[...] Ils viennent de fonder le Moyen-Orient moderne.
Le destin exceptionnel d'une femme qui ne l'était pas moins ou le récit de la création du Moyen-Orient moderne, une région que les français de l'époque commençaient à appeler le Proche-Orient.
L'auteur, le livre (416 pages, août 2024) :
Olivier Guez nous transporte à une période mal connue (le début du siècle dernier, l'entre deux guerres) dans un Moyen-Orient dont on parle beaucoup mais que l'on ne connait pas si bien que cela, il nous invite à suivre la trace d'une totale inconnue (qui donc avait entendu parler de
Gertrude Bell !?) : alors avec un tel carnet de route, on ne peut que répondre à son invitation et monter à bord du premier vapeur en partance pour la
Mésopotamie.
♥ On aime beaucoup :
➔ Nous sommes nombreux à avoir manqué le biopic de Werner Herzog, "La reine du désert" avec Nicole Kidman (2015), et on n'a donc absolument aucune idée de qui peut bien être cette Gertrude Bell, née vingt ans avant Lawrence d'Arabie qu'elle croisa à de nombreuses reprises : et pour cause, ils faisaient le même boulot pour l'Empire britannique (dans l'administration civile) mais le photogénique Lawrence éclipsa totalement celle qui avait l'âge d'être sa tante.
Fille de (très) bonne famille elle fut voyageuse, alpiniste, archéologue, espionne et diplomate.
Une femme de l'époque victorienne, une femme aux amours tourmentées, qui n'aura pas d'enfants mais qui sera la sage-femme qui donnera naissance à un pays : l'Irak.
➔ On est toujours très avide de ces romans qui savent mêler grande et petite H/histoire, qui nous font découvrir des personnages surprenants, qui nous font voyager dans le temps et l'espace vers des périodes ou des contrées étonnantes, qui nous éclairent des pans entiers de l'Histoire et de la géopolitique, bref des romans qui nous donnent l'illusion d'être un peu plus intelligents en refermant le bouquin.
➔ On apprécie qu'Olivier Guez nous brosse un tableau panoramique de cette époque et de cette région mal connues. Le débarquement américain de plusieurs millions d'hommes qui mit fin à la terrible guerre, l'accord franco-anglais (l'accord secret Sykes-Picot) pour dépecer l'empire ottoman défait, la création de la SDN et la venue du président US Woodrow Wilson à la Conférence de la Paix de Paris de 1920, et bien sûr la géopolitique britannique au Moyen-Orient, les rivalités entre chiites et sunnites, les dynasties hachémite et wahhabite, les débuts du sionisme en Palestine, les premières batailles pour le pétrole, le sort des Kurdes et pour finir, la transformation de cette Mésopotamie en état souverain : l'Irak. Ouf !
➔ Et puis il y a ce portrait en profondeur d'une femme, pur produit de son temps et de son pays.
Si Miss Bell n'a pas que des qualités ("les hommes craignaient son impertinence ou se moquaient de son snobisme et de son arrogance"), et même si elle ne fait que mettre en musique les objectifs de l'impérialisme anglais ("les Kurdes n’auront ni État ni autonomie au sein de la nation irakienne"), on finit par se prendre, sinon de sympathie, tout au moins d'empathie pour cette femme au destin exceptionnel.
Une femme intelligente, une "reine sans couronne" qui arrivera à ses fins, du moins en politique.
[...] Les hommes se lèvent puis s’inclinent sur son passage lorsqu’elle entre dans une salle, les Arabes la surnomment la mumineen, la reine, et la presse étrangère la désigne comme la femme la plus influente de l’empire britannique : Miss Bell est en passe de devenir une célébrité internationale. Interlocutrice privilégiée du roi et du haut-commissaire, c’est elle qui fait « la pluie et le beau temps » dans le nouveau royaume d’Irak.
Le contexte :
Si tout le monde connait le très charismatique Lawrence d'Arabie alias Sir Thomas Edward Lawrence, parti en plein désert chevaucher aux côtés des bédouins, tout le monde ou presque ignore qui fut Gertrude Bell, son aînée de vingt ans.
Leurs routes se sont croisées à plusieurs reprises, eux qui partageaient la même obsession pour le Moyen-Orient, la même passion pour l'histoire et l'archéologie, la même volonté de consolider l'Empire et peut-être la même ambition d'écrire quelques pages d'Histoire.
Au lendemain de la Première Guerre Mondiale, français et britanniques s'entendent pour dépecer l'Empire Ottoman vaincu après avoir choisi le côté obscur. Si les français récupèrent des mandats sur le Liban et une partie de la Syrie, les britanniques obtiennent ce qu'on appelait encore la Mésopotamie, littéralement le pays entre les fleuves (le Tigre et l'Euphrate), de Bassora à Mossoul via Bagdad.
Dans la logique de l'Empire, c'est
l'armée des Indes qui est chargée de "pacifier" la région : des milliers de cipayes débarquent à Bassora et c'est la doctrine "anglo-indienne" que l'Empire colonial veut appliquer dans la région.
[...] Comme aux Indes, il fallait un arbitre pour faire cohabiter ces peuples et ces provinces disparates.
[...] « Nous sommes vraiment un peuple remarquable. Nous sauvons de la destruction des nations opprimées, et nous leur donnons sans compter, améliorons laborieusement leurs conditions sanitaires, et éduquons leurs enfants, en respectant leur foi… Il en va ainsi sous le drapeau britannique. Ne me demandez pas pourquoi », écrit Gertrude à ses parents.
Dans le même temps, les agents de renseignements de ce que les britanniques appellent à l'époque le Bureau Arabe, ou le
Bureau du Caire, l'entendent autrement : ils veulent miser sur les arabes et instrumentaliser les bédouins pour bouter les turcs hors du Moyen-Orient. C'est le rôle diplomatique dévolu à Gertrude Bell puis à Thomas Edward Lawrence pour mobiliser les tribus des bédouins, principalement autour du roi Hussein ben Ali, roi du Hedjaz et Grand Chérif de La Mecque.
[...] Le Bureau du Caire cherchait des alliés arabes sûrs et malléables, prêts à lancer une révolte contre les Turcs.
[...] La révolte arabe se précisait. Restait à convaincre le vice-roi des Indes – ce pourquoi Miss Bell avait été envoyée à Delhi quelques semaines plus tard – et leurs alliés français.
Mais après la Grande Guerre, la Grande-Bretagne est exsangue et n'a plus les moyens de ses ambitions coloniales : cela causera la fin du rêve britannique aux Indes (comme on l'a vu dans le bouquin de
Lapierre et Collins : Cette nuit la liberté) mais on demande également à Winston Churchill une solution "à moindre coût" pour la Mésopotamie. Le trône d'Irak est alors proposé à
Fayçal, l'un des fils du Grand Chérif Hussein ben Ali.
Le canevas :
C'est une véritable biographie de Miss Gertrude Margaret Lowthian Bell que nous propose Olivier Guez.
Le bouquin alterne les chapitres (selon des rythmes chronologiques différents).
➔ Tantôt des chapitres sur la vie intime de Gertrude et ses amours hésitantes ou contrariées : c'est une jeune femme de bonne famille (de
très bonne famille : les Bell sont de riches industriels, des
"maîtres des forges") éduquée dans la plus stricte tradition victorienne. Un carcan qu'elle cherche sans doute à fuir dans ses voyages orientaux, ses fouilles archéologiques ou ses ascensions (les Alpes Suisses ont même un sommet à son nom : le GertrudSpitze).
[...] On lui a appris à masquer ses émotions, à ne pas s’épancher, à refréner sa sensibilité ; quelles que soient les circonstances, il faut garder son quant-à-soi, son milieu, la bienséance l’exigent. « Une femme tire puissance et charme de son mystère », lui a-t-on répété.
[...] Grimpée sur la dunette ou assise à la fenêtre, le regard fixé vers le lointain, elle respirait. Le vent du large calmait ses nerfs, le roulis du train les tranquillisait. C’étaient de bons remèdes, des drogues euphorisantes.
Une femme au destin exceptionnel qui n'avait pourtant pas que des qualités !
[...] Miss Bell ne s’en cache pas : la modestie n’est pas son fort.
[...] Le vice-roi lui a écrit de la prendre au sérieux : « C’est une femme remarquablement intelligente avec le cerveau d’un homme. »
[...] Elle est une archéologue réputée et a des amis haut placés. Elle est la première femme à avoir obtenu un diplôme en histoire moderne avec mention très bien à Oxford puis une médaille de la Société royale de géographie.
➔ Et tantôt des chapitres (ceux que l'on préfère) sur l'activisme géopolitique de Miss Bell en Mésopotamie au service de la Couronne Impériale, région où elle conduira la diplomatie britannique pour y créer, excusez du peu, ce qu'on appelle aujourd'hui l'Irak.
Les plus attentifs auront noté au passage que,
business as usual, la diplomatie britannique n'a pas fait dans la dentelle anglaise :
[...] Londres penchait initialement pour un Kurdistan indépendant, mais les deux administrateurs ont su convaincre leurs interlocuteurs : le pétrole du nord est indispensable à l’empire ; les montagnes kurdes seront précieuses pour défendre les plaines du centre et du sud.
[...] Les vues de Gertrude l’emporteront. Les Kurdes n’auront ni État ni autonomie au sein de la nation irakienne.
Mais
sic transit gloria mundi. La famille Bell est en faillite en Angleterre et à Bagdad, Gertrude a pris trop de place,
"elle sait trop de choses et connait trop de monde". Une page de l'Histoire doit être tournée et, tout comme Lawrence d'Arabie, elle sera finalement mise à l'écart.
[...] Gertrude et Lawrence s’approprièrent ingénument des choses qui ne leur étaient pas dues, des entreprises politiques dont ils n’étaient que les exécutants.
[...] Gertrude et Lawrence s’étaient livrés au Grand Jeu. Il les avait éloignés du réel, de leur naissance, de leur milieu, de leur identité : de la condition humaine, qui les incommodait.
D'ailleurs il est grand temps de se retirer car tout fout le camp.
[...] L’Angleterre s’américanise et se gauchise. Elle est dirigée pour la première fois par les travaillistes, après que le droit de vote a été accordé aux femmes de plus de trente ans et à tous les hommes, comme Gertrude l’appréhendait.
[...] Les hommes sortent sans cravate, chemise béante, les femmes androgynes ont les jambes découvertes gainées de soie ; ils écoutent la BBC, nouvel évangile, et du jazz, répugnant de promiscuité.
Avant de s'éteindre à Bagdad le 12 juillet 1926, Miss Bell conclura :
[...] « Je ne me mêlerai plus jamais de fabriquer des rois. C’est trop fatigant ».