Quelques nouvelles noires, bien noires, venues des quatre coins de l'Europe. Des textes étranges parce que étrangers, qui viennent déstabiliser le lecteur.
Le recueil de nouvelles (192 pages, mai 2025) :
Excellente idée que celle de l'éditeur Agullo de réunir ici une petite dizaine de nouvelles, toutes très noires, mais venues des quatre coins de l'Europe.
Il ne s'agit pas d'une simple compile de circonstance et l'éditeur a même rédigé une jolie préface pour présenter ce recueil et mettre en avant le travail des différentes traductrices (mais attention, un traducteur se cache parmi ces dames !).
D'ailleurs chacune d'elles (et lui !) a rédigé une ou deux pages pour présenter chaque nouvelle, son auteur(e), son pays et le contexte, ...
Voilà un travail collectif et intelligent qui va nous permettre de découvrir :
- la Syrie de Rasha Abbas (née en 1984, elle vit aujourd'hui à Berlin), traduite de l'arabe par Lola Maselbas
- la Bulgarie de Zornitsa Garkova (née en 1981, elle vit à Sofia), traduite par Marie Capin
- la Turquie de Murat Çelik (né en 1965), traduit par Sylvain Cavaillès (ah, le voilà !)
- la diaspora sri-lankaise de Shobasakthi (né Anthonytasan Jesuthasan en 1967 à Jaffna, il vit à Paris et fut le coscénariste du film Dheepan), il est traduit par Faustine Imbert-Vier
- la Tchéquie de Kateřina Tučková (née en 1980), traduite par Chantal Dauphin
- la Géorgie de Nino Sadghobelashvili (née en 1980 à Tbilissi), traduite par Eteri Gavasheli
- le Danemark de Rakel Haslund-Gjerrild (née en 1988), traduite par Anne-Christine Heck
- le Portugal de José Viale Moutinho (né en 1945 à Funchal), traduit par Hélène H. Melo
- la Grèce de Manos Apostolidis (né en 1993 à Thessalonique), traduit par Clara Nizzoli
Et ce n'est pas tout puisque le recueil se termine par des pistes de lecture complémentaires, pour prolonger l'expérience avec ces écrivain(e)s, en découvrir d'autres, ou explorer le travail des traductrices.
♥ On aime :
➔ Dès qu'on ouvre ce recueil on comprend mieux la mise en avant du travail de traduction : ces lectures venues de différentes pays d'Europe sont déconcertantes, mystérieuses, ou même dérangeantes.
Ces textes sont étranges parce que étrangers. Ils font peu de concessions aux modes et conventions habituelles et promettent de sortir de sa routine le lecteur aventureux, ou simplement curieux, à des kilomètres de sa zone de confort.
➔ Au cours de ce voyage, on pourra apprécier l'érotisme morbide de la bulgare, la musique sautillante du turc, les fenêtres secrètes de la vieille maison pragoise, le sang des phoques danois, l'interrogatoire kafkaïen du suspect portugais, ...
Comme dans tout recueil de nouvelles, le lecteur va picorer de ci de là, selon ses goûts et ses envies, mais ce qui est certain c'est qu'il ira de découverte en surprise.
Pour celles et ceux qui aiment voyager, même dans le noir. D’autres avis sur Bibliosurf et Babelio. Livre lu grâce aux éditions Agullo (SP). Ma chronique dans les revues Benzine et ActuaLitté.
Entre l'essai littéraire et le récit autobiographique, la professeure Azar Nafisi nous invite à réviser nos classiques et la révolution iranienne.
L'auteur, le livre (432 pages, mai 2024 chez Zulma, 2004 chez Plon et 2003 en VO) :
Azar Nafisi est née en 1947 à Téhéran dans une famille privilégiée et lettrée (son père fut maire de Téhéran lorsque le Shah régnait et reçut la Légion d'honneur des mains de De Gaulle).
Après avoir été exclue de l'université où elle enseignait la littérature occidentale puis réintégrée, elle finira par démissionner et réunira clandestinement chez elle quelques jeunes femmes, tous les jeudis matin pendant près de deux ans, notamment pour leur faire Lire Lolita à Téhéran.
En 1997, elle choisira l'exil aux États-Unis.
Ce livre autobiographique raconte cette expérience et un film en a été tiré cette année, réalisé par l'israélien Eran Riklis avec Golshifteh Farahani dans le rôle de l'auteure et professeure Azar Nafisi.
À l'heure où les femmes afghanes ont volé la vedette aux iraniennes, à l'heure où certains voudraient ré-écrire des œuvres du passé jugées non conformes et où d'autres voudraient interdire le port du voile chez nous, il n'est peut-être pas inutile de lire ou relire Azar Nafisi.
La traduction de l'anglais (États-Unis) est signée par Marie-Hélène Dumas.
Le pitch et ... les livres :
Laissons Azar Nafisi nous résumer elle-même ses mésaventures de professeure iranienne :
« [...] À l’automne 1995, après avoir démissionné de l’université, j’ai décidé de me faire plaisir et de réaliser un rêve. J’ai choisi sept de mes étudiantes, parmi les meilleures et les plus impliquées, et je les ai invitées à venir chez moi tous les jeudis matin pour parler littérature.
Le séminaire avait pour thème les rapports de la fiction et de la réalité.
Nous lisions les classiques persans, comme Les Mille et Une Nuits de Schéhérazade, notre dame de la fiction, et ceux de la littérature occidentale, [...] ceux de Jane Austen, de Nabokov et de Flaubert. »
Au cœur de cet érudit gynécée littéraire, les meilleurs moments sont sans doute les arrivées des jeunes femmes le jeudi matin, chacune leur tour, quand elles retirent leur uniforme imposé, voile et robe sombre, dévoilant les couleurs de leurs vêtements occidentaux.
« [...] Quand elle a enlevé sa robe et son foulard, je suis restée pétrifiée. Elle portait un T-shirt orange rentré dans un jean moulant, et des bottes marron, mais le plus impressionnant était encore la masse luisante de cheveux brun foncé qui flottait maintenant autour de son visage et qu’elle secoua de droite à gauche. »
Bien loin d'être une simple collection d'anecdotes personnelles, le livre, découpé en plusieurs parties ou sections, est un véritable essai littéraire : n'oublions pas que l'auteure est tout de même professeure de littérature !
Chaque épisode est l'occasion de décortiquer minutieusement l'un des grands romans de la littérature étasunienne (heureusement Wikipédia nous propose d'excellents résumés !) et de nous immerger dans l'une ou l'autre des périodes de la révolution iranienne.
➔ La première partie est consacrée à la Lolita de Nabokov, à Téhéran c'est la fin des années 90 avant que Azar Nafisi ne quitte l'Iran pour les US, c'est l'épisode du fameux gynécée littéraire.
À première vue le parallèle est assez limpide : si Humbert (le héros solipsiste de Nabokov) tentait de façonner sa Lolita à l'image de sa fiction sexuelle, les imams iraniens voulaient modeler les femmes du pays selon leur propre fiction.
« [...] Un régime totalitaire qui s’introduisait constamment jusque dans les moindres recoins de nos vies privées et nous imposait sa fiction sans pitié. »
Fiction, c'est bien le mot-clé pour Azar Nafisi et c'est le thème de ses séminaires, de ses conférences et de son enseignement littéraire.
Quand à l'âge de la trop jeune Lolita victime de son prédateur...
« [...] Cette enfant, si elle avait vécu sous la République islamique, aurait été depuis longtemps bonne à être mariée à des hommes plus vieux que ne l’était Humbert. »
➔ Lorsqu'elle s'attaque à Gatsby (Le magnifique de Fitzgerald), l'auteure revient sur la révolution islamique des années 79 et c'est peut-être la partie la plus intéressante où l'on va redécouvrir ces événements, vécus de l'intérieur.
➔ Ce sera ensuite le tour de l'écrivain Henry James et des années 80, celles de la guerre Iran-Irak et des raids aériens sur Téhéran.
➔ Enfin, nous revoici dans les années 90, Khomeiny est décédé, réactionnaires et réformistes s'affrontent sans que s'améliore beaucoup la condition des iraniennes et le lecteur retrouve le gynécée littéraire qui entreprend cette fois l'étude des romans de Jane Austen, avant que vienne le temps de l'exil.
♥ On aime :
➔ On peut s'étonner du succès de cet ouvrage atypique qui tient plus de l'essai littéraire que du classique récit autobiographique. Il faut se laisser promener entre deux par la très belle plume d'Azar Nafisi, qui laisse son lecteur picorer de ci ou de là, mais j'avoue en avoir appris beaucoup plus sur la littérature que sur l'Iran.
Peut-être parce que l'auteure se met délibérément en retrait des convulsions politiques qui ont secoué son pays.
Mais c'est assurément un livre écrit au féminin, avec ces jeunes iraniennes au cœur d'une histoire racontée par une femme qui s'intéressent beaucoup aux personnages féminins des romans des auteur(e)s cité(e)s plus haut. ➔ Et puis bien sûr, il est impossible de ne pas succomber au charme de ces étudiantes et leur professeure, celles qui ouvrent et referment le livre, ce gynécée littéraire, ce cercle des poétesses disparues [clic et clac].
C'est avec elles que l'on va (re-)découvrir les grands classiques de la littérature anglo-saxonne et/ou (re-)visiter les épisodes de la révolution iranienne.
Pour celles et ceux qui aiment les femmes et la littérature. D’autres avis sur Bibliosurf et Babelio. Livre lu grâce aux éditions Zulma (SP). Ma chronique dans les revues Benzine et ActuaLitté.
Portrait difficile d'un meurtrier qui tua deux innocents à Dublin en 1982 : le dandy aristocratique Malcolm Macarthur voulait imiter l'IRA et préparait un braquage pour renflouer ses caisses vides. Au final, pas de braquage mais deux morts et un gouvernement qui faillit être renversé : le ministre de la justice avait hébergé l'assassin, son ami !
L'auteur, le livre (320 pages, septembre 2025, 2023 en VO) :
Comme beaucoup d'irlandais, l'écrivain et journaliste Mark O'Connell s'est retrouvé fasciné par Malcolm Macarthur, le meurtrier qui tua deux personnes à Dublin en 1982, fut condamné et emprisonné puis finalement libéré en 2012 après trente ans d'incarcération.
Son livre, Sur le fil de la violence, est né de cette fascination que résume fort bien Emmanuel Carrère : « dans la galerie des criminels qui ont fasciné des écrivains, l’élégant Malcolm Macarthur est l’un des plus énigmatiques. Et dans le panthéon des écrivains fascinés par des criminels, Mark O’Connell se révèle un des plus brillants. »
Le bouquin est sous-titré : « une histoire de vérité, d’invention et de meurtre » car dans ce true-crime il sera beaucoup question de l'inatteignable vérité dans ce difficile portrait d'un meurtrier.
La traduction de l’anglais (Irlande) est signée par Charles Bonnot.
Le contexte et les personnages :
L'histoire est si curieuse qu'à l'époque, les journalistes irlandais ont même forgé un acronyme : GUBU, un mot qui est toujours utilisé aujourd'hui.
GUBU pour « Grotesque, Unbelievealbe, Bizarre, Unprecedented », soit : grotesque, incroyable, bizarre et inédit.
Malcolm Macarthur était une sorte de dandy aristocratique, dernier héritier d'une famille de propriétaires terriens. Mais sa fortune fut assez vite dilapidée.
« Alors qu’il n’avait jamais travaillé de sa vie, [...] il allait se retrouver sur la paille. Et cela, c’était hors de question. Il résolut que le moyen le plus rapide et le plus efficace de se sortir de cette mauvaise passe était de commettre un braquage. On entendait beaucoup parler de ces vols à main armée à l’époque : l’IRA avait lancé une série de hold-up pour financer la lutte. »
« Les finances de Macarthur étaient au plus bas, il avait donc décidé de braquer une banque et il avait eu besoin pour ce faire d’un fusil et d’une voiture. L’histoire, à sa façon, est parfaitement cohérente. »
Pour obtenir véhicule et arme, il a « tabassé à mort une parfaite inconnue et tiré une balle dans la tête d’un autre malheureux au cours d’un même week-end meurtrier ».
« Macarthur voulait conserver son style de vie, sa liberté ; il lui fallait pour cela de l’argent et il avait décidé de braquer une banque, ce pour quoi il avait eu besoin de voler un fusil et une voiture.
Il aurait très bien pu prendre la voiture de Bridie Gargan sans lui faire de mal. Et il aurait pu , encore plus facilement, s’emparer du fusil de Donal Dunne sans lui tirer dessus ».
Il se fait alors héberger chez un ami, Patrick Connolly ... qui n'était autre que l'attorney général du pays (le ministre de la justice) qui, fort heureusement, ne connaissait rien des meurtres commis !
« Patrick Connolly n’était pas qu’un ami de Macarthur : il était aussi procureur général, le magistrat le plus haut placé du pays, un homme en vue au sein d’un gouvernement en difficulté ».
Quelques jours plus tard, Macarthur sera finalement arrêté chez le pauvre Connolly, le gouvernement tremblera sur sa base et l'assassin sera « condamné pour meurtre, c’est à peine s’il y eut un procès. Il plaida coupable et aucune déposition ne fut faite au tribunal ».
Si cette histoire est pas GUBU, hein ?!
« Une blague d’un abyssal mauvais goût. (Vous la connaissez, celle du dandy fortuné qui essaie de faire un braquage et qui finit par assassiner deux personnes et manque de faire chuter le gouvernement ?) »
Vous en voulez encore ?
L'auteur Mark O'Connell, allait régulièrement chez ses grands-parents quand il était enfant et ses grands-parents étaient les voisins ... de Patrick Connolly !
Stop ou encore ?
Dans les années 90, un auteur irlandais, John Banville, publie un roman (Le livre des aveux) assez librement inspiré de l'affaire Macarthur : lorsqu'il sera libéré plus tard (2012) le "vrai" Macarthur pourra mêler habilement ses propres souvenirs et l'imagination de Banville ... Il sera désormais bien difficile faire le tri.
Malcolm Macarthur était (outre un double meurtrier !) un curieux personnage qui ne sortait jamais sans son nœud papillon. Et si les irlandais se passionnèrent pour ce fait divers, c'est aussi parce que le meurtrier n'avait rien d'une brute épaisse sortie des bas-fonds de Dublin mais que cet aristocrate cultivé était une « brute distinguée », un « intellectuel barbare » ou encore un « sauvage bien né ».
Alors « la question ... qui semble flotter au-dessus de ce récit, de cette farce monstrueuse. C’est pour de vrai ? [...] C’est pour de vrai ? La question revient, encore et encore. »
♥ On aime un peu :
➔ On entre difficilement dans ce récit car le "je", l'auteur en train d'écrire, si typique de l'écrivain anglo-saxon qui a fréquenté les classes littéraires des universités comme le Trinity College de Dublin, ce "je" est quelque peu envahissant.
Pendant le confinement de 2020 Mark O’Connell écumait obsessionnellement les rues de Dublin dans l'espoir de provoquer une rencontre avec entre le "sujet" et son "objet", Malcolm Macarthur récemment libéré de prison.
L'auteur voulait « connaître la vérité de cette histoire qui [l]’avait hanté pendant tant d’années. [Il] voulait savoir qui était cet homme, ce qu’il était ».
Certes les scrupules d'un auteur qui tente de démêler la vérité de la fabulation voire de l'affabulation sont tout à son honneur. D'autant plus qu'il tente de faire le difficile portrait d'un « narrateur peu fiable dans le meilleur des cas ».
Mais ces atermoiements plombent tout de même une bonne première partie de l'ouvrage.
« Je vais pourtant m’efforcer de laisser mon imagination en dehors de tout cela. La réalité est bien suffisante ».
« Je veux dire qu’il n’y a pas de bonne façon de le raconter. Comment serait-ce possible ? Tout ce que j’ai, c’est le témoignage d’un homme dont je ne peux tenir les paroles pour vraies, même s’il les croit lui-même ».
Reconnaissons que la position adoptée par O'Connell, son parti pris louable mais trop scrupuleux, peine un peu à nous convaincre et à nous captiver et qu'on est bien loin d'un David Grann quand il parvient à s'effacer complètement derrière son sujet.
➔ Il faudra attendre la seconde moitié du livre pour que l'on s'intéresse un peu moins à Mark O'Connell et un peu plus à l'insaisissable Malcolm Macarthur, un meurtrier qui fait preuve d'un recul étonnant sur ses propres crimes, sur ce qu'il appelle lui-même son « épisode criminel », avec « un détachement qui devait lui être nécessaire d’un point de vue psychologique ».
Un meurtrier qui « semblait posséder l’extraordinaire capacité de modeler ses souvenirs pour répondre à ses besoins. Si un souvenir lui était douloureux, il le changeait en une autre chose mieux assimilée » et qui restera jusqu'à la dernière page un mystère insondable pour l'auteur comme pour le lecteur.
« Il était également évident que, exception faite de son « épisode criminel » – dont il était tout sauf fier – Macarthur avait une haute opinion de lui-même ».
Comme s'il n'était pas ou plus vraiment concerné par cet « épisode » : « je sais que j’ai fait la pire chose qui soit. Mais j’ai une grande propension à la bienveillance, la considération et la générosité ».
Alors oui, « c’est ce qui rend ce récit si troublant, cette étrange instabilité de ton. C’est une terrible tragédie, impliquant la mort violente de deux jeunes personnes des mains d’un inconnu. Et pourtant, on ne peut ignorer que c’est aussi une histoire incroyable ».
GUBU vous avez dit ?
Pour celles et ceux qui aiment le true-crime. D’autres avis sur Bibliosurf et Babelio. Livre lu grâce aux éditions Hachette (SP). Ma chronique dans les revues Benzine et ActuaLitté.
Sa formation d'architecte permet à S. Morice de se montrer très réaliste dans les scènes de guérilla urbaine au cœur des ruines syriennes et A. Ducoudray a réalisé de son côté un gros travail de documentation pour décrire cet épisode de la guerre civile syrienne.
Un second épisode est programmé : on a déjà hâte !
Le contexte, le pitch et les personnages :
L'héroïne, Rojava, est une très jeune femme kurde (16 ans !) qui s'engage comme sniper (snipeuse ?) dans les YPJ, la déclinaison féminine (depuis 2013) des YPG (Yekîneyên Parastina Gel : Unités de Protection du Peuple), la branche armée de la lutte pour l'indépendance du Kurdistan au Moyen-Orient.
La nouveauté peut-être, c'est que les dirigeants des unités YPJ sont des dirigeantes, leurs chefs sont des cheffes, et ça c'est un peu nouveau dans l'histoire du combat au féminin.
Leur cri de ralliement : « La vie ! La femme ! La liberté ! »
L'ironie de la chose (si ironie il y a ici), c'est qu'elles sont devenues les bêtes noires de Daesh : aux yeux des barbus intégristes, se faire tuer par une femme est déshonorant et ferme la porte du paradis ...
Rojava c'est aussi le nom de la région du nord de la Syrie, c'est donc la partie sud-ouest du Kurdistan.
Lorsque la snipeuse Rojava débarque dans l'album, elle tient le rôle principal dans un reportage Youtube filmé par des journalistes occidentaux, ce qui ne plait pas forcément à la commandante de la section, Rukan.
Pour la petite histoire, A. Ducoudray a eu cette idée en lisant (chez son dentiste !) un reportage-photo de Paris-Match sur des combattantes kurdes vêtues de propre, maquillées, baskets neuves aux pieds, comme à la fashion-week : sans doute un peu d'habile propagande de la part du PKK !
♥ On aime :
➔ Au premier abord, on pourrait croire à une BD pour ados, mièvre et éducative : l'héroïne est moitié snipeuse moitié youtubeuse et il y a même dans l'équipe une gamine qui collectionne les photos de martyrs !?
De plus, A. Ducoudray parsème son récit de blagues anti-Daesh histoire de détendre un peu une atmosphère de guérilla pour le moins tendue.
Mais ce n'est qu'une amusante façade, et le propos, très documenté, va s'avérer bien plus sérieux que cela.
« [...] Après mon premier affrontement, j'ai décidé de ne plus avoir mes règles ... À partir de là, j'étais dans un monde où il n'y avait plus que la mort, donc continuer chaque mois d'avoir un rappel que je pouvais donner la vie, ça ne coïncidait pas avec ce que je vivais ... »
Ou bien encore :
« [...] - Tiens, mets ce caillou dans ton slip. Chaque fois que tu seras couchée pour tirer, ça te griffera le ventre et tu t'endormiras pas ... Le confort c'est l'ennemi du sniper. »
Pour cette dernière anecdote, A. Ducoudray s'est sans doute inspiré du livre de Azad Cudi, célèbre sniper kurde iranien ("Sniper - Ma guerre contre Daech" éditions Nouveau Monde).
➔ On sait que les guerres changent les pays et les frontières, mais aussi les habitants et les mœurs. Les américains l'ont découvert à la fin de la Seconde Guerre Mondiale quand les noirs sont revenus au pays après avoir servi dans les armes et été acclamés en libérateurs en Europe, ... tout comme les blancs, ou bien encore quand les GI sont rentrés chez eux et ont retrouvé des femmes qui avaient pris les affaires en main ... en leur absence.
Les femmes des brigades YPJ espèrent qu'il en sera de même au Kurdistan, si du moins ces guerres prennent fin un jour.
« [...] Contre Daesh, on est tous égaux, mais après ?
Ils me respectent parce que j'ai un fusil et un uniforme. Change le costume, le respect part avec.
Notre plus grand combat après Daesh, sera celui d'une société mixte vraiment égalitaire. »
➔ Les dessins de S. Morice sont ceux d'une belle ligne claire et laissent toute la place à l'intrigue et aux personnages, dessinés et typés avec soin. On a déjà évoqué son passé d'architecte et la colorisation comme les éclairages font ressortir les différentes ambiances : le bleu pour la nuit sur la terrasse, le rouge au fond des tunnels creusés sous la ville, les ocres du désert, ...
Pour celles et ceux qui aiment les femmes battantes. D’autres avis sur BD Gest, Bdthèque et Babelio. Album lu grâce aux éditions Bamboo/Grand Angle (SP). Ma chronique dans la revue Benzine.
Coup de cœur pour la plume de Laurence Cossé, vive, riche, enjouée, trempée dans l'ironie et la dérision. Elle arrive à nous captiver et nous intéresser à un sujet aussi ennuyeux et rébarbatif que la construction d'un immeuble de bureaux.
L'auteure, le livre (368 pages, 2016) :
Mais quelle curieuse idée que d'ouvrir un livre documentaire sur la construction d'un édifice monumental de Paris La Défense !
Livre et film sont au programme du du Festival de Vernoux Roman et Cinéma 2025 et c'est ce qui a motivé cette inhabituelle lecture, bien loin de notre zone de confort habituelle.
Les personnages :
Le personnage principal du bouquin c'est bien sûr ce quartier monumental de La Défense avec au cœur des enjeux politiques et immobiliers, la sortie du côté ouest, cette zone dite Tête-Défense qui attendait sa couronne depuis de nombreuses années.
L'autre grand rôle dans cette pièce dramatique c'est celui de l'architecte. Et bien malin le lecteur qui pouvait citer le nom de l'acteur avant d'ouvrir ce bouquin. On pense évidemment à Ieoh Ming Pei (qui proposera effectivement plusieurs maquettes) mais non, il s'agit d'un illustre inconnu (ce que souligne le titre du film adapté du livre). Un danois, à peine connu même chez lui, avec seulement quelques églises à son actif, mais ce sera finalement lui le vainqueur du concours international lancé par Mitterrand en 83, roulement de tambours, j'ai nommé : Johan Otto von Spreckelsen.
Spreck pour les intimes.
Le livre est donc aussi l'histoire de cette homme, « un homme pris dans une affaire énorme sans appui, sans agence, sans collaborateurs. Or son projet était quelque chose de dingue. »
On va découvrir également tous ceux qui ont œuvré à ce que le rêve d'un artiste soit réellement bâti pour de vrai, en dépit de si nombreuses contraintes techniques, financières, politiques, ...
Il y a là Robert Lion, également directeur de la Caisse des Dépôts.
Il y a là Paul Andreu, l'architecte ingénieur de ADP (oui, les aéroports).
On ne peut pas tous les citer ici mais sans ces deux-là, "le Cube" comme on disait alors, ne serait pas devenu La Grande Arche, dont l'inauguration aura lieu le 15 juillet 1989 pour le Sommet du G7 qui se tient à Paris lors du bicentenaire de la Révolution.
♥ On aime vraiment beaucoup :
➔ Agréable surprise, la plume de Laurence Cossé est vive, riche, enjouée, trempée dans l'ironie et la dérision : c'est précisément ce qu'il fallait pour captiver le lecteur et l'intéresser à un sujet aussi ennuyeux et rébarbatif que la construction d'un immeuble de bureaux, fut-il cette fameuse Grande Arche. ➔ On apprend évidemment beaucoup de choses sur cet étonnant bâtiment. En quelques lignes, Laurence Cossé arrive à nous passionner pour les avantages du béton précontraint (inventé en 1928) sur le classique béton armé (qui date de 1886) !
Quelques lignes qui n'ont l'air de rien mais qui sont lumineuses et truffées d'infos soigneusement documentées, de fine ironie et même d'autodérision. Tout cela de la part d'une auteure qui ne s'y connaissait sans doute pas plus que nous hier en techniques de BTP.
« [...] Les efforts de documentation auxquels j’ai dû m’astreindre pour écrire sans trop d’inepties les paragraphes précédents ont réduit en poussière un des piliers de mon équilibre psychique. »
Depuis des années, l'édifice s'était fondu dans le panorama familier des Parisiens, mais la lecture de ce roman va inciter les lecteurs à redécouvrir La Défense et à porter un tout autre regard sur ce bâtiment hors du commun : on comprend mieux pourquoi les étrangers viennent se photographier à ses pieds.
➔ Cette histoire est également une véritable immersion dans les coulisses du pouvoir et l'arrière-cour de nos institutions : sordides tractations politiques, subtiles magouilles financières, rivalités d'egos disproportionnés, ... on connait la musique bien sûr, mais Laurence Cossé nous en propose une relecture vivante et instructive. « Autour de cette œuvre monumentale, il y a eu des conflits monumentaux » ou encore : « comprenne qui pourra au royaume du Danemark. Il y a quelque chose de pourri dans la République française. »
➔ Et puis bien sûr, il y a le feuilleton Spreckelsen : cet improbable architecte danois, sorti d'on ne sait où et toujours flanqué d'une épouse aussi élégante que secrète. Le lauréat du concours y gagnera la célébrité (ou presque) mais quittera le chantier, de guerre lasse, usé par les querelles et les contraintes.
Après avoir démissionné en 86 aussi discrètement qu'il était arrivé en 83, il finira même par y laisser la vie : la maladie le rattrapera en 87 avant que son "Cube" magique soit inauguré.
L'ironique Laurence Cossé nous dit que « les grands danois, dits aussi dogues allemands, sont souvent braques ».
Spreck, le rêveur sublime, « n’avait en tête que sa superbe épure, et la certitude qu’on allait l’abîmer. Il ne voulait céder sur rien. Pour finir, il a refusé l’obstacle. La construction, c’est une épreuve. Il l’a refusée. »
De là à imaginer que le décès de l'architecte est peut-être celui de la légende qui veut qu' « on ne peut pas construire un monument si un être humain n’est pas sacrifié. Sinon, le monument s’écroule, et s’écroule toutes les fois qu’on essaie de le remonter. Pour conjurer cette malédiction, il faut emmurer quelqu’un de vivant dans les fondations. »
Quant à son Arche si élégante, « Johan Otto von Spreckelsen ne l’a jamais observé[e]. Parmi tous les marcheurs qui avancent vers l’Arche, parmi les passants qui s’arrêtent à sa vue, puisse l’un ou l’autre, un instant, avoir une pensée pour celui qui n’aura pas vu la Forme très pure dont il avait eu la vision. »
Pour celles et ceux qui aiment les bâtisseurs. D’autres avis sur Bibliosurf et Babelio. Livre lu dans le cadre du Festival de Vernoux Roman et Cinéma 2025. Ma chronique dans les revues Benzine et ActuaLitté.
Ambiance années 20 pour cette aventure aérienne de Bix et Tillie, les Bonnie and Clyde des airs. Le dessin glamour de Tula Lotay, très original, vaut à lui seul le baptême de l'air. Superbe.
Les auteurs, l'album (160 pages, avril 2025) :
Le barnstorming c'était le cirque volant que pratiquaient dans les années 20, les pilotes US démobilisés de la première guerre mondiale, les fous volants : cascades et prouesses étaient exécutées en plein ciel pour épater les fermiers du monde rampant (et récolter quelques subsides grâce aux baptêmes de l'air qui étaient proposés).
L'américain Scott Snyder (venu des comics US) signe un scénario qui nous emmène survoler les champs de sorgho et de soja US que viennent rehausser les superbes dessins de Tula Lotay alias Lisa Wood (une dame, c'est peu fréquent et il faut le souligner).
Leur collaboration date des années 2010 avec la série American Vampire et en 2023, ils ont produit Barnstormers, une série en ligne [Comixology désormais Amazon] dont est tiré l'album papier d'aujourd'hui, adapté des premiers épisodes.
La superbe colorisation est signée par l'irlandais Dee Cunniffe.
Le pitch et les personnages :
Lui, c'est l'as des pilotes, Hawk E. Baron (ou Bix Huckett c'est selon). Glorieux héros, beau gosse et bon pilote de sa Jenny (le surnom du Curtiss JN4), du moins jusqu'à que son avion s'écrase au beau milieu d'une réception de noces.
Elle, c'est la mariée, Tillie (ou Petra Zolatskyi, c'est selon), une brune fatale qui, du haut des talons de ses santiags, renvoie toutes les blondes au vestiaire.
« [lui] - Je ne suis pas ... un mec bien.
[elle] - Tu me le jures ? »
Et hop, c'est parti pour un « périple qui va terroriser certaines des plus riches familles du pays, et qui laissera cent onze cadavres », excusez du peu.
Mais les années 20 c'est aussi le temps de l'agence Pinkerton et un de leurs agents se retrouve bientôt aux trousses de Bix et Tillie, les Bonnie and Clyde des airs.
Alors on espère très fort que ça finira peut-être pas si mal que ça, et on voudrait bien croire « qu'ils sont trop hauts pour être atteints, trop rapides pour être pris. »
♥ On aime beaucoup :
➔ On est vraiment emballé par le dessin de Tula Lotay aux influences multiples : comics, roman photo, affiches de spectacle ou de cinéma, ...
Et le côté glamour qui sied à cette histoire tragique mais terriblement romantique, est rehaussé par une colorisation qui rappelle les effets obtenus à l'aérographe. ➔ À tel point que le scénario, plutôt classique, de Scott Snyder ne semble là que pour permettre à la dessinatrice de déployer tout son talent. Mais sur fond de lutte des classes, un vent de liberté souffle suffisamment fort pour bousculer les conventions et l'intrigue se révèle d'une finesse inattendue, dépassant largement le simple hommage nostalgique à l'ambiance désuète des films d'antan.
Pour celles et ceux qui aiment s'envoyer en l'air. D’autres avis sur BD Gest, Bdthèque et Babelio. Album lu grâce aux éditions Delcourt (SP). Ma chronique dans la revue ActuaLitté (Benzine en parlait également).
L'Histoire tourmentée de la Corée à travers l'histoire d'une femme insaisissable aux multiples noms et visages : un parcours horrifique et incroyable. Premier gros coup de cœur de cette rentrée littéraire 2025.
L'auteure, le livre (420 pages, septembre 2025, 2023 en VO) :
Mirinae Lee est née en Corée du Sud et vit aujourd’hui à Hong Kong.
Son premier roman, Les 8 vies d'une mangeuse de terre, s’inspire - très librement - du parcours de de sa grand-tante qui, comme la femme du roman, a réussi à fuir la Corée du Nord.
La traduction de l'anglais (Corée) est signée par Lou Gonse.
Le pitch et les personnages :
L'employée d'une maison de retraite de Corée du sud, se met en tête de recueillir les confidences des pensionnaires pour rédiger leur nécrologie, à partir de quelques mots-clés.
« [...] – Alors, quels sont vos huit mots, madame Mook ? demandai-je, remarquant le retour de son sourire insolent.
– Esclave. Reine de l’évasion. Meurtrière. Terroriste. Espionne. Amante. Et mère.
– Ça fait sept. Pas huit, fis-je observer.
– Vous avez donc vraiment écouté. Son sourire insolent s’élargit. »
L'histoire que va nous raconter la vieille Madame Mook est véritablement hallucinante et nous allons parcourir toute l'histoire récente de la Corée et de ses guerres, la colonisation japonaise du début du siècle, la guerre du Pacifique et la seconde guerre mondiale, la partition du pays en 1953 et la période communiste en Corée du nord.
Chacun des chapitres va retracer une étape du parcours dantesque d'une femme insaisissable aux multiples noms et visages.
En 1961, Vierge fantôme à la frontière nord-coréenne.
En 1938, Quand j’ai arrêté de manger de la terre.
En 1950, Mettez le feu.
En 1942, Conteuse.
En 1955, Pour un grain de beauté.
En 2005, L’espionne qui écrit en jaune.
En 2006, Confessions d'un couple ordinaire.
♥ On aime vraiment beaucoup :
➔ L'histoire qui nous est contée est tout à fait épouvantable : les temps de guerre ne sont pas vraiment cléments envers les femmes et notre héroïne affrontera le pire, l'esclavage comme femme de réconfort pour les troupes japonaises ou comme fille à soldats pour les GI, entre autres vicissitudes.
Alors qu'est-ce qui fait qu'on ne peut plus lâcher cet effroyable récit, une fois que la vieille dame Mook a pris la parole et se met à nous raconter sa vie, aussi tragique qu'incroyable ?
C'est sans aucun doute le talent de conteuse de Mirinae Lee, un don qu'elle partage volontiers avec Madame Mook : un chapitre est même intitulé Conteuse, et l'on sait depuis Shéhérazade que c'est un talent utile à la survie des femmes. Mais ces contes ne sont pas des histoires à raconter aux enfants.
« [...] Tu me demandais de te raconter les mêmes histoires encore et encore, même si tu en connaissais les moindres détails, chaque boulon de leurs structures narratives, chaque virgule et chaque soupir, simplement parce que c’étaient tes préférées. »
➔ Au fil des multiples 'vies' qu'elle a traversées, des apparences qu'elle a adoptées et des identités qu'elle a empruntées, Madame Mook, ou quelque soit son véritable nom, va se révéler insaisissable et experte en manipulation, mensonge et mystification. Le prix de sa survie car « parfois un mensonge n’est pas un moyen de blesser les autres, mais simplement une tentative de survie. Une tentative pour rester sain d’esprit. »
➔ Cette héroïne énigmatique va permettre à Mirinae Lee de jongler avec les époques, de jouer habilement avec le lecteur et de le mener par le bout du nez depuis les horreurs indicibles de la guerre jusqu'à la douce subtilité d'un grain de beauté. Puisque tout cela n'est peut-être qu' « une illusion. Penser que l’on connaît vraiment quelqu’un. »
Chaque chapitre, chaque période, est le prétexte pour une histoire à part entière (d'ailleurs certaines sont parues initialement sous forme de nouvelles), des histoires qui vont s'entre-croiser les unes avec les autres tissant chaque facette, chaque 'vie' de cette mangeuse de terre avec son lot de mystères et de secrets.
Un éclairage, une explication, apparaîtra parfois beaucoup plus loin, dans une autre 'vie', un autre chapitre.
➔ Avec ce premier roman, maîtrisé de bout en bout, Mirinae Lee nous livre ici une formidable histoire dont le personnage géophage est une femme tout aussi incroyable : « [...] Après avoir vu ce que j’ai vu, avoir fait ce que j’ai fait, j’ai l’impression d’avoir mille ans déjà. »
Pour celles et ceux qui aiment la Corée. D’autres avis sur Bibliosurf et Babelio. Livre lu grâce aux éditions Phébus (SP). Ma chronique dans les revues Benzine et ActuaLitté.
Pour son premier livre, Henry Wise s'inscrit avec efficacité dans la mouvance de ces romans noirs étasuniens, tout imprégnés de la moiteur tropicale et raciste du Southside. Ou quand le rêve américain tourne au cauchemar.
L'auteur, le livre (544 pages, août 2025, 2024 en VO) :
L'éditeur Sonatine nous fait remarquer qu'en ces temps troublés, de nouveaux auteurs étasuniens de romans noirs suivent une boussole qui pointe au sud vers le Southside : Shawn Cosby, David Joy, ... pour n'en citer que quelques uns qu'on a eu le plaisir de découvrir ici.
Henry Wise revendique cette même filiation et on le découvre ici avec son premier roman : Nulle part où revenir qui est peut-être bien "LE" roman américain de cette rentrée 2025.
Will Seems revient au pays où il a grandi, dans une petite ville de Virginie non loin de Richmond, après dix ans d'absence (on apprendra plus tard pourquoi).
Il est embauché comme adjoint au shérif dans ce comté où la seule radio captée diffuse « la parole rageuse de Dieu hurlée par un prédicateur furibond ».
Lorsqu'un incendie ravage l'une des maisons du comté, Will réussit à en sortir un cadavre visiblement assassiné, celui de Tom, un ami d'enfance.
Pris en train de fuir les lieux, un vieil homme, un voisin, un noir, est le suspect idéal : Zeke Hathom.
Pour compliquer les choses, Will l'adjoint du shérif a grandi jadis dans la famille de Zeke. Il cache même chez lui, le fils de Zeke, un jeune homme qui a plutôt mal tourné : ils sont tous deux « prisonniers d’un même passé ».
Quand Will doit annoncer la mort de Tom à sa mère Claudette, on tient là une scène particulièrement forte, lourde de tensions et de non-dits :
« [...] – Paraît que t’as arrêté Zeke Hathom. Fiston, t’as pas une dette envers cette famille ?
– Il y avait des signes qui menaient jusqu’à Zeke, madame.
– Qu’est-ce que t’y connais en signes ? Je vais te dire un truc : tu peux voir les signes, les signes peuvent être là, mais si tu sais pas les lire, ça sert à rien ni à personne.
– On n’avait pas d’autre choix que de l’arrêter, persista Will.
– C’est faux, et tu le sais. »
Quand à la scène de l'enterrement (enfin, le premier enterrement) de Tom, la victime : « Alléluia ! », je vous laisse la surprise !
Pris entre les communautés noire et blanche, empêtré dans ses contradictions et l'histoire de sa propre famille, Will Seems qui « voulait croire que le passé ne déterminait pas forcément l’avenir », va devoir affronter les fantômes de son histoire ... Et ils sont nombreux : « une armée d'ombres ».
« [...] – Vous savez quoi, shérif ? Les preuves, c’est pas toujours le plus important. Y a aussi ce qu’on peut pas voir. Y a ce qu’on croit. La confiance dans la loi à cause de la justice qu’elle représente. »
Comme nul ne semble pressé d'innocenter Zeke Hathom et de dénicher le vrai coupable, les familles noires vont embaucher une enquêtrice venue de Richmond : Bennico Watts.
Ce qui ne va pas vraiment arranger la situation déjà difficile de notre shérif adjoint Will Seems qui va devoir aller chercher la vérité au cœur des marais du Snakefoot.
« [...] – Le Snakefoot ?
– On appelle ça le marais du Snakefoot. En gros, c’est le trou du cul oublié au fin fond de ce comté oublié, un endroit où cohabitent des descendants d’esclaves évadés et le pire de la misère blanche. »
♥ On aime beaucoup :
➔ Ce premier roman de Henry Wise pointe une fois de plus le pêché originel, la maladie infantile des États-Unis : cet esclavage sudiste dont découle un racisme toujours profondément ancré dans le pays.
L'approche de Henry Wise est cependant un peu différente de celle de ses collègues : Wise s'intéresse moins au racisme proprement dit qu'à la malédiction qui pèse désormais sur les habitants, blancs comme noirs, de ces états du sud, ces états qui furent à la fois traîtres et patriotiques.
En dépit de l'anachronisme, je pourrais même reprendre la prophétie du grand maître des Templiers, plutôt bien vue dans le contexte : « Soyez tous maudits jusqu'à la treizième génération de vos races ! ».
➔ Chacun des personnages est empêtré dans son passé comme dans la boue des marais de Virginie, sans pouvoir ni revenir sur ce qui a été fait, ni sur ce qui aurait dû l'être, ni même influer sur ce qui va sans doute arriver. Car c'est « que du malheur ici, dans le Snakefoot ».
« [...] C’est après moi que tu cours, ou après toi-même, pour ce que t’as fait ou que t’as pas fait ? »
➔ L'atmosphère de ce roman très sombre est donc lourde et pesante, d'autant que Henry Wise, qui est également poète à ses heures, y va de ses douloureuses envolées lyriques pour déplorer « la facilité qu’il y avait à détruire et la difficulté à faire pousser quelque chose. La justice ne pouvait remplacer les morts. Voilà ce que les gens n’avaient pas l’air de comprendre : la justice du présent ne rachetait pas les crimes du passé. »
Et cet esprit poète sait aussi faire naître de bien belles formules :
« [...] Le monde ne s’était jamais arrêté assez longtemps pour qu’il puisse y trouver sa place. » « [...] Tu sais, je commence à me demander : si Dieu a fait l’homme à son image, est-ce qu’on ne devrait pas avoir peur de Dieu lui-même ? » « [...] La plupart des femmes avaient en elles quelque chose qui rendait la divination possible, mais elles ne savaient tout simplement pas s’en servir. Il fallait un enseignement pour comprendre que c’était là, et de la sagesse pour s’en emparer, or les enseignants étaient rares et la sagesse difficile à atteindre. »
➔ Pour finir, qu'on me permette de citer l'éditeur Sonatine qui pointe exactement l'intérêt pour nous, de ces romans noirs étasuniens : « plus que toute autre, la terre du Sud cristallise ce qui fait des États-Unis un pays en crise : l’héritage colonialiste et les traces des traumatismes passés ; un fossé social et économique qui reproduit les injustices d’hier et les transmet de génération en génération ; les ravages de la violence et des drogues, autant de rappels que le rêve américain a bel et bien sombré corps et âme. »
Pour celles et ceux qui aiment le Sud. D’autres avis sur Bibliosurf et Babelio. Livre lu grâce aux éditions Sonatine (SP). Ma chronique dans les revues Benzine et ActuaLitté.
En plein hiver dans une station balnéaire de Corée (du Sud) la brève rencontre d'un dessinateur français et d'une jeune coréenne. Ambiance douce et zen pour ce très court récit d'une amourette qui n'a pas eu lieu.
L'auteure, le livre (144 pages, 2016) :
Voilà une lecture pour le moins "internationale" : Élisa Shua Dusapin est né en 1992 d'un père français et d'une mère coréenne. Elle même partage sa vie entre la Suisse et la France !
En 2016, elle publie son premier roman, un succès, Hiver à Sokcho, récompensé par le prix Régine Deforges à Limoges en 2017 et qui a été adapté au cinéma en 2024 par Koya Kamura, un réalisateur ... franco-japonais !
Film et livre sont au programme du Festival de Vernoux Roman et Cinéma 2025, ce qui motive cette année notre lecture tardive.
Le pitch et les personnages :
Un français Yan Kerrand, un normand, débarque en plein hiver dans un hôtel pas trop glamour de Sokcho, petite ville provinciale sur la côte nord-est de la Corée du Sud, tout près de la frontière avec celle du Nord. « Sokcho, une destination balnéaire. Qu’il soit prévenu, il n’y avait pas grand-chose à faire en hiver. Les clients étaient rares à cette période. »
Kerrand est un bédéaste, un dessinateur, venu chercher inspiration et décors exotiques pour de futurs albums. Il trouve que Sokcho ressemble au « monde Playmobil » et voudra visiter les montagnes du Seoraksan et la DMZ (c'est tout de même la frontière la plus infranchissable de la planète et le plus ancien "mur" de notre époque éclairée).
La réceptionniste de l'hôtel est elle-même métissée (de père français) et son visage fait se retourner ses compatriotes sur son passage. Sa mère travaille comme poissonnière au port et voudrait voir sa fille de 25 ans déjà mariée. Maman sait préparer le fugu, ce fameux poisson aux viscères toxiques, « seule poissonnière de la ville à posséder la licence qui lui permettait d’en cuisiner, ma mère en préparait chaque fois qu’elle voulait briller ».
♥ On aime :
➔ Voilà un court récit, celui d'un arrêt sur image dans cette station balnéaire déserte. Tout est comme suspendu ici : la ville de mer entre deux saisons, le français entre deux avions ou deux albums, la coréenne entre deux amours.
L'ambiance qui convient à cette très petite chronique d'une amourette qui n'a pas eu lieu.
Une carte postale, la photo d'une promenade sur une plage battue par les vents et la mer d'hiver. ➔ Une petite écriture sèche et factuelle (c'est elle qui raconte) qui laisse au lecteur tout le soin (et le plaisir) d'imaginer les sentiments au-delà des gestes.
Avec tout un tas de petites infos sur la vie coréenne, les bains, la chirurgie esthétique (« la chirurgie t’aiderait peut-être à trouver un meilleur emploi »), le froid de l'hiver, et bien entendu la cuisine, ...
En prime, quelques jolies pages sur le dessin puisque le héros est bédéaste.
Un très beau récit de souvenirs d'enfance et d'adolescence, que l'on imagine en bonne partie autobiographiques. La prose de cet auteur est aussi lumineuse que ses personnages.
L'adolescence d'un jeune d'origine marocaine, dans une petite ville non loin de la région parisienne.
Il vit avec sa mère, venue du Maroc, et sa sœur. Le père travaille au loin. Ils ont emménagé « dans le quartier Saint-Exupéry. C’était une partie de Bloignes coincée entre le chemin de fer et le canal. [...] On y avait construit tout un parc de logements sociaux. »
Avec ses amis d'enfance puis d'adolescence, il joue au foot sur la place de la mairie : ce sont « les derniers enfants de Bloignes ». Et quand on leur demande ce qu'ils feront plus tard, ils répondent qu'ils veulent « devenir "chasseurs d’été", parce qu’il n’y a que cette saison qui vaille d’être vécue. On les questionna, ils expliquèrent : un chasseur d’été est quelqu’un qui change d’hémisphère en fonction des saisons. »
♥ On aime beaucoup :
➔ C'est un récit qui a beaucoup de points communs avec celui dont Ian Manook nous a régalés il y a peu avec Le pouilleux massacreur.
Une petite ville pas trop loin de la capitale, un milieu issu de l'immigration, les clivages sociaux, la transition compliquée vers l'âge adulte, le renoncement à l'une des meilleures époques de la vie, « et toutes les époques ont une fin : celle-ci eut lieu à l’approche de l’été. »
Tout comme Manook, Soufiane Khaloua a nourri son roman de souvenirs autobiographiques, les siens ou peut-être ceux de proches ou d'amis, et si Manook évoquait les années 60, la mémoire de Soufiane Khaloua ne remonte pas si loin, à la fin des années 90 et au tout début des années 2000, le tournant du siècle.
Le souvenir d'une petite bande de jeunes dont l'innocence va se trouver bouleversée par un drame qu'ils n'ont pas vu venir, une ombre qui va les suivre longtemps, épaissir entre eux le silence et les non-dits, jusqu'à ce qu'ils parviennent à enterrer ces mauvais souvenirs comme dans une capsule temporelle.
➔ Même s'il est bien sûr question d'enfance puis d'adolescence, le ton du récit est plutôt celui du souvenir ce qui permet à l'auteur d'adopter un juste équilibre, avec la bonne distance entre la fraîcheur naïve de l'enfant et le recul de l'adulte (et l'on devine bien sûr beaucoup de vécu dans ce qui nous est raconté).
Soufiane Khaloua a « cette capacité à voir les gens », une aptitude qui enveloppe ses propos d'intelligence et de bienveillance envers tous ses personnages, les plus lumineux comme les plus tourmentés.
L'auteur est aujourd'hui professeur en région parisienne et le lecteur se dit en refermant le livre, que ses élèves ont sans doute bien de la chance ...
Pour celles et ceux qui aiment les souvenirs nostalgiques. D’autres avis sur Bibliosurf et Babelio. Livre lu grâce aux éditions Agullo (SP). Ma chronique dans les revues Benzine et ActuaLitté.
À l'image de l'Histoire russe, complexe et déconcertante, le récit de Lebedev met en scène trois âmes tourmentées, poursuivies par les fantômes du passé, dans une confrontation qui vient questionner les mystères du mal, de la science et de la morale.
Le russe Sergueï Lebedev est né en 1981: il n'a donc pas vraiment eu le temps de connaître l'URSS et grandira dans la Russie de Eltsine puis celle de Poutine.
L'écrivain-journaliste vit désormais en Allemagne mais sa formation de géologue le pousse, dans ses romans, à sonder les profondeurs de l'Histoire pour comprendre les énigmes et la brutalité du stalinisme, fondations de la Russie d'aujourd'hui. Lebedev s'est appuyé sur des archives déclassifiées d'anciens pays de l'Est (Lituanie, Ukraine, ...) ainsi que sur les mémoires de Vil Mirzayanov, un scientifique à l'origine du fameux poisonNovitchok.
Hasard des calendriers, le bouquin de Lebedev est sorti en Russie quelques mois seulement après l'empoisonnement du dissident Alexeï Navalny ... par du Novitchok.
La traduction (russe) est signée Anne-Marie Tatsis-Botton et le bouquin est ré-édité pour la rentrée littéraire en petit format chez Libretto (il était paru en 2022 chez Noir et Blanc).
Le pitch et les personnages :
« Le débutant » c'est le nom d'un poison parfait, rapide, indétectable, conçu dans les labos soviétiques les plus secrets.
À la fin de la guerre froide, son inventeur, le chimiste Kalitine, est passé à l'ouest quand l'Empire vacillait sur ses bases. Mais si le poison est intraçable, l'Histoire, elle, n'oublie jamais : vingt ans plus tard, le colonel Cherchniov est chargé d'éliminer le traître ... avec son propre poison.
Un prêtre dissident fera bientôt son apparition : Travniček. Il sera un peu la conscience des deux autres.
♥ On n'aime pas trop :
➔ La littérature russe a toujours pour nous un souffle, un rythme, un peu inhabituel, déroutant, et les personnages de Lebedev ont l'âme bien tourmentée. Leurs pensées, leurs introspections, semblent écrasées par le poids du passé, le fardeau de l'histoire. À l'image du pays peut-être.
Et le roman enfile les digressions pour laisser s'exprimer tous ces souvenirs, ces rêves même, au risque parfois d'égarer le lecteur.
➔ Le poison aurait été mis au point dans une île secrète, enclavée dans le méandre d'un fleuve, un lieu fermé digne de Kafka.
« [...] J’ai nommé cela « la création au nom du mal », dit humblement Travniček. Et même : le problème de la création au nom du mal. »
Il y a du Docteur Frankenstein dans le chimiste Kalitine : sa "créature" (le poison Le Débutant) semble lui avoir échappé après lui avoir coûté son âme et peut-être plus encore.
Ce texte résonne comme une parfaite illustration de l'aphorisme de Rabelais qui nous prévenait déjà que « science sans conscience n'est que ruine de l'âme ».
➔ La prose de Lebedev est à l'image de ses personnages torturés par leurs fantômes venus du passé : tourmentée, fiévreuse, troublée.
La lecture demande un effort certain : on navigue entre les époques, entre les passés de chaque personnage et le texte prend souvent une tournure un peu mystique que l'arrivée du prêtre va faire monter d'un cran.
Lebedev veut entraîner son lecteur dans le sillage tourmenté de ses personnages mais sans convaincre tout à fait et les amateurs d'espionnage seront sans doute désappointés car l'auteur s'intéresse moins à la traque du traître qu'à la confrontation des destinées des personnages, du passé et du présent, pour mieux explorer les thèmes du mal, de la science et de la morale.
Pour celles et ceux qui aiment la Russie. D’autres avis sur Bibliosurf et Babelio. Livre lu grâce aux éditions Libretto (SP). Ma chronique dans les revues Benzine et ActuaLitté.
Trois portraits, très parisiens, croqués juste avant la fin du monde sous les pluies radioactives : à l'heure où remontent les souvenirs, viennent les regrets et tombent les masques.
François Gagey fut diplômé de Sciences-Po puis consultant chez Deloitte avant de devenir avocat.
Combustions est son premier roman, truffé de références à la vie parisienne des beaux quartiers (où l'on apprend beaucoup de choses).
Les personnages et le pitch :
Trois amis-collègues ont délaissé les arrondissements chics de Paris pour randonner sur les sentiers côtiers du Cotentin, histoire de se recentrer comme on dit.
Pas de chance, l'EPR de Flamanville explose et empoisonne toute la région, façon Tchernobyl : les trois compères se retrouvent irradiés, isolés, confinés dans une région contaminée et désertée.
Ils ne peuvent s'échapper : « ils étaient trop irradiés, trop toxiques. Ils ne sont pas passés. »
Il y a là Paul, un banquier, un cadre de la finance parisienne qui se croit amateur d'art contemporain mais dont la famille part en sucette : le bonhomme, pas très sympathique, est en roue libre, « il était en train de tomber et la vérité d’un homme est dans sa chute ».
Il y a là Darko, un gars d'origine serbo-croate, il fut d'abord hooligan au PSG jusqu'au drame de Julien Quemener, avant de s'occuper du marketing d'une start-up de geeks et de se passionner pour les catacombes (Xavier Niel fut le parrain des cataphiles).
Le troisième larron, c'est Baptiste, collègue du banquier Paul, « jeune idéaliste apprenant le cynisme », c'est lui le narrateur, peut-être un avatar de l'auteur : il nous parlera de lui, un peu bien sûr, mais aussi de sa compagne Marine et d'une petite fille Andrea.
♥ On aime un peu :
➔ L'accident nucléaire n'est ici qu'un artifice, une astuce de scénario pour précipiter le monde et surtout les personnages vers une fin inéluctable. Une situation qui rappelle fortement celle imaginée il y a peu par Michael Mention : Combustions pourrait donc passer pour une version cool (?) du Sang Impur.
« [...] – Comment tu te sens ?
– Je ne sais pas, ça va. Il y a eu une pluie bizarre. – Comment ça une pluie bizarre ? »
Cette fin annoncée est l'occasion pour maître Gagey de nous brosser trois portraits très parisiens et quand il trempe son pinceau dans le vitriol pour brocarder les travers de la riche élite germanopratine, l'avocat parisien sait de quoi il parle !
À l'approche de la fin programmée, on réalise enfin que 'la vie' n'était peut-être pas que sexe et argent.
Alors les souvenirs remontent, les regrets se font plus vifs et les masques tombent.
Au sens propre comme au figuré puisqu'avec la desquamation due à la radioactivité, paupières et lèvres partent en lambeaux.
➔ Le premier portrait sera celui du banquier Paul, un personnage cynique et franchement antipathique : visiblement, François Gagey a quelques comptes à régler avec des amis parisiens !
« [...] Tout le monde vous craint. On vous déteste, nous le petit peuple, vous et vos amis. Surtout depuis Macron. Ne vous en faites pas. Un jour on vous coupera la tête. C’est au programme. » « [...] Il avait pris le parti de déballer ses problèmes et de s’en divertir. Il racontait au premier venu l’infidélité de sa femme, la trahison de ses enfants, son hypocondrie, ses nouvelles envies. Il était drôle, spirituel, obscène. ».
➔ Ensuite viendra Darko, le hooligan devenu cataphile. Un personnage un peu plus agréable que Paul, c'est pas difficile, dont les souvenirs et les regrets nous feront même voyager jusqu'au Brésil.
➔ La troisième partie du bouquin nous offre des visages multiples : celui de Baptiste bien sûr, troisième larron et narrateur, mais aussi celui de sa compagne Marine, une avocate pénaliste, « une vraie Parisienne de droite » avec qui il a vécu une relation complexe et enfin celui d'Andrea, la fille de Marine.
François Gagey a laissé tomber le vitriol pour ces portraits émouvants peints dans une lumière douce, juste avant qu'elle ne s'éteigne, juste avant l'effondrement du monde.
➔ On l'a noté, c'est un premier roman mais il faut saluer la fluide élégance de la plume de l'auteur (même de la part d'un avocat, cela ne coulait pas d'évidence). La prose est limpide qui fait la part belle à l'ironie, souvent féroce, mais aussi à l'humanité des personnages que l'on jurerait vivants même s'ils ne sont pas tous aimables : le moteur à combustion de François Gagey carbure à l'humain.
Pierre Chavagné c'est le nature-writing à la française sur fond de survivalisme et Abena pourrait bien être la digne fille de "La femme Paradis".
L'auteur, le livre (264 pages, mars 2025) :
On avait découvert Pierre Chavagné avec La femme paradis en 2023, une lecture marquante qui nous a incités à suivre aujourd'hui sa nouvelle héroïne : Abena.
Le pitch et les personnages :
Chavagné nous emmène en montagne sur les traces de Kofi et Abena, deux jeunes érythréens qui tentent de franchir les Alpes, poursuivis par des chasseurs de migrants : « impossible de rebrousser chemin, des hommes les pourchassent ».
À près de 3.000 mètres d'altitude ils pourraient se croire seuls, perdus au milieu de nulle part.
Il n'en est rien et les deux jeunes gens vont être pris en charge par d'autres exclus du monde, qui vivent en ermites tout là-haut.
Il y a là Jo, dite la Vieille, Rob son aveugle de mari, Caïn le taiseux et Pavel, leur plus "proche" voisin, « un ancien soldat ukrainien ou biélorusse, elle n’a jamais vraiment su. Huit heures de crapahutage et trois cols à passer, a résumé Jo. »
Ils vivent là-haut, loin d'un monde qui semble partir en sucette : il y a des bruits et des rumeurs de guerre dans le monde d'en-bas, « des événements graves sont advenus dans le pays. L’État n’existe probablement plus ».
Au plus près des sommets, des sommets qui seront toujours là bien longtemps après la fin de l'humanité, chacun apprend à « se dépouiller de ses réflexes, de ses souvenirs », à faire le « désapprentissage de la modernité ».
♥ On aime :
➔ On retrouve ici l'empreinte forte des romans noirs de Pierre Chavagné, celle qui nous avait déjà marqués dans La femme paradis : un authentique nature-writing à la française, des personnages féminins puissants, quelques envolées éco-lyriques, un zeste de survivalisme et une pincée de mystères, le tout peint sur une toile de fond où l'on peut deviner la fin de notre monde perdu.
Abena est dédié à Cormac McCarthy, un hommage que l'on devine sincère car avec Chavagné également, notre monde s'éteint et une poignée de survivants tente de fuir cette fin inéluctable... ou simplement de terminer autrement.
Et tout comme sur La route, seuls les plus jeunes seront porteurs d'un espoir de renouveau.
« [...] Que faisons-nous ici ?
Il s’absorbe dans une longue méditation et mûrit sa réponse :
– Nous nous soignons de l’humanité.
Ou bien : – Nous vivons la dernière aventure. »
➔ L'éclat de la neige et le soleil des montagnes cachent ici un roman noir bien sombre : « c'est un foutu western » nous dit même un des personnages de Chavagné dont le « but dans ce roman était de mettre en contact des gens de tous horizons qui ne se comprennent pas et n’ont pas les mêmes désirs et ambitions. La disparité et le dénuement de cette communauté permettent de mettre en relief l’absurdité de la vie ».
C'est sans doute ce qui explique pourquoi cette Abena n'a pas tout à fait la force de La femme paradis qui, elle, avait l'avantage de se focaliser sur un ou deux personnages. On pinaille.