et sa copine Marilyn (elle aussi galeriste et intello, et encore plus branchée).
La légèreté initiale de l'histoire (et de l'écriture) est traversée de quelques fêlures, quelques fulgurances.
Comme la rencontre d'Ethan avec l'ancien flic qui s'était occupé de ces affaires non closes, flic désormais à la retraite avec un cancer très très avancé(2).
Comme la soirée où Ethan et Marilyn se redécouvrent l'un l'autre, mais sans doute trop tard.
On commence à se douter que derrière la comédie superficielle pointe autre chose ...
Ethan le reconnait lui-même :
[...] Vous avez donc le tableau, une nette dichotomie : Marilyn, ma galerie et mon travail officiel d'un côté; et, de l'autre, Samantha, Victor et cinq enfants morts. Je vous en ai fait une jolie petite histoire que je vous ai servie sur un plateau de symbolisme. Mais vous ne pourrez jamais tout à fait comprendre à quel point cet hiver m'a changé en profondeur, car encore aujourd'hui, je ne le comprends pas moi-même.
Entre les chapitres, de courts intermèdes nous racontent les étapes de la saga de la famille Muller depuis les origines ... C'est pas bien gai. C'est jamais trop joli joli les histoires et les secrets de famille ...
Évidemment, la saga familiale finira par expliquer l'histoire des dessins mystérieux ... et l'allusion au père d'Ethan au début du roman (et au début de ce billet) n'est pas dûe au hasard.
Les amateurs de vrais polars et de serial killers seront sans doute déçus. Ce qui fait le charme de ce bouquin c'est bien le côté original de l'intellectuel new-yorkais, encore et toujours traumatisé par le 11 septembre(3), un côté amusant et agaçant, ... alors on aime ou on n'aime pas.
Difficile à classer, ce roman, plus qu'un polar, est avant tout une histoire de famille.
Comme ces artistes intellos, le style de Jesse Kellerman semble bien un peu superficiel : on le regrette d'autant plus qu'on le sent bien à certains moments capable d'aller gratter au plus profond de l'âme humaine.
Un bouquin curieux pour les curieux.
(1) : auteurs de ses jours, mais ça ferait un autre mauvais jeu de mots. Ça ferait trop, non ?
(2) : il a un cancer, ça c'est pas gai, mais aussi une jolie fille Samantha, une procureure qui plait bien à Ethan, ça c'est plus sympa.
(3) : tiens, on a juste fini le bouquin le 11.9.2010 ...

Pour celles et ceux qui aiment New-York.
C'est Sonatine qui, décidément, fait encore très fort après Vendetta et qui édite ces 472 pages parues en 2008 en VO et qui sont traduites de l'anglais par Julie Sibony.
D'autrs avis sur Critiques Libres.

jeudi 22 juillet 2010

La guerre des jours lointains (Akira Yoshimura)

B-29. Avec un B comme Boeing.

On vient tout juste de relire les Naufrages d'Akira Yoshimura, un livre superbement écrit et construit. Un des meilleurs qu'on ait jamais lu, disons le franchement (voir ici).
Il fallait donc qu'on relise également La guerre des jours lointains, qu'on avait découvert il y a quatre ans, également après Naufrages.
Fin 1945, au lendemain de la reddition de l'Empereur du Pays du Soleil Levant : les cendres des villes japonaises pilonnées pendant plus d'un an par les américains sont encore tièdes, l'écho des deux bombes atomiques(1) résonne encore.
À peine descendus de leurs bombardiers B-29(2) dans lesquels ils écoutaient du jazz en rasant les plus grandes villes de l'archipel et en décimant les populations civiles, les américains entament une série de procès contre les "criminels de guerre" japonais.
Les gradés nippons se suicident à la chaîne pour échapper à la honte d'une arrestation par les vainqueurs arrogants.
Ancien officier de la défense anti-aérienne, Takuya vient d'être démobilisé. Lui-même a décapité, sur ordre, un aviateur US tombé de son bombardier.
[...] Takuya avait imaginé la silhouette de l'homme à l'intérieur de son bombardier, en train de se balancer sur un rythme de jazz. L'ennemi était inexcusable. Il fallait lui enlever la vie en contrepartie de ses nombreuses victimes.
Soucieux d'échapper à une condamnation (et certainement à une pendaison), il abandonne maison et famille et prend la fuite à travers le pays ravagé, en proie à la famine.
[...] Soudain, il se demanda comment vivaient les officiers américains. Pour la plupart, ils étaient sans doute déjà rentrés au pays, où ils devaient recevoir les honneurs de la victoire. Peut-être que, de retour dans leur village, ils avaient été serrés dans les bras de la population et portés en triomphe jusque chez eux. Beaucoup parmi eux avaient sans doute été décorés pour avoir tué un grand nombre de soldats dans les combats. Lui, il avait tué un soldat américain. Un grand jeune homme blond qui avait participé aux bombardements incendiaires sur les villes japonaises, précipitant dans la mort un nombre impressionnant de vieillards, de femmes et d'enfants. Son acte de tuer cet homme lui aurait peut-être valu une décoration à la fin de la guerre en cas de victoire, mais dans le cas présent, il le plaçait en position de se retrouver la corde au cou. [...] Il avait du mal à accepter ce paradoxe.
De son écriture minimale et distanciée, Akira Yoshimura décortique avec une précision chirurgicale les absurdités de la guerre et les états d'âme de la population japonaise, l'arrogance des vainqueurs et l'humiliation des vaincus.
Derrière sa prose d'apparence lisse et mesurée, on devine les failles laissées par ces terribles évènements.
Mais Akira Yoshimura est trop fin pour se contenter de fustiger l'arrogance des armées d'occupation. Ce n'est pas son but et il ne défend pas de thèse(3) : dans le même chapitre où il se demande (fort judicieusement) si les américains considéraient les japonais vraiment comme des êtres humains pour oser ces bombardements massifs, il rapporte également le sort réservé aux malheureux parachutés, jusqu'à la vivisection pratiquée par les médecins militaires nippons curieux de découvrir les secrets de ces grands gaillards blonds.
Chacun lira donc ces pages avec ses propres yeux ... qui ne sont pas japonais.
Même la relecture (on avait découvert cette Guerre des jours lointains, il y a quatre ans) semble apporter un éclairage encore différent.
Pour notre part, on y a redécouvert l'ingéniosité des militaires américains, toujours prompts à inventer de nouvelles stratégies guerrières quelque soit l'époque et le lieu(4) : après les premiers essais à Dresde et Hambourg, le Japon eut droit à l'extermination massive de ses villes et de sa population civile, jusqu'à la solution finale avec Little Boy et Fat Man (5).
[...] Il avait souvent entendu dire que telle ou telle ville avait été détruite par les bombes incendiaires, mais le spectacle horrible auquel il était confronté dépassait de loin tout ce qu'il aurait pu imaginer. Les flammes innombrables se pressaient en une immense déferlante en pleine tempête sur une mer démontée. Son visage était chaud comme s'il avait été brûlé. 
La fumée qui arrivait lui faisait mal aux yeux. Il n'y avait ni installations militaires, ni usines d'armements en ville, l'escadron de B-29 avait largué ses bombes incendiaires avant de repartir en sens inverse dans l'unique but de réduire en cendres les habitations et de massacrer les habitants. Il réalisa que la scène qu'il avait sous les yeux s'était répétée dans un certains nombre de villes de toutes les régions du Japon, précipitant de nombreux civils dans la mort.
Poursuivi par ces horreurs et la crainte de la police militaire, Takuya parcourt son pays ravagé, en plein désarroi, en pleine famine aussi puisque même le riz est devenu une denrée rare.
Dans cet ouvrage tout comme dans Naufrages, Akira Yoshimura démontre encore une fois sa maîtrise d'une langue sobre et sèche qui convient parfaitement à cette histoire sombre, aux relents de fin du monde.
Yoshimura a rédigé là un devoir de mémoire : ce qui doit être dit (et écrit) avant d'autoriser l'oubli.
Un livre où l'on découvre la guerre du côté des perdants.
(1) : rappelons cette réplique terrible dans Tsubaki, le livre de Aki Shimazaki :
[...] - Grand-mère, pourquoi les Américains ont-ils envoyé deux bombes atomiques sur le Japon ?
- Parce qu'ils n'en avaient que deux à ce moment-là, dit-elle franchement.
(2) : le B de B-29 veut dire Boeing, rappelons-le.
(3) : chacun connait d'ailleurs les exactions commises à cette époque par l'envahisseur japonais, encore haï d'une bonne partie des populations du sud-est asiatique.
(4) : l'utilisation du napalm sera bientôt perfectionnée au Vietnam et depuis, les stratégies ont encore évolué : les américains s'essayent désormais à la guerre contre-insurrectionnelle (COIN) comme en Irak et en Afghanistan.
(5) : sans doute qu'avec de petits noms, ces deux bombes avaient un côté plus humain.

Pour celles et ceux qui n'aiment pas les guerres.
Babel Actes Sud édite ces 286 pages qui datent de 1978 en VO et qui sont traduites du japonais par Rose-Marie Makino-Fayolle.
L'article de Wikipédia sur les deux bombes atomiques.

mardi 29 juin 2010

Le cœur cousu (Carole Martinez)

Auberge espagnole.

Avec son Cœur cousu, Carole Martinez a frappé fort : son premier roman est couronné de prix et encensé de (presque) tous.
Elle nous y relate un véritable conte, dans une Espagne donquichottesque et sans trop d'époque(1).
L'histoire de Frasquita, une couturière à moitié magicienne ou à moitié sorcière, c'est comme on veut, capable de donner vie aux pièces de tissu (... ou de chair) qu'elle recoud.
L'histoire de Frasquita et de ses nombreux et étranges enfants : une fille muette qui sait lire mieux que tout le village réuni, une fille qui chante plus haut que les oiseaux, un fils aux cheveux rouges, une autre fille née avec des plumes de poulette, une autre encore qui luit dans le noir la nuit, ...

[...] Alors tous s'accordèrent à dire que, dans l'ombre, la petite Clara luisait.
Et pas seulement les mauvaises langues, puisque aujourd'hui encore ma sœur Anita elle-même raconte cette histoire d'enfant lumière, elle affirme que c'était dans la chair, que quelque chose y brûlait si fort qu'on aurait pu utiliser son petit corps de deux ans pour éclairer une pièce.
Durant ce dernier hiver qu'ils passèrent à Santavela, certains soirs dans la maison vide, la lumière qu'elle dégageait était assez intense pour qu'Anita qui dormait dans sa chambre se glissât contre son berceau et poursuivît sa lecture.

La première partie du bouquin est un peu longuette. Les répétitions propres à toute forme de conte agacent un peu : les multiples enfantements, les combats de coqs sans cesse recommencés (le mari de Frasquita y perd ses meubles, et puis sa maison, et puis sa femme elle-même).
À mi-chemin, l'histoire bouillonnante et picaresque prend enfin son envol en même temps que Frasquita prend sa liberté sur les chemins poussiéreux d'Andalousie, tirant sa charrette et toute sa marmaille.
On a alors le plaisir de croiser en route toutes sortes de fantasques personnages : une sage-femme qui met au monde les petits du village tandis que son grand fils joue les ogres, des robins des bois anarchistes citant Bakounine tandis que gronde la révolte des paysans(1) contre la garde civile et les riches terriens propriétaires des oliveraies, un étrange fantôme de meunier qui moud des pierres de craie depuis que les hommes de la vallée ne lui apportent plus leur blé, ...

[...] Le doyen des Gitans surtout passa du temps à ses côtés.
" C'est nous, les Gitans, qui faisons tourner la Terre en marchant. Voilà pourquoi nous avançons sans jamais nous arrêter plus de temps qu'il ne le faut. Mais toi, pourquoi marches-tu, la belle, pourquoi chemines-tu comme les cigognes en hiver vers le sud, avec ta nichée derrière toi et tous leurs petits pieds sanglants ? Pourquoi leur imposer un tel voyage ? "

Tout cela est plein de poésie, d'humour et de vie.
Carole Martinez n'hésite pas à revisiter subtilement les mythes et l'on n'imaginait pas les pentes de la Sierra Nevada si fréquentées : le petit poucet, pandore, pénélope, frankenstein, ...
Dans la généreuse paella de Dona Martinez il y a du bon et du moins bon : les morceaux sont copieux, les parfums épicés, les saveurs fortes. À chacun d'y picorer selon ses goûts et appétits.

(1) : de rares indices nous situent à la fin du XIX°, pendant ce qu'on appelle la Révolution Cantonale de 1873.


Pour celles et ceux qui aiment les andalouses.
Folio édite en poche ces 440 pages qui datent de 2007.
Constance, L'or des chambres, Lilounette, en parlent.

dimanche 27 juin 2010

Vendetta (Roger Jon Ellory)

V pour vendetta.

Après la récente découverte de Seul le silence (candidat à notre best-of 2010), on n'a guère attendu avant de se précipiter sur le deuxième ouvrage de Roger Jon Ellory : Vendetta.
Vendetta a été écrit en 2005 avant Seul le silence qui date de 2007 : les traductions françaises sont parues depuis en ordre inverse.
Avec ces deux bouquins, R. J. Ellory confirme qu'il est un excellent faiseur d'histoires. On l'avait dit avec Seul le silence (roman plus abouti et plus original que Vendetta), cet auteur sait raconter une histoire.
Et le scénario de Vendetta lui offrait vraiment une occasion en or : en Louisiane, la fille du gouverneur et sénateur est enlevée. Pas de rançon.
Juste un coup de fil d'Ernesto Perez, inconnu de toutes les bases de données du FBI : Perez veut parler. Raconter son histoire.
À la fin de sa longue confession, il promet de révéler où il a séquestrée la fille du gouverneur.
Nous voici donc embarqués dans le monologue de cet étrange Perez  face aux agents du FBI.
Les chapitres alternent entre l'histoire, la vie et les crimes de Perez et les recherches infructueuses de l'enquête qui piétine.
Ce que raconte Perez, la vie d'Ernesto Perez, n'est rien moins que l'histoire de la Mafia : de Cuba à New-York en passant par Las Vegas ou Chicago, de Castro à Nixon en passant par Marylin Monroe ou les Kennedy, c'est cinquante ans de l'histoire mafieuse de l'Amérique qui défilent au long des chapitres.
[...] - Nous tenons le type, vous savez !
- C'est ce que j'ai cru comprendre. Comment est-il ?
- Vieux. La soixantaine bien sonnée, il adore s'entendre parler. J'ai passé près de deux jours à l'écouter et je n'ai toujours pas la moindre idée de pourquoi il a enlevé la fille ni de l'endroit où elle est.
- Et vous avez la moitié du FBI qui vous colle comme une sangsue.
Et Ernesto Perez, pardon, R. J. Ellory, sait raconter son histoire. Chacun des chapitres est comme une petite nouvelle et pendant l'intermède où l'on suit les piétinements et les angoisses du FBI (la fille du gouverneur est toujours séquestrée quelque part !) on attend avec impatience de replonger à nouveau dans la vie de Perez, tueur à gages de la mafia, espérant secrètement qu'il continue à bavarder avec les flics et qu'il garde le plus longtemps possible la fille du sénateur au cachot !
Comme avec le jeune garçon de Seul le silence, on retrouve ici encore la puissance des livres et de la lecture : le jeune et pauvre immigré cubain Ernesto aura en effet commencé sa longue et riche carrière de tueur parce qu'il avait soif du savoir de quelques encyclopédies qu'était venu lui fourguer un représentant fort mal avisé ...
[...] J'ai hésité un moment, dévisagé Carryl Chevron d'un œil, puis baissé le regard vers le livre qu'il tenait entre ses mains. J'entendais les rouages de mon cerveau fonctionner à plein régime; je ne savais pas quoi mais il fallait que je fasse quelque chose.
- Il y en a combien ? ai-je demandé.
- Neuf. Neuf livres en tout. Tous exactement comme celui-ci, juste là, dans le carton à l'arrière de ma voiture.
J'ai encore hésité, non pas parce que je doutais de ce que je voulais, mais parce que je n'étais pas certain de la manière de l'obtenir.
Pour finir - un peu comme pour Seul le silence : R.J. Ellory a encore des progrès à faire pour terminer ses histoires qu'on ne voudrait pas voir finir - quelques rebondissements rocambolesques viendront clôturer le scénario : bien sûr on ne découvrira que dans ces toutes dernières pages pourquoi Ernesto Perez a monté cette machination, pourquoi il a enlevé la fille du gouverneur de Louisiane, pourquoi il voulait confesser sa longue série de crimes et de qui il voulait se venger.
Et comment. Car une chose est sûre, Ernesto Perez était bien trop malin pour ne pas avoir tenu compte de la sagesse sicilienne qui enseigne que :
[...] Si tu cherches la vengeance, creuse deux tombes ... une pour ta victime et une pour toi.
Mais tous ces "pourquoi" ne sont pas essentiels : s'il faut lire Vendetta c'est bien plus pour l'histoire d'Ernesto Perez, l'histoire racontée avec maestria par R. J. Ellory.
On se fichait complètement du sort réservé à la fille du sénateur (et on avait tort ...mais chut !).
http://carnot69.free.fr/images/coeur.gifEnfin, une autre chose est tout aussi sûre : cet été vous aurez dans les mains un pavé de R. J. Ellory, l'anglais qui écrit comme les américains et qu'il faut lire cette année.
Il ne vous reste que le choix : vous pouvez opter avec cette Vendetta pour un excellent et original thriller ou bien, avec Seul le silence, vous pouvez vous laisser emporter par l'un des meilleurs romans de l'année.
À vous de voir : dans les deux cas le plaisir de lire est garanti et on a connu des choix plus difficiles !
Les plus gourmands feront comme nous et liront les deux !

Pour celles et ceux qui aiment les thrillers américains, même s'ils sont écrits par des anglais.
C'est Sonatine qui édite ces 652 pages parues en 2005 en VO et qui sont traduites de l'anglais par Fabrice Pointeau.
D'autres avis sur Critiques Libres ou sur Babelio.

samedi 19 juin 2010

Profondeurs (Henning Mankell)

De profundis …

Après les très très remarquables Chaussures italiennes (candidat à notre best-of 2010, rappelons-le) et Tea-Bag, voici Profondeurs, un autre roman du suédois Henning Mankell que l'on connaissait surtout par ses polars.
Profondeurs nous raconte une très étrange histoire à l'aube de la guerre de 1914 : celle du capitaine Lars Tobiasson-Svartman de la marine de guerre suédoise. Je cite le patronyme en intégralité puisque Lars tient beaucoup à ces deux noms accolés : celui de sa mère (Tobias...) étant supposé le protéger de celui de son père ...
Le capitaine Lars se montre un personnage assez peu sympathique : il ment continuellement, s'emporte facilement et peut se mettre à frapper, voire pire encore.
Il ment à tout le monde : à sa femme, à sa maîtresse, à lui-même, à ses collègues et à l'Amirauté. Difficile de s'attacher à ce drôle de bonhomme. Enfin, drôle, c'est une façon de parler.
Un bonhomme un brin obsessionnel, obnubilé par les distances qu'il estime ou mesure avec précision : il est hydrographe, chargé de tracer des routes secrètes dans l'archipel suédois de la Baltique pour les bateaux à l'aube de la grande guerre. Obsédé par les distances donc, à commencer par celles qu'il prend soin de maintenir entre lui et les autres.

[...] Ses tout premiers souvenirs étaient les distances : entre lui et sa mère, entre sa mère et son père, entre le sol et le plafond, entre l'inquiétude et la joie. Sa vie entière se résumait à des distances à mesurer, à raccourcir ou à rallonger.

Notre hydrographe est obnubilé par les profondeurs qu'il devine ou mesure en mer pour tracer ses routes, obsédé au point de dormir avec sa sonde en guise de nounours.

[...] Le lendemain, il marcha dix kilomètres sur la glace. Ce qui le conduisit par-delà la fosse de Bockskär jusqu'aux rochers d'Hökbada, où il installa son campement pour la nuit.
À l'origine son intention était de marcher droit sur Halsskär; mais une fissure dans la glace l'avait forcé à faire un détour par le nord. Hökbada n'était qu'un groupe de rochers escarpés et inhabités. Avant la tombée de la nuit, il eu le temps de s'y construire un abri, un toit de branches et de mousse jeté sur une anfractuosité rocheuse. Il fit du feu  et ouvrit une conserve de viande. Quand il se glissa dans son sac de couchage, le vent était encore faible. Le froid s'était adouci pendant la journée. Il estima la température à moins trois degrés. Une fois la nuit tombé et le feu éteint, il tendit l'oreille pour écouter la mer. L'entendait-il se briser contre le bord de la banquise ? La glace tenait-elle jusqu'à Halsskär ? Était-ce la mer ou le silence de ses pensées qu'il percevait ?
À plusieurs reprises il crut entendre des coups de canon, d'abord un grondement lointain, puis une onde de choc qui s'évanouissait dans les ténèbres.
Personne ne sait où je suis, pensa-t-il. Au cœur de l'hiver, dans ce monde glacé, j'ai trouvé une cachette que personne ne pourrait même imaginer.

Au cours de ces missions en mer ou sur la glace, le capitaine Lars fera la rencontre d'une femme à demi perdue sur une île de pêcheur. Il en tombera aussi obsessionnellement amoureux qu'il l'était de sa sonde marine et finira par errer de mensonge en mensonge entre son épouse de Stockholm et cette femme sur son île glacée.
Une histoire presque kafkaïenne avec, en arrière-plan, la description sans concession d'une Marine suédoise où, malgré la neutralité affichée, les officiers ont bien du mal à cacher leurs sympathies pour la flotte du Kaïser qui ne va pas manquer de mettre la pâtée à ces arrogants britanniques. 
De tout cela on se doute qu'il ne sortira rien de bon : certains sombreront dans la folie, d'autres sombreront tout court dans les profondeurs des eaux glacées et le Monde lui-même sombrera peu à peu dans l'horreur des années de guerre.
De toute évidence on peut tracer quelques parallèles entre l'officier de marine Lars et le chirurgien Fredrik Welin des Chaussures italiennes : deux hommes perdus sur leur île, tenant soigneusement "les autres" à l'écart et que seuls la glace et le froid relient au monde ...
On avait quand même trouvé le roman des Chaussures beaucoup plus abouti et surtout plus agréable, plus facile à lire, ne serait-ce que parce qu'il était un peu moins pessimiste que ces sombres Profondeurs.
Malgré la toujours très belle écriture de Mankell, on tient là sans doute son livre le plus difficile, même si MAM tout comme BMR ont beaucoup aimé.
Un livre où l'on découvre l'hiver dans les îles de l'archipel suédois.


Pour celles et ceux qui aiment les histoires de marin, même givrés.
Seuils Points édite en poche ces 345 pages qui datent de 2004 en VO et qui sont traduites du suédois par Rémi Cassaigne.
L'avis enthousiaste de Black. D'autres sur Critiques Libres.

vendredi 18 juin 2010

Naufrages (Akira Yoshimura)

Pour quelques sacs de riz.

On avait lu ce court roman d'Akira Yoshimura au tout début de la naissance de ce blog, il y a un peu plus de quatre ans.
Ces Naufrages nous avaient laissé un fort souvenir, une trace indélébile. L'histoire était rude et puissante, l'envie d'y goûter à nouveau restait là.
À la relecture, ce petit conte philosophique a conservé toute sa force et l'écriture de Yoshimura gardé toute sa noblesse.
Le japonais nous fait partager la dure, très dure, vie des pêcheurs d'un petit village perdu le long de la côte.
Quelques habitants survivent là, isolés entre mer et montagne.
Lorsque la saison de pêche n'est guère fructueuse, les familles sont obligées de vendre un des leurs (fille aînée, femme, mari, ...) à quelque maquignon en échange de quelques sacs de pauvres céréales. Tous ne reviennent pas au village.
[...] Quand quelqu'un mourait au cours de sa période de travail, l'intermédiaire était obligé de dédommager l'employeur. C'est pourquoi il choisissait des gens en bonne santé et, considérant la perte que cela pouvait représenter, il prenait à l'employeur une somme plus importante que celle qui revenait à la famille. le village d'Isaku semblait constituer pour lui une bonne source de revenus quant à la qualité de ceux qui se vendaient pour travailler.
Alors au fil des siècles, les habitants du village ont pris coutume de se faire naufrageurs.
La récolte du sel (ils font bouillir de grandes bassines d'eau de mer) se fait désormais sur la plage : en cas de mauvais temps, ils escomptent bien que quelques bateaux apercevront les feux ainsi allumés sur la grève ...
[...] - Tu sais pourquoi on cuit le sel sur la plage ?
L'œil de Kichizo était tourné vers lui.
Isaku savait que la quantité de sel récoltée, nécessaire à la consommation du village pendant un an, était répartie équitablement entre les familles. Il pensa que si Kichizo lui posait cette question, c'était pour savoir s'il connaissait l'autre raison.
- C'est pour faire venir les bateaux, n'est-ce pas ? répondit-il en le regardant.
Après la saison de la pêche, vient la saison des tempêtes et si les vents ne leur sont pas "favorables", ils devront bientôt vendre la fille aînée(1), enfin la plus âgée qu'il leur reste, en échange de quelques sacs de riz ...
Ainsi dans le village du jeune Isaku dont le père est parti il y a près de trois ans se vendre sur quelque chantier, il faut savoir traverser plusieurs années sans naufrage "providentiel".
Mais lors d'un hiver enfin plus propice que les autres, c'est la fête !
[...] Des petits bateaux avaient quitté la plage et se dirigeaient vers le navire échoué sur les rochers. [...] Les petites embarcations progressaient, et bientôt elles vinrent entourer le navire naufragé. On aurait dit des fourmis à l'assaut d'un scarabée.
Malheur ensuite aux rares marins survivants ...
[...] Les maquereaux ne s'étaient pas vendus, la pêche au poulpe n'avait pas beaucoup donné, et ils n'avaient pas ramassé de grandes quantités de coquillages, aussi l'arrivée providentielle du bateau mettrait-elle les villageois à l'abri du besoin pour deux ou trois ans peut-être. Ils allaient pouvoir vivre quelques temps tranquilles, et personne ne serait obligé de se vendre.
La vie des habitants du village du jeune Isaku est assurément l'une des plus dures qui soient. Mais ce qui les attend à la fin du conte sera plus sévère encore.
L'écriture d'Akira Yoshimura est sobre et sèche comme il convient à cette cruelle histoire. Au fil des saisons, il fouille sans relâche, jusqu'au cœur de ces hommes.
Cet auteur maîtrise une rare puissance d'évocation : tout au long de ces quelques pages on reste collé au rivage, les pieds dans le sable aux côtés d'Isaku et de ses compatriotes.
Une très très belle occasion de découvrir la littérature japonaise.
(1) : c'est d'ailleurs une scène de ce genre qui ouvre le film Mémoires d'une Geisha.

Pour celles et ceux qui aiment les pêcheurs.
Babel Actes Sud édite ces 189 pages qui datent de 1982 en VO et qui sont traduites du japonais par Rose-Marie Makino-Fayolle.

mercredi 16 juin 2010

Jeunesse (Joseph Conrad)

C’est pas l’homme qui prend la mer …

C'est avec Au bout du rouleau qu'Olivier le marin nous avait fait découvrir Joseph Conrad ce polonais né en Ukraine qui vécu à Marseille et qui écrivait en anglais.
Un homme de voyage, citoyen du monde comme tous les marins, il en était un lui-même pour s'être engagé dans la marine marchande britannique.
Revoici cet auteur qui vécut à la charnière entre les deux siècles et qui influencera les plus grands comme Faulkner, Gide ou Malraux.
L'édition originale chez Gallimard(1) fait suivre la première nouvelle, Jeunesse, d'un second récit : Au cœur des ténèbres. Deux récits de voyage autour d'un même personnage récurrent : Marlow.
Jeunesse raconte un court périple : le premier voyage du jeune Marlow, le dernier du vieux rafiau sur lequel il a embarqué.

[...] - Oui, j'ai bourlingué pas mal dans les mers d'Extrême-Orient : mais le souvenir le plus clair que j'en ai conservé, c'est celui de mon premier voyage. Il y a de ces voyages, vous le savez vous autres, qu'on dirait faits pour illustrer la vie même, et qui peuvent servir de symbole à l'existence. On se démène, on trime, on sue sang et eau, on se tue presque, on se tue même vraiment parfois à essayer d'accomplir quelque chose, - et on n'y parvient pas. Ce n'est pas de votre faute. On ne peut tout simplement rien faire, rien de grand ni de petit, - rien au monde, - pas même épouser une vieille fille, ni conduire à son port de destination une malheureuse cargaison de six cent tonnes de charbon.

http://carnot69.free.fr/images/coeur.gifLe navire fait eau de toutes parts (on assiste à plusieurs faux départs avant qu'il soit à peu près étanche), il doit affronter tempêtes et cyclones, les équipages successifs refusent d'aller plus loin, la cargaison de charbon finit par s'enflammer, et même les rats avaient préféré débarquer avant que cette presqu'épave soit prête à larguer ses amarres !
L'arrogante et invincible jeunesse de Marlow aura-t-elle raison de l'adversité ?

[...] Je n'avais pas su jusque-là à quel point j'étais pour de bon un homme. Je me rappelle les visages tirés, les silhouettes accablées de nos deux matelots, et je me rappelle ma jeunesse, ce sentiment qui ne reviendra plus.

Si vous ne connaissez pas encore cet auteur incontournable à ranger parmi les grands classiques, n'hésitez pas un instant : cette petite nouvelle (Jeunesse) est parfaitement construite. Un point d'entrée idéal dans la langue noble et riche de ces histoires au parfum surrané d'une époque (littéraire et aventureuse) révolue.

Au cœur des ténèbres est une histoire plus complexe, plus longue et plus difficile aussi : une aventure coloniale le long du fleuve Congo. Une aventure dantesque, quelque part entre l'Aguirre d'Herzog et l'Apocalypse Now de Coppola. À la poursuite des ténèbres de l'Afrique Noire (on est en 1900 !), les ténèbres qui sont au plus profond de chacun de nous.

(1) : ce n'est pas le cas en poche chez Folio où seul le premier récit (le plus "facile") est publié.


Pour celles et ceux qui aiment les portraits de marins.
Folio édite en poche les 88 pages de Jeunesse, qui datent de 1902 en VO et qui sont traduites de l'anglais par G. Jean-Aubry et André Ruyters.
Anne-Françoise parle du Cœur des ténèbres. Critiques Libres parle de Jeunesse.

samedi 12 juin 2010

Seul le silence (Roger Jon Ellory)

Le souffle des marais de Georgie.

C'est Livre Sterling(1), notre libraire préféré (un de nos rares libraires qui ne soit pas en ligne) qui mettait en avant ce bouquin, ou plutôt la nouvelle livraison de Roger Jon Ellory : Vendetta.
Pour débuter avec cet auteur britannique de polars, on a d'abord opté pour la version poche de sa précédente traduction : Seul le silence(2).
Oubliez vite l'étiquette polar et ne retenez que celle de best-of  !
Seul le silence est un GRAND roman(3).
C'est écrit par un anglais mais on jurerait du Truman Capote (à qui ce livre est dédié d'ailleurs), du Faulkner ou du Steinbeck, si, si.
On y retrouve ce souffle des grands écrivains américains, de ceux qui savent raconter une histoire. Rien de moins que l'histoire de la vie, la dure et la vraie vie.
À cette lecture on ne peut qu'évoquer ces auteurs US perdus dans les vastes étendues sauvages de l'Ouest.
Sauf que R. J. Ellory a grandi à Birmingham même si son histoire se passe dans les États du Sud, en Géorgie.
Alors tout commence dans un bled perdu, au bord du marais d'Okefenokee et de la Suwanee River.
En 1939, au moment où le Monde bascule peu à peu dans l'horreur.
Mais c'est une horreur différente que connaîtra le petit comté de Charlton, Georgie : une fillette est retrouvée assassinée. Plusieurs suivront.
On accuse bien sûr les noirs sortis de leurs champs de coton, c'est encore l'époque.
Et puis un colon allemand, ce sera l'époque aussi(4).
Mais c'est aussi un livre sur la littérature, ou plus exactement sur l'écriture, quand lire est une raison d'être et quand écrire est un besoin vital : l'histoire d'un jeune garçon qui noircit des cahiers sous l'œil bienveillant de son institutrice.
Un jeune garçon dont l'adolescence et finalement la vie vont être façonnées par ces ignobles crimes.

[...] La cinquième victime fut la petite fille qui était assise à côté de moi dans la classe de mademoiselle Alexandra Weber. Elle était si proche que je connaissais son nom, que je savais qu'elle dessinait le chiffre 5 à l'envers. Bon sang, elle était si proche que je connaissais son odeur.
On retrouva son corps le lundi 3 août 1942.
L'essentiel de son corps, pour être précis.

Mais vous l'avez compris l'histoire policière passe au second plan(5) : ce qui intéresse Ellory c'est le parcours de son jeune héros, écrivain en herbe, meurtri par la vie et bouleversé par les morts de ces petites filles. Et c'est ce qui fait la force et l'intérêt de son roman.
Bien sûr, à la toute fin on saura derrière qui se cachait l'affreux, mais ces ultimes péripéties seront somme toute un peu convenues sinon décevantes : ce bouquin vaut essentiellement par sa longue première partie (fort heureusement, y'en a quand même pour deux bons tiers du pavé).
On l'a dit, R. J. Ellory fait partie des grands qui savent raconter une histoire. Une grande comme des petites.

[...] Un jour j'avais entendu une histoire. L'histoire d'un garçon que son père menaçait éternellement de battre. Le garçon n'était pas plus épais qu'un piquet de clôture, et il avait peur. Il ne se voyait pas faire face à une raclée si généreuse, car son père était bâti comme un arbre, le genre d'arbre qui est toujours debout après un ouragan. Alors le garçon s'était mis à courir. Chaque jour. Il allait à l'école en courant, il rentrait chez lui en courant, il faisait trois ou quatre fois en courant le tour du champ près de sa maison avant le dîner. Sa mère croyait qu'il avait perdu la tête, ses frères et sœurs le charriaient. Mais le garçon avait continuer à courir, exactement comme Red Grange lors de ses courses folles. Plus tard, le docteur avait dit qu'il avait un "cœur d'athlète", développé par ses efforts continus. Plus tard, ils avaient dit beaucoup de choses. Apparemment le cœur du garçon avait lâché. Pour ainsi dire explosé. Il s'était tué à fuir la chose qui l'effrayait. Ironique, mais vrai.

Alors si vous ne lisez qu'un seul nouvel auteur cet été, que ce soit R. J. Ellory !

(1) : avenue Franklin Roosevelt à deux pas des Champs, le libraire qui, avec son étal sur le trottoir, a inventé le concept du street-blog : les bouquins sont affublés de petits billets du genre "j'engage ma réputation sur ce bouquin !" (ça, c'était le billet épinglé sur les Chaussures Italiennes, celles de Mankell ! Monsieur a le goût très sûr !)
(2) : en réalité Vendetta date de 2005 en VO et Seul le silence de 2007 - les traductions françaises sont inversées : Seul le silence en 2008 et Vendetta en 2009.
(3) : bon, MAM trouve que j'exagère un peu - un petit peu.
(4) : on découvre d'ailleurs la guerre à travers un prisme original : les exactions nazis vues d'un petit comté lointain du sud des US.
(5) : BMR s'était montré un peu réticent sur la 4° de couv, ne prisant guère les histoires d'enfants martyrisés : heureusement, Ellory ne montre aucune complaisance sur ce sujet.


Pour celles et ceux qui aiment les romans américains, même s'ils sont écrits par des anglais.
C'est Le livre de poche qui édite ces 602 pages parues en 2007 en VO et qui sont traduites de l'anglais par Fabrice Pointeau.
D'autres avis sur Critiques Libres.