samedi 15 novembre 2025

À l'ombre de la mort (Rudolfs Blaumanis)

[...] Tu tiendras plus longtemps que moi.


Pour prendre l'air du large après la rentrée littéraire, voici une curieuse comptine lettone qui pourrait se chanter sur la musique de "Il était un petit navire" ...

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L'auteur, le livre (104 pages, mai 2024, 1899 en VO) :

Allez, sortons un peu des sentiers battus qui mènent aux prix qu'on court, avec cette petite curiosité littéraire et culturelle : l'écrit d'un letton de Lettonie, Rudolfs Blaumanis, né en 1863 et mort jeune en 1908.
À l'ombre de la mort a été écrit en 1899 et ce n'est guère plus qu'une nouvelle de quelques pages, inspirée par un fait divers, hélas bien réel. 
Mais ce texte est devenu un grand classique de la littérature lettone et il est même enseigné dans les écoles, en grande partie pour sa portée morale.
Dans sa postface, le traducteur, Nicolas Auzanneau, établit la comparaison avec notre terrible comptine "Il était un petit navire".
Blaumanis n'a que trente-six ans quand il écrit son texte en 1899, juste avant que l'infernal chaos du XXème siècle ne se déclenche avec la Révolution russe de 1905 : la Lettonie n'est pas encore tout à fait une nation (elle est encore sous domination germano-russe) mais ce petit pays va se retrouver au carrefour des invasions soviétique, nazie puis de nouveau soviétique.
L'ouvrage est illustré de dessins à l'encre de la main de l'éditeur, Olivier Desmettre.

Le pitch et les personnages :

Une quinzaine de pêcheurs se retrouve soudain piégés sur un morceau de banquise qui se détache de la côte et commence à dériver. 
« L’immense banc de glace poursuivait sa course toujours plus loin vers le large — il y avait dessus quatorze pêcheurs et deux chevaux. [...] Tous savaient que chaque instant qui passait les éloignait non seulement de la côte, mais aussi de la vie. »
Les jours et les nuits passent lentement, les poissons de la pêche se font rares.
Qu'auriez-vous fait à leur place ? Ou mieux, qu'allez-vous faire quand viendra votre tour ?
« — Tu tiendras plus longtemps que moi. 
— Probablement. 
— Ah, si seulement tout cela n’était pas aussi lent…Ceux qui vont mourir, on mettra leur corps à la mer ?
— Probablement. 
— Alors, c’est toi qui le feras pour moi… »

♥ On aime :

 C'est la curiosité qui nous a mené sur ce banc de glace à la dérive. Curiosité pour la Lettonie et sa capitale (Riga) chargée d'histoire, fascination pour les récits de neige et de banquise, curiosité pour ce texte venu d'un lointain pays et d'une lointaine époque, ...
 Le texte est court et la prose de Blaumanis est surprenante de modernité : sèche, réaliste, elliptique. Sur ce morceau de glace, dans ce huis-clos à ciel grand ouvert, il a réuni ses personnages (qu'il disait inspirés de son entourage) pour le meilleur et pour le pire, pour mieux observer l'âme humaine face aux destins contraires.
Le récit sera celui d'une tragédie bien sûr mais nous ne sommes qu'en 1899 et tout ne semble pas encore perdu pour les contemporains de Blaumanis.
➔ Reprenons notre comptine : Je ne veux pas, pas, pas être mangé, ohé ohé ...

Pour celles et ceux qui aiment le hareng.
D’autres avis sur Babelio.
Livre lu grâce aux éditions DO (SP).
Ma chronique dans les revues Benzine et ActuaLitté.  

mercredi 12 novembre 2025

Règlement de comptes (Davide Longo)

[...] Un mort encombrant, une star disparue.


Quatrième épisode en compagnie du fameux trio d'enquêteurs piémontais imaginé par Davide Longo, la dernière star du polar italien. 
Cette lecture est une véritable gourmandise à savourer avec un verre de grappa.

❤️❤️❤️❤️❤️

L'auteur, le livre (496 pages, octobre 2025, 2022 en VO) :

Si vous n'avez pas encore découvert la nouvelle vedette du polar italien, il est encore temps de vous rattraper. Le transalpin Davide Longo est arrivé jusque chez nous l'an passé et ce Règlement de comptes est déjà le quatrième épisode des enquêtes du commissaire Arcadipane, qui est en ce moment le flic le plus savoureux de la police italienne, ex-æquo peut-être avec l'insupportable préfet Schiavone (celui d'Antonio Manzini).
Coïncidence ou non, ces deux-là officient dans le Piémont italien, même si Arcadipane habite Turin et que Schiavone y a été muté depuis les antipodes (i.e. Rome).
En VO le titre donne La vita paga il sabato parce que « La vie paie le samedi », disait souvent mon père, pour dire qu’elle finit toujours par vous présenter la note. »

Le pitch et les personnages :

C'est avec grand plaisir que l'on retrouve le fameux trio d'enquêteurs imaginé par D. Longo.
Il y a là Corso Bramard, celui qui tenait la vedette des premiers épisodes de la série mais qui se retrouve aujourd'hui poursuivi par un cancer tenace.
Et puis la jeune geek de service, percée et tatouée, Isa Mancini, un clone italien de Lisbeth Salander (une filiation assumée par l'auteur mais pas vraiment par Isa).
L'enquête est désormais menée par l'ancien disciple de Bramard, le commissaire turinois Vincenzo Arcadipane, « cinquante-cinq ans, dont l’allure d’homme quelconque ne doit tromper personne ».
Arcadipane est appelé avec son adjoint Pedrelli, « utile et inoffensif », dans un village de montagne où l'on a découvert un riche producteur de cinéma étranglé dans sa voiture en même temps que la disparition de sa célèbre épouse : « un mort encombrant, une star disparue, un village de montagne fermé comme une huître. »
« Sans compter qu’un mort et une disparue en même temps, c’est toujours le bordel. »
Arcadipane est un flic un peu bancal toujours accompagné d'un chien à trois pattes.
Un chien qu'il doit confier parfois aux bons soins d'Ariel, handicapée, qui est autant sa psychothérapeute que son amante : un personnage qui prend de plus en plus la lumière au fil des épisodes. 

♥ On aime vraiment beaucoup :

 Se plonger dans un roman de Davide Longo avec un verre de grappa (ou sans), c'est la promesse d'une savoureuse lecture. 
Jubilatoire, comme on dit trop souvent. 
L'italien prend tout son temps pour installer décor et intrigue mais quand il arrive à cloîtrer tout son petit monde dans un hôtel perdu en montagne, c'est parti pour une avalanche de dialogues à vous élargir le sourire page après page. 
Sans compter les pittoresques digressions de Vincenzo sans cesse interrompues.
Au fil de la série, les personnages ont pris de l'épaisseur, chacun avec son passé et ses failles, et désormais l'écrivain peut laisser libre cours à toutes sortes de fantaisies au gré des humeurs et des caprices de l'un ou de l'autre.
On ne peut que se délecter à la lecture de ces dialogues savoureux qui sont de véritables gourmandises littéraires.
Quand on retrouve à la même table, Bramard, Isa, Arcadipane et même Ariel, sa chérie infirme, leur rencontre fait des étincelles, le lecteur se fait alors aussi discret que l'agent Pedrelli, et franchement, ça vaut le voyage de l'autre côté des Alpes. 
Un style qui devrait certainement plaire aux fans de Fred Vargas, puisque l'on est ici dans une prose érudite, travaillée et à peine moins fantasque. 
 Malgré tout cela, l'enquête n'avance guère (le pavé fait tout de même près de 500 pages) mais tout à son plaisir, le lecteur égoïste s'en fiche éperdument. 
Bien au contraire, si cela lui permet de rester un peu plus longtemps en compagnie de ces personnages, et bien soit : que les coupables courent donc encore et que la star kidnappée croupisse plus longtemps au fond d'une cave humide !
Comme bien souvent les intrigues de Davide Longo plongent leurs racines profondes dans le passé, l'auteur et son personnage Bramard sont tous deux des érudits.
Un passé lointain quand il s'agit d'une pratique hérétique et moyen-âgeuse, la Socha, pour lutter contre la consanguinité au fond des vallées.
Un passé plus récent quand on évoque l'âge d'or du cinéma italien ou alors beaucoup plus sinistre, quand il s'agit du terrible accident du barrage du Vajont en 1963.
Quel rapport peut-il bien y avoir entre tous ces événements, si toutefois rapport il y a car l'auteur pourrait tout aussi bien nous promener dans les alpages, et d'ailleurs il nous dit que « de preuves au sens strict du terme, il n’y en a pas [...]. Autrement, cette histoire serait moins fascinante ».
« — Vous ne l’avez pas encore compris ?
— Peut-être , mais il y a tant de choses à comprendre, dans ce village. »
Il faudra bien la sagacité de l'intuition de Corso Bramard et la ténacité des questions de Vincenzo Arcadipane pour démêler la pelote emberlificotée depuis des lustres mais le lecteur a l’habitude que cet auteur « n’en fasse qu’à sa tête, qu’il garde ses cartes pour lui et ne les abatte qu’à la toute fin ».
 On adore ce Piémont italien, un pays de montagnards taiseux, des gens de peu de mots. 
Le récit est tout en ellipses, ce qui change intelligemment des polars trop explicatifs, décortiqués comme des scénarios formatés pour Hollywood.
La prose de Davide Longo est plutôt riche et même parfois recherchée. Son humour et ses effets de manche cachent de jolis textes.
Ainsi, Arcadipane est capable des plus jolis compliments même à l'endroit de son ex-femme :
« Une femme qui a survécu à toutes ces années, qui a élevé deux enfants pas superbes mais solides comme les casseroles d’autrefois, et a fini par conclure : « J’ai donné, messieurs-dames ! Et ce qui reste est pour moi ! »
[...] Elle a beau s’être un peu étoffée, aux endroits qui déjà montraient des dispositions à l’accueil, elle est toujours belle, il n’y a pas à dire. »
Mais quand une autre dame n'a pas l'heur de lui plaire, il a plutôt la dent dure :
« Une femme d’environ soixante-cinq ans, plus grande que lui d’une tête, qui a conservé un corps mince sans avoir à faire d’effort. Une histoire de gènes. Dommage que la température interne de ce corps ne dépasse sans doute pas 15 degrés – l’endroit idéal pour y stocker des salaisons : sombre, froid, sec et trop souterrain pour les souris. »

Pour celles et ceux qui aiment l'Italie.
D’autres avis sur Bibliosurf et Babelio.
Livre lu grâce aux éditions JC. Lattès - Le Masque (SP).
Ma chronique dans les revues Benzine et ActuaLitté.  

lundi 10 novembre 2025

Macbeth (Paul et Gaëtan Brizzi)

[...] Cela est accompli.


Belle adaptation en images du drame de Shakespeare. Ambition, traîtrise, ambiance médiévale et sorcières fatales ... tout est prêt pour que les forces du mal se déchaînent dans un surprenant gris crayonné, parfois rehaussé de rouge sang.

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Les auteurs, l'album (128 pages, octobre 2025) :

La BD se prête formidablement à toutes sortes d'adaptations littéraires et c'est là une belle façon de dépoussiérer quelques œuvres et de les replacer sur le dessus de la pile.
On a pu ainsi (re-)découvrir L'étranger de Camus ou La route de Cormac McCarthy, pour n'en citer que deux parmi les œuvres les plus grandes et les BD les plus récentes.
Voici donc un autre monument de la littérature transcrit en images : le Macbeth de Lord William Shakespeare.
Et ce sont deux jumeaux qui s'y collent : les frères Brizzi, Paul et Gaëtan, formés aux Arts Déco et dans les studios Disney, grands faiseurs d'adaptations diverses comme celles de Boris VianCervantès ou même Dante

Le canevas et les personnages :

Faut-il présenter Lord Macbeth ? Ce prince écossais qui fut poussé au meurtre de son roi par son épouse (Lady Macbeth), son ambition et les prophéties de quelques sorcières fatales.
Après leur forfaiture, le couple régicide va se retrouver en proie à de sinistres hallucinations et Lady Macbeth finira par mettre elle-même fin à ses jours. Quant à Lord Macbeth ... 

♥ On aime :

 Les frères Brizzi restent fidèles à la trame du récit de Shakespeare. Les paysages sombres d'Écosse, l'époque médiévale, les prédictions ésotériques des sorcières, les délires du couple Macbeth ... tout cela était fait pour les inspirer.
Je les cite : là où Shakespeare « par le biais d'une prose oratoire magnifique, exprime leurs tourments intérieurs, c'est par le dessin et la lumière que nous avons voulu le traiter et le transmettre ».
 Côté graphique, les jumeaux restent dans la suite de leur Dante ou de leur Cervantès avec ce gris crayonné, déroutant de prime abord, mais qui donne toute sa démesure dans les atmosphères lugubres des châteaux écossais. 
La verticalité des somptueuses doubles pages nous donnent l'impression de pénétrer dans une cathédrale où se déploient les hallucinations de Macbeth, rehaussées de rouge sang.
On regrette juste que le format court d'un album ne laisse que le temps de "résumer" toute la richesse d'une pièce de théâtre aussi complexe où se sont invitées les forces du mal.

Pour celles et ceux qui aiment le théâtre élisabéthain.
D’autres avis sur BD Gest, Bdthèque et Babelio.
Album lu grâce aux éditions Daniel Maghen (SP).
Ma chronique dans les revues Benzine et ActuaLitté.  

mercredi 5 novembre 2025

Rockabilly (Rodolphe et Dubois)

[...] Tu prends un flingue ou une guitare.


L'Amérique rurale et profonde, celle de Steinbeck ou de Faulkner, où il ne fait pas bon vivre mais où, dans les années 50, le rock'n roll apporte quelques lueurs d'espoir. Le "nature-writing" des Appalaches en images.

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Les auteurs, l'album (104 pages, septembre 2025) :

Au scénario, le prolixe Rodolphe (Rodolphe Daniel Jacquette) que l'on vient de croiser récemment sur Pump et qui lorgne souvent du côté de l'ouest et qui est fan de rock'n roll (il a même écrit un livre sur les artistes des années 50). 
On apprécie pas toujours ses histoires mais ici, il a parfaitement réussi son coup.
Aux pinceaux (c'est le cas de le dire, les planches sont réalisées en couleurs directes), on découvre le jurassien Christophe Dubois.
Avec l'un des personnages de cet album, les deux compères partagent une même passion : la guitare.

Le canevas et les personnages :

Dans les années 50, un petit village au pied des Appalaches : Barbie (un joli brin de fille) débarque à Hazard après avoir marié Bram, un gars du coin.
« - Hazard, c'est le trou du cul du monde ! Enfin, du monde civilisé ...
C'est nulle part, c'est chaud, c'est moche, il s'y passe jamais rien !
Dis, je peux te poser une question ?
Pourquoi t'es venue te paumer chez nous ?
- Parce que d'où je viens, c'est encore pire. »
Il y a donc à la ferme des Wayne :
  • Le mari « Bram, le bras protecteur et le sourire niais, couvant sa nouvelle acquisition façon heureux propriétaire ».
  • Hank, celui qui est venu chercher Barbie à la gare, qui gratte un peu sa guitare pour jouer « un peu de tout : Jimmie Rodgers, Hank Williams ... du rock'n roll aussi ». Bref, tout ce qui plait bien à Barbie.
  • Le père « balançant à la môme un maximum d'histoires salaces soulignées de regards lubriques ».
  • L'autre frère Eddie « faisant son numéro de beau ténébreux : oeil de velours et sourire entendu ».  
  • Et le plus jeune Zach, toujours prêt à « plonger sous la table et zyeuter sous les jupes de la belle ».
Avec la jeune Evy, mutique et sujette à des crises hystériques, vous avez là toute la famille Wayne (la mère est partie, dit-on) : selon le toubib local, « dans le coin, ils sont tous assez bizarres, mais ceux-là ont le pompon ! ».
Si on ajoute que la famille Wayne est régulièrement visitée par les gens du shérif et même les agents du FBI pour ses divers petits trafics, on pourrait penser que tous les ingrédients d'un roman bien noir sont alors réunis. Et on aurait bien raison ... 
Mais « on était ni au bout de nos surprises, ni de nos peines ! ».
Dans ce village perdu de fermiers « quand t'en peux plus, tu prends un flingue ou une guitare »
Rodolphe et Dubois ont choisi pour nous : ce sera la guitare.

♥ On aime :

 Barbie est trop jolie et Hank le beau-frère trop sympa, ...
Oui, l'histoire est plutôt simple mais cette simplicité apparente en fait ici toute sa force et sa réussite. 
Barbie et Hank deviennent vite attachants et les personnages de la famille Wayne sont suffisamment complexes pour ne pas tomber dans la caricature. 
Et puis ce refrain, cette belle idée, comme quoi la guitare, le rock'n roll, viendra peut-être vous sortir d'une bien vilaine ornière. 
Oui, la musique adoucit les mœurs et il fallait bien cette bouffée d'air frais, pour le lecteur comme pour les personnages, dans cette campagne qui suffoque sous la détresse, la chaleur et la misère.
Les Appalaches sont une région qui a inspiré le nature-writing de nombreux auteurs (Chris OffutRon Rash, ... ) : un style qu'il n'est pas fréquent de "voir" en images. 
 L'illustration de Dubois est superbe, avec de beaux contrastes de lumière, des cadrages serrés sur les visages et des vues larges sur le paysage rural.
Et puis bien sûr, il y a la sensualité de Barbie qui illumine de nombreuses cases car elle est de presque toutes les planches : un beau portrait de dame.


Pour celles et ceux qui aiment le rockabilly.
D’autres avis sur BD Gest et Babelio.
Album lu grâce aux éditions Daniel Maghen (SP).
Ma chronique dans les revues Benzine et ActuaLitté.  

lundi 3 novembre 2025

L'odeur de la sardine (Serge Raffy)

[...] Les trompettes-de-la-mort t’attendent.


Un curieux roman entre policier et histoire, qui prend la Guerre d'Algérie comme toile de fond. Un récit de souvenirs et de mémoires, un récit chargé d'amertume où planent de nombreux fantômes car cette période est celle d'une "histoire mal ficelée, mal réglée".

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L'auteur, le livre (304 pages, septembre 2025) :

Le journaliste Serge Raffy (Le Nouvel Obs, ...) connait bien les dessous de la République : il est l'auteur de plusieurs documents et romans sur nos personnalités politiques, de Defferre à Hollande.
Dans son avant-propos, il précise que L'odeur de la sardine est « un conte de faits », jolie formule pour nous dire que « la réalité est souvent bien plus extraordinaire que la fiction ».
Pour nous dire que « entre le vrai et le faux, ne cherchez pas à faire le tri. Ceci n’est donc pas un roman vrai. Seulement un vrai roman. »
Un vrai roman qui évoque la Guerre d'Algérie, une fois de plus oui, car « soixante ans après, cette tragédie pèse toujours sur les consciences » et les plaies ouvertes depuis le massacre de Sétif ne sont toujours pas toutes refermées, loin s'en faut.
Et ce n'est pas le texte récemment voté par notre Assemblée Nationale qui va me contredire ...

Le pitch et les personnages :

Charles Bayard, 85 ans, est assassiné un soir sur les quais de Seine. « Une seule balle dans la nuque. Du travail de professionnel ».
C'était un ancien officier, un « homme de l'ombre » et un « indécrottable gaulliste » à la « réputation sulfureuse, celle d’un grand flic flibustier, au parcours mêlant gloire et coups tordus. Il avait traversé toutes les présidences de la Cinquième République, en laissant toujours derrière lui un goût de mystère. Et une tonne de secrets ».
Julien Sarda, 63 ans à deux pas de la retraite, prend la tête du groupe d'investigation, une cellule des « enquêtes réservées »
L'enquête va révéler rapidement que Bayard était en relation étroite avec un journaliste, Sébastien Rochas, pour rédiger ses mémoires. 
A-t-on voulu faire taire un vieil officier devenu trop bavard parce qu'était venu le temps des remords ?

♥ On aime :

 Le roman est un curieux mélange de roman policier, d'écrit journalistique et de souvenirs historiques. 
Les amateurs d'Histoire avec un grand H seront peut-être désappointés : ce n'est pas un livre sur la Guerre d'Algérie d'où n'émergent que quelques événements et personnalités ayant marqué la mémoire des personnages du livre. 
Le journaliste Serge Raffy n'a pas écrit un document sur ces événements et renvoie d'ailleurs plusieurs fois aux grands auteurs qui ont écrit sur cette guerre, comme Benjamin Stora ou même Jacques Ferrandez (celui de la BD).
Les fans de polars seront peut-être déroutés eux aussi : le groupe d'investigation est assez pâlot, seul en émerge le personnage de Sarda et « cette enquête n’en [finit] pas de promener l’équipe Sarda dans les méandres de l’histoire coloniale ».
Ces tours et détours vont masquer une fin plutôt surprenante, inhabituelle mais bien dans le ton désenchanté du roman.
 Ce récit est plutôt un livre de souvenirs, de mémoires : les fantômes planent sur la plaine de la Mitidja, la Petite Californie, où s'installèrent dès le seizième siècle les juifs andalous fuyant l'Espagne, bien avant la colonisation française. 
Le fantôme d'un professeur progressiste, Alain Obadia, qui enseignait au lycée français de Blida et qui a rejoint, dit-on, le maquis des nationalistes algériens.
Les fantômes de l'extrême-droite et même le trésor de guerre fantôme de l'OAS. 
Le fantôme de « Jean-Jacques Susini. Fondateur de l’OAS, inspirateur de l’attentat manqué contre le Général, en 1964 »
 Entre quelques digressions érudites où l'auteur fait mine de s'égarer, le lecteur pourra apercevoir au loin les fantômes des réfugiés espagnols venus par la Cerdagne ou même celui du peintre Francisco de Goya qui cherche toujours son crâne, comme Hamlet celui de Yorick.
 Shakespeare dirait peut-être qu'il y a quelque chose de pourri au royaume de Méditerranée où l'atmosphère est sombre et les souvenirs chargés d'amertume : « l'affaire Bayard nous plonge dans un bain saumâtre, dans une histoire mal ficelée, mal réglée .»
Serge Raffy appuie là où ça fait mal et regrette que notre pays ait manqué l'occasion « d’une grande réconciliation fraternelle entre les deux nations » comme ce fut le cas après d'autres conflits par exemple.
Il pointe l'incapacité de notre pays à intégrer cette "salle guerre" à son histoire. 
Pour beaucoup, « il fallait oublier, passer à autre chose. [...] Tous prétendaient que, soixante ans après, il y avait prescription, que la page avait été tournée », mais ils se trompent lourdement car « une nation est un être vivant dont le passé est une richesse, même quand ce passé vous embrume l’âme et vous déchire. Le refouler était la pire des erreurs. »
Et notre actualité législative semble bien, hélas, donner raison à Serge Raffy ...

Pour celles et ceux qui aiment l'Histoire.
D’autres avis sur Bibliosurf et Babelio.
Livre lu grâce aux éditions Fayard et Netgalley (SP).
Ma chronique dans les revues Benzine et ActuaLitté.  

vendredi 31 octobre 2025

Gangnam (Ian Manook)

[...] L'enlèvement c'est un sport national.


Ian Manook met le cap vers le pays du matin calme pour une nouvelle série policière avec l'inspecteur Gangnam. La balade est aussi réjouissante que dépaysante. Coup de cœur pour ce divertissement aux personnages attachants, truffé d'humour et parcouru d'instants de grâce.

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L'auteur, le livre (448 pages, octobre 2025) :

On connait bien ici Ian Manook cet écrivain-voyageur, auteur de thrillers dits "ethniques", qui nous balade depuis une dizaine d'années vers diverses contrées exotiques, depuis la Mongolie de son Yeruldelgger jusqu'à son plus récent Krummavisur islandais.
Ian Manook c'est l'un des multiples visages de Patrick Manoukian, journaliste au bonnet de Commandant Cousteau (il écrit également sous le pseudo de Roy Braverman pour des trucs plus américains).
Cette fois il nous emmène dans un voyage en Corée avec ce qui pourrait bien être une nouvelle série, celle des enquêtes de l'inspecteur Gangnam.
Gangnam c'est un quartier chic de Séoul, devenu célèbre grâce à la fameuse chanson Gangnam Style, « succès planétaire du rappeur Psy »

Le pitch et les personnages :

Manook s'y entend pour nous dessiner des personnages amusants, intéressants mais surtout très attachants.
Par ordre d'apparition à l'écran (car c'est du grand cinéma) : 
  • Verneuil, touriste français, un flic retraité qui écrit désormais des romans policiers, un joli prétexte pour truffer le récit de pointes d'humour d'écrivain. « Il a l'air sympa mais c'est un écrivain, ces types-là sont biscornus de la tête, surtout les auteurs de polar ».
  • Mado : sa femme qui vient de se faire enlever par des voyous coréens car là-bas « l'enlèvement c'est presque un sport national » pour les mafieux avides d'une belle rançon.
  • Lee Min-ho dit Gangnam : un flic en rupture de ban à l'histoire mouvementée, un « homme tranquille et fatigué », c'est lui qui va aider Verneuil à retrouver son épouse mais il est affligé du même patronyme que le très célèbre acteur Lee Min-ho d'où une belle série de running-gags de la part de ses compatriotes
  • Chin-sun : une jeune fliquette surdouée aux allures d'Hello Kitty qui va être chargée de l'enquête officielle.
Heureusement pour Verneuil et le lecteur, Gangnam parle français :
« - J'ai été marié à une française, Gabrielle. Elle était de La Rochelle. J'ai appris avec elle. Pendant cinq ans. Cinq ans, trois mois et quatre jours, pour être précis. Elle est partie il y a deux ans avec un Chinois. Et de Taïwan en plus ! Vous croyez ça, vous ? »
Quant à Chin-sun, elle arrive toujours « fringuée façon manga ».
« - C'est vraiment elle qui va s'occuper de nous ?
Verneuil lui donne dix-huit ans. Cheveux courts à la garçonne, une frange en travers du front, jeans moulants et baskets blanches, rubans porte-bonheur à un poignet, montre Samsung Galaxy connectée à l'autre, Park Chin-sun est une gamine. La plus jeune recrue du commissariat à n'en pas douter. Une stagiaire peut-être bien. 
[...] Difficile de croire , dans son sweat-shirt fluo floqué d'une tête de dinosaure orange et joufflu, débarquant d'une Fiat 500 jaune poussin, qu'elle est l'inspectrice chargée d'enquête de la police de Séoul ».
C'est en compagnie de cet équipage improbable, « un ex-flic ripou et une fliquette déguisée en cosplay », que nous allons essayer de sauver Mado de la pègre coréenne.

♥ On aime vraiment beaucoup :

 Manook n'est bien sûr pas plus coréen que vous ou moi mais il s'y entend pour nous composer une ambiance vraiment dépaysante, certes pleine de cartes postales et de clichés stéréotypés, mais tout cela est aussi très étayé et soigneusement documenté. 
Même ses mafieux, ses dragons de papier, sont un hommage aux films coréens hyper-violents que l'on apprécie tant !
On apprendra donc plein de choses sur Séoul et la socio-culture coréenne.
De la météo à l'urbanisation, avec passage obligé par le rayon cuisine, le lecteur va découvrir la Corée du Sud sans quitter le confort de son chez soi.
Un pays où l'on peut s'organiser de fausses funérailles dans un vrai cercueil, histoire de mieux apprécier la vie ensuite (à essayer sûrement ?) ou même se condamner soi-même à être enfermé dans une fausse prison pendant quelques jours pour se recentrer et se retrouver.
Et puis cette manie de s'asperger d'eau dans les salles de bain : « cette façon de s'envoyer des brassées d'eau au visage et sur le torse, depuis les robinet ouvert en grand ». « Ce pays, expliquait alors Gangnam, a reçu son bonheur de l'eau et des montagnes ».
Et l'auteur n'oublie pas de nous rappeler que ce pays coupé en deux a connu des matins pas si calmes pendant la dictature des années 60-70.
 L'intrigue va également nous immerger dans l'univers de cette fameuse K-Pop (Korean pop), un mastodonte de l'industrie du spectacle qui génère ou blanchit des milliards et qui a submergé les palmarès mondiaux, tout comme les voitures ou les machines à laver coréennes ont conquis nos foyers. 
Fort heureusement on n'est pas obligé d'actualiser sa play-liste mais il faut découvrir ce milieu étonnant.
 La prose de Manook est toujours un délice : c'est fluide, divertissant, plaisant, truffé d'un humour subtil, et cette exploration du Pays des matins pas si calmes est un véritable festival et, thriller coréen oblige, les services du procureur vont tout de même dénombrer près de trois cent victimes avant la dernière page.
« Comment tout cela est-il possible ? Comment un tel enchaînement a-t-il pu conduire à un tel drame ? »
Si côté polar on savoure avec grand plaisir cet agréable et dépaysant divertissement, le coup de cœur va venir de notre attachement aux personnages soigneusement dessinés (on n'a pas tout dit sur le passé de Chin-sun ou celui de Gangnam) et surtout des surprenants moments de poésie, véritables instants de grâce, que l'auteur arrive à glisser dans son intrigue trépidante.
Comme cette interrogatoire en traduction simultanée sur les paroles de Mistral Gagnant, la chanson de Renaud (savoureux !).
Ou encore les instants passés sur l'île de Jeju en compagnie des haenyo, ces plongeuses en apnée d'une coopérative matriarcale de pêcheuses de fruits de mer. Ces coréennes sont l'équivalent des ama japonaises que l'on avait découvert récemment avec le photographe Uraguchi Kusukazu.

Le livre refermé, on se rend compte qu'un peu de nous est resté en Corée : de quoi nous donner l'envie d'aller faire un tour à Séoul en attendant la suite des aventures de Gangnam ...

Pour celles et ceux qui aiment le pays du matin calme.
D’autres avis sur Bibliosurf et Babelio.
Livre lu grâce aux éditions Flammarion (SP).
Ma chronique dans les revues Benzine et ActuaLitté.  

mercredi 29 octobre 2025

Un jour, ça finira mal (Valentin Gendrot)

[...] Les signaux faibles du drame.


En 2021, Jérôme a tué Magali à coups de batte de base-ball.
Le meurtrier se suicidera avant son procès et c'est Valentin Gendrot qui va nous faire le récit (incroyable) de l'histoire vraie de son cousin Jérôme.

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L'auteur, le livre (320 pages, septembre 2025) :

Le journaliste Valentin Gendrot cède à son tour aux sirènes de la mouvance littéraire française d'aujourd'hui qui veut qu'un bon auteur écrive sur sa vie, sa mère, son père, sa famille.
Mais après la lecture de son récit, il y aura largement de quoi lui pardonner d'avoir écrit sur son cousin : Un jour, ça finira mal est sous-titré Jérôme a tué Magali car il faut bien appeler un chat, un chat et un féminicide, un meurtre.

Le pitch et les personnages :

Ce n'est pas vraiment un pitch ni même un résumé, plutôt une brève d'actualités [clic] ...
En février 2021 près de Rennes, Magali Blandin, mère de quatre enfants, est tuée à coups de batte de base-ball par son mari Jérôme Gaillard, parce qu’elle l’avait quitté.
Jusque là ..., mais c'est pas tout.
Les parents de Jérôme, Jean et Monique, avaient prêté une belle somme d'argent à leur fils pour acheter les services d'un petit gang de géorgiens. Les voyous sont partis avec le fric et le pauvre Jérôme a dû s'occuper lui-même de Magali.
Jusque là ..., mais c'est toujours pas fini.
Jérôme va se suicider en prison avant son procès.
Ses parents, inculpés comme complices, vont également se suicider rapidement. Il n'y aura donc pas de procès.
Et si ça ne vous suffit toujours pas, sachez également que Franck, le frère de Jérôme, second fils de Jean et Monique, s'était suicidé lui aussi quelques années auparavant : poussé à bout parce que sa chérie le quittait (faut dire qu'il la cognait un peu aussi).
De la famille Gaillard, deux parents, deux frères, il ne reste donc plus personne.
Si c'est pas une famille dysfonctionnelle ça !
S'il ne s'agissait pas d'une histoire 100% vraie, on aurait pu se dire que Valentin Gendrot poussait vraiment le bouchon un peu loin et en faisait un peu trop.
Son éditeur avait même quelques appréhensions : « Éviter les additions d’horreurs, un conseil de mon éditrice. Je le note, promets d’essayer. »
Mais non, les faits, rien que les faits : Monique était la sœur de son père, Franck et Jérôme ses cousins, l'écrivain se contente de raconter l'histoire d'une branche de sa famille, « la branche pourrie de [son] arbre généalogique. » 
« Mon grand- père cognait ma grand- mère. Jean cognait Monique. Franck cognait sa femme. Jérôme a tué Magali.
[...] Une longue liste de violences conjugales, un terme souvent mal choisi car il devient impossible d’en connaître l’auteur et la victime. Ici , le schéma se répétera, encore et encore, et toujours dans le même sens.
[...] Je suis le cousin de l’assassin. Je suis le neveu des complices. »

♥ On aime mais c'est rude :

 On peut supposer que Valentin Gendrot a longtemps hésité avant de se lancer dans ce récit.
« Je pose une question. Pourquoi écrire sur ce sujet ? Et mes réponses, courtes, de s’enchaîner. Pour la gravité des faits. Pour raconter ce monde que beaucoup croient enfoui. Parce que l’histoire familiale est dingue. Pour documenter les raisons d’un féminicide. Ce qui pousse un homme à tuer sa femme, à y entraîner ses parents. »
Le journaliste documente ici un monde rural qu'il connait bien « pour l’avoir souvent subi. [...] Les idéaux de la propriété : la femme, la terre, la maison. »
Le messager se doit de porter la parole, raconter « l'histoire de ces coupables qui ne seront jamais jugés, de ce clan ».
Et puis en filigrane, tenter de répondre à cette puissante question : « celle de ne pas avoir décelé les signaux faibles du drame », de ne pas avoir imaginé, ou du moins pas assez clairement, que « un jour ça finira mal ».
 Autant vous prévenir, Valentin Gendrot ne fait vraiment aucun effort pour rendre son histoire attrayante ou la lecture agréable. Aucun effort car « nous ne sommes pas dans un polar, où la vérité, rien que la vérité, éclate à la fin du texte ».
Les faits rien que les faits, bruts, sidérants, d'une horreur indicible à vous en faire lâcher le bouquin.
L'homme insondable, masculinité toxique, instinct de propriété, à vous faire désespérer du genre humain.
Voilà une lecture absolument nécessaire mais particulièrement éprouvante : Magali fut la « vingt-troisième victime de féminicide de l’année 2021 ».

Pour celles et ceux qui aiment comprendre.
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Livre lu grâce aux éditions Stock (SP).
Ma chronique dans les revues Benzine et ActuaLitté.  

lundi 27 octobre 2025

Opium Lady (Laurent Guillaume)

[...] Glamour, exotisme et aventures.


La suite des aventures indochinoises de la reporter Elizabeth Cole, une Bob Morane au féminin. Un récit fait de glamour, d'exotisme et d'aventures, qui nous ramène aux origines des trafics d'opium des armées coloniales dans les années 50.

❤️❤️❤️❤️🤍

L'auteur, le livre (304 pages, 2025) :

Laurent Guillaume nous avait régalé en 2024 avec Dames de guerre : Saïgon, une histoire captivante au cœur d'une grande Histoire passionnante, celle de l'Indochine des années 50, un sympathique roman d'aventures et un joli portrait de dame.
Voici le second épisode que l'on attendait avec impatience, Dames de guerre : Opium lady, un épisode un peu moins espionnage et un peu plus aventures que le précédent, et tout aussi passionnant.

Le pitch et les personnages :

Cet épisode peut se lire seul, mais ce serait se priver du plaisir de retrouver en Indochine la journaliste-photographe de Life, Elizabeth Cole, celle qui a troqué ses escarpins contre des rangers, et le capitaine français Louis Bremond, ce militaire en rupture de ban. 
Les mercenaires de la CIA sont toujours présents bien sûr puisqu'on annonce la chute imminente de Diên Biên Phu.
On retrouve également Olive Yang, la princesse de l'opium, une tycoon, une redoutable femme d'affaires et cheffe de guerre, et c'est avec elle qu'Elizabeth va se rendre dans le nord du pays aujourd'hui en Birmanie, non loin de la frontière chinoise avec le Yunnan.
« Olive portait son battledress, avec ses pistolets Browning HP 35.
  - On part pour la guerre ? demanda Elizabeth, dont le seul armement était le Zeiss Ikon Contax et le Leica Type III.
Le Népalais sourit et Olive la dévisagea.
-  Ici, le simple fait de voyager est une aventure périlleuse, dit-elle. »
Elizabeth et Olive sont en route pour Mogok et la vallée des rubis, « une ville de légende qui faisait briller les yeux des globe-trotters, des aventuriers et autres bourlingueurs de tout poil ».
Elizabeth Cole pourrait bien être la sœur cadette de Bob Morane et l'on va même croiser quelques dacoïts, ceux qui nous faisaient frémir quand on lisait, gamin, les petits bouquins d'Henri Vernes.
Le lecteur a peut-être juste oublié qu'à la fin de l'épisode précédent l'intrépide Elizabeth était ... enceinte !

♥ On aime :

 Tout comme les rubis de la vallée de Mogok, ce bouquin est « synonyme de glamour, exotisme et aventures ».
Il y a le glamour de cette chère Elizabeth, d'autant qu'ici elle fréquente de près (!) l'énigmatique princesse de l'opium, il y a le double exotisme et de l'Indochine et des années 50, et bien sûr une série d'aventures sur la piste de l'opium, dans la vallée des rubis, tout cela sur fond de guerres indochinoises.
« - Au début, l'opium était le nerf de la guerre, une sorte de mal nécessaire. Après tout, même les gentils doivent se donner les moyens de gagner, alors, s'il faut en passer par là. [...] Et puis, avec le temps, l'opium est devenu le but ultime et inavoué. Il génère tellement d'argent ... Et l'argent, il n'y a que ça. Nous nous sommes bâtis dessus, plus que sur des idéaux de démocratie et de liberté qui finissent toujours par passer en second. »
Elizabeth et Olive nous emmène dans le Kokang, tout près de la frontière chinoise, « dans cette région perdue entre Birmanie, Laos et Siam, que certains appellent "le Triangle d'or" » une région encore disputée de nos jours entre Birmans et Chinois car « souvent, il s'agissait, d'un côté comme de l'autre, des mêmes familles, de parents, de cousins, de frères et de sœurs, que le crayon hasardeux d'un géographe et le drapeau des diplomates avaient séparés d'autorité. »
 On aime bien aussi la construction du roman qui alterne les chapitres : ceux des années 50 avec les aventures d'Elizabeth et de ses compagnons et ceux des années 30-40 où Olive Yang raconte sa vie à la journaliste.
« La princesse se tourna vers la journaliste et lança, avec une telle intensité dans ses yeux d'onyx qu'ils flamboyèrent :
- Je veux vous confier ma vie et mes secrets parce que le destin n'a rien d'autre à m'offrir qu'une vie courte et une fin tragique, violente.
Elle soupira et ses doigts longs et effilés tapotèrent sa lèvre basse ourlée et purpurine. Son regard était vague désormais, comme exilé. 
- Je suis la porteuse de malédiction, dit-elle à voix basse. »
C'est d'autant plus intéressant que Laurent Guillaume nous révèle dans une postface que la princesse de l'opium, Olive Yang, a réellement existé [clic] : même si bien sûr son histoire est ici romancée, elle s'appuie donc sur un fond de vérité historique.
 Autre histoire vraie, celle de l'opération Paper qui est évoquée dans ce récit : c'est celle de la CIA étasunienne qui a pris la suite de l'opération X des français (et la French Connection) qui fournissait la trame du roman précédent.
Ces trafics destinés à financer des guerres coloniales impopulaires pour les contribuables, préfigurent ce que seront désormais les dessous des conflits coloniaux (pavot afghan, narcos sud-américains, ...).
 Enfin, dernière mise en appétit avancée dans la postface : une adaptation de ces aventures indochinoises en série tv pourrait bien voir le jour prochainement grâce à Alex Berger, le producteur du fameux Bureau des Légendes !

Pour celles et ceux qui aiment les femmes intrépides.
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Livre lu grâce aux éditions Robert Laffont et Babelio Masse Critique (SP).
Ma chronique dans les revues Benzine et ActuaLitté.  

mercredi 22 octobre 2025

Le roi des cendres (Shawn Cosby)

[...] La chute de la maison Carruthers.


Après "Le sang des innocents", Shawn Cosby déçoit quelque peu avec ce récit violent jusqu'à l’écœurement auquel il manque une trame un peu plus solide et un message un peu moins simpliste que "notre monde, régi par le fric et la violence, court à sa perte".

❤️❤️🤍🤍🤍

L'auteur, le livre (544 pages, octobre 2025, VO 2025) :

Début 2024, on avait découvert l'écrivain afro-américain Shawn Andre Cosby avec un excellent roman noir : Le sang des innocents, le troisième qui était paru en français.
Le revoici en 2025 avec Le roi des cendres, traduit de l’anglais (États-Unis) par Pierre Szczeciner.

Le pitch et les personnages :

Il y a là Roman Carruthers qui « se faisait un nom parmi la bourgeoisie d’Atlanta – le nouveau paradis des Afro-Américains », il brasse de l'argent, beaucoup d'argent, de l'argent sale qu'il blanchit, de l'argent lavé qu'il multiplie. Il est caïman riche.
Son père est accidenté : Roman doit quitter Atlanta et retrouver les siens à Jefferson Run près de Richmond en Virginie, sa sœur Neveah et son frère Dante.
Leur père est à l'hôpital. C'est lui Le roi des cendres : il gérait une entreprise funéraire d'incinération, un crématorium qu'il avait bâti avec son épouse. Tous deux étaient partis de rien et avaient élevé leurs enfants pour les sortir de l'ornière, de la pauvreté d'une petite ville US sinistrée.
La mère, Bonita, a disparu il y a longtemps, assez mystérieusement.
« En dépit des années, la disparition de Bonita Carruthers restait le fait divers le plus tristement célèbre de Jefferson Run.
[...] Ma mère a disparu quand j’avais seize ans. Personne ne l’a jamais revue. Les habitants du coin sont convaincus que c’est notre père qui l’a tuée – après tout, il possède un crématorium, alors pourquoi ne s’en serait-il pas servi pour faire disparaître la femme qui le trompait ? 
Ça fait vingt ans, maintenant, mais les gens continuent de nous demander de but en blanc si notre père a assassiné notre mère.
[.. ] Ce n’étaient pourtant pas les sujets de conversation qui manquaient. Mais pour les habitants de Jefferson Run, aucun n’égalait la disparition de Bonita Carruthers, soupçonnée d’avoir été assassinée par son mari. »
Roman débarque à Jefferson Run en plein merdier : son jeune frère Dante venait de se mettre en tête de devenir apprenti dealer et s'est attiré les foudres des vrais durs du coin, le gang des BBB, les Black Baron Boys.
Entre la disparition inexpliquée de la mère, l'hospitalisation du père, la violence des gangs, les bêtises de l'un et le fric de l'autre, ... il y a là de quoi dérouler un roman bien noir où l'on sait que les plus mauvaises décisions vont entraîner les plus funestes actions.
Roman, animé des meilleures intentions, court droit vers l'enfer.
« Je vais tout arranger , Nev, murmura-t-il. Je te le promets. Je vais tout arranger. »
Le moment est-il venu de « la chute de la maison Carruthers »

♥ On aime un peu :

 Shawn Cosby délaisse le thème du racisme qui forgeait l'armature solide de son précédent roman (Le sang des innocents) : cette fois nous voici entre blacks, la famille Carruthers est noire, le gang des BBB est afro-américain.
De l'écrivain réputé comme celui de la violence et de la colère, il ne reste plus que la violence.
Une violence omniprésente, où l'on s'y fait brûler vif, exploser et trucider de moult façons, bouffer par les chiens, jusqu'à l’écœurement.
« – Tu trouves pas que ça fait beaucoup, là ?
– Si, si. Beaucoup d’alcool, beaucoup de drogue, beaucoup de morts autour de nous. Tu as raison, ça fait beaucoup. »
 Et puis on a un petit peu de mal à croire au personnage de Roman : le gars super malin, super friqué qui manipule tout le monde, qui ment comme il respire (même à ses frère et sœur), et qui, ça tombe vraiment trop bien, reçoit l'aide d'un super pote façon Chuck Norris, capable de le sortir à coups d'explosifs des pires situations.
L'engrenage est trop diabolique et trop violent pour nous convaincre. L'intrigue familiale est cousue d'un fil un peu trop blanc. Le lecteur regarde tout cela partir en vrille avec beaucoup de curiosité, un peu d'intérêt mais pas mal de détachement.
 Alors bien sûr S. A. Cosby écrit bien, il sait toujours trouver de bonnes formules pour nous épater mais cette fois-ci, écœuré par la violence de son récit, on se demande bien quel est le message qu'il a voulu nous faire passer ?
Ce monde serait donc gangrené par le fric et la violence, ce monde serait en train de courir à sa perte ? 
Oui, certes, mais c'est un peu court tout de même, Mr. Cosby, vous nous aviez habitués à beaucoup mieux.
« La forêt patientait. Elle attendait sûrement que les hommes appuient sur le gros bouton rouge ou fassent tomber l’éprouvette qui signerait la fin de leur existence, afin de pouvoir enfin se réapproprier le terrain, le ciel et la nuit. »

Pour celles et ceux qui aiment menottes et martinet.
D’autres avis sur Bibliosurf et Babelio.
Livre lu grâce aux éditions Sonatine (SP).
Ma chronique dans la revue ActuaLitté.  

lundi 20 octobre 2025

White City (Dominic Nolan)

[...] Dave Lander ne dormait jamais.


Ce roman noir est une véritable fresque historique sur le Londres des années 50. Une ville qui se remet à grand peine des bombardements du Blitz et qui attire déjà les premières vagues migratoires. Le roman s'ouvre en 1952 sur l'un des plus grands braquages de l'histoire britannique et se termine avec les émeutes raciales de 1958.

❤️❤️❤️❤️🤍

L'auteur, le livre (464 pages, octobre 2025) :

Le britannique Dominic Nolan s'était déjà fait remarquer avec Vine Street (publié en français en 2024 mais pas lu ici), un polar qui emmenait le lecteur sur les traces d'un tueur en série dans le Londres des années 30 puis 40.
Le revoici cette année avec White City, un roman noir qui part d'un fait divers célèbre outre-Manche : le 21 mai 1952, un fourgon de la Poste britannique est intercepté par sept hommes à bord de deux voitures. 
Il s’agit, à l’époque, du plus grand braquage de l’histoire britannique ; il le restera jusqu’à la fameuse attaque du train postal Glasgow-Londres. Le butin ne fut jamais récupéré et les brigands ne furent jamais inquiétés.
La traduction de l'anglais est signée David Fauquemberg que l'on connait également pour ses romans

Le pitch et les personnages :

Le personnage principal est Dave Lander, un flic qui est infiltré 'sous couverture' dans un gang des mauvais quartiers londoniens tenus par Teddy 'Mother' Nunn, lieutenant principal du parrain Billy Hill. Une position très inconfortable pour un boulot ambigu et sous très haute tension.
« Perché depuis six ans sur le fil du rasoir entre flics et gangsters, Lander ne voyait plus guère de différence entre les deux. Peu lui importait dans quel camp les gens croyaient qu’il était – à ceci près que si l’un de ces deux camps venait à penser qu’il appartenait à l’autre, cela importerait au plus haut point. Dave Lander ne dormait jamais.
[...] Lander se demanda, pas pour la première fois, s’il était vraiment en sécurité à naviguer ainsi entre deux mondes, et si l’un de ces deux mondes l’aiderait, le moment venu, quand quelqu’un déciderait de le renvoyer, lui, là d’où il venait.
[...] Peu à peu, les choses avaient dégénéré, jusqu’à devenir incontrôlables. Vous volez quelques trucs ici, tabassez quelques personnes là. Et sans vous en rendre compte, vous voilà devenu plus gangster que flic.
[...] Les dimensions de son existence se réduisaient à vue d’œil : il vivait chaque instant en s’attendant à voir surgir un tueur à gages au coin de la rue. Chaque voiture dans laquelle il montait pouvait être celle dont il ne redescendrait jamais. »
Dans le bouquin, Dave Lander est à bord de l'une des deux voitures du fameux braquage qui ouvre le roman.
En parallèle, on va suivre une adolescente Adlyn 'Addie' Rowe, sa sœur Nees, leur mère Stevie.
Le père, Reggie Rowe, était le postier complice du gang, la taupe qui avait rencardé les braqueurs : on ne le reverra plus.

♥ On aime 

 Comme dans son précédent roman, Dominic Nolan n'hésite pas à dérouler une intrigue sur plusieurs années : nous allons découvrir le Londres d'après-guerre, ses rues bombardées, ses immeubles en ruine, ses terrains devenus vagues. Une ville meurtrie par le Blitz qui se prépare à de grandes transformations, ce qui aiguise tous les appétits.
« La ville était pleine d’endroits de ce genre. De petites zones d’anéantissement où des bâtiments s’étaient écroulés et personne n’avait eu les moyens ou le cœur de les remplacer.
[...] Même si personne ne pensait plus trop à la guerre, ses cicatrices étaient partout.
[...] Les architectes du London City Council ont d’ambitieux projets. La moitié de la ville a déjà été rasée par la guerre, l’autre moitié ne demande qu’à l’être. De nouveaux boulevards plus larges menant jusqu’au cœur de la ville, adaptés à l’ère de l’automobile. »
 Dans ce Londres délaissé par la middle-class, débarque une vague d'immigration venue de Jamaïque et de Trinidad avec son calypso. Le père de la jeune Adlyn vient de ces colonies britanniques et la famille vit pauvrement dans « une petite ruelle près des docks, une « rue domino » comme on disait, où familles blanches et noires vivaient côte à côte. »
Mais l'extrême droite et les gangs de Teddy Boys n'écoutent pas la même musique et si les premières pages s'ouvraient en mai 1952, l'intrigue va courir jusqu'aux émeutes raciales de 1958 pour nous faire découvrir tout un pan méconnu de l'histoire londonienne et britannique.
 Adossé à tout ce 'background' historique, Dominic Nolan déploie sur près de cinq cent pages une fresque passionnante qui offre de multiples niveaux de lecture : les portraits de multiples personnages complexes et fouillés, l'urbanisation et ses trafics, l'immigration et le racisme, le suspense d'une captivante histoire de gangsters et même la chaleur humaine et les difficultés des familles de ce petit peuple londonien qui habitait des quartiers comme l'ancien Notting Hill, bien avant que Hugh Grant ait le coup de foudre pour Julia Roberts.

Pour celles et ceux qui aiment Londres.
D’autres avis sur Bibliosurf et Babelio.
Livre lu grâce aux éditions Payot Rivages Noir (SP).
Ma chronique dans les revues Benzine et ActuaLitté.  

mercredi 15 octobre 2025

Les alexandrines (Marjan Tomsic)

[...] Pourquoi s’était-elle mise en route ?


Le récit, au ton un peu désuet, de ces femmes slovènes qui acceptèrent de partir au début du siècle dernier pour Alexandrie ou Le Caire. Quelques années d'un difficile exil pour gagner quelques sous et permettre de sauver la ferme, les champs, la famille qui croule sous les dettes.

❤️❤️🤍🤍🤍

L'auteur, le livre (416 pages, septembre 2025) :

Le slovène Marjan Tomšič (récemment décédé) est né en 1939 : il avait pratiquement l'âge des enfants de l'une de ces Alexandrines dont il retrace le parcours dans son livre.
Les Alexandrines est son premier roman traduit en français (par Andrée Lück Gaye).
Une histoire d'exil au-delà des mers qui est comme un écho douloureux à celle de l'australienne Jojo Moyes (Les fiancées du Pacifique) ou celle de la japonaise Julie Otsuka (Certaines n'avaient jamais vu la mer).

Le pitch et les personnages :

Elles sont trois. Trois femmes venues de Gorica, au fin fond agricole de la Slovénie, qui était à l'époque (vers 1930) sous le joug fasciste italien avant d'intégrer la future ex-Yougoslavie. 
Trois goriciennes parmi une multitude d'autres femmes slovènes qui acceptèrent de partir au début du siècle dernier pour l'Égypte, pour Alexandrie ou Le Caire.
Quelques années d'un difficile et douloureux exil pour gagner quelque argent et permettre de sauver la ferme, les champs, la famille : là-bas au pays, de l'autre côté de la Méditerranée, le paysan croule sous les dettes.
« Tu iras à Alexandrie car il n’y a pas d’autre solution . La seule qui peut nous sauver, c’est toi. Tu travailleras comme nourrice jusqu’à ce qu’on ait réglé nos dettes. Si on ne rembourse pas cet emprunt, on se retrouvera tous sur le pavé.
[...] Pourquoi s’était-elle mise en route ? Par quelle fatalité se retrouvait-elle sur un paquebot qui l’emportait loin de son fils, de son nourrisson ? Loin de son village, de son mari, de sa mère et de son père, de tous les siens. Que lui arrivait-il, quel rêve atroce faisait-elle, quel cauchemar ? »
Ces Alexandrines, seront donc nourrice, femme de ménage, domestique, dame de compagnie, chez de riches européens, anglais, français, ou chez de puissants commerçants, turcs, grecs, arabes, ...
Elles laissent derrière elles leur village, un mari ou un fiancé, leurs enfants, leur langue, les futures nourrices abandonnent leur bébé, car « dans tout Alexandrie et Le Caire, et aussi ailleurs, les Slovènes étaient depuis longtemps extrêmement recherchées et respectées. Elles avaient la réputation d’être travailleuses, honnêtes et fidèles. »
Nous allons suivre le parcours de la très pieuse Merica, la très jeune et très belle Vanda et d'Ana, la débrouillarde.
Toujours travailleuses, souvent belles, les tentations (et les dangers) ne vont pas manquer dans une Alexandrie cosmopolite où elles vont côtoyer de riches anglais ou français, des arabes ou grecs influents.
Pour certaines d'entre elles, viendra ensuite le temps du retour, tout aussi difficile, « un retour long et pénible [...] plein de silence, de soupçons et d’humiliations et de vexations qu’il vaut mieux ne pas raconter ».

♥ On aime 

 Au premier abord, le style de Marjan Tomšič va sembler déroutant, même s'il n'écrit pas en alexandrins !
Le ton est un peu suranné, démodé, et les émois amoureux de la jeune Vanda ou de la pieuse Merica paraissent quelque peu vieillots : « il y avait en effet beaucoup de cas d’amourettes entre une Slovène et un homme qui avait une autre religion, par exemple orthodoxe, musulman ou protestant et, parfois aussi, une autre couleur de peau. »
Le récit date d'une époque révolue et ne s'accorde plus trop avec nos grilles de lecture d'aujourd'hui.
Mais notre intérêt pour le destin de ces femmes, notre curiosité pour cette Alexandrie en pleine mutation après l'ouverture du Canal de Suez, vont faire que cette histoire captivante ne va plus nous lâcher. 
 Et puis bientôt le lecteur comprend que Marjan Tomšič ne se contente pas de suivre le parcours de ses trois héroïnes. Ces femmes et leurs consœurs ont de nombreuses occasions (comme le dimanche à la messe chez les Sœurs !) de partager leurs peines souvent, leurs joies parfois, leur nostalgie du pays et le souvenir de leurs familles. Ces discussions sont alors le prétexte à se raconter le destin de Marija, Katica, Ančka, Olga, ... 
Et ce sont bien des dizaines d'Alexandrines que nous allons côtoyer au fil des pages.
« Katica n’était pas la seule qui vivait ses vieux jours à Alexandrie, faute de pouvoir rentrer chez elle.
[...] Elle trima, trima, et envoya sagement son argent à sa famille. Des décennies passèrent et quand elle voulut rentrer chez elle, il lui arriva ce qui était arrivé à bien d’autres. Pour elle, au pays, il n’y avait plus ni chambre ni pain. »
Un récit qui prend parfois l'allure d'un conte des mille et une nuits.

Pour celles et ceux qui aiment l'exil.
Un site qui évoque cette émigration avec de savoureuses photos d'époque.
D’autres avis sur Bibliosurf et Babelio.
Livre lu grâce aux éditions Agullo (SP).
Ma chronique dans les revues Benzine et ActuaLitté.  

lundi 13 octobre 2025

Groenland, le pays qui n'était pas à vendre (Mo Malø)

[...] Avait-on bien compris ?


Pour être sûr que tout le monde a bien compris, même ceux dont la peau vire à l'orange, Mo Malø y va d'une petite fable, en forme de mini-thriller, pour rappeler à tous que le Groenland (pas plus que d'autres pays) n'est à vendre. Une petite leçon salutaire.

❤️❤️❤️🤍🤍

L'auteur, le livre (175 pages, octobre 2025) :

Mo Malø est le pseudonyme exotique d'un auteur bien de chez nous : Frédéric Ploton ou Frédéric Mars (un autre pseudo encore). Un auteur que l'on connait depuis sa série de polars qui nous ont transportés régulièrement au Groenland (la série des Qaanaaq). 
Des polars ethnico-nordiques dans la même veine que ceux d'un autre frenchy, Olivier Truc qui, lui, nous faisait voyager en Laponie.

Le pitch et les personnages :

Cette fois-ci, Mo Malø, aiguillonné par son éditeur, nous plonge dans une dystopie, une anticipation de quelques années où le Groenland est devenu indépendant du Danemark.
Mais ça ne s'arrête pas là : le Premier Ministre vient de se faire kidnapper et ses ravisseurs l'obligent à ... vendre le Groenland aux enchères !
Toute ressemblance etc ... et le lecteur pourra évaluer si l'anticipation se compte en mois ou en années et si la dystopie est vraiment si "dys" que cela ...
Une situation plutôt paradoxale pour ce pays où « de tout temps, la terre n’avait jamais appartenu à qui que ce soit en particulier, mais à la nation dans son ensemble. La notion de propriété individuelle y était inconnue. »

♥ On aime 

 Dis donc ! Cette année Mo Malø n'a pas fait dans la dentelle et son thriller démarre à toute allure en nous laissant un peu pantois au départ : le dirigeant, qui vient tout juste de mener son île à l'indépendance, se voit contraint de vendre son pays aux enchères
Avouons tout de même que c'est un peu fort de café ! « Même Hollywood n’aurait pas pu scénariser un truc pareil. »
Les enchères sont diffusées sur internet et organisées par de mystérieux hacktivistes pour trois "grands" (Chine, Russie, États-Unis) et un "petit", le Danemark : « toutes les grandes chaînes d’information étrangères, de CNN à Al Jazzera . Toutes diffusaient sans relâche cet improbable spectacle : la vente aux enchères d’un état souverain. Une tragédie aussi inédite que fascinante, il fallait l’avouer. »
Mais ok, admettons les bases de cette comédie satirique : le lecteur confiant se doute bien que Mo Malø ne va pas se contenter de nous trumper en surfant sur l'actualité mais va plutôt en profiter pour nous instruire des enjeux géopolitiques de la région.
« Ressources naturelles à foison, position géostratégique cruciale, voies navigables dans l’Arctique, espaces infinis, réserves en eau douce… Les motifs d’intérêt ne manquaient pas. »
Effectivement, Mo Malø va nous apprendre à évaluer le "prix", ou plutôt la valeur d'un pays, une valeur qui dans le cas d'un petit pays comme le Groenland, flirte avec celle des plus grandes entreprises comme Toyota ou Nestlé, c'est-à-dire des multinationales aussi puissantes que des états.
 Le bouquin est court, une fable, presque une nouvelle et d'ailleurs ne vaut que pour la chute, soigneusement préparée et orchestrée : « Le camouflet était tel, la démonstration si probante, qu’un ange survola la planète tout entière. Avait-on bien compris ? »
 Alors, après ce rappel salutaire de Mo Malø, a-t-on bien compris les propos du premier ministre groenlandais, Jens-Frederik Nielsen, qui se tenait fin avril de cette année, devant la presse aux côtés de la cheffe du gouvernement danois, Mette Frederiksen, pour rappeler que : « nous ne serons jamais, au grand jamais, une propriété que quiconque peut acheter et c'est le message qu'il me semble le plus important de comprendre ».

Pour celles et ceux qui aiment leur indépendance.
D’autres avis sur Babelio.
Livre lu grâce aux éditions de La Martinière (SP via NetGalley).
Ma chronique dans les revues Benzine et ActuaLitté.  

jeudi 9 octobre 2025

La cinquième femme (Maria Fagyas)

[...] La révolution était réservée à la jeunesse.


La collection Série Noire nous a ressuscité une pépite : l'auteure hongroise nous livre un captivant récit policier qui se déroule au cœur du soulèvement de Budapest, juste avant que les soviétiques ne reprennent le contrôle.
Un polar qui rappelle un peu ceux de l'écossais Philip Kerr avec son Bernie à Berlin au temps des nazis.

❤️❤️❤️❤️❤️

L'auteure, le livre (320 pages, juin 2025) :

Pour ses 80 ans, la mythique Série Noire n'en finit pas de dépoussiérer ses collections, pour notre plus grand plaisir de lecture.
Au risque de dénicher de véritables pépites comme cette Cinquième femme.
Maria Fagyas est née à Budapest en 1905, elle ira s'installer plus tard à Berlin avant d'émigrer aux US à la fin des années 30 pour fuir les nazis. 
En 1963, quelques années après l'insurrection de Budapest, elle publie (en anglais aux US) son premier roman : La cinquième femme, qui met en scène la révolte hongroise et la répression soviétique.
Le roman paraîtra en français en 1964 dans la fameuse Série Noire, dans un format poche volontairement limité, et le voici ré-édité cette année en version "longue", avec une préface de Marie-Caroline Aubert qui a également revu et complété la traduction initiale de Jane Fillion (décédée en 1992).

Le pitch et les personnages :

Nous sommes fin octobre 1956 : la révolution hongroise est en pleine effervescence, les staliniens du gouvernement ont été remplacés, la population est en ébullition et croit en la libéralisation, les troupes soviétiques maintiennent un semblant d'ordre sans grande conviction et commencent même à se retirer du pays, laissant « les murs criblés de balles, les rangées de fenêtres sans vitres, les façades éventrées. »
Le flic c'est Lajos Nemetz. Un peu dépassé par les événements dont il se tient à l'écart, notre inspecteur vit chez sa sœur et pourrait bien passer pour un loser.
« Elle parlait de lui comme de son "malheureux beau- frère" et laissait entendre qu'elle ne l'hébergeait que pour lui éviter de finir sous les ponts. Nemetz, de son côté, ne la considérait pas comme un être humain, mais comme une de ces vexations que la vie vous inflige au même titre que les impôts, le mauvais temps, les rues bruyantes ou le vin coupé d'eau. »
À son crédit, notons tout de même qu'il lit « des romans policiers. Conan Doyle, Agatha Christie, Chandler… Et Simenon, en français. »
Il a d'ailleurs tout d'un Maigret avec son pull tricoté par Irène, sa secrétaire, « à une époque où elle avait encore des visées sur lui » et il pense que « la révolution, tout comme le hockey sur glace et l'amour, était réservée à la jeunesse. »
Nous sommes en pleine insurrection, les hongrois abusent du cocktail Molotov, les russes de la kalachnikov et les cadavres jonchent les trottoirs, on les enterre à la va-vite dans les parcs de la ville.
Ce jour-là devant la boulangerie, la file d'attente a été décimée. Quatre femmes gisent sur le trottoir.
Mais ce soir, il y a un cinquième cadavre, une cinquième femme ...
« Lorsqu'il était passé la première fois devant la boulangerie, à 18 heures, quatre corps étaient alignés sur le trottoir. Maintenant, à 22 h 50, il y en avait cinq. 
[...] Nemetz la reconnut aussitôt : c'était Mme Anna Halmy. La femme qui était venue le voir à son bureau un peu plus tôt dans la soirée. »
Les hypothèses ne manquent pas : une balle égarée, son mari qui rêvait de s'enfuir avec sa maîtresse, des envieux ou des concurrents dans ses combines au marché noir, ...

♥ On aime vraiment beaucoup :

 Maria Fagyas n'a pas directement vécu l'insurrection hongroise et la répression soviétique mais elle réussit à nous immerger complètement dans le Budapest de 1956 en plein bouleversement, aux côtés des petites gens. 
Pas ceux qui font l'Histoire mais ceux qui la subissent et qui ont bien du mal à choisir leur camp, le bon camp : en plein désordre, sur qui miser, qui sortira vainqueur ? 
La réponse est évidente et facile aujourd'hui mais le lecteur va comprendre qu'à l'époque, les hongrois étaient à deux doigts de changer le cours de l'Histoire.
 Maria Fagyas accorde une attention toute particulière à tous ses personnages, principaux comme secondaires. Leurs origines et leurs milieux sont variés, tout en nuances et en contradictions, l'époque n'était pas facile et chacun faisait ce qu'il pouvait face à des enjeux qui le dépassaient. 
Les personnages féminins, en particulier, sont finement travaillés. 
Le lecteur se sent là-bas presque en famille, comme si on connaissait bien tous ces gens-là, au coin de notre rue.
 Voici un roman qui fait inévitablement penser à la fameuse trilogie berlinoise de l'écossais Philip Kerr. Mais si Bernie (le flic de Philip Kerr) n'hésitait pas à croiser Goering ou Himmler, Maria Fagyas a choisi elle, de rester au ras des pavés arrachés aux rues de sa ville natale. 
Ce qui l'intéresse n'est pas tant la marche du siècle, que la vie quotidienne et ordinaire des petites gens malmenés par l'histoire. 
 Quant à l'intrigue policière, on pouvait s'attendre à ce qu'elle ne soit, comme bien souvent, qu'un gentil prétexte à une excursion romancée dans les rues en ruines de Budapest. Il n'en est rien et les ressorts de cette enquête captivante seront intimement liés aux événements en cours.
D'ailleurs tout cela se termine sur un beau final (enfin pas pour les Hongrois puisque les soviétiques reviennent en force alors que la Hongrie s'apprêtait à quitter le Pacte de Varsovie), un beau final riche en émotions, et un dénouement étroitement lié aux bouleversements politiques mais qui tranche avec les fins habituelles des romans policiers. 
Jusqu'aux dernières pages, Maria Fagyas surprendra les amateurs de polars et ne décevra pas les curieux d'Histoire.
« Nemetz réfléchit un moment. 
— Il n'y a plus d'affaire Halmy. Elle est classée. 
— Parce qu'elle n'a pas été résolue ? 
— Au contraire, parce qu'elle est résolue. 
— Vous savez donc qui est le meurtrier ? 
— Oui, je le sais. 
— Et qui est-ce ? 
— Il fait un froid, ici ! fit Nemetz. »

Pour celles et ceux qui aiment l'Histoire.
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