Un article de L'Obs paru en 2023.
Propos recueillis par Amandine Schmitt Publié le 9 février 2023
Raynor et Moth Winn se sont retrouvés à la rue. Alors, ils ont marché plus de 1 000 km et raconté leur histoire…
Sans toit ni économies, la Britannique Raynor Winn et son mari ont décidé de suivre le sentier côtier du sud-ouest de l’Angleterre. Une expérience qu’elle retrace dans un livre franc et lumineux, « le Chemin de sel ».
Soudain, les huissiers tambourinent à leur porte. Raynor Winn et son mari, Moth, sont retranchés sous l’escalier de la ferme galloise qu’ils ont restaurée avec passion et transformée en gîte. Ruinés à la suite d’un contentieux judiciaire, les deux quinquas apprennent au même moment que Moth est atteint d’une forme rare de dégénérescence du cerveau.
Que faire quand on n’a plus de toit, aucune économie et que l’on souffre d’une maladie incurable ? Marcher tout droit. Avec 115 livres sterling en poche (environ 130 euros), une tente d’occasion achetée sur eBay, deux sacs de couchage ultralégers et soldés, Raynor et Moth, qui n’ont pas randonné depuis une trentaine d’années, s’élancent sur le célèbre sentier côtier du sud-ouest de l’Angleterre, 1 013 kilomètres du Somerset au Dorset via le Devon et les Cornouailles. L’affaire sera ardue – la faim, la fatigue et les préjugés des autres randonneurs s’invitant au voyage. Mais au fur et à mesure du chemin, alors que la santé de Moth s’améliore et que la nature révèle ses secrets (comme ces mûres « parfaites et légèrement salées » par l’air marin), le désespoir laisse place à la sérénité. Rencontre avec l’autrice de ce premier livre touchant.
Comment votre mari et vous vous êtes-vous retrouvés à la rue ?
Raynor Winn. Moth et moi nous sommes rencontrés alors que je n’avais que 18 ans. Nous rêvions de posséder une ferme au pays de Galles. Quand nous avons trouvé une ruine, avec des murs en lambeaux et un toit effondré, ça nous a semblé être le paradis. Nous avons passé vingt ans à restaurer cet endroit et à aménager la grange en gîte. Nous élevions des moutons et faisions pousser des légumes, et nos enfants ont grandi sur place avant de partir pour l’université. C’était notre maison, mais aussi notre source de revenus.
Nous nous sommes brouillés avec un ami proche, qui a déposé une plainte judiciaire contre nous. L’affaire s’est soldée par un avis d’expulsion. On nous a donné sept jours pour mettre vingt ans de vie dans des cartons.
La même semaine, cette horrible semaine, Moth a été diagnostiqué d’une dégénérescence corticobasale (DCB), une forme rare et incurable de dégénérescence du cerveau. « Ne vous fatiguez pas trop, faites attention dans les escaliers », se contentaient de dire les médecins.
Vous ne pouviez pas bénéficier d’un logement social ?
Tous les logements temporaires étaient complets. Nous n’étions pas considérés comme prioritaires car il aurait fallu que le diagnostic de Moth implique une mort dans l’année. Nous n’avions nulle part où aller, pas d’amis ou de famille qui puissent nous loger. Lors de ces derniers moments horribles dans notre maison, alors que les huissiers frappaient à la porte, mon regard s’est porté sur « Huit Cents Kilomètres de marche », l’histoire d’un homme qui suit le sentier de randonnée de la côte sud-ouest, accompagné de son chien. Remplir un sac à dos et marcher m’est alors apparu comme la chose la plus évidente à faire. Et c’est ce que nous avons fait. L’idée, c’était juste de suivre une carte qui donnerait un sens à nos vies. Quelque chose qui comblerait le vide.
Vous étiez habitués à marcher ?
Nous avons beaucoup marché quand nous étions jeunes, dans notre vingtaine. Mais à ce moment-là, j’avais 50 ans et Moth, 52. Nous sommes partis sans savoir que le chemin côtier comptait 1 013 kilomètres. Ça aurait sans doute changé les choses si nous en avions eu conscience.
La perception des gens sur votre passage a rapidement changé.
Environ deux semaines après nous être lancés, nous étions déjà à court d’argent. Devant un magasin, je comptais nos dernières pièces de monnaie dans ma paume. Je me rappelle très bien qu’il ne restait que 9 livres [environ 10 euros, NDLR]. Une dame est arrivée avec un énorme chien en laisse qui a sauté sur un autre chien. Dans la confusion, mes pièces sont tombées et je me suis précipitée pour qu’elles n’atteignent pas le caniveau. Alors que j’étais allongée sur le sol pour rattraper l’argent, cette dame m’a touchée du bout du pied et a dit : « Nous ne voulons pas de clochards ivres comme vous dans la rue. Relevez-vous. » Pendant un instant, je n’ai pas compris à qui elle s’adressait. Comment est-ce que ça aurait pu être moi ? Deux semaines plus tôt, elle était le genre de personnes que j’aurais pu accueillir dans mon gîte.
Ça a été une prise de conscience quant à la rapidité avec laquelle ma vie avait changé, et comment j’avais perdu ma place au sein de la société. Je ne savais plus qui j’étais. C’était le moment le plus déprimant du voyage, où j’ai compris que tout ce que nous avions construit s’était envolé. Nous avons alors décidé de raconter notre histoire autrement. Auparavant, quand les gens nous demandaient comment nous disposions d’autant de temps, nous répondions : « C’est parce que nous sommes SDF. » Nos interlocuteurs avaient un mouvement de recul, rappelaient leur chien à eux. Comme si on allait s’en prendre à leurs chiens… Nous nous sommes mis à dire qu’à la cinquantaine venue, nous avions vendu notre maison en quête d’aventure. Soudain, les gens trouvaient notre parcours très « inspirant ».
Vous racontez la façon dont vous vous reconnectez à la nature. Y a-t-il eu un déclic précis ?
Après avoir tout perdu, on se demande qui on est. Tout semble nous avoir été enlevé. Mais une nuit d’orage déchaîné, je suis sortie de la tente. On entendait le hurlement du vent et les arbres se cabraient. Je suis restée dehors. J’avais le sentiment, à travers cette tempête, de faire partie du monde naturel, de ne pas être juste une observatrice extérieure. J’en ai tiré une véritable force.
Cette expérience a-t-elle changé votre vision d’une maison, d’un foyer ?
Oui, complètement. Quand nous avons quitté notre maison au pays de Galles, je ne me projetais pas dans une autre maison, à un autre endroit. Je pensais que je ne me sentirais plus jamais chez moi. Mais au fur et à mesure de la marche, ma conception d’un foyer a évolué : ça ne tient pas aux murs qui vous entourent mais à ce qui crée chez vous un sentiment de sécurité. C’est ça, l’essence d’une maison. J’ai compris que pour moi, c’était mon mari, ma famille, la nature. Quand j’ai compris ça, j’ai arrêté de chercher une maison à tout prix, parce que je l’avais déjà en moi. Ce n’est pas quelque chose qui vient de l’extérieur, mais quelque chose que je peux porter en moi pour toujours.
Qu’est-ce qui vous a poussée à écrire ce livre ?
Contre toute attente, nous avons constaté au bout de 200 miles [environ 320 kilomètres] que la santé de Moth s’améliorait d’une manière qu’on nous avait assurée impossible. Elle a décliné lorsque nous avons arrêté de marcher et que notre vie est devenue plus sédentaire. Moth commençait à oublier des choses. Un jour où nous étions assis sur un banc avec vue sur la mer, je lui parlais d’un incident survenu lors de notre marche et il ne s’en rappelait pas. Je me suis dit qu’il fallait que je capture cette marche, cet événement si puissant et si fort de notre vie.
Nous n’avions pas pris de notes, mais Moth avait griffonné quelques indications dans les marges de notre petit guide, « le Sentier de la côte sud-ouest » de Paddy Dillon. Je les ai mises au propre, mais ça ne reflétait pas tout à fait notre expérience. Alors je l’ai écrit comme un récit, en me disant que quand il le lirait, ce serait comme être à nouveau sur le sentier avec moi. Et que ses souvenirs allaient revenir.
C’était difficile à écrire ?
Ce fut une expérience inhabituelle, car je n’avais jamais rien écrit auparavant. Je n’étais pas sûre de moi. J’ai tout décortiqué et réécrit pour que chaque détail donne le sentiment d’être sur le sentier. Je voulais que les mots lui fassent ressentir le vent sur son visage ou entendre les cris des mouettes. J’ai imprimé toutes les pages (en rose, car il n’y avait plus d’encre), je les ai reliées avec un bout de ficelle et je les lui ai offertes pour son anniversaire.
Comment ce récit s’est-il retrouvé sur le bureau d’un éditeur ?
Notre fille était à la maison pour l’anniversaire de son père. En lisant le manuscrit, elle m’a dit : « Tu devrais en faire quelque chose. C’est pas mal. » Moi, j’étais là : comment ça ? Le mettre dans un dossier ? Dans un classeur ? « Mais non, imbécile, le faire publier. » Mais comment aurais-je pu imaginer ça ? Je n’ai pas de bagage académique, ni littéraire. Je n’ai rien à amener à un éditeur ou à un agent. Ça me semblait un peu vain, ne serait-ce que d’essayer. Mais un jour, « The Big Issue », un magazine distribué par des SDF, a accepté un de mes articles sur les sans-abri qui a engendré beaucoup de retours positifs. Ça m’a motivée. Je me suis dit que j’avais peut-être un potentiel.
J’ai cherché sur Google des noms d’agents, ni trop petits, ni trop grands. J’ai trouvé un agent « moyen » et je lui ai envoyé trois chapitres du « Chemin de sel ». Elle m’a rappelée quatre jours plus tard. En une semaine, je signais avec elle. Deux mois plus tard, avec Penguin Books.
Ce fut rapide.
J’ai travaillé six mois sur ce livre, mais je n’avais que ça à faire à part répondre à des offres d’emploi pour lesquelles on ne me recontactait jamais. Passé 50 ans, plus personne ne vous emploie. Même le pub du coin ne voulait pas me faire travailler.
Avez-vous trouvé une explication quant à l’amélioration de l’état de santé de Moth ?
J’essaye désespérément de trouver des réponses. J’en suis à mon troisième livre et je n’ai toujours aucune certitude. J’ai examiné beaucoup d’hypothèses liées au temps passé dans la nature, aux interactions avec des substances émises par des plantes dont il a été prouvé qu’elles ont un impact physiologique, au simple fait de mettre un pied devant l’autre qui pourrait permettre à l’état mental de changer en même temps que l’état physique.
Tout récemment, je suis tombée sur des recherches scientifiques sur la neuroplasticité qui me laissent penser que ça aurait quelque chose à voir avec la mémoire musculaire. La partie du cerveau affectée dans le cas de Moth est celle en charge de la réponse automatique. C’est-à-dire le fait qu’on n’a pas besoin de réfléchir pour saisir un objet par exemple. Le cerveau a des moyens pour créer de nouvelles voies neurologiques, mais il faut qu’elles soient constamment réimprimées. C’est comme tracer un chemin dans la terre : si vous ne marchez pas continuellement dessus, l’herbe repousse. En répétant régulièrement un mouvement, cela réimprime le chemin – c’est du moins ma conclusion. Après chaque interview, j’attends que quelqu’un me contacte pour me dire qu’il fait des recherches là-dessus.
A la fin de votre marche, quelqu’un vous offre de louer son appartement. Y êtes-vous toujours ?
Nous y avons vécu le temps que Moth reprenne ses études à l’université. Mais après la publication du « Chemin du sel », un lecteur nous a proposé de reprendre sa ferme délabrée. Il rêvait d’y ramener la biodiversité, et notamment la faune, et se disait que Moth et moi étions les bonnes personnes pour cela. Voilà quatre ans que nous y sommes. Nous avons modifié les choses. Nous avons utilisé moins de produits chimiques, avons réduit l’élevage et l’endroit est redevenu un lieu de biodiversité florissante, pleine d’animaux sauvages, pleine de tous les types de végétation. Nous avons accompli notre mission.
Vous continuez à marcher ?
Oui. L’année dernière, nous avons marché près de 1 000 miles [environ 1 600 kilomètres], de l’extrême nord de l’Ecosse au sud des Cornouailles. Nous planifions le prochain voyage, mais nous ne savons pas encore où.
Vous avez déjà marché hors du Royaume-Uni ?
Nous avons suivi le Laugavegur, un incroyable trek sur terrain glaciaire dans les Hautes Terres d’Islande.
Vous devez être une star de la randonnée maintenant.
Lorsque nous avons parcouru le pays l’année dernière, beaucoup de gens nous reconnaissaient. Certains marchaient même parce qu’ils avaient lu « le Chemin de sel ». Nous avons fait des rencontres assez drôles. Une fois, nous étions dans un pub en train de partager des frites, et un gars s’est planté devant notre table : « Vous avez vraiment des gros sacs à dos. Vous devriez lire “le Chemin de sel”, ça changera votre sentiment vis-à-vis de ces gros sacs. C’est un bon bouquin, ils perdent leur maison, le mec a une tumeur au cerveau ou un truc comme ça et meurt à la fin, mais c’est vraiment marrant. » Je piquais Moth avec ma fourchette sous la table pour qu’il ne dise rien.
Beaucoup de lecteurs ont le sentiment que ce livre a changé leur vie. Mais je ne pense pas que ce soit le cas. Je ne crois pas que les livres changent la vie. Je pense plutôt que vous lisez un livre et qu’il vous permet de voir la vie autrement, d’envisager d’autres possibilités, d’autres choses, d’autres manières de procéder. Mais vous êtes le seul à pouvoir changer votre vie. La volonté de changement doit venir de vous.
Votre livre est aussi une manière d’attirer l’attention sur la question des sans-abri au Royaume-Uni.
Les chiffres communiqués par le gouvernement ne représentent pas le nombre réel de sans-abri. Ils parlent de 4 000 personnes dans tout le pays qui n’ont nulle part où dormir. C’est tellement faux. Parce que si c’est vrai, je les ai probablement tous rencontrés, et ça ne peut pas être le cas. De plus, ces chiffres ne comptabilisent pas les gens qui vivent dans des logements temporaires, dans des abris de jardin, dans leur voiture ou ceux qui font du « sofa surf ». Cela brouille le problème du mal-logement. Sans ces chiffres, comment considérer le problème dans son ampleur ?
Comment réagissez-vous au fait que le camping sauvage ait été totalement interdit en Angleterre ?
Ça a été une semaine terrible pour nous. Vendredi 13 janvier, la Haute Cour de Justice a jugé qu’il était interdit de faire du camping sauvage dans le parc national de Dartmoor, le dernier endroit d’Angleterre où c’était permis. Comment, à cette époque où nous devons protéger la planète, encourager les gens à se connecter à la nature ? Comment faire si chaque occasion qu’ils ont de le faire se réduit ? C’est ridicule que des propriétaires terriens puissent contrôler des centaines de milliers d’acres et refuser aux gens le droit pacifique de camper librement. Mais je pense que l’affaire n’est pas close, et que ce jugement va sensibiliser les gens à la question et leur donner l’envie de se battre pour le droit d’habiter la terre.
Le Chemin de sel, par Raynor Winn, traduit de l’anglais par Marc Amfreville, Stock, 400 p., 23 euros.
BIO EXPRESS
Après avoir perdu sa maison et toutes ses économies, Raynor Winn s’est mise à parcourir le sentier côtier du sud-ouest de l’Angleterre.
Elle en a tiré « le Chemin de sel », son premier livre, qui a connu un succès phénoménal au Royaume-Uni comme à l’international (plus de 1 million d’exemplaires vendus à travers le monde).
Elle a publié depuis deux autres livres (non traduits) qui ont également été des best-sellers.
Avec le groupe The Gigspanner Big Band, elle a créé le spectacle musical « Saltlines ».
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