Perlerorneq.
Le lecteur prend rarement la mer mais c'est bien la mer qui risque de prendre le lecteur ...
Après l'étrange histoire d'Usodimare, l'expédition catastrophique de Shackleton, l'inéluctable déchéance du capitaine de Joseph Conrad, nous voici repartis dans un voyage sans fin, ou plutôt un voyage à la fin certaine.
Près d'un siècle avant l'expédition de Shackleton en Antarctique que nous contait il y a peu Mirko Bonné, voici l'histoire de l'expédition de Sir John Franklin parti en 1845 en Arctique à la recherche du passage du Nord-Ouest entre Atlantique et Pacifique, au nord du Canada, histoire narrée par la québécoise Dominique Fortier : Du bon usage des étoiles.
Et voilà bien un roman original, habilement construit.
La mise en page est parsemée (mais sans abus) d'une recette(1), d'un menu, d'un poème, d'une piècette de théâtre ou même d'une formule scientifique ou d'une partition musicale !
La structure même du récit est double où se répondent en écho les péripéties du voyage maritime et les mondanités des dames restées au pays.
Bientôt les deux navires de l'expédition sont pris par les glaces qui n'ont même pas le bon goût de fondre au printemps suivant : l'exploration tourne court, les vivres et le charbon des chaudières viennent à manquer en attendant un dégel improbable.
[...] Perlerorneq. C’est le mot par lequel les Esquimaux nomment ce sentiment rongeant le cœur des hommes pendant l’hiver qui s’étire sans fin et où le soleil n’apparaît plus que de loin en loin. Perlerorneq. Rauque comme la plainte d’un animal qui sent la mort approcher.
L'arrogance inconsciente de ces conquérants partis équipés de quelques tonnes de bouquins et de charbon à la conquête des glaces frise parfois le délire : l'Amirauté répète à qui veut l'entendre (c'est-à-dire de moins en moins de monde au fil des mois puis des années) que ces deux superbes navires of Her Majesty, caparaçonnés de métal et équipés de chaudières, ne peuvent pas rester pris par les glaces. Rigoureusement et scientifiquement. Puisqu'on vous le dit.
À cette époque bienheureuse, on avait encore une foi aveugle en la science et en le progrès ... sûr qu'en cas de grippe annoncée, on allait se faire vacciner en chantant.
Sur l'autre face de ce double récit, en Angleterre, femmes et fiancées mènent une vie frivole dans leurs manoirs, de bals en réceptions, venant à s'inquiéter quand même de l'absence de l'être aimé, peu à peu, au fil des mois puis des années.
Et de chaque côté du globe on regarde les mêmes étoiles, pour y lire un chemin ou un destin ...
[...] Lady Jane écrivait donc à Sir John presque tous les soirs, des lettres longues, regorgeant de détails, de nuances, d'observations et de recommandations. Il ne lirait pas ces missives avant son retour, mais elle croyait presque qu'il lui suffisait d'en tracer les mots sur le papier pour que, mystérieusement, ils trouvent le moyen de parvenir à son mari, sous une forme ou une autre, en rêve, qui sait. Au fond, un tel échange de pensées par-delà l'océan n'aurait pas été si différent des merveilles que l'on attribuait au magnétisme, et si un pôle de la Terre pouvait attirer sans coup férir toutes les aiguilles aimantées, pourquoi l'esprit de son mari n'attirerait-il pas les mots que lui destinait son épouse par-delà l'océan ?
L'écriture de Dominique Fortier est précise et fluide, riche et agréable(2).
Sans forcer le trait, elle sait distiller un peu de ce charme suranné du XIX° siècle.
Et puis, au détour d'une phrase et c'est là tout le sel de ce roman, surgit un trait d'humour irrévérencieux et pas du tout politiquement correct : l'arrogance british dont font preuve les uns et les autres semble bien annoncer la fin prochaine de l'Empire.
Car si, d'un côté, les bateaux sont pris par les banquises, il semble bien que la société victorienne ait, elle aussi, emprisonné dans ses glaces la fougue des jeunes gens de la belle époque de l'Empire, des jeunes femmes en particulier.
Et si l'on avait tout d'abord embarqué avec Dominique Fortier pour suivre aventureusement une expédition virile de glorieux marins dans le Grand Nord, on se prend peu à peu d'un vif intérêt pour le destin de Lady Jane Franklin (la femme du capitaine) et de Sophia (une cousine, fiancée d'un officier).
(1) : ne vous précipitez pas sur le livre uniquement pour cela : c'est la recette du plum-pudding de Noël ... qui réclame plusieurs semaines de préparation !
(2) : ce n'est pourtant que le premier roman de Dame Fortier ... qui est par ailleurs, éditrice et traductrice.
Pour celles et ceux qui aiment les histoires de femmes de marins.
Les éditions québécoises Alto éditent ces 345 pages qui datent de 2008.
Caroline en parle, Cuné, Malice, SanSeverina aussi.