mercredi 25 juin 2014

Empereurs des ténèbres (Ignacio del Valle)

Quand les dieux détournent les yeux …

Empereurs des ténèbres de l'espagnol Ignacio del Valle, est la deuxième(1) enquête du soldat Arturo Andrade, après L'art de tuer les dragons [pas traduit en français] et avant Les démons de Berlin [pas encore lu] .
Effet de mode, intérêt cyclique ou fascination étrange pour les démons de cette période ?
Philip Kerr et son inspecteur Bernie nous promenaient dans les bunkers nazis tandis que Maurizio di Giovanni et son étrange commissaire Ricciardi nous faisaient défiler les quatre saisons sous l'Italie de Mussolini.
Il manquait donc un chaînon : et c'est Del Valle qui se charge de nous emmener voir du côté des franquistes.
Mais pour cet épisode, habillez-vous chaudement : on ne part pas pour Madrid et on accompagne la division Azul sur le front de l'Est en plein hiver 1943.
La division Azul on l'avait déjà croisée avec La tristesse du Samouraï. Ce sont ces phalangistes envoyés par Franco soutenir la Wehrmacht(2) et affronter le général Hiver sur le front de l'est lors de l'opération Barbarossa, l'invasion de la Russie qui se transformera bientôt en déroute napoléonienne. Nous voici donc près de Leningrad pendant l'hiver 43, près d'un monastère orthodoxe(3).
[...] Les coupoles irisées du monastère orthodoxe de Molevo. Selon la légende, une nuit, un moine qui faisait une ronde y avait rencontré Dieu assis dans un recoin obscur ; que faisait son Seigneur en un tel endroit ? s’était écrié le moine en se prosternant immédiatement devant lui. Dieu lui avait répondu, d’une voix non pas tonitruante, mais éteinte : « Je suis fatigué, pope, très fatigué. »
Et ça commence fort justement par une image toute napoléonienne (ou digne de Guernica, ça marche aussi), avec une cavalcade de chevaux saisie dans la glace. Au milieu un soldat. Évidemment gelé mais égorgé aussi, c'est moins évident et, là c'est de moins en moins évident, avec une inscription gravée soigneusement au couteau sur la poitrine : Prends garde, Dieu te regarde.
[...] - Pour faire ça, il faut un individu qui ne manque pas de sang-froid.
- Ailleurs, je ne sais pas, mais ici, c’est comme si vous me parliez de n’importe qui.
Et donc même si on pourrait objecter que :
[...] Ici les vivants ne comptent plus , alors les morts...vous imaginez ...
Ce cadavre pris dans les glaces, ça fait quand même désordre et le soldat Arturo  Andrade est donc chargé de mener rondement l’enquête, histoire de restaurer le moral des troupes et un semblant de discipline. Et il se demande où il met les bottes : au sein de l’État-major les rivalités sont grandes entre phalangistes romantiques et militaires franquistes purs et durs, entre francs-maçons et fascistes pas francs du collier, tous réunis par la force des choses sous la bannière du Caudillo(4). Et maintenant sous celle de la Wehrmacht qui scrute tous ces espagnols débraillés d'un œil comment dire, bienveillant ? oui, c'est cela : bienveillant.
[...] Pourquoi se soucier d’un mort quand des millions d’hommes sont en train de se massacrer ?
[...] Le suspect parfait n’existe que dans les romans, à l’inverse du crime parfait qui n’est possible que dans la réalité.
Arturo va donc enquêter sur ce crime mystérieux pendant que les russkofs pilonnent les positions et tandis que les généraux de tous bords s'impatientent. Et comme il fait moins 30° dehors, autant dire que c'est cool.
[...] Il était conscient de ne pas avoir été aussi heureux depuis des temps presque immémoriaux ; son caractère obsessionnel qui le faisait tant souffrir, temporairement neutralisé par les exigences monolithiques de l’armée, trouvait un succédané dans ce travail et lui permettait de s’y consacrer avec la persévérance d’un martyr.
Et ça se complique encore quand on découvre que la victime était devenue adepte de la violeta.
[...] Cette terrible variante de la roulette russe, où on remplissait progressivement les chambres jusqu’à n’en laisser qu’une seule vide, s’appelait la violeta, parce que, comme les invertis ou violetas, si les joueurs voyaient un trou, c’était pour le boucher.
Voilà pour l'ambiance : riche et passionnante, violente et dure, inhumaine et surtout glacée.
[...] Ce n’était pas une morgue classique mais simplement une pièce dont le poêle n’était jamais allumé.
Ensuite, il y a le style. Celui de Del Valle est parfaitement adapté à l'ambiance : pas de sentiment inutile ni d'empathie superflue. On ne voit pas trop comment on arrive à s'intéresser au soldat Arturo qui n'a même pas la gouaille cynique du susnommé Bernie : l'ami Arturo a quand même donné dans les renseignements franquistes et son passé n'a rien à envier à celui de ses collègues, franquistes, phalangistes, SS, que du beau monde aux environs de Leningrad. 
Mais ça marche. Peut-être parce qu'on est sur le front de l'est, c'est-à-dire en enfer et qu'en enfer peu importe d'où vous venez.
Les dialogues sont riches, doubles ou triples, et se révèlent souvent des affrontements durs, cyniques, violents : chacun épie l'autre et cherche à deviner le coup suivant. Le lecteur, lui, se régale d’une langue riche et recherchée.
De temps à autre, on regrette une envolée un peu trop lyrique, au style un peu ampoulé : pendant quelques lignes, Del Valle se laisse emporter par le souffle romantico-mystique de l’Histoire, mais ça ne dure pas.
Sur le front de l’est, le siècle a basculé, le monde est en train de se désagréger : meurtres en série, folie dégénérée, sexe déréglé, hécatombes militaires, même les dieux détournent les yeux.
Et c’est Jack l’Éventreur qui est mis en exergue.
[...] S’il ne s’est pas fait piéger, c’est qu’il a tué sans mobile ; impitoyablement, mais sans raison. Il tuait pour le plaisir de tuer, il aimait ça. Il suivait son instinct, qui n’est pas différent de celui de n’importe lequel d’entre nous. Quand l’Éventreur a utilisé son couteau pour la première fois… Il a inauguré le XXe siècle, un siècle qu’il a baptisé dans le sang, improvisa mentalement Arturo.
Brrrrr …
Rien de bien gai dans cette fin de monde mais l’intrigue policière est plus subtile qu’il n’y parait et le décor historique passionnant.
(1) - aucun souci pour lire ce deuxième épisode sans avoir connaissance du premier : quelques références y sont faites bien sûr mais qui ne sont nullement gênantes et qui ajoutent même un peu d'épaisseur mystérieuse au personnage d'Arturo Andrade
(2) -  Franco était partagé entre la nécessité de soutenir le camarade Hitler encore tout puissant et la pression de ses voisins : la division Azul fut donc un contingent ... de volontaires (près de 20.000 hommes quand même), ce qui ménageait et la susceptibilité des Alliés, et les besoins de renfort pour la Wehrmacht en remerciement de l'aide apportée pendant la guerre civile.
(3) -  on pense aussi au Rouge-gorge de Jo Nesbo dont une partie se déroulait également sur le front de l’est pendant le siège de Leningrad
(4) - vous ferez comme nous et apprendrez, grâce à Del Valle clair et didactique mais jamais pesant ni pédant, quelles étaient les clivages entre tous ces salopards

D'autres avis sur Babelio.









vendredi 20 juin 2014

Le facteur de Skogli (Levi Henriksen)

Le bonheur est dans le fjord.

On avait déjà croisé le rocker norvégien Levi Henriksen avec un roman noir et froid : Du sang sur la neige, pas tout à fait un polar et presque un coup de cœur.
Nous revoici à Skogli, toujours dans le même village, 'un village que Dieu a caché',  mais pour un roman bien différent du précédent : Les curieuses rencontres de facteur de Skogli.

[...] Qu'auriez-vous fait si, en rentrant un peu plus tôt chez vous le jour de votre cinquième anniversaire de mariage, vous aviez découvert une voiture que vous ne connaissiez pas dans l'allée ?

Simon Smidesang, lui, décide de tout plaquer : femme infidèle bien sûr pour commencer mais aussi maison, boulot de journaliste, et tout ce qui va avec.

[...] Simon désirait aborder le printemps au jour le jour, et que les vestiges de son ancienne vie se désagrègent sous la neige afin qu'il puisse les ratisser avec tout ce que l'hiver abandonnait derrière lui.

Du jour au lendemain ou presque, le voici désormais facteur dans la petite bourgade de Skogli. Lui qui jusqu'ici écrivait, le voici qui distribue désormais à lire. En dépit des apparences ce n'est pas si différent et il continue ce qu'il sait si bien faire : bavarder avec ses concitoyens, lui qui rédigeait des portraits de société dans son journal.
Un aimant à barjots, c'est ce que disait de lui ses anciens collègues d'Oslo.
Alors comme tout bon facteur, il se met à découvrir les administrés de Skogli et à 'faire dans l'humain' (c'est le slogan de la poste norvégienne).
Fraicheur de la nature loin de la grande ville d'Oslo, fraicheur des rapports humains loin du stress citadin, la partition est connue, jouée et rejouée et Levi Henriksen n'apporte pas une voix vraiment nouvelle.

[...] Avec le temps Simon avait appris que les gens d'ici ne posaient pas une question pour meubler la conversation, mais bien parce qu'ils souhaitaient obtenir une réponse.

Certains de ses concitoyens sont pour le moins curieux et Simon se met à jouer les Colombo (le faux naïf qui mène l'enquête) pour découvrir la face cachée des habitants les plus étranges de Skogli.
Quant à nous on découvrira la face cachée de Simon lui-même et de sa propre vie.
Un petit roman sans prétention aucune mais sans grand intérêt non plus, à lire plaisamment dans le métro et qui ne vous emmènera guère plus loin que la station de Skogli. Un petit bouquin pourtant postérieur à l'excellent roman noir que fut Du sang sur la neige et qu'on vous recommande ... chaudement.


Pour celles et ceux qui aiment la fin de l'hiver.
D’autres avis, guère plus enthousiastes, sur Babelio.

mardi 17 juin 2014

Une terre si froide (Adrian McKinty)

Une série qui IRA loin.

Avec Une terre si froide(1), Adrian McKinty signe le premier polar d'une trilogie qui met en scène l'inspecteur Sean Duffy en Irlande du Nord, au cœur de la guerre civile.
1981 : les attentats de l'IRA sont meurtriers, la répression britannique est impitoyable, les factions catholiques sont de plus en plus sectaires, Margaret Thatcher est de plus en plus intransigeante, c'est le cercle infernal de la guerre sale. Bobby Sands vient tout juste de terminer tragiquement sa grève de la faim à la prison de Long Kesh.
Dans la banlieue de Belfast, la police découvre un cadavre avec une main découpée ... qui n'est pas la bonne. Très vite un deuxième cadavre (et une autre main) viennent s'ajouter au premier tableau.
Des informateurs que l'un des camps aura voulu éliminer ?
Des 'pédés' qu'un tueur en série aura pris pour cibles(2) ?

[…] – L’Irlande du Nord n’a jamais connu de tueur en série, m’oppose-t-il.
– C’est vrai. Quiconque ayant ce genre de dispositions aurait pu rejoindre un camp ou l’autre. Torturer et tuer à loisir tout en défendant la “cause”.

Difficile enquête pour l'inspecteur Sean Duffy, l'un des rares catholiques à avoir intégré les rangs de la police protestante de l'Ulster.
Un flic comme on les aime : sympathique nécessairement, grand buveur évidemment et maladroit forcément avec (en vrac :) ses femmes, ses voisins protestants, ses patrons, ses collègues, ...

[…] Je raccroche. C’est là qu’une moustache à la Serpico aurait été bien pratique. J’aurais pu réfléchir en me regardant dans la glace de l’entrée tout en caressant mon appendice pileux. Au lieu de ça, je me frotte un menton piqué d’une barbe de plusieurs jours et j’improvise un commentaire.

Intrigue et enquêteur sont plutôt classiques et ne vont pas vraiment bouleverser le genre.
Mais il y a (au moins) deux choses qui font que l'on s'attache très vite à ce roman et qu'on ne veut plus quitter Sean Duffy d'une semelle.
Tout d'abord la description passionnante de cette Irlande à feu et à sang : on entend tourner les hélicos et on sent passer le souffle des bombes, on découvre les rivalités entre les différentes branches du mouvement, l'engrenage de la répression, la vie quotidienne dans ce climat de tension, ...

[…] Il règne une puanteur de société civilisée : poudre noire, cordite, mèches à retardement, kérosène. Ça touche à la perfection.
[…] La pluie a viré au crachin, la nuit est calme, l’acoustique si parfaite qu’on entend les tirs de balles en caoutchouc depuis le centre de Belfast.
[…] Pluie dense, circulation dégagée. Nous passons à proximité d’un site qui vient d’être dévasté par une bombe et que, avec une efficacité remarquable, les bulldozers sont en train de transformer en parking. Belfast sera peut-être bientôt la seule ville au monde à posséder davantage de places de parking que de voitures.

C'est passionnant et très intéressant de revisiter ces pages (sombres) de l'Histoire irlandaise qu'on a déjà un peu oubliées.
Et puis il y a l'humour acide et cynique de McKinty et de son héros. C'est féroce, noir, ironique et plutôt bien vu dans ce paysage urbain tourmenté.

[...] Que faisait exactement Tommy à l’IRA, quel était son poste ? Billy éclate de rire et tape du plat de la main sur la table.
– Le gars est mort depuis quatre jours et vous ne savez toujours pas qui il est ! Bon Dieu, vous êtes l’inspecteur Gadget ou quoi ?
– Que faisait Tommy à l’IRA ?
– Vous ne le savez vraiment pas ? insiste Shane, provoquant un fou rire chez son patron.
– Non.

On regrette un peu les péripéties finales de cette enquête, un peu trop rocambolesques pour être crédibles et à notre goût.
Mais on a bien aimé la description de cette Irlande du nord en plein guerre civile.
Le deuxième épisode (Dans la rue quand j'entends les sirènes) est déjà disponible mais pas encore en poche et donc à un prix encore prohibitif sur liseuse. Patience, ce sera peut-être le coup de cœur ?

(1) - le titre est celui d'une chanson de Tom Waits : Cold cold ground
(2) - dans cette Irlande écrasée sous l'emprise rigoriste des Églises (quelque soit le camp), l'homosexualité était encore un crime


Pour celles et ceux qui aiment la Guinness.
D'autres avis sur Babelio. Yan et Cédric en parlent.



mercredi 11 juin 2014

Rédemption (Matt Lennox)

Le retour du charpentier.

Rédemption est le premier roman (après un recueil de nouvelles) de Matt Lennox, un canadien qui a d’abord endossé l’uniforme en Afghanistan avant de se mettre à écrire.
Le titre de la VO est The carpenter (le charpentier) : la profession de Joseph et de Leland King, dit Lee.
Lee vient de sortir de prison où une bonne quinzaine d’années lui auront permis d’apprendre la menuiserie et d’échapper à l’emprise de l’alcool.
Le voici donc de retour au pays où un pasteur rigoriste lui a proposé une réinsertion et un job sur des chantiers.

[…] Dans ma famille tout le monde ne parle que de Jésus. Ma grand-mère est mourante, et personne n’en parle. Mon vrai père est parti avant ma naissance, et personne n’en parle. Mon oncle a fait dix-sept ans de prison, et absolument personne n’en parle. […] S’il n’y avait pas Jésus, je vivrais dans une maison totalement silencieuse.

Lee retrouve sa famille (mère, sœur, neveux, …), d’anciens amis et connaissances, et quelques fantômes …
Les années de prison en effet, n’ont effacé ni la dette de Lee ni le souvenir du crime commis (on découvrira tout cela peu à peu) et le moins qu’on puisse dire c’est que tout le monde n’est pas ravi ravi de voir Lee de retour.
Étrange fascination qu’exercent ces bouquins où l’on sent d’entrée de jeu, après quelques lignes seulement, que tout cela va très très mal finir.
Chapitre après chapitre, on est partagé entre l’envie de voir l’ami Lee réussir sa réinsertion malgré l’hostilité rampante de ses concitoyens, et la certitude que le faux-pas ne va pas tarder parce que dans ce genre d’histoire, l’échec est à peu près garanti.

[…] Parfois, on sait comment tout va se terminer. Parfois on a envie de cette douleur. Dès le début.

Matt Lennox prend tout son temps pour nous amener là où il veut. Il nous décrit minutieusement la vie de cette petite ville de l’Ontario, trop petite et peuplée de préjugés, il nous dépeint soigneusement toute une galerie de personnages. Lee bien sûr, son jeune neveu Pete qui n’a pas connu les événements du passé, et Stan un flic à la retraite qui lui, sait déjà à peu près tout.
Et plein d’autres encore.

[…] Je me souviens de vous, dit Stan.
– Ah bon ?
– Oui. Vraiment. J’ai été flic pendant des années. » Lee ne répondit pas. Stan lui avait fait un croque-monsieur et il avait réussi à en avaler quelques bouchées.
« J’avais entendu dire que vous étiez revenu, poursuivit Stan. Je ne sais pas si vous l’avez oublié ou non, mais c’est moi qui vous ai conduit à la prison provinciale. Vous n’étiez pas bien vieux…
– J’avais vingt-deux ans.

Effet emblématique du rythme patient que Matt Lennox donne à son histoire, c’est dès les premières pages que l’ex-flic Stan découvre un suicide qui sent la mise en scène. Et pourtant, l’enquête avance à peine, c’est d’ailleurs tout juste s’il y a vraiment enquête. Matt Lennox nous balade de personnage en personnage, alors qu’à chaque page on sent bien que la fatalité va finir par rattraper Lee et que ce crime ou un autre va lui être collé sur le dos.
Lee fait pourtant de louables efforts pour supporter les sermons du pasteur, pour obéir aux ordres de son patron, pour éviter les pièges de ses anciennes fréquentations, … Ambiance pesante et étouffante.

[…] « Il y a quelque chose que je voudrais savoir, dit-il.
– Quoi donc ?
– Si avec tout ce que j’ai pu faire, voilà où j’en suis, c’est que tout était écrit d’avance, non ?
– Je ne sais pas, répondit Stan. Vous croyez que c’est le cas ?
– Non, je ne crois pas. J’ai beau me creuser la tête, je ne vois pas comment ce serait possible. »

Le rythme est lent, provincial mais inexorable : ce n’est que vers le troisième quart du bouquin que tout bascule. On apprend enfin les secrets du passé de Lee, comment il sait manier le marteau de charpentier et ce qui l’avait conduit à la case prison. Au même moment, la mécanique d’horlogerie patiemment et minutieusement mise en place par Matt Lennox se met en branle, les connexions entre les personnages se font, les rouages s’enclenchent qui vont finir par broyer notre ami Lee. Redoutable.
Il n’est pas question de destin ici mais des choix que l’on fait (ou ne fait pas), des petites décisions, des actes quotidiens qui s’enchaînent peu à peu. Dans la mauvaise direction.

[…]– Tu ne crois pas à l’enfer ?
– Bien sûr que si. Je l’ai vu de mes propres yeux. Il est ici, en ce bas monde où les gens eux-mêmes le font vivre aux autres. »

L’étiquette polar est bien réductrice. On tient entre les mains un roman noir, bien noir.


Pour celles et ceux qui aiment les anciens prisonniers.
D’autres avis sur Babelio. Unwalkers en parle.


jeudi 5 juin 2014

Buvard (Julia Kerninon)

Au début était l’écriture.

Attention, jeune talent français.
La nantaise Julia Kerninon n’a que 27 ans mais vient de sortir un excellent premier roman : Buvard.
Et en s’attaquant à un sujet pas facile puisqu’il est question de littérature et d’écriture : beaucoup de choses ont été dites (et écrites !) là-dessus et il est toujours un peu casse-gueule de vouloir faire entendre sa voix dans un paysage déjà bien balisé.
Julia Kerninon réussit à tirer sa plume du jeu grâce en grande partie à son personnage principal, Caroline N. Spacek une écrivain(e) plus vraie que nature.
Une auteure à la réputation un peu sulfureuse, un peu secrète, un peu sauvage, recluse dans sa campagne, planquée à l’abri des regards indiscrets et fuyant les interviews intrusives, c’est la rançon de son grand succès.
Contre toute attente, un jeune homme épris de sa prose réussit à obtenir un rendez-vous avec la dame …

[…] L’interview s’est avérée tellement longue que ce livre en a découlé – puisque je suis arrivé chez elle un après-midi de juillet et reparti seulement en septembre, au terme de neuf semaines passées avec elle sous sa véranda à boire et parler et boire et parler et remettre inlassablement des piles dans le dictaphone.

Nous voici donc avec dans les mains un livre de Julia Kerninon avec dedans le livre du jeune Lou sur la romancière Caroline qui écrit des livres … Joli jeu de miroirs avec au centre, l’écriture, ses affres, ses douleurs, ses enchantements, on connait la chanson …
Julia Kerninon entonne son refrain sur cet air connu. Et fort justement, l’écriture  de la jeune nantaise est à la hauteur de son sujet.
Avec des petites phrases tracées pour faire mouche, parfois un peu convenues :

[…] Je l’écoutais parler et il me touchait – avec des mots – moi qui n’avais jusqu’ici été touchée que par des mains.

Mais le plus souvent éclairée de perles sublimes :

[…] Elle semblait vieillir au fur et à mesure de la journée, et je trouvais merveilleuse cette manière qu’elle avait d’être neuve tous les matins et vénérable tous les soirs, cette régularité qui faisait une boucle comme si sa vie n’arrêtait pas de recommencer pendant qu’elle me la racontait.

Durant ces quelques mois d’été naîtra une histoire d’intelligence (au sens premier) et presque d’amour(1) entre ce lecteur et cette auteure, un dialogue exploratoire où l’on découvrira chacun porteur d’un trop lourd passé :

[…] Nous avions survécu, vraiment. Elle avait écrit des livres et j’en avais lus, et nous étions là.

Et puis bien sûr on découvre ce métier, cette magie, cette passion qu’est l’écriture et qui semble plus tenir de la folie que de la vocation :

[…] J’étais confus, je me sentais désolé d’être cette personne qui voulait savoir comment s’écrivent les livres.
[…] Il n’en pouvait plus de me voir en train d’écrire toute la journée, il me rapportait des robes et du maquillage, il les déposait devant moi comme on attire les bêtes sauvages avec des fruits et du miel. Il aurait fait de moi une femme si je l’avais laissé faire, mais j’étais un écrivain.

L’aventure littéraire recèle également (et même fait corps avec) une belle histoire d’amour, tout aussi folle et passionnée.
Cette vraie-fausse biographie qui se dévore comme un polar, nous plonge au cœur des mystères de l’écriture. Caroline N. Spacek aura eu une vie et un métier passionnant.
C’est aussi le métier de Julia Kerninon : espérons que sa vie sera plus calme !

(1) - on vous laisse découvrir toute la subtilité de Julia Kerninon sur les relations entre ces deux personnages - c’est très fin et c’est l’un des charmes de ce bouquin très maîtrisé


Pour celles et ceux qui aiment les écrivains (et les femmes).
D’autres avis sur Babelio. Yue Yin et Cuné en parlent.




mardi 3 juin 2014

Luz ou le temps sauvage (Elsa Osorio)

Les enfants volés de la dictature Argentine.

Entre 1976 et 1983 l'Argentine survit sous la dictature militaire soutenue, à la mode franquiste, par l’Église catholique. La répression s'inspire des techniques de la guerre sale d'Algérie : enlèvements et tortures. Nombreux furent les 'disparus'.
Parmi les jeunes femmes emprisonnées, certaines étaient enceintes : avant de 'disparaître', elles eurent le temps d'accoucher et de donner naissance à un bébé qui leur fut enlevé et que de bonnes familles catholiques s'empressèrent d'accueillir en effaçant au passage toute trace de son identité d'origine.
Le plan était bien organisé et on estime que plus de 500 enfants ont reçu ainsi une nouvelle identité.

[…] Il veille personnellement à ce qu’elle soit bien nourrie, parce que là-bas il paraît que c’est infect.
– On lui donnait une nourriture spéciale et ils ne la torturaient pas comme ils le faisaient aux autres.
– Tu trouves que ce n’est pas une torture d’être là-bas et de savoir que toutes ces attentions, ce régime spécial, c’était pour lui voler son enfant – la haine voilait la voix de Carlos. Ils venaient là pour choisir les mères, comme si c’était un vivier d’êtres humains ! C’est monstrueux, aberrant.

La génération des parents a 'disparu' et depuis ce sont les Grands-mères de la Place de Mai [clic] qui tentent de retrouver leurs petits-enfants et de leur redonner leur véritable filiation.
Avec Luz ou le temps sauvage, c'est l'histoire d'une de ces enfants volés que nous conte Elsa Osorio.
Lili ou Luz (c'est selon) est maintenant devenue une femme et la naissance de son propre fils remet sa vie en question : de mensonge en mensonge, elle a toujours soupçonné ses 'parents' d'être illégitimes et la voici partie à la recherche de son histoire. Autant dire que le sujet est passionnant et éclaire d'un jour particulier l'Histoire récente de l'Argentine.

[…] Eduardo avait l’intention de dire la vérité à Mariana, mais il a toujours eu peur de sa réaction. Et il s’est passé ce qui se passe avec les mensonges, on en dit un qu’on cherche à rendre vraisemblable par un autre, puis un autre et on se trouve pris dans un essaim de mensonges d’où il devient difficile de s’extraire.

Malheureusement il faut beaucoup de courage pour venir à bout de ce gros pavé.
En dépit de quelques bonnes idées de narration inégalement exploitées (mélange des époques, des familles et des personnages), l'écriture d'Elsa Osorio est pesante et laborieuse et semble s'adresser à de jeunes ados.
Décrivant minutieusement le moindre geste et la moindre pensée de ses personnages, elle en fait des marionnettes de carton caricaturales et sans épaisseur, qui nous deviennent vite totalement étrangères.
On a beau être passionné par le contexte historique et l'âpreté de cette histoire (cette Histoire) terrible, on se trouve complètement dérouté par une narration, besogneuse, simpliste et parfois presque naïve : quel dommage.
À noter sur le même thème, pour celles et ceux que cela intéresse : La garçonnière d’Hélène Grémillon.


Pour celles et ceux qui aiment l'Histoire.
D'autres avis (plus positifs) sur Babelio.