vendredi 22 août 2025

Les adversaires (Michael Crummey)


[...] - Ça va mal, ça va mal, murmura-t-elle.

Un récit truculent et plein de verve pour ce roman très noir : dans un petit village de pêcheurs de Terre Neuve au XIXe, l'affrontement terrible d'un frère et d'une sœur pour le contrôle du commerce et de la pêche.

L'auteur, le livre (368 pages, août 2025, 2023 en VO) :

Michael Crummey est un auteur canadien anglophone déjà bien connu chez lui.
Son roman Les adversaires était paru en 2024 chez Phébus et le voici ré-édité en petit format chez Libretto pour la rentrée littéraire 2025.

Le pitch et les personnages :

Mockbeggar, un petit village de pêcheurs, un simple poste de pêche, un « coin reculé du Royaume de Dieu », sur la côte Est de Terre-Neuve (aujourd'hui un quartier de Bonavista).
Au début du XIXe, c'est là que quelques colons protestants venus d'Angleterre, une poignée de catholiques irlandais et quelques austères quakers, affrontent une nature rude et sauvage dans l'espoir d'une bonne fortune ou l'oubli d'un sombre passé. 
Une terrible épidémie vient de décimer la petite communauté et de rebattre les cartes parmi ceux qui entendaient dominer le commerce de la région. Un frère et une sœur se retrouvent à la tête de deux compagnies de pêche concurrentes : la désormais riche Veuve Gaines, intrigante et manipulatrice, et le rustre Abe Strapp, violent et mal dégrossi.
« [...] – Tu souhaites ma mort, pas vrai ? demanda-t-il en lui jetant un sourire. 
– De tout mon cœur. 
– Moi, vois-tu, je souhaite pas la tienne, dit-il en se dirigeant vers la porte. Il posa une main dessus avant d’ajouter : J’espère que tu vivras longtemps. Et que chaque instant sera pour toi un tourment aussi noir que ce que tu vis maintenant. »
Mockbeggar va devenir le théâtre de leur affrontement et sur ce petit échiquier, les habitants ne sont que des pions manipulés par l'une ou par l'autre dans cette lutte incessante. Un plateau de jeu que les tempêtes, les flibustiers, les famines, les caprices de la mer ou les glaces du Labrador, viennent régulièrement renverser pour relancer la partie.
Leurs deux intendants, le sacristain Abraham Clinch pour Abe Strapp et Aubrey Picco pour la Veuve Caines, essaient tant bien que mal d'endiguer le chaos.
« [...] Le Sacristain ne tolérait pas les commérages au sein de son équipage, mais hors de portée de ses oreilles, le meurtre de Dallen Lambe et la noyade de Seamus Fleet le jour de la Saint-Patrick furent amplement commentés. Tout comme la Veuve Caines et l’accoutrement répréhensible qu’elle avait adopté depuis la mort de son mari, ainsi que le fléau sans pitié qui avait ravagé la côte et pris trois d’entre eux. En mettant bout à bout tous ces signes et ces épreuves, les marins en vinrent à la conclusion qu’ils assistaient probablement à la fin des temps dont il était question dans le Livre de l’Apocalypse. »

♥ On aime :

 Voilà un roman truculent, haut en couleur, plein de pittoresque et de vigueur. Le canadien est très en verve et sa faconde élégante manie la langue avec brio pour nous brosser une fresque digne des plus sombres naturalistes flamands : né à Terre-Neuve où il vit toujours, cet écrivain a des récits captivants à partager sur sa terre natale.
 Avec ce presque huis-clos (le lecteur ne quittera pas le village et ne prendra même pas la mer) l'auteur nous fait partager la vie de ces exilés qui affrontaient une nature rude et impitoyable, dans un lieu et une époque où il ne faisait pas vraiment bon vivre.
Michael Crummey a réussi à donner vie à une sacrée galerie de personnages d'où émerge l'énigmatique figure de la Veuve Caines, une femme qui s'habille en homme et pour laquelle le lecteur, partagé entre fascination et suspicion, hésite à prendre fait et cause, instinctivement poussé à se méfier d'elle autant que du diable en personne.
La prose éloquente et l'humour féroce cachent un roman très noir, où l'on ne sait trop si le chaos va naître de la folie des hommes ou de celle de la nature.

Pour celles et ceux qui aiment la pêche à la morue.
D’autres avis sur Bibliosurf et Babelio.
Livre lu grâce aux éditions Libretto (SP).
Ma chronique dans les revues Benzine et ActuaLitté.  

mercredi 20 août 2025

Les mouettes - Mission Iran (Thomas Cantaloube)


[...] Leur mission avait été bancale dès le départ.

Second épisode du feuilleton littéraire dérivé de la fameuse série tv Le Bureau des Légendes. Une aventure très réussie où Cantaloube, très documenté comme d'habitude, porte un regard un peu nouveau sur cet Iran qui est toujours, hélas, au cœur de l'actualité.

L'auteur, le livre (304 pages, août 2025) :

En 2024, les éditions Fleuve noir ont lancé une série littéraire, un spin off, dérivée de la fameuse série tv Le Bureau des Légendes et l'écriture en a été confiée au journaliste-écrivain Thomas Cantaloube que l'on connait déjà pour ses thrillers géopolitiques comme Requiem pour une République ou encore Frakas.
Le premier épisode s'intitulait Les mouettes - mission Lybie, et voici la suite avec Les mouettes - mission Iran.
Les mouettes, c'est le surnom de ces commandos de la DGSE qui sont chargés, en terres étrangères, des basses besognes de notre chère république.

Les personnages :

Comme dans toute bonne série, on va pouvoir retrouver nos personnages préférés.
Yannick Corsan, le héros, qu'on surnomme Icare (ça lui va bien, il est un peu tête brûlée), toujours en conflit avec sa hiérarchie depuis « ses récentes sorties de route en Serbie, au Sahel » et qui n'a jamais vraiment fait le deuil de la disparition un peu mystérieuse de son épouse, Clarisse.
Sa nouvelle chérie Mélanie, une « spécialiste rattachée à la direction technique », une droniste, qui ne fait pas partie des commandos mais va se trouver embarquée avec Corsan même si « la définition de son poste à la DGSE n’incluait pas le jogging nocturne en terrain hostile ».
Et puis bien sûr, les patrons du Service Action comme Marie-Jeanne Duthilleul (c'était Florence Loiret Caille à l'écran) ou Marcel Gaingouin (Patrick Ligardes). Les fans auront même la surprise de voir apparaître (sur le papier !) Phénomène, « l’espionne à la voix fluette », mais je n'en dis pas plus.

Le pitch :

À la fin de l'épisode précédent, on avait laissé le colonel Hector Feyder, un collègue de Corsan, en bien mauvaise posture à Alger : il avait été enlevé par des affreux.
La DGSE cherche tous azimuts dans quelles mauvaises mains il peut bien être retenu comme otage ...
Dans le même temps les nord-coréens sont en train de livrer aux iraniens de quoi faire voler leur future bombinette : le bouquin a sans doute écrit il y a plusieurs mois, mais l'actualité a bien vite rattrapé la fiction et ce dossier Iran est donc on ne peut plus actuel ! 
Alors que tout le monde s'affaire à retrouver l'otage Hector, les patrons tirent Corsan du placard où il était en punition et l'envoient avec quelques collègues intercepter le convoi coréen avant la frontière iranienne.
Bien entendu les lecteurs avisés savent bien que rien ne va se dérouler comme prévu et que Cantaloube nous a concocté un scénario aux petits oignons : « leur mission avait été bancale dès le départ : précipitée, hasardeuse et mal dirigée. Elle rejoindrait dans leurs archives les dizaines d’autres qui avaient été interrompues ou qui avaient tout bonnement échoué, parfois gravement, parfois sans dommages ».
Corsan serait-il en train de « en train de mener sa "mission de trop", celle qui lui échappait » ?
Et puis tout comme dans l'épisode précédent, la dernière page recèlera une petite surprise qui viendra relancer le suspense de cette série. Vivement la suite ! 

♥ On aime beaucoup :

 Voilà un épisode beaucoup plus réussi que le précédent où le lecteur peinait un peu à renouer avec la série, les différentes intrigues et les personnages : c'est un peu le problème des premiers épisodes, qui doivent à la fois relancer l'histoire et poser les bases de la nouvelle saison.
Depuis la mission Sahel, c'est chose faite, et dans cet épisode qui peut éventuellement se lire indépendamment du précédent,Thomas Cantaloube peut maintenant déployer tout son art dans une nouvelle région :  le Baloutchistan, "partagé" arbitrairement entre le Pakistan, l'Afghanistan et l'Iran. Le refrain est malheureusement connu : « on continuait à se battre sur tous les continents à cause de traits de crayon intempestifs dessinés sur des cartes un ou deux siècles auparavant par des aristocrates ou des diplomates, dont certains n’avaient jamais mis les pieds dans les lieux dont ils avaient la charge ».
Oui, on tient cette fois un excellent thriller d'action où les différentes intrigues (l'otage, le convoi iranien, le passé du héros, ...) s'imbriquent parfaitement. Le lecteur, bien calé dans son fauteuil, peut enfiler son treillis et lacer ses rangers en toute confiance, c'est parti pour une mission à haut risque !
 Mais on sait bien que Cantaloube n'est pas un auteur ordinaire de thrillers, même inspirés de l'actualité brûlante, c'est aussi un excellent pédagogue et il aura l'occasion ici de nous faire partager un point de vue original, un peu décalé et donc passionnant, sur l'Iran car « contrairement à ce que laissait entendre sa catégorisation en tant que pays du "Sud global", euphémisme bien-pensant remplaçant les concepts de "pays en développement" ou de "tiers-monde", l’Iran fonctionnait comme la plupart des nations développées ».
« [...] Nous savons tous très bien que, si les Iraniens veulent vraiment la bombe, ils l’auront. S’ils veulent vraiment des missiles performants, ils les construiront. Je n’ai aucune confiance ni aucune sympathie envers les mollahs qui gouvernent cette nation, mais on ne cesse de traiter l’Iran comme un pays du tiers-monde à moitié cinglé et marginal alors qu’il s’agit d’une grande puissance dotée de ressources économiques, militaires, commerciales, et surtout intellectuelles. On a affaire à des Perses dont l’histoire est aussi riche que celles des Romains et des Grecs. »

Pour celles et ceux qui aiment la géopolitique.
D’autres avis sur Bibliosurf et Babelio.
Livre lu grâce aux éditions Fleuve noir (SP).
Ma chronique dans les revues Benzine et ActuaLitté.  

lundi 18 août 2025

Les mandragores (Marius Degardin)


[...] - Encore en vie ?

Un premier roman percutant signé par un très jeune auteur : l'histoire d'une fratrie abandonnée par les parents. Marius Degardin ose se faire une place sur la scène littéraire.

L'auteur, le livre (312 pages, août 2025) :

On sait depuis Corneille, que la valeur n'attend pas le nombre des années. En voici encore la preuve avec ce premier roman Les mandragores, du très jeune (22 ans !) Marius Degardin.
Notre record était détenu à 23 ans par l'italien Matteo Porru avec La douleur fait naître l'hiver.
C'est toujours un grand plaisir et une grande satisfaction que de découvrir une nouvelle plume, une nouvelle voix qui, même noyée dans le bruyant tumulte d'une rentrée littéraire, reste assez forte pour se faire entendre et captiver l'attention de ses lecteurs.
L'an passé, les éditions Le Panseur nous avait proposé le premier roman de Bénédicte Dupré La Tour (Terres promises), une sacrée lecture, qui était monté sur notre podium 2024 et c'est encore une bonne pioche cette année avec ces Mandragores.
Les mandragores a été sélectionné cette année pour le Prix Fnac et le Prix Envoyé par la Poste.

Le pitch et les personnages :

Ce jeune auteur nous invite au restaurant à Paris, entre Bastille et République, un établissement à l'enseigne prometteuse « Amore e Gusto »
Mais ne salivez pas trop vite : le resto a été abandonné par les tenanciers italiens Silvio Cipriani et Giuletta Umiliani.
Abandonné, tout comme les quatre enfants qui vivotent dans le resto de leurs parents qui leur ont laissé « juste un grand vide au fond du bide ».
Et c'est donc l'histoire de cette fratrie, quatre enfants d'immigrés italiens, les quatre Cipriani littéralement abandonnés par leurs parents : « quelques photos, des lettres, un portefeuille troué avec quelques lires dedans, et un carnet. On avait plus que ça des parents. Ça et des souvenirs qu’on aurait préféré enterrer. ».
L’aîné c'est Primo, la colère incarnée, c'est lui qui organise tous les mois un « dîner de famille » où ils se retrouvent tous les quatre, pour boire plus que pour manger, peut-être parce que « c’est seulement quand on a le ventre rassasié qu’on sait si on est vraiment malheureux. ».
Piero, c'est l'aveugle qui picole et « il tapait fort dans l'éthanol ».
La fille c'est Chiara, une jeune sage-femme affligée d'un bec de lièvre ce qui lui donne parfois un « beau sourire vertical ». Elle, c'est une révoltée.
« [...] « Sages le jour, femmes la nuit » : c’était la devise qu’elles avaient brodé sur leur veste en cuir. Le collectif se retrouvait toujours en tête de cordon les jours de manif. Drapeau rouge sur l’épaule , foulard sur le nez et pavé dans la gueule des CRS, c’était le même refrain : ma sœur revenait toujours amochée de ses entrevues avec le pouvoir. »
Le petit dernier de la fratrie, c'est lui qui raconte. Il se fait appeler Benoît car il aime pas trop le prénom sous lequel il a été déclaré par son père : Benito ... en l'honneur du Duce.
« [...] Une fratrie d’Italiens qui pieute dans une brasserie de ritals en perdition, ça n’avait choqué personne dans le quartier. Une fois nos parents partis, on avait même gagné la pitié des concierges voisins. Ça se traduisait par des petits sourires et des invitations qu’on déclinait toujours en regrettant, le ventre vide, mais fiers. »

♥ On aime beaucoup :

 Ces quatre-là sont nés de parents plus que toxiques, délétères, dangereux, les mots ne sont pas assez forts, et ils ont vécu des histoires vraiment pas possibles. Et encore, j'ai pas mal édulcoré la présentation. 
Heureusement, le roman navigue bien au large de l'écueil du misérabilisme complaisant. 
Bien au contraire, c'est la rage qui domine ce récit. Une rage nourrie par une injustice implacable et une rage de (sur-)vivre et de s'en sortir, coûte que coûte. 
S'il fallait une référence, le ton serait un peu celui de L'enragé de Sorj Chalandon.
 La première partie du bouquin où Benito/Benoît nous présente sa fratrie est une véritable claque littéraire. Ça fuse de toutes parts et Marius Degardin tape fort à coups de bonnes formules sur le thème "familles, je vous hais".
« [...] Je farfouille dans les chips mais je trouve pas le goût que je cherche. Poulet, barbecue, moutarde, ils ont de tout mais pas « retrouvailles heureuses en famille ». Merde alors !
[...] Un curé en fin de carrière. Il a visiblement pas trop suivi l’histoire puisqu’il a parlé d’une famille aimante qui se retrouvera dans l’au-delà. Je suis bien content que ce dernier n’existe pas. »
Marius/Benito, « la rage au ventre et les tripes tordues », tape, cogne, comme un boxeur sur son sac de frappe, soufflant à grand bruit de han ! et de han ! qui viennent déranger quiétude et silence car chacun sait que « les histoires de famille ont la très mauvaise habitude de se consumer dans un odieux silence » .
Mais cette furie est aussi « une invitation au courage, le refus de la passivité angoissée ».
 Un peu plus loin, la furie devient folie furieuse, et au sens propre, puisque nous voici enfermés à Sainte-Anne : si le titre évoque la floraison des mandragores, c'est que les pendus ne sont pas bien loin.
Ce n'est qu'un premier roman et l'on sent là que Marius Degardin ne maîtrise pas toujours sa plume et se laisse parfois emporter par la véhémence de son personnage, et il y a de quoi.
 Au fond de nous, on préfère ne pas savoir ce que l'auteur partage avec ses personnages, mais visiblement Marius Degardin est quelqu'un qui a quelque chose à dire. 
Un premier roman percutant signé par un auteur bien jeune qu'il va falloir suivre de près.

Ce livre fait partie de la sélection du prix Envoyé par la Poste qui récompense les jeunes talents ayant transmis par voie postale leur manuscrit à un éditeur.
Il est également retenu dans la sélection du Prix Fnac 2025.

Pour celles et ceux qui aiment les histoires de famille.
D’autres avis sur Bibliosurf et Babelio.
Livre lu grâce aux éditions Le Panseur (SP).
Ma chronique dans les revues Benzine et ActuaLitté.  

vendredi 8 août 2025

Ommegang 1930 (Weber et Liera)

[...] Vous vous prenez pour Rouletabille ?


Histoire belge : celle de la parade bruxelloise Ommegang de 1549, ressuscitée en 1930 et fêtée chaque été depuis. Un album historique et folklorique pour mieux connaître ce pays.

Les auteurs, l'album (55 pages, juin 2025) :

Voilà un album bien curieux que ce Ommegang 1930.
Le scénariste Patrick Weber est un historien belge, journaliste et romancier, déjà auteur de plusieurs BD historiques. 
Thomas Liera, fils d'un mineur italien, est un dessinateur formé aux US et en Italie.

Le contexte :

À Bruxelles en 1930, alors que la jeune Belgique s'apprête à fêter son centenaire, quelques passionnés se rassemblent autour de l'historien Albert Marinus pour ressusciter une parade médiévale, l'Ommegang (marcher autour), sur le modèle du fastueux Ommegang de 1549 qui avait été organisé en l'honneur de Charles Quint pour montrer à l'empereur la puissance économique et militaire de Bruxelles.
À l'époque de Charles Quint, la Belgique n'existait pas encore et Bruxelles faisait partie des Pays-Bas Espagnols.
Aujourd'hui, chaque année, l'Ommegang de Bruxelles a lieu en juillet et c'est une tradition folklorique reconnue comme Patrimoine culturel par l'Unesco.
Les auteurs de la BD nous font revivre cet authentique Ommegang de 1930 en imaginant une petite intrigue criminelle.

L'album :

Alors que l'Ommegang s'apprête à revivre en 1930, un des notables de la ville est transpercé d'un carreau d'arbalète. Est-ce que quelqu'un chercherait à saboter la renaissance de cette fête ?
Un jeune journaliste, Stanislas, une sorte de Rouletabille local, va mener l'enquête ... et nous faire visiter les coulisses du spectacle qui se prépare.
« [...] - Vous pensez à tout jeune homme ! À croire que vous avez l'habitude de vous occuper des meurtres et des cadavres. Vous nous inquiétez.
- Non, j'ai seulement couvert beaucoup de faits divers pour mon journal. C'est ma passion. »
« [...] Qui nous dit que vous êtes capable de résoudre ce mystère ? Vous vous prenez pour Rouletabille ? »
Mais les années 30 sont bien troubles et une société secrète semble prête à tout pour déstabiliser le pays et empêcher la renaissance de ces festivités nationales. En ces temps agités, il faut tout envisager : « anarchistes, fascistes, extrémistes » à moins que « la clé de ce mystère se trouve dans l'histoire » car la petite Belgique a toujours attiré la convoitise de ses grands voisins.

♥ On aime un peu :

 Amateurs d'intrigues policières et fans de Rouletabille, passez votre chemin ! L'intrigue criminelle n'est ici qu'un gentil prétexte pour nous faire visiter les coulisses de cette parade bruxelloise et nous faire partager les enjeux historiques autour de cette fête nationale belge.
Les auteurs nous apprennent ainsi beaucoup de choses sur la Belgique, une nation que l'on ne connait finalement pas si bien, et dont l'Histoire mouvementée fut celle d'un petit pays convoité par toutes les grandes puissances européennes.
 Les dessins de Thomas Liera font évidemment honneur à la fameuse ligne claire belge et la reconstitution est particulièrement soignée (vues de Bruxelles, costumes, ancrage historique, ...) : l'album a même été conçu en collaboration avec les organisateurs de l'Ommegang 2025. 
La BD est également assortie d'un dossier documentaire réalisé par le scénariste et historien Patrick Weber.

Pour celles et ceux qui aiment les histoires belges.
D’autres avis sur BD Gest et Babelio.
Album lu grâce aux éditions Anspach (SP).
Ma chronique dans les revues Benzine et ActuaLitté.  

jeudi 24 juillet 2025

Black Gospel (LF. Bollée, B. Beuzelin)


[...] « I have a dream ».

Les auteurs ont décidé de commémorer le discours de Martin Luther King et les événements d'août 1963 à leur façon, avec un polar sombre et poisseux où se déploie toute la noirceur humaine. Un "polar socio-historique" peu commun mais franchement réussi.

Les auteurs, l'album (168 pages, juin 2025) :

Le scénariste Laurent-Frédéric Bollée est bien connu de nos services : ce journaliste adepte des sports mécaniques a signé plusieurs BD dont la magistrale histoire de La bombe atomique.
Le voici associé avec le dessinateur Boris Beuzelin, un habitué des albums "policiers" et des adaptations de romans noirs (Siniac, Fajardie, ...), et tous deux célèbrent à leur façon le fameux discours du Dr. Martin Luther King Jr. le 28 août 1963 à Washington. 
Notons au passage que cet album Black Gospel est sorti en juin et bénéficie d'un joli coup de projecteur grâce à l'inénarrable Trump qui vient tout juste de déclassifier les dossiers relatifs à l'assassinat de Martin Luther King (en 68) !

Le contexte :

Laurent-Frédéric Bollée n'a pas oublié son métier de journaliste et il a construit l'arrière-plan historique de son intrigue sur plusieurs faits bien réels.
On l'a dit, le 28 août 1963, Martin Luther King prononce son fameux discours ponctué de quatre mots devenus les plus célèbres de l'Histoire : « I have a dream ».
Le jour même deux jeunes femmes blanches sont assassinées à Washington, c'est l'affaire des Career Girls dont le coupable ne sera jamais identifié.
Et la veille même du célèbre discours, William Edward Burghardt Du Bois, un intellectuel black (que l'on peut voir comme l'un des précurseurs de Martin Luther King) s'éteint au Ghana où il avait fui les persécutions US.
Depuis cette gigantesque manifestation d'août 1963, chaque année des cérémonies sont organisées à Washington, en mémoire du discours emblématique contre la ségrégation raciale.

Le canevas et les personnages :

En août 1983, Washington s'apprête à commémorer le vingtième anniversaire du discours de Martin Luther King.
Au même moment, la police du NYPD découvre à Manhattan deux jeunes femmes noires sauvagement poignardées. Elles démarraient leur carrière comme avocates. Sur le mur un message sibyllin, inscrit en lettres de sang : M2817.
L'assassin semble vouloir jouer les copycat du double meurtre sauvage d'août 63.
« [...] Voir qu'un type recrée un meurtre vieux de vingt ans à New York me fait dire qu'on n'est pas à l'abri ici à Washington ... »
Un flic de New York, Jack Kovalski, va devoir faire équipe avec un collègue de Washington, Jimmy Chang, d'origine asiatique et Kovalski propose d'emblée une franche et virile collaboration : « Ne te fais pas d'illusions Shanghaï. Les jaunes m'ont toujours cassé les couilles ».
Kovalski n'aime pas trop les noirs non plus : son père et son grand-père étaient flics et « les deux se sont fait buter en patrouille par des noirs ». Voilà, quelques cases et le décor est posé !
Mais quels sont les liens entre ces personnages, entre ces événements, entre ces dates ? Les meurtres aux États-Unis de 1983 ont-ils leurs racines dans le Ghana de 1963 ?

♥ On aime :

 Si l'intrigue est celle d'un polar on ne peut plus classique, c'est également un album nourri d'une belle documentation et L.F. Bollée nous apprendra plein de choses sur ces personnages et événements réels, d'autant que les auteurs ont choisi une structure en flash-back empruntée aux romans. 
À l'aide d'allers-retours entre les périodes (1963, 1983, 2013, ...), l'imbrication complexe entre les différents éléments de l'intrigue reste fluide et permet de faire connaissance peu à peu avec chaque personnage et son passé.
 Côté dessins, le noir & blanc est décidément très à la mode et celui de Boris Beuzelin, très contrasté, très noir (sans mauvais jeu de mots), exsude toute la sombre et poisseuse violence qui convenait à ce récit.
Car il s'agit bien d'une histoire bien noire où l'on devine un prêtre animé des pires desseins, pris dans une folie toute personnelle.
« [...] - Le tableau n'est pas vraiment joli, inspecteur ...
- On est à New York, rien n'y sera jamais joli, vous ne croyez pas ?
[...] Je me sens encore plus inutile qu'avant ... Est-ce qu'on est tous destinés à rater sa vie, tu crois ? »

Pour celles et ceux qui aiment les polars et l'Histoire.
D’autres avis sur BD Gest, Bdthèque et Babelio.
Album lu grâce aux éditions Hachette/Robinson (SP).
Ma chronique dans les revues Benzine et ActuaLitté.  

samedi 19 juillet 2025

Il était une fois dans les Amériques (David Grann)


[...] Mettre en ordre le tumulte du monde.

David Grann nous emporte au Guatemala, à Cuba et en Amazonie pour trois récits un peu fous, aussi véridiques qu'étonnants.
Ces trois histoires fallait les dénicher, certes, mais encore fallait-il savoir les raconter, et c'est là tout le génie de David Grann.

L'auteur, le livre (496 pages, mai 2025, 2011 en VO) :

On ne présente plus David Grann, cet auteur de non-fiction dont la réputation est désormais bien établie et dont on a pu lire récemment :
La note américaine (dont est tiré le film de Scorcese) c'est lui, 
- l'épopée des Naufragés du Wager encore lui (et ce sera encore un film de Scorcese)
Et en 2010, il y avait déjà eu La cité perdue de Z (un livre paru en 2010 chez Laffont et dont est tiré encore un film !).
Nul doute que David Grann possède un don certain pour dénicher d'incroyables histoires vraies.
Et justement, voici une réédition qui combine plusieurs récits : deux courts récits, deux novellas comme on dit désormais, parus dans des journaux, Chronique d'un meurtre annoncé et Yankee Commandante, assortis du roman La cité perdue de Z
Trois histoires vraies où la réalité dépasse largement la fiction, trois fois Il était une fois dans Les Amériques, mais des Amériques qui ne sont pas celle de Trump puisque David Grann nous emmène au Guatemala, à Cuba et en Amazonie.

♥ On aime :

 Pour savoir à quel point la réalité dépasse souvent la fiction, il faut lire David Grann ! 
Un auteur qui fait dire à l'un de ses personnages « les mots étaient sa façon de mettre en ordre le tumulte du monde ».
 Si ces trois récits saisissants, aussi véridiques qu'étonnants, sont réunis dans ce florilège c'est parce qu'ils racontent trois histoires de têtes brûlées, trois destinées hors du commun, chacune flirtant avec l'imposture ou la mystification, des histoires de « gens ordinaires qui sont amenés à faire des choses extraordinaires ». Trois fin tragiques également.
Ces trois histoires fallait les dénicher, certes, mais encore fallait-il  savoir les raconter. C'est là où David Grann excelle à mettre en scène des faits véridiques comme s'il s'agissait de romans d'aventures, des individus authentiques comme s'il s'agissait de héros de fictions, tout cela sans jamais s'éloigner de la vérité vraie mais sans non plus tomber dans la biographie aride.
L'auteur avoue lui-même que « de temps en temps, je dois me répéter que tout, dans cette histoire, est vrai » et le lecteur doit lui-aussi se pincer - dis-moi que c'est pas vrai ! mais si ! - et reste pratiquement bouche bée en attendant le dénouement car, comme dans tout bon récit, chute il y aura !
Ce sont des « histoires qui vous mettent le “grappin” dessus », dixit David Grann en reprenant les mots de Henry Rider Haggard, l'auteur des Mines du roi Salomon.

Chronique d'un meurtre annoncé :

David Grann va nous faire découvrir un Guatemala effrayant. Un pays qui n'arrive pas à se remettre de trente ans de guerre civile (30 ans !), l'une des guerres les plus sales d'Amérique Latine, et c'est pas peu dire car ce fut longtemps la spécialité de ce continent.
Les anciens commandos para-militaires sont devenus des gangs mafieux et l'on assassine à tout va, et en toute impunité. Il faut même faire appel à un organisme de l'ONU pour rendre (difficilement) la justice !
« [...] En 2007, une étude menée conjointement par les Nations unies et la Banque mondiale classait le Guatemala au troisième rang des pays les plus meurtriers. Entre 2000 et 2009, le nombre des assassinats a progressé avec régularité, pour arriver au chiffre de six mille quatre cents. Le taux de meurtres était presque quatre fois supérieur à celui du Mexique. En 2009, on déclarait moins de pertes civiles dans la zone de guerre irakienne qu’on ne comptait de victimes de balles, de coups de couteau ou de tabassages à mort au Guatemala.On peut faire remonter les origines de cette violence à la guerre civile qui a opposé l’État et les rebelles de gauche, soit une lutte de trois décennies qui fut, entre 1960 et 1996, la plus sale des sales guerres de l’Amérique latine.
[...] Les cartels d’Amérique latine, qui subissent la pression des gouvernements colombien et mexicain, ont trouvé un sanctuaire idéal au Guatemala, et l’essentiel des cargaisons de cocaïne qui arrivent sur le territoire américain passe désormais par là. »
Voilà, le décor est posé !
En 2009, on assassine un homme d'affaires (la routine, jusque là tout va bien). 
Son meilleur ami, Rodrigo Rosenberg, est avocat et se met en tête (en tête folle) de faire la lumière sur cet assassinat. Et il est bientôt assassiné à son tour. Ok, jusque là ...
Mais en prévision de son enterrement prochain, Rosenberg fait diffuser une vidéo, un « J’accuse posthume », où il accuse le Président Alvaro Colom, son épouse Sandra Colom - « une politicienne influente souvent comparée à Eva Perón, et qui aspire à la succession de son mari » - ainsi qu'un de leurs proches, d'avoir commandité son assassinat ! Le gouvernement est à deux doigts de sauter ! On appelle l'ONU et les US à la rescousse.
C'est Carlos Castresana, un juge mandaté par l'ONU, qui va tenter de faire la lumière sur cette incroyable mais véridique affaire qui va faire le régal des amateurs de complots, de complot dans le complot, etc ...
À tel point que « devant un reporter, Castresana a comparé l’affaire Rosenberg à “un roman de John Grisham, mais en vrai” ». Qui dit mieux ?

Yankee Commandante :

Peu de lecteurs sans doute savent « qui était William Alexander Morgan » et encore moins « pour qui il travaillait ».
L'américain Morgan qui « ressemblait au personnage d’un récit d’Ernest Hemingway » et qui débarqua à Cuba en même temps que Castro et le Che « était-il un agent dormant des Soviétiques ? Un agent de la CIA sous couverture ? Ou encore un agent ayant décidé de faire cavalier seul ? [...] Il resta pour toujours secret, comme un code impossible à déchiffrer. »
Le Commandante Morgan fut soldat au Japon, déserteur, époux (3 ou 4 fois), mafieux, guérillero, cracheur de feu, éleveur de grenouilles, et j'en passe ! 
Et s'il nous intéresse ici c'est parce qu'il fut plus ou moins agent double ou triple entre les US et le régime castriste, d'ailleurs « le régime de Batista avait mis sa tête à prix pour vingt mille dollars – ils le voulaient “mort ou vif” ». Bientôt, les enchères vont encore monter, jusqu'à « mettre la tête de Morgan à prix pour un demi-million de dollars ».
Bon, le type était un peu flou, un véritable mystère ambulant, à tel point que même la CIA et le FBI peinaient à le cerner, et cette affaire en porte donc les stigmates, elle est un petit peu moins prenante que celle du Guatémaltèque.
Mais c'est surtout un éclairage passionnant de la révolution cubaine, un point de vue décalé, une vue de l'intérieur qui nous en apprend beaucoup. Et puis la fin, l'épilogue en quelque sorte, est aussi une belle histoire d'amour entre deux idéalistes broyés par la mécanique infernale de l'Histoire, celle avec un grand "H".

La cité perdue de Z :

Cet incroyable récit d'aventures, soigneusement documenté, va nous faire revivre « la plus mystérieuse exploration du XXe siècle » au cours de laquelle « des explorateurs ont tout sacrifié, et jusqu’à leur vie même, pour localiser la cité de Z ».
Tout commence avec « le colonel Percy Harrison Fawcet, le dernier des grands explorateurs victoriens, le “David Livingstone de l’Amazonie” ».
Percy Fawcet ira se perdre en 1925 dans la région du Haut-Xingu, un affluent de l'Amazone, à une époque où « la jungle amazonienne demeur[ait] aussi mystérieuse que la face cachée de la Lune ».
Au fil de nombreuses années et autant d'expéditions dans la forêt vierge amazonienne, Percy Fawcet attrapera, non pas des maladies tropicales (il semblait immunisé et invincible), mais une bonne part de cette « colère de dieu », tel un Aguirre non violent mais tout aussi follement obsédé par son propre El Dorado.
Ce roman est même une expédition à tiroirs, une véritable mise en abyme, puisque l'on va suivre les traces du colonel bien sûr, mais aussi les traces de quelques unes des expéditions qui s'ensuivirent pour percer et le mystère de sa disparition et le mystère de la fameuse cité, et enfin les traces de David Grann lui-même qui, tout bobo qu'il est de Brooklyn, va tout de même se rendre dans le Haut-Xingu jusqu'au village kakapalo où l'on a perdu la trace de Percy Fawcet !
Contrairement à la plupart ses autres récits, David Grann va déroger à sa règle sacrée et mettre "un peu de lui-même" dans son bouquin et même nous gratifier d'un savoureux auto-portrait. Cela nous rend le récit plus humain et plus accessible, en venant pondérer un peu la folie surhumaine d'un explorateur comme Percy Fawcet.
David Grann est un modèle de minutie et d'exhaustivité, manquant de peu de se retrouver parmi « ces biographes qui sont dévorés par leur sujet », et après ce long récit, il ne restera plus à l'auteur et à son lecteur qu'à « imagin[er] une fin là où il n’en existait aucune » comme tant d'autres avant eux : Tintin et l'oreille cassée, Bob Morane, ou même Indiana Jones, pour ne citer que ces quelques références.
Car « la forêt seule sait tout » ...

Pour celles et ceux qui aiment quand la réalité dépasse la fiction.
D’autres avis sur Bibliosurf et Babelio.
Livre lu grâce aux éditions du Sous-Sol (SP).
Ma chronique dans les revues Benzine et ActuaLitté.  

dimanche 13 juillet 2025

Rentrée littéraire 2025

 

Voici quelques unes des lectures qui nous attendent dans la Rentrée littéraire Automne 2025 
... et dont je vous reparlerai bientôt !


jeudi 10 juillet 2025

Sombre lagune (Antoine Glaser)


[...] Le "petit barbouze français".

Une petite histoire d'espionnage sans autre prétention que celle de nous faire découvrir quelques uns des nouveaux enjeux géopolitiques de la Côte d'Ivoire.

L'auteur, le livre (252 pages, mars 2025) :

Antoine Glaser (né en 1947) est un journaliste, ancien directeur de rédaction de la revue Africa Intelligence, qui connait parfaitement l'Afrique depuis de nombreuses années.
Après avoir rédigé plusieurs ouvrages très sérieux sur la présence française sur ce continent [clic], il se lance, pour notre plus grand plaisir, dans l'écriture de romans, et même de thrillers d'espionnage.

Les personnages et le canevas :

Le héros c'est Paul Mercier, qu'Antoine Glaser a chargé de nous faire visiter Abidjan.
Un apprenti espion qui voulait faire comme papa, mais qui n'a jamais vraiment réussi à intégrer les rangs du Renseignement Français et qui bosse plus ou moins en solo pour l'ambassade française.
Le voici donc « honorable correspondant de la DGSE à Abidjan. Mercier père avait ainsi fait valoir la connaissance intime que son fils avait de la Côte d’Ivoire et de ses milieux de pouvoir ».
Sa couverture : « représentant en vins de Bordeaux, sa ville de naissance ».
Paul c'est « le "petit barbouze français", comme il sait qu’il est surnommé » et son matricule, s'il en avait un, serait plus proche de 117 que de 007.
Même s'il n'est qu'à moitié espion, Paul Mercier a visiblement fourré son nez là où il ne fallait pas et découvert des trafics beaucoup plus gros que lui : on va le retrouver à moitié mort dans son appartement, victime d'une tentative d'empoisonnement.  
Mais Paul Mercier s'entête, l'avertissement n'a pas suffit et il décide de mettre à nouveau sa tête dans la gueule du loup, il utilise même ses relations, ses ami(e)s. Dangereux le type : certains de ses amis vont se retrouver en sale état au fond de la sombre lagune. Et bien sûr, il n'écoute pas, il s'entête.
« [...] Je ferai tout pour retrouver ses assassins et la venger.
[...] Il sait qu’il va s’engager dans un combat à mort contre ceux qui ont tué ses amis. » 

♥ On aime :

 Disons le tout de go, Antoine Glaser n'est pas le nouveau John Le Carré. Il n'avait d'ailleurs pas cette prétention, bien entendu, avec ce premier roman dont la prose reste très basique. 
Son héros, Paul Mercier, est un peu flou, quelque part entre le dilettante et la tête brûlée, et il est difficile pour le lecteur de prendre fait et cause pour cet espion amateur, dans tous les sens du mot.
Et on n'a pas trouvé ni l'humour, ni le second degré, qui auraient pu sauver la partie.
 Bon ok, c'est pas le thriller de l'année, mais on s'en doutait un peu et c'était pas vraiment ce qu'on cherchait. Non, ce qui nous attirait, c'est qu'Antoine Glaser connait parfaitement la Côte d'Ivoire et ses nouveaux enjeux.
Il porte un regard résolument actuel sur une Françafrique qui a considérablement changé depuis l'époque de Jacques Foccart.
Pendant que la France se fait secouer aux quatre coins de l'Afrique, que son influence s'érode partout, Antoine Glaser va nous dévoiler quelques secrets bien gardés de « ce pays, longtemps le plus français d’Afrique ».
À commencer par la forte présence des libanais : « la communauté libanaise était ici chez elle avant même les indépendances. À Beyrouth, on trouve une "avenue d’Abidjan" ».
Trafic de drogue, corruption, blanchiment d'argent, trafic d'armes, la totale.
Et qui dit Liban, dit Hezbollah. Et qui dit Hezbollah dit services de renseignement israéliens avec « les gars du Mossad, toujours inquiets des relations des Ivoiriens avec le Hezbollah libanais ».
Alors finalement oui, on va le suivre cet improbable Paul Mercier, pour essayer de comprendre « quels peuvent donc être les liens secrets entre ces chiites ivoiro-libanais proches du Hezbollah, les sbires du ministre ivoirien de l’Intérieur, et des trafiquants de drogue ».

Pour celles et ceux qui aiment l'Afrique.
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Livre lu grâce à NetGalley et aux éditions Fayard (SP).
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mardi 8 juillet 2025

La dernière étape (Guillaume Guéraud)


[...] On sait tous comment ça va finir.

Un très court roman noir, le récit d'une fusillade. Une douzaine de personnages dans un bar écrasé de chaleur. Il y aura huit tirs, une quinzaine de balles et très peu de survivants.
Un montage très cinéma pour les chapitres de ce véritable scénario de court-métrage.

L'auteur, le livre (176 pages, mars 2025) :

Le bordelais Guillaume Guéraud (né en 72) s'est laissé tenté par le cinéma avant de se lancer dans l'écriture : son style très visuel, très graphique, s'en ressent énormément.
Après avoir été avec lui en Baignade surveillée, on le (re-)découvre ici avec cette courte histoire : La dernière étape, que l'auteur dédie à Sam Peckinpah et Johnnie To.

Le canevas et les personnages :

La dernière étape, c'est l'enseigne d'un rade paumé, un resto routier, au bord d'une départementale anonyme du sud de la France, écrasée de chaleur. Un bled perdu en pleine canicule, façon Bagdad Café.
« La Dernière Étape est l’unique construction de ce coin paumé. Loin de la mer, loin de la ville, loin de tout. »
Rares sont ceux qui y font étape sauf aujourd'hui, au menu du jour c'est "règlement de comptes".
Melvin est sorti de taule la veille, sa chérie Jennifer est venue le chercher à sa sortie de prison et ils reprennent leur business au café.
Mais Melvin est un voyou, un vrai gangster et, avant ses vacances en taule, il avait eu le temps de trahir son boss, Karim Kazmir, un autre bandit. Une trahison plutôt moche qui appelle la vengeance.
Tout le monde sait que Kazmir va débarquer pour la savourer, sa vengeance, même s'il fait très chaud et que le vengeance se déguste généralement froide.
Au rendez-vous, il y a là deux flics qui sont venus, non pas pour protéger Melvin (après tout ...), mais plutôt pour alpaguer l'insaisissable Kazmir.
« [...] Au mauvais endroit au mauvais moment. Il croyait s’être préparé au pire mais rien ne lui sera épargné. Même ce qui n’arrive jamais, ou ce qui n’arrive qu’aux autres, lui tombe dessus. Ici et maintenant. »
Vers 14h30, juste avant les premiers coups de feu, il y a là moins d'une douzaine de personnes.
Melvin et Jennifer, les deux flics, Kazmir qui débarquent avec deux autres porte-flingues et quelques clients de passage. Peu de personnages mais beaucoup sont armés. On va pouvoir compter une demi-douzaine de flingues et une quinzaine de balles seront tirées. 
Unité de lieu, de temps et d'action, tout va se dérouler en quelques minutes à peine.
Un carnage. Il y aura très peu de survivants.

♥ On aime beaucoup :

 D'habitude au cinoche on présente les acteurs par ordre d'entrée en scène, par ordre d'apparition à l'écran. Guillaume Guéraud nous prend à contre-pied : on va découvrir ses personnages par ordre de "sortie" de la scène, par ordre de disparition.
Avec une astucieuse construction faite de très courts chapitres (trois ou quatre pages). 
Un chapitre pour décrire l'un des tirs : le gars qui sort son flingue, le modèle de son arme, le type de munitions, le doigt sur la gâchette, le percuteur sur la douille, l'explosion de la poudre, l'éjection de la balle, sa vitesse, sa trajectoire, variable selon l'habileté du tireur. 
Un chapitre au ralenti, très visuel, graphique, façon Potemkine ou Sergio Leone pour rester au cinéma. 
Et puis l'impact.
Au choix : une bouteille du bar, une tempe droite, un sourcil gauche, un sternum, une artère fémorale, ... il y en aura pour tous les goûts et quelques semaines de boulot pour les légistes et balisticiens. 
Au bout de la trajectoire, l'autre type, la cible, tombe sur le carreau et meurt plus ou moins vite.
Chapitre suivant, on fait la connaissance du gars que l'on vient de voir étendu raide mort : ses quelques heures avant la fusillade, quand, comment, pourquoi est-il venu. 
On revoit avec lui sa dernière étape en quelque sorte.
Et ainsi de suite. Huit tirs. Huit enchaînements de chapitres. 
 Mais ce serait trop facile d'en rester là, alors Guéraud a glissé une petite surprise. Une cerise qu'on n'a pas vu venir sur le gâteau, trop occupé qu'on était à compter les balles et les cadavres, assourdi par le bruit des détonations (mais que les paresseux se rassurent : il y a même un "générique de fin" à la fin du film du bouquin qui liste les armes et les tirs !).
 Et puis c'est un bel exercice de style, un "à la manière de", de ces polars noirs des années 70-80, ceux de JP. Manchette ou FH. Fajardie : une prose sèche, factuelle, sans plus d'état d'âme que les tireurs.
Un bel hommage au style de l'époque et une savoureuse gourmandise pour les amateurs du genre.
 Ah, et puis celle-là que j'aime bien et que je vous ai gardée pour la fin : « La fin de la civilisation, c’est le capitalisme. Quand il a commencé à produire des bombes atomiques et des gobelets en plastique…».

Pour celles et ceux qui aiment les balles perdues.
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Livre lu grâce à La Manufacture de Livres (SP).
Ma chronique dans la revue ActuaLitté.  

vendredi 4 juillet 2025

Sarek (Ulf Kvensler)


[...] Quel enfer, cette putain de montagne !

Dans ce thriller psychologique, on sait dès le début que cette stupide randonnée dans un parc national de Suède va très mal finir. Mais bon public, on écoute Anna nous raconter comment tout cela s'est (mal) goupillé et comment les catastrophes sont arrivées l'une après l'autre.

L'auteur, le livre (504 pages, 2023, 2023 en VO) :

Le suédois Ulf Kvensler vient du monde des séries télé et s'est lancé dans l'écriture de thrillers psychologiques.
On avait commencé par son second roman, Au nom du père, qu'on n'avait pas trop aimé.
On lui laisse aujourd'hui une seconde chance avec son premier bouquin : Sarek, du nom d'un massif montagneux du nord de la Suède.
Un bouquin qui devrait être conseillé comme lecture salutaire par temps de canicule puisque le Sarek semble nous dire : « Bienvenus ici. Mais attendez-vous à avoir froid comme vous n’avez jamais eu froid. »
La traduction est signée Rémi Cassaigne.

Le canevas et les personnages :

Trois amis de la bonne et chic société suédoise (des avocats, ...) décident de partir en rando dans le parc national du Sarek, là-haut, tout au nord de la Suède, près de la Norvège.
Le couple d'Henrik et Anna bat un peu de l'aile. Et au dernier moment Milena, l'amie de Anna, invite une pièce rapportée, Jacob, son nouveau petit ami. Finalement tous quatre prennent leurs sacs à dos et partent pour le Norrland.
Dès le début, on sait que la rando va très mal se terminer parce que le récit est construit sur des flash-back au rythme de chapitres qui alternent l'après et l'avant. 
Après, c'est la police qui interroge Anna que les secours viennent de retrouver, salement amochée, au retour de cette rando catastrophique. Que s'est-il passé ? Que sont devenus les trois autres ?
Avant, c'est Anna qui revient sur ces événements pour raconter comment tout cela s'est organisé et faire part de ses doutes quant à la trouble personnalité de ce fameux Jacob qui semble tout avoir du pervers narcissique.
« [...] De nouveaux sommets. Et derrière, encore d’autres montagnes. Le Sarek était si terriblement vaste, et si terriblement silencieux. Terrible, au sens propre : qui inspire la terreur. Et nous allions continuer à nous enfoncer dans ces terres sauvages. »

On aime un peu :

 Ces thrillers psychologiques fonctionnent souvent de la même façon : on a envie de hurler au personnage principal, mais bon sang, arrête ! fais demi-tour ! tu vois pas où ça va te mener ? laisse tomber ! 
Et puis bientôt - assez vite en fait ! - on a envie de lui filer des baffes tellement son entêtement, son aveuglement nous fait criser.
Mais voilà on est bon public alors on la suit, cette Anna, sur les chemins dangereux du Sarek et on accuse le coup à chaque erreur commise : « C’était une mauvaise décision, nous aurions dû tout de suite redescendre ensemble. Mais il est facile d’avoir raison après coup. »
Jusqu'à ce qu'un refrain lancinant vienne bientôt scander chaque nouvelle catastrophe : « Quel enfer, cette putain de montagne ! ».
 Alors oui, il est question de grands espaces naturels et sauvages mais c'est pas de la grande littérature et on n'est assez loin de ce qu'auraient pu nous donner un Ian Manook, un Olivier Norek ou même un Franck Thilliez pour ne citer que des lectures récentes dans la neige. 
Mais ça marche quand même, il faut bien le reconnaître et l'on suit cette stupide équipée, on se laisse prendre, pour bientôt tourner les pages de plus en plus vite et savoir enfin ce que nous a réservé le suédois.
Et on ne sera pas déçus : ils sont partis tous les quatre ... mais est-ce que l'énigmatique Jacob était vraiment le plus dangereux de toute l'équipe ?
Finalement ce premier roman nous aura paru plus abouti que le suivant (Au nom du père), avec quelques degrés en moins dans le "too much". 
Et puis la neige, la pluie, le vent, la glace, c'est rafraîchissant !

Pour celles et ceux qui aiment la rando.
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Ma chronique dans le revue Actualitté.

jeudi 3 juillet 2025

Whisky (Duhamel & Ratte)


[...] Tout seul, c'est dur, vous savez.

Un SDF et un réfugié kurde vont "adopter" un petit chien. Cette histoire de ménage à trois a tout du conte de Noël charmant mais cache une critique acerbe de notre société de consommation. Des personnages attachants et un scénario plus subtil qu'il n'y parait.

Les auteurs, l'album (64 pages, mai 2025) :

Ce scénario est signé par le normand Bruno Duhamel (né en 75), un bédéaste aussi à l'aise avec les pinceaux qu'avec la plume, et qui est coutumier des personnages un peu décalés, en marge de notre bonne société. 
Pour cet album Whisky, il a confié le dessin au franc comtois David Ratte (né en 70) sur les conseils de l'éditeur et le résultat confirme la pertinence du tandem.

Les personnages et le canevas :

Un vieux SDF, bougon et réac, c'est Théo. Un jeune réfugié kurde, c'est Amir. 
Théo et Amir vont "trouver" (hmmm ...) un petit chien sympa comme tout qu'ils baptiseront Whisky.
Le SDF devient vite papy gâteux, comme tout le monde le serait devenu avec un chien comme celui-ci.
Le réfugié, lui, ne supporte pas la bestiole, « on n'a pas assez pour nourrir ». Un animal qui lui rappelle certainement son pays ravagé par la guerre, où les chiens tenaient plus de la hyène ou du chacal que du yorkshire sorti du toilettage.
Alors ménage à trois ? Ou pas ?

♥ On aime :

 Nos deux compères cohabitent tous deux sous le même pont de Paris mais ne partagent pas tout à fait valeurs et cultures, ce qui nous vaut de savoureux dialogues.
« [...] - Allez l'arabe ! Au boulot !
- Pas arabe. Kurde.
- Ouais, c'est pareil. Au boulot ! »
Leur boulot, c'est « du vrai boulot de survivaliste » : chaparder quelques fruits au marché et fouiller les poubelles, tout cela sous le regard bienveillant d'affiches publicitaires pour la nourriture ayurvédique pour chats ou les compléments alimentaires en gélules. Décalage, on a dit ?
 Et puis il y a les petites leçons de vie dispensées par le vieux Théo, bougon et réac.
« [...] - Tu pas aimer artistes ?
- Leçon du jour mon gars ...
Si tu veux pouvoir profiter d'un des rares terrains vagues qui existent encore, ne laisse JAMAIS les artistes s'y installer !
Les artistes, c'est l'avant-garde de la bourgeoisie ! »
 Côté dessins, une ligne claire classique et bien lisible, avec des personnages croqués comme il faut et très expressifs.
Côté intrigue, on frôle parfois le gentil conte de Noël pour ados (ça se passe en hiver sous la neige) mais derrière cette façade charmante, Duhamel réussit à glisser quelques critiques acerbes de notre société bien organisée pour vivre confortablement à l'écart de ses sdf. Il faut même plusieurs lectures pour profiter pleinement de tous les détails. 
Avec le duo Kurde/SDF qui fonctionne parfaitement (belle trouvaille), le scénario s'avère bien plus malin qu'on ne le pensait. L'album est plein de charme et de poésie (même si la vie des SDF n'est peut-être pas aussi sympa que cela) et les deux personnages - oops, pardon le chien - les trois personnages sont vraiment attachants. Difficile de ne pas les adopter. 
Avec le chien.

Pour celles et ceux qui aiment les chiens et les SDF.
D’autres avis sur BD Gest, Bdthèque et Babelio.
Album lu grâce aux éditions Bamboo / Grand Angle (SP).
Ma chronique dans les revues Benzine et ActuaLitté.  

lundi 30 juin 2025

Belle journée pour mourir (Laurent Graff)


[...] J’attends de recevoir une balle.

Le héros de Laurent Graff a un avantage sur nous : il sait "comment" il va mourir. De la balle d'un sniper. Mais il ne sait pas "quand", alors il attend et dans cette attente, chaque nouveau jour est une belle journée pour mourir.
Laurent Graff nous entraîne quelque part entre le récit philosophique et le roman à énigme.

L'auteur, le livre (112 pages, mai 2025) :

L'archiviste savoyard, Laurent Graff (né en 1968) a été touché par le bouddhisme, peut-être au cours de ses nombreux voyages, en Asie du sud-est notamment.
Il a publié plusieurs romans, depuis les années 2000 essentiellement, plusieurs couronnés de prix, certains adaptés au cinéma, des romans où revient souvent l'obsession de la fin, de l'effacement, de la disparition.

Le personnage et le canevas :

Chacun de nous s'attend à mourir un jour, c'est notre lot à tous, le propre de l'Homme. 
Aucun de nous ne sait ni quand, ni comment.
Jacques Ferré lui, ne sait pas quand non plus. Mais il sait comment : ce sera d'une balle en pleine tête, tirée de loin par un sniper.
Jacques est un gars solitaire, célibataire, sans famille, qui a appris à vivre avec son « statut de condamné ». Il attend le tir fatal. 
De son passé de militaire, le lecteur soupçonne peut-être une vieille rancune, une vengeance tenace, un règlement de comptes.
« [...] J’attends de recevoir une balle. Je ne sais pas d’où elle viendra, par quelle gâchette elle sera tirée, ni à quel moment. Je ne crois pas avoir de véritable ennemi qui voudrait m’assassiner. Ni d’ami qui pourrait m’éviter cette fin. J’attends. Je suis prêt. N’importe quand, où que je me trouve, ça peut arriver. Là. Assis à mon bureau devant la fenêtre.
[...] La menace semble se préciser . Elle se fait plus prégnante, plus sérieuse pour ainsi dire, bien que je ne l’aie jamais prise à la légère. Elle est plus proche : oui, c’est ça, le tireur s’est rapproché et pointe son arme sur moi avec plus d’insistance. Je m'en accommode. »
À mi-parcours, le récit bascule dans d'autres dimensions, d'autres perspectives. On n'en dira pas plus.

♥ On aime :

 La première partie du récit, l'attente, a tout du conte philosophique. Si Beckett attendait Godot, Jacques Ferré, lui, attend le tir de Godot. C'est peut-être la meilleure partie du bouquin quand, en attendant la balle fatidique, Jacques s'imagine presque mille morts, dans sa cuisine, à son bureau, dans la rue, au supermarché, à la pêche au bord de la rivière, ...
Son entourage est peuplé d'étranges personnages, on dirait presque des fantômes, qui viennent divertir l'attente et questionner le lecteur. 
Jacques attend la mort et tente de l'apprivoiser. Il a d'ailleurs déjà apprivoisé le tueur : « nous formons un couple inséparable. Je n’ai pas de garde du corps, mais j’ai un assassin qui veille sur moi. »
 Mais les bouquins de Laurent Graff sont des constructions astucieuses et il n'était pas question d'en rester là : l'heure et les pages tournent, le bouquin n'est guère épais, il est temps de passer aux explications.
Ou presque. 
D'ailleurs ce conte philosophique ne serait-il pas plutôt un polar ? On y parle tout de même de mort, d'enquête, de flic ...
Un récit à énigme oui, un roman noir assurément. Très cérébral.

Pour celles et ceux qui aiment les coups tordus.
D’autres avis sur Bibliosurf et Babelio.
Livre lu grâce aux éditions Le Dilettante (SP).
Ma chronique dans les revues Benzine.   

vendredi 27 juin 2025

La colline qui travaille (Philippe Manevy)


[...] Parce qu’ils sont ordinaires et uniques.

Plus qu'une autobiographie, Philippe Manevy nous propose une "biographie généalogique" avec l'histoire de ses grands-parents, ouvriers de la soie à Lyon au siècle dernier. Devoir de mémoire.

L'auteur, le livre (369 pages, janvier 2025) :

Le français Philippe Manevy a posé ses valises au Québec il y a belle lurette. L'abandon de ses racines l'a finalement poussé à écrire sur sa famille, peut-être sur une idée de sa mère : « Et ma mère de conclure la soirée : « Toi qui aimes écrire, tu pourrais raconter tout ça, un jour. ».
Un bouquin dont les thèmes (filiation et classe sociale) sont à rapprocher de ceux abordés, par exemple, par José Enrique Bortoluci dans son livre Ce qui m'appartient, ou encore par Annie Ernaux à qui Manevy consacre tout un chapitre.
Un ouvrage qui fait partie de ceux qui « me font traverser des périodes de l'Histoire que je n'ai pas vécues, m'aident à comprendre des réalités sociales dont j'ignore tout. ».

♥ On aime :

 Voici encore un auteur qui semble, du moins en premier abord, s'inscrire dans le mouvement très tendance de ces écrivains français qui considèrent que le meilleur roman est encore celui de leur propre vie. 
Ou plus exactement ici, le roman de leur propre famille puisque Philippe Manevy va nous raconter l'histoire de ses grands-parents (lui-même est né en 1980, ses grands-parents dans les années 1900).
Manevy parvient néanmoins à prendre du recul et à offrir un regard suffisamment distancié sur ce récit comme lorsqu'il écrit que « la famille [...] n’a jamais autant fasciné que dans les dernières décennies. Tout le monde ou presque, moi compris, est tenté de raconter son histoire. On pourrait mettre cela sur le compte d’un narcissisme typique de notre époque : valorisation des blessures intimes au détriment des luttes collectives. »
S'il sera ici toujours question du "je", pour autant il s'agira plutôt de biographie généalogique.
Et si ce bouquin arrive à se distinguer du flot des autofictions qui inondent nos librairies, c'est parce que Philippe Manevy s'intéresse finalement un peu moins à lui-même qu'à sa famille et surtout à ses grands-parents : « je les raconte parce qu’ils sont ordinaires et uniques. Parce que je me cherche en eux, et dans notre passé disparu. Parce que, me cherchant, j’espère bien trouver autre chose. ».
➔ Ce qui rend également ce roman captivant, c'est son enracinement dans le "social". Le titre provient d'une bonne formule que connaissent tous les lyonnais dont la bonne ville est ancrée à la confluence de deux fleuves et aux pieds de deux collines : la colline de Fourvière où trône, majestueuse, la basilique du même nom et à l'ombre de laquelle prospèrent les bons bourgeois, et la colline de la Croix-Rousse dont les pentes abritèrent longtemps les fameux canuts, ces ouvriers de la soie qui furent à l'avant-garde des révoltes ouvrières du XIXe. 
Les lyonnais vivent donc entre la colline qui prie et la colline qui travaille« deux buttes jumelles et ennemies, se faisant face. ».
Comme le suggère le titre du livre, c'est sur cette dernière qu'a pris racine la famille de l'auteur et son grand-père maternel est « l'anticlérical, l'ouvrier, le syndicaliste de toujours ».
« [...] Ces canuts ne correspondaient pas à l'image que je m'étais faite du prolétaire d'après "Germinal" : propriétaires de leurs métiers à tisser, ils devaient avoir des connaissances techniques assez poussées pour les faire fonctionner, les réparer, les perfectionner au besoin.
Éduqués, tenant leur propre journal et se réunissant régulièrement, ils n'avaient pas besoin qu'un chef venu d'ailleurs les secoue pour prendre conscience de l'injustice. Leurs revendications, exprimées haut et fort, menaçaient le pouvoir en place. »
 À la fin de cette lecture à plusieurs niveaux (famille, histoire, Lyon, besoin d'écriture, ancrage social, ...), une question demeure, presque un regret : pourquoi nous, nous n'avons pas transcrit la mémoire de nos grands parents ? 
Sans prétendre au roman bien sûr, mais au moins dans le but de coucher sur le papier ce qui a déjà disparu ... Étions nous donc si pressés de tourner la page du siècle passé ?
On a presque tous connu, même brièvement, un grand-père ou une grand-mère, mais quels sont les métiers que cet aïeul a exercés, les chemins qu'il a suivis, les différents lieux où il a vécu, les difficultés qu'il a surmontées, les événements qui l'ont façonné, les gens qu'il a aimés, les blessures dont il a souffert, ... ? 
Et puis, est-ce que cette mémoire perdue manquera aux générations futures ?

Les personnages :

Philippe Manevy est né en 1980, ses grands-parents dans les années 1900.
Son grand-père maternel, René, appartenait à l'élite de la classe ouvrière, les ouvriers du livre : il travaillait à la linotype dans les journaux lyonnais et « l'orthographe était pour lui la forme typographique de l'élégance vestimentaire ».
Alice, son épouse, tirait les fils de soie dans les ateliers de tissage.
Dans ce récit de leur histoire, l'auteur se fait souvent très didactique comme, par exemple, lorsqu'il explique la chanson Nini Peau de Chien : peut-être pour son public québécois ou des français trop jeunes qui ne maîtriseraient pas nécessairement toutes les références de ce passé populaire.

Pour celles et ceux qui aiment les canuts de Lyon.
D’autres avis sur Bibliosurf et Babelio.
Livre lu grâce aux éditions Le bruit du monde (SP).
Ma chronique dans les revues Benzine et ActuaLitté.  

vendredi 20 juin 2025

Un perdant magnifique (Florence Seyvos)


[...] Le sentiment de vivre avec un fou.

Portrait de famille recomposée : une mère et ses deux filles fascinées par un beau-père mythomane.
Florence Seyvos décortique avec soin et délicatesse, les relations subtiles et complexes de ces trois femmes prises tour à tour dans le tourbillon d'une folie douce.

L'auteure, le livre (144 pages, janvier 2025) :

Florence Seyvos, née en 1967, n'a pas volé son succès et a déjà raflé plusieurs prix, notamment pour Le garçon incassable (2014).
Avec Un perdant magnifique (déjà couronné du Prix Livre Inter 2025 et d'autres encore), elle s'inscrit dans le mouvement très tendance de ces auteurs français pour qui le meilleur roman est celui de leur propre vie. 
Cette autofiction qui a envahi nos librairies, on aime ou on n'aime pas c'est selon, mais indéniablement Florence Seyvos se distingue du lot grâce à son travail sur l'écriture et peut-être aussi parce qu'elle a su mettre un peu moins d'auto et beaucoup plus de fiction dans sa recette : un mélange plutôt réussi.

Les personnages et le canevas :

Les années 80 (avec plein de petits détails amusants qui datent !). 
Une mère, Maud, deux filles d'un premier mariage, Irène et Anna (la narratrice), et un beau-père, Jacques.
Une famille en plein tourbillon, mère et filles habitent au Havre, de retour d'Abidjan où Jacques travaille toujours. Il revient les voir régulièrement, disparaît, réapparaît, tel le lapin d'un prestidigitateur.
Magicien, il l'est, assurément. Il sait comment hypnotiser son public, sa famille assise au premier rang. Le lecteur juste derrière.
« [...] Nous ne parlions pas du fait que nous avions le sentiment de vivre avec un fou. Pourtant depuis des années, le soir, sous nos yeux, Jacques allait se coucher, une carabine à l’épaule. Parce qu’il était persuadé que des gens pouvaient venir nous attaquer la nuit. »

♥ On aime :

 Le beau-père Jacques, c'est lui Le perdant magnifique. Il est dépensier, instable, impatient, inconséquent, égoïste, autoritaire, imprévisible, irresponsable, ...
Mais il est aussi, flamboyant, fascinant, affectueux, gentleman, héroïque, joyeux, charmeur, ...
Les deux listes pourraient s'allonger encore et encore et même se mélanger car quand on est un peu l'un, on est aussi un peu l'autre.
Aucune violence dans cet homme (c'est pourtant très tendance, ça aussi) même s'il est incroyablement toxique et si ses magnificences causent pas mal de dommages collatéraux.
Ce perdant magnifique on va le découvrir par les yeux des femmes de sa vie : Anna, sa sœur et leur mère.
 Plus qu'au bonhomme, le roman s'intéresse plutôt aux trois femmes que Jacques subjugue et tient sous son charme. Mais il ne s'agit pas d'une fascination naïve et béate. La relation de ces quatre-là est bien plus subtile, ambiguë et compliquée que cela. On n'en dévoile pas plus mais c'est assez passionnant et l'on dévore ce petit bouquin, avide de comprendre ... si tant est que l'on puisse comprendre.
 Et puis bien sûr, il y a la prose de Florence Seyvos. Factuelle, simple, anecdotique, quasiment dépourvue d'introspection, de sentiments. C'est toute la puissance de ce roman qui laisse au lecteur le soin d'imaginer (sans gros effort : les faits relatés sont transparents) d'imaginer les sentiments de ces trois femmes prises tour à tour dans la tourmente de ce magnifique perdant.
« [...] Nous nous étranglons de rire en silence pour ne pas que notre mère nous entende, nous rions comme des hyènes en frappant la table, nous en tombons presque de nos chaises, nos larmes ruissellent. »
Au lecteur le soin de juger si ces larmes sont de joie ou de désespoir. Ou d'un peu des deux.
Voilà un portrait de famille tendre et attachant (tiens, on serait pas fasciné, nous aussi ?).

Pour celles et ceux qui aiment la famille.
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Livre lu grâce aux éditions de L'Olivier (SP).
Ma chronique dans les revues Benzine et ActuaLitté.