Boat people.
Les dieux, même les kamis japonais, savent qu'on n'est pas fan des prix concours mais il faut dire et redire que le jury du Femina a souvent la main heureuse.
Après avoir couronné notre petit roman français préféré de 2012 (Peste et choléra), voici dans la rubrique Étranger le retour de Julie Otsuka dont on avait déjà beaucoup apprécié Quand l'empereur était un dieu.
et Empereur racontait, après Pearl Harbor, la déportation dans les camps US des familles japonaises immigrées avant guerre : ces japs qui, soudain, n'étaient plus les bienvenus.
Ce roman-ci, Certaines n'avaient jamais vu la mer, est en quelque sorte l'épisode précédent : lorsque les vagues d'immigration des années 20 étaient accueillies à bras ouverts pour peupler l'ouest et dynamiser à bas prix l'économie américaine.
Et c'est l'histoire d'un bateau de jeunes femmes venues du pays du soleil levant : mariages arrangés, photos arrangées des futurs maris au courrier postal, rêve occidental pour échapper aux rizières, ...
Évidemment la déception sera grande ... brutalité conjugale et labeur difficile, racisme latent et pauvreté persistante, rien ne leur sera épargné ... Le rêve américain n'est pas pour tout le monde.
Jusqu'à Pearl Harbor et la crainte de la dénonciation pour complicité supposée avec l'ennemi, la déportation inévitable. La boucle est bouclée.
Mais revenons à ces jeunes femmes qui n'avaient pas encore vu la mer avant de traverser le Pacifique.
Comme avec son précédent roman paru dix ans plus tôt (celui qui est un peu la suite, vous avez compris ?), Julie Otsuka confirme qu'elle a une plume très sûre. L'émotion est là, à fleur de mots et l'auteure déploie tous ses efforts pour maintenir la distance réglementaire.
Cette fois-ci, c'est en racontant l'histoire de toutes les femmes embarquées sur le bateau, simultanément et comme dans un choeur antique, les voix de ces femmes s'élèvent pour dire ce qui devait être dit.
[...] Certaines des nôtres travaillaient comme cuisinières dans les campements ouvriers, d'autres faisaient la plonge, abîmant leurs mains délicates. Certaines avaient été emmenées dans des vallées reculées pour y tondre les moutons. Peut-être nos maris avaient-ils loué huit hectares de terre à un dénommé Caldwell, qui en possédaient des des milliers en plein coeur de la vallée de San Joaquin, et chaque année nous devions lui remettre soixante pour cent de notre récolte. Nous vivions dans une une hutte de terre battue sous un saule, au milieu d'un vaste champ sans clôture, et dormions sur des matelas de paille. Nous allions faire nos besoins dehors, dans un trou. Nous tirions notre eau du puits. Nous passions nos journées à planter et ramasser des tomates du lever au coucher du soleil, et nous ne parlions à personne hormis à nos maris pendant des semaines d'affilée. Nous avions un chat pour nous tenir compagnie et chasser les rats, et le soir depuis le seuil de la porte, en regardant vers l'ouest, nous distinguions une lueur diffuse au loin. C'est là, nous avaient dit nos maris, que vivaient les gens. Et nous comprenions que jamais nous n'aurions dû partir de chez nous.
Le procédé répétitif finit, touche par touche (leurs maris, leurs travaux, leurs enfants, ...) par composer une sorte de tableau impressionniste qui très habilement, donne la vision d'ensemble de la vie de ces jeunes femmes perdues dans les profondeurs de la Grande Amérique naissante.
Non contente de ce coup de maître, Julie Otsuka clôt son bouquin par un dernier chapitre très émouvant dont on vous laisse découvrir le procédé en contre-chant : avec la déportation dans les camps US du middle-west, il suffira de quelques saisons pour que ces japonaises soient oubliées, parties aussi discrètement qu'elles étaient arrivées.
Seule Julie Otsuka poursuit son travail de mémoire au rythme (trop lent à notre goût) d'un excellent bouquin tous les dix ans.
Pour celles et ceux qui aiment les immigrants.
Phébus édite ces 142 pages qui datent de 2011 en VO et qui sont [brillamment] traduites de l'américain par Carine Chichereau.
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