[...] Ce sera le seul récit que je laisserai.
● L'auteure, le livre (256 pages, 1988, 1963 en VO) :
Une fois n'est pas coutume, voilà qu'on ressort un vieux bouquin : l'édition originale date de 1963 (!) et on a lu une première fois la version française en 2015, mais sans la chroniquer. Une relecture s'imposait donc pour réparer cet oubli.
Marlen Haushofer (décédée en 1970) est une autrichienne qui dut traverser une époque difficile.
Le mur invisible est son ouvrage le plus célèbre, devenu culte pour l'écoféminisme.
Écriture et sujet sont intemporels, universels : c'est ce qu'on peut appeler un grand roman, sans doute en train de devenir un véritable classique. Un film en a été tiré en 2013.
Hasard de l'agenda de nos lectures, les parallèles sont nombreux avec La femme paradis (du français Pierre Chavagné) que l'actualité littéraire vient tout juste de mettre entre nos mains.
● L'intrigue :
Une femme dont on ignore presque tout, se réveille seule dans un chalet de montagne, séparée du reste du monde par un mystérieux mur transparent au-delà duquel toute vie a été pétrifiée.
Les amis d'hier ne sont pas rentrés, sa seule compagnie est celle d'un chien, d'un chat et d'une vache.
C'est son journal que nous lisons, un récit qui se situe quelque part entre une robinsonnade, un conte philosophique, un survivalisme post-apocalyptique et la réflexion solitaire d'une ermite.
[...] Ce qui importe c’est d’écrire et puisqu’il n’y a plus de conversation possible, je dois m’efforcer de continuer ce monologue sans fin. Ce sera le seul récit que je laisserai.[...] Je n’écris pas pour le seul plaisir d’écrire. M’obliger à écrire me semble le seul moyen de ne pas perdre la raison. Je n’ai personne ici qui puisse réfléchir à ma place ou prendre soin de moi. Je suis seule et je dois essayer de survivre aux longs et sombres mois d’hiver. Il est peu probable que ces lignes soient un jour découvertes.[...] Depuis quelques jours, il m’est apparu clairement que j’espère que quelqu’un lira ce récit. Je ne sais pas pourquoi je le souhaite, ça ne fera en effet aucune différence. Mais mon cœur bat plus vite quand je me représente que des yeux humains se poseront sur ces lignes et que des mains humaines tourneront ces pages. Il est plus probable que ce seront les souris qui dévoreront cette histoire.[...] C’est un sentiment bizarre que celui d’écrire pour des souris. Parfois je dois faire semblant d’écrire pour des hommes, ça me devient alors plus facile.
Comme tout bon survivant post-apocalypse, elle passe le temps au rythme des tâches nécessaires à sa survie et celle de ses animaux.
[...] Je n’ai jamais perdu certaines habitudes. Je fais ma toilette tous les jours, me brosse les dents, lave mon linge et nettoie la maison. Je ne sais pas pourquoi je le fais, j’obéis à une sorte d’exigence intérieure. Si j’agissais autrement, j’aurais sans doute peur de cesser peu à peu d’appartenir au genre humain et je craindrais de me mettre à ramper sur le sol, sale et puante, en poussant des cris incompréhensibles.[...] Je possédais encore dix boîtes d’allumettes, environ quatre mille. D’après mes calculs, elles devraient suffire pour cinq ans. Je sais aujourd’hui que mon calcul a été à peu près juste. La réserve durera encore deux ans et demi si je fais très attention.
● On aime vraiment beaucoup :
❤️ La prose de Marlen Haushofer est élégante et soignée mais suffisamment intemporelle ou étonnamment moderne pour n'avoir pas pris une seule ride depuis soixante ans.
Même si de nombreuses réflexions psycho-philosophiques émaillent le roman, ce n'est jamais pontifiant, mais toujours pertinent et l'auteure ne s'éloigne jamais bien longtemps du récit de la vie de cette femme isolée du monde : on reste captivé d'un bout à l'autre et si un vague mystère entoure bien sûr l'origine de ce mur, on l'oublie rapidement et on s'intéresse bien plus à la survie de cette ermite malgré elle.
On s'inquiète avec elle pour la future récolte de pommes de terre, pour la hauteur du tas de bois, pour la quantité de foin rentré avant l'hiver, ... Le récit est habilement dosé et, tout comme La femme paradis mais en plus "classique", on tient là une histoire forte, prenante qui laisse une empreinte durable sur le lecteur.
❤️ Et puis il y a le propos féminin ou féministe quand reviennent les souvenirs de cette femme et de sa vie d'avant.
[...] Je ressemble davantage à un arbre qu’à un être humain, une souche brune et coriace qui a besoin de toute sa force pour survivre. Quand je me remémore la femme que j’ai été, la femme au léger double menton qui se donnait beaucoup de mal pour paraître plus jeune que son âge, j’éprouve pour elle peu de sympathie. Mais je ne voudrais pas la juger trop sévèrement. Il ne lui a jamais été donné de prendre sa vie en main.[...] Encore jeune fille, elle se chargea en toute inconscience d’un lourd fardeau et fonda une famille, après quoi elle ne cessa plus d’être accablée par un nombre écrasant de devoirs et de soucis. Seule une géante aurait pu se libérer et elle était loin d’être une géante, juste une femme surmenée, à l’intelligence moyenne, condamnée à vivre dans un monde hostile aux femmes, un monde qui lui parut toujours étranger et inquiétant.
❤️ On aime bien aussi suivre cette femme solitaire entourée de ses rares animaux (un chien, un chat, une vache) qui deviennent peu à peu de vrais personnages du roman.
[...] Je me retrouvais seule dans la forêt avec une vache, un chien et un chat, privée de tout ce qui avait été ma vie pendant quarante ans.[...] Je ne sais pas comment j’ai réussi à survivre à cette période. Je ne sais vraiment pas. Je n’ai dû y parvenir que parce que je me l’étais fourré dans la tête et parce qu’il fallait bien que je prenne soin des trois animaux.[...] Je ne sais pas ce qu’il serait arrivé si la responsabilité de mes bêtes ne m’avait pas obligée à accomplir au moins les gestes indispensables.[...] Mon imagination n’était plus alimentée de l’extérieur et les désirs s’apaisaient lentement. J’étais déjà bien contente quand nous étions rassasiées, moi et mes bêtes, et quand nous n’avions pas à souffrir de la faim. Même le sucre me manquait à peine.
[...] J’avais toujours aimé les bêtes, mais à la manière superficielle des citadins. Et quand soudain je me mis à dépendre entièrement d’elles, tout devint différent.
❤️ On aime bien aussi terminer sur une fin très élégante que l'on ne vous dévoilera pas mais qui reste bien dans le ton de ce très curieux roman.
Pour celles et ceux qui aiment les chiens et les animaux.
D’autres avis sur Babelio.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire