jeudi 26 septembre 2024

Jour de ressac (Maylis de Kerangal)


[...] Son spectre planait désormais sur les quais.

Coup de cœur pour la prose soignée de cette auteure et sa déambulation nostalgique dans les rues du Havre. 

L'auteure, le livre (234 pages, août 2024) :

Rentrée littéraire 2024.
Voilà bien longtemps qu'on avait ouvert un livre de Maylis de Kerangal, figure respectée de notre petit monde littéraire français. On craint toujours un peu les effets de style trop souvent appuyés de nos auteurs qui concourent les prix en vue. Mais bien sûr, on a fini par céder aux sirènes médiatiques.
Et on a vraiment bien fait : ce Jour de ressac est un excellent roman.

Le canevas :

Une parisienne est convoquée par la police du Havre : on a retrouvé le cadavre d'un homme sur la plage, un inconnu. Seul indice retrouvé dans ses poches : le numéro de téléphone de la dame.
Ce déplacement au Havre va évoquer les souvenirs de son enfance (elle y a grandit, il y a longtemps) mais elle ne reconnait absolument pas cet inconnu.
[...] Avant de partir, j’ai jeté un dernier regard là où l’homme avait été retrouvé mort au matin du 16 novembre avec mon numéro de portable dans sa poche, cet homme vraisemblablement assassiné. Qui avait eu l’intention de me téléphoner. Qui avait quelque chose à me dire.
[...] Alors ? Je suis restée silencieuse, impressionnée par cette question en forme d’estuaire, cette question si vaste, qui appelait un récit qu’il était encore trop tôt pour moi de lui faire, et je n’ai pu répondre autre chose que : je te raconterai.

♥♥♥ On aime très beaucoup :

 Avec ironie, on pourrait presque reprendre un titre paru récemment [clic] : Il ne se passe jamais rien ici
Car oui, il ne se passe pas grand chose dans le bouquin de Maylis de Kerangal. 
Mais alors comment fait-elle pour nous accrocher ainsi pendant plus de 200 pages ?
Le temps d'une petite journée, une femme déambule dans la ville du Havre (et c'est pas la plus glamour de l'hexagone, hein ?!), errant au fil de sa mémoire. 
Une image est évoquée ici. Un souvenir surgit plus loin. Une scène en évoque une autre.
Oui et alors ? ... 
Alors la très belle prose de l'auteure opère sa magie et nous captive, nous enserre dans ses filets subtils.
 Ce sont des fantômes qui hantent les pages de ce récit : celui du cadavre dont ne sait rien. Celui de l'enfance et des souvenirs bien sûr. 
Et puis surtout le fantôme de la ville du Havre, celle d'avant la destruction de 1944 par les Alliés, car oui, cette ville, détruite et reconstruite, est bien le personnage central du bouquin.
[...] Une ville qui représente un moment, où les couches historiques sont invisibles, aplaties tout au- dessous.
[...] Cette grande absence que l’on avait comblée après guerre par de l’architecture.
 Voilà un roman où tout se joue dans l'ambiance un peu mélancolique, un peu nostalgique qu'a su retranscrire Maylis de Kerangal. Un roman qui nous touche, qui nous oppresse un peu parce qu'il nous questionne sur la mémoire que nous garderons des gens que l'on a connu, des visages de nos proches. Qu'en reste(ra)-t-il ? Quels seront les "signes particuliers" dont nous nous rappellerons, une fois le temps passé ?
 Et puis, comme toujours avec cette auteure, il y a les petits à-côtés où l'on devine le soin apporté à la documentation : Le Havre bien sûr et les destructions de 1944, mais aussi quelques belles pages sur le métier de "doublure" (c'est le métier de l'héroïne qui prête sa voix à différents acteurs), les pilotes du port du Havre, les réfugiés en transit pour l'Angleterre, ... autant d'informations que l'on déguste comme de petites gourmandises fourrées dans le gâteau.
Car on ne peut que savourer la plume de cette auteure, les mots précis choisis avec soin, les tournures travaillées mais qui évitent l’afféterie.
[...] La plage du Havre est populaire, elle est portuaire et municipale.
[...] Une fée logisticienne, une femme de draps et de vêtements secs, une femme de soupe et de solutions.

Pour celles et ceux qui aiment les villes de bord de mer.
D’autres avis sur Bibliosurf et Babelio.
Livre lu grâce aux éditions Gallimard (Verticales) (SP).

mercredi 25 septembre 2024

Mater Dolorosa (Jurica Pavicic)


[...] Car c’est ce que font les mères.

Un roman noir fataliste au cœur d'une Croatie meurtrie : restons fidèle aux histoires tristes du croate Jurica Pavičić qui poursuit sa description désabusée d'un pays toujours tourmenté par les souvenirs de l'époque socialiste et les traumatismes d'une guerre encore récente.

L'auteur, le livre (395 pages, septembre 2024, 2022 en VO) :

Rentrée littéraire 2024.
Le croate Jurica Pavičić est né sur la côte Dalmate, à Split en 1965, dans l'une des fédérations de ce qui s'appelait à l'époque la République fédérative socialiste de Yougoslavie avant de devenir la République de Croatie en 1991 lors de l'explosion des Balkans.
Mater Dolorosa est déjà son quatrième roman paru en français et les trois précédents, on s'en souvient, furent de sacrées bonnes lectures.

♥ On aime beaucoup :

 On apprécie toujours autant ce conteur désabusé d'histoires tristes, rythmées par les vents des Balkans, le jugo et la bora. Ses bouquins valent vraiment le détour et ses textes elliptiques, tout en non-dits lourds de sens et d'histoire, marquent fortement le lecteur avec la peinture fataliste d'un pays aux couleurs des vestiges d'un socialisme passé et des traumatismes d'une guerre plus récente. 
Entre la maladie de l'amiante, la pollution des usines désaffectées ou les tragédies récentes comme l'opération Oluja (1995), Split est une ville qui "craque sous le poids de son propre désordre".
[...] Split – cette ville dure et exigeante, chaque jour plus rude et plus laide. Une ville, comprend-elle, qu’elle n’aime pas autant qu’elle l’imaginait.
 La noirceur un peu désespérée du propos est balancée par l'humanité des personnages et la profonde empathie de l'auteur pour ses créatures.
Le récit très factuel est bâti de petites phrases courtes et sèches qui laissent entendre de lourds silences entre les acteurs.
 Trois récits vont s'entrecroiser au fil des chapitres : la mère Katja, la fille Ines et le flic Zvone, vont traverser ces événements jusqu'à une fin peu commune pour un roman noir mais bien dans le ton désabusé qui est celui de Jurica Pavičić.
[...] — Je ne sais pas de quoi vous parlez.
— Ah non ?
— Je n’ai rien à vous dire. Vous pouvez vous en aller maintenant.
— Je peux m’en aller ?
— C’est ça.
— Je vais vous dire. Moi je peux m’en aller. Mais… tout ça, ça ne va pas s’en aller comme ça. Vous le savez. À la fin, tout ça va ressortir.

Le canevas :

Il y a là Katja, la mère, dévastée par l'accident qui a transformé sa vie et qui se réfugie à l'église sans trop y croire, Mario, le fils, qui ne lâche guère les manettes de sa console de jeux, et puis Ines, la fille, qui tente de s'en sortir en bossant dans l'hôtel dont le patron est aussi son amant.
Entre eux trois, règne le silence le plus épais, celui des familles où l'on ne parle pas.
[...] Elle cherche un moyen d’entamer cette discussion. Mais elle n’ose pas. Car cela pourrait les conduire à un endroit où elle ne veut pas aller.
[...] Elle a besoin de paix. L’église lui fait du bien, comme une boîte de silence. Elle est assise et contemple un autel sur le côté, le plus proche d’elle. Sur cet autel, il y a Notre- Dame des Sept Douleurs. [...] Mater Dolorosa. Mère de toutes les mères, une mère qui souffre comme chacune des femmes ici, comme moi, pense souvent Katja.
Mais un séisme va secouer la famille Runjić quand une jeune fille de très bonne famille est retrouvée assassinée dans la vieille usine désaffectée après une soirée alcoolisée dans une boîte à danser.
Alors il y a là Zvone, le flic, qui, tout comme le lecteur, devine bien vite qui suspecter au vu des indices laissés sur les lieux du crime.
Et il y a là encore deux autres flics, Krivić et Tomaš, qui vont préférer suivre la piste d'un violeur récidiviste que tout le monde verrait bien retourner en prison.
[...] Si la police fait fausse route, cela repousse d’autant la confrontation. Chaque jour nouveau est un jour gagné avant que leur vie ne soit emportée par un cataclysme. Mais il est tout le temps clair aux yeux d’Ines que cette histoire ne peut pas bien se terminer.

Pour celles et ceux qui aiment les mères.
D’autres avis sur Bibliosurf et Babelio.
Livre lu grâce aux éditions Agullo (SP).
Ma chronique dans les revues Actualitté et 20 Minutes.

lundi 23 septembre 2024

Mesopotamia (Olivier Guez)


[...] Ils viennent de fonder le Moyen-Orient moderne.

Le destin exceptionnel d'une femme qui ne l'était pas moins ou le récit de la création du Moyen-Orient moderne, une région que les français de l'époque commençaient à appeler le Proche-Orient. 

L'auteur, le livre (416 pages, août 2024) :

Olivier Guez nous transporte à une période mal connue (le début du siècle dernier, l'entre deux guerres) dans un Moyen-Orient dont on parle beaucoup mais que l'on ne connait pas si bien que cela, il nous invite à suivre la trace d'une totale inconnue (qui donc avait entendu parler de Gertrude Bell !?) : alors avec un tel carnet de route, on ne peut que répondre à son invitation et monter à bord du premier vapeur en partance pour la Mésopotamie.

♥ On aime beaucoup :

 Nous sommes nombreux à avoir manqué le biopic de Werner Herzog, "La reine du désert" avec Nicole Kidman (2015), et on n'a donc absolument aucune idée de qui peut bien être cette Gertrude Bell, née vingt ans avant Lawrence d'Arabie qu'elle croisa à de nombreuses reprises : et pour cause, ils faisaient le même boulot pour l'Empire britannique (dans l'administration civile) mais le photogénique Lawrence éclipsa totalement celle qui avait l'âge d'être sa tante.
Fille de (très) bonne famille elle fut voyageuse, alpiniste, archéologue, espionne et diplomate. 
Une femme de l'époque victorienne, une femme aux amours tourmentées, qui n'aura pas d'enfants mais qui sera la sage-femme qui donnera naissance à un pays : l'Irak.
 On est toujours très avide de ces romans qui savent mêler grande et petite H/histoire, qui nous font découvrir des personnages surprenants, qui nous font voyager dans le temps et l'espace vers des périodes ou des contrées étonnantes, qui nous éclairent des pans entiers de l'Histoire et de la géopolitique, bref des romans qui nous donnent l'illusion d'être un peu plus intelligents en refermant le bouquin. 
 On apprécie qu'Olivier Guez nous brosse un tableau panoramique de cette époque et de cette région mal connues. Le débarquement américain de plusieurs millions d'hommes qui mit fin à la terrible guerre, l'accord franco-anglais (l'accord secret Sykes-Picot) pour dépecer l'empire ottoman défait, la création de la SDN et la venue du président US Woodrow Wilson à la Conférence de la Paix de Paris de 1920, et bien sûr la géopolitique britannique au Moyen-Orient, les rivalités entre chiites et sunnites, les dynasties hachémite et wahhabite, les débuts du sionisme en Palestine, les premières batailles pour le pétrole, le sort des Kurdes et pour finir, la transformation de cette Mésopotamie en état souverain : l'Irak. Ouf !
 Et puis il y a ce portrait en profondeur d'une femme, pur produit de son temps et de son pays. 
Si Miss Bell n'a pas que des qualités ("les hommes craignaient son impertinence ou se moquaient de son snobisme et de son arrogance"), et même si elle ne fait que mettre en musique les objectifs de l'impérialisme anglais ("les Kurdes n’auront ni État ni autonomie au sein de la nation irakienne"), on finit par se prendre, sinon de sympathie, tout au moins d'empathie pour cette femme au destin exceptionnel.
Une femme intelligente, une "reine sans couronne" qui arrivera à ses fins, du moins en politique.
[...] Les hommes se lèvent puis s’inclinent sur son passage lorsqu’elle entre dans une salle, les Arabes la surnomment la mumineen, la reine, et la presse étrangère la désigne comme la femme la plus influente de l’empire britannique : Miss Bell est en passe de devenir une célébrité internationale. Interlocutrice privilégiée du roi et du haut-commissaire, c’est elle qui fait « la pluie et le beau temps » dans le nouveau royaume d’Irak.

Le contexte :

Si tout le monde connait le très charismatique Lawrence d'Arabie alias Sir Thomas Edward Lawrence, parti en plein désert chevaucher aux côtés des bédouins, tout le monde ou presque ignore qui fut Gertrude Bell, son aînée de vingt ans. 
Leurs routes se sont croisées à plusieurs reprises, eux qui partageaient la même obsession pour le Moyen-Orient, la même passion pour l'histoire et l'archéologie, la même volonté de consolider l'Empire et peut-être la même ambition d'écrire quelques pages d'Histoire.
Au lendemain de la Première Guerre Mondiale, français et britanniques s'entendent pour dépecer l'Empire Ottoman vaincu après avoir choisi le côté obscur. Si les français récupèrent des mandats sur le Liban et une partie de la Syrie, les britanniques obtiennent ce qu'on appelait encore la Mésopotamie, littéralement le pays entre les fleuves (le Tigre et l'Euphrate), de Bassora à Mossoul via Bagdad. 
Dans la logique de l'Empire, c'est l'armée des Indes qui est chargée de "pacifier" la région : des milliers de cipayes débarquent à Bassora et c'est la doctrine "anglo-indienne" que l'Empire colonial veut appliquer dans la région.
[...] Comme aux Indes, il fallait un arbitre pour faire cohabiter ces peuples et ces provinces disparates.
[...] « Nous sommes vraiment un peuple remarquable. Nous sauvons de la destruction des nations opprimées, et nous leur donnons sans compter, améliorons laborieusement leurs conditions sanitaires, et éduquons leurs enfants, en respectant leur foi… Il en va ainsi sous le drapeau britannique. Ne me demandez pas pourquoi », écrit Gertrude à ses parents.
Dans le même temps, les agents de renseignements de ce que les britanniques appellent à l'époque le Bureau Arabe, ou le Bureau du Caire, l'entendent autrement : ils veulent miser sur les arabes et instrumentaliser les bédouins pour bouter les turcs hors du Moyen-Orient. C'est le rôle diplomatique dévolu à Gertrude Bell puis à Thomas Edward Lawrence pour mobiliser les tribus des bédouins, principalement autour du roi Hussein ben Ali, roi du Hedjaz et Grand Chérif de La Mecque.
[...] Le Bureau du Caire cherchait des alliés arabes sûrs et malléables, prêts à lancer une révolte contre les Turcs.
[...] La révolte arabe se précisait. Restait à convaincre le vice-roi des Indes – ce pourquoi Miss Bell avait été envoyée à Delhi quelques semaines plus tard – et leurs alliés français.
Mais après la Grande Guerre, la Grande-Bretagne est exsangue et n'a plus les moyens de ses ambitions coloniales : cela causera la fin du rêve britannique aux Indes (comme on l'a vu dans le bouquin de Lapierre et Collins : Cette nuit la liberté) mais on demande également à Winston Churchill une solution "à moindre coût" pour la Mésopotamie. Le trône d'Irak est alors proposé à Fayçal, l'un des fils du Grand Chérif Hussein ben Ali.

Le canevas :

C'est une véritable biographie de Miss Gertrude Margaret Lowthian Bell que nous propose Olivier Guez.
Le bouquin alterne les chapitres (selon des rythmes chronologiques différents).
 Tantôt des chapitres sur la vie intime de Gertrude et ses amours hésitantes ou contrariées : c'est une jeune femme de bonne famille (de très bonne famille : les Bell sont de riches industriels, des "maîtres des forges") éduquée dans la plus stricte tradition victorienne. Un carcan qu'elle cherche sans doute à fuir dans ses voyages orientaux, ses fouilles archéologiques ou ses ascensions (les Alpes Suisses ont même un sommet à son nom : le GertrudSpitze).
[...] On lui a appris à masquer ses émotions, à ne pas s’épancher, à refréner sa sensibilité ; quelles que soient les circonstances, il faut garder son quant-à-soi, son milieu, la bienséance l’exigent. « Une femme tire puissance et charme de son mystère », lui a-t-on répété.
[...] Grimpée sur la dunette ou assise à la fenêtre, le regard fixé vers le lointain, elle respirait. Le vent du large calmait ses nerfs, le roulis du train les tranquillisait. C’étaient de bons remèdes, des drogues euphorisantes.
Une femme au destin exceptionnel qui n'avait pourtant pas que des qualités !
[...] Miss Bell ne s’en cache pas : la modestie n’est pas son fort.
[...] Le vice-roi lui a écrit de la prendre au sérieux : « C’est une femme remarquablement intelligente avec le cerveau d’un homme. »
[...] Elle est une archéologue réputée et a des amis haut placés. Elle est la première femme à avoir obtenu un diplôme en histoire moderne avec mention très bien à Oxford puis une médaille de la Société royale de géographie.
➔ Et tantôt des chapitres (ceux que l'on préfère) sur l'activisme géopolitique de Miss Bell en Mésopotamie au service de la Couronne Impériale, région où elle conduira la diplomatie britannique pour y créer, excusez du peu, ce qu'on appelle aujourd'hui l'Irak.
Les plus attentifs auront noté au passage que, business as usual, la diplomatie britannique n'a pas fait dans la dentelle anglaise :
[...] Londres penchait initialement pour un Kurdistan indépendant, mais les deux administrateurs ont su convaincre leurs interlocuteurs : le pétrole du nord est indispensable à l’empire ; les montagnes kurdes seront précieuses pour défendre les plaines du centre et du sud.
[...] Les vues de Gertrude l’emporteront. Les Kurdes n’auront ni État ni autonomie au sein de la nation irakienne.
Mais sic transit gloria mundi. La famille Bell est en faillite en Angleterre et à Bagdad, Gertrude a pris trop de place, "elle sait trop de choses et connait trop de monde". Une page de l'Histoire doit être tournée et, tout comme Lawrence d'Arabie, elle sera finalement mise à l'écart.
[...] Gertrude et Lawrence s’approprièrent ingénument des choses qui ne leur étaient pas dues, des entreprises politiques dont ils n’étaient que les exécutants.
[...] Gertrude et Lawrence s’étaient livrés au Grand Jeu. Il les avait éloignés du réel, de leur naissance, de leur milieu, de leur identité : de la condition humaine, qui les incommodait.
D'ailleurs il est grand temps de se retirer car tout fout le camp.
[...] L’Angleterre s’américanise et se gauchise. Elle est dirigée pour la première fois par les travaillistes, après que le droit de vote a été accordé aux femmes de plus de trente ans et à tous les hommes, comme Gertrude l’appréhendait.
[...] Les hommes sortent sans cravate, chemise béante, les femmes androgynes ont les jambes découvertes gainées de soie ; ils écoutent la BBC, nouvel évangile, et du jazz, répugnant de promiscuité.
Avant de s'éteindre à Bagdad le 12 juillet 1926, Miss Bell conclura :
[...] « Je ne me mêlerai plus jamais de fabriquer des rois. C’est trop fatigant ».

Pour celles et ceux qui aiment les aventurières.
D’autres avis sur Bibliosurf et Babelio.
Livre lu grâce aux éditions Grasset (SP).
Ma chronique dans la revue ActuaLitté et dans 20 Minutes.

jeudi 19 septembre 2024

Vive la Rentrée ! (littéraire 2024)


Nos coups de cœur de la rentrée littéraire 2024 :

Difficile de s'y retrouver dans ces événements marketing de "rentrée" un peu artificiels, où près de 500 ouvrages font leur sortie à grand renfort de coups médiatiques pour les signatures les plus "bankables".
Pourtant cette année, on y a trouvé quelques très très belles plumes que l'on vous propose ici.

Cliquez sur les liens pour découvrir nos chroniques de lecture ou bien directement sur ce lien global.

♥ On a particulièrement aimé dans cette rentrée :

 Terres promises de Bénédicte Dupré la Tour : le farouest revisité par une plume très féminine et assurément l'une des plus belles plumes lues cette année.
 L'invisible madame Orwell de Anna Funder : une édifiante dissection du couple Orwell pour réhabiliter l'épouse du "génial" écrivain.
 Les guerriers de l'hiver de Olivier Norek : le récit véridique de la légende de La Mort Blanche, surnom du sniper finlandais qui fit trembler l'Armée Rouge en 1939.
 Les enfants loups de Vera Buck : un roman noir avec une puissante histoire, particulièrement bien racontée par l'une des plus belles plumes de cette rentrée.
 Les deux visages du monde de David Joy : l'américain continue son analyse de la société actuelle étasunienne avec ce roman sur le racisme ordinaire, celui qui souvent s'ignore.
 Le pouilleux massacreur de Ian Manook : l'auteur de polars ethniques change de registre et nous donne un roman quasi autobiographique sur sa jeunesse dans la banlieue parisienne en 1962.
 Nul ennemi comme un frère de Frédéric Paulin : premier ouvrage d'une série de romans sur l'Histoire du Liban, qui vient à point nommer pour éclairer les conflits actuels.
 Les mouettes de Thomas Cantaloube : premier épisode dérivé (un spin-off) de la célèbre série tv Le Bureau Des Légendes.
 Les âmes féroces, le second roman de Marie Vingtras après Blizzard.
 Le premier renne de Olivier Truc : un nouvel épisode plutôt réussi de "la police des rennes" autour de la gigantesque mine de Kiruna, entre Suède, Norvège et Finlande, au cœur du territoire des Sami.
 La barque de Masao  du français Antoine Choplin : un douce parenthèse dans le tumulte de la rentrée avec cette tendre rencontre entre un père et sa fille, longtemps séparés.
 Le bruit de nos pas perdus de Benoit Séverac : un polar plein d'humanité et de bienveillance qui nous change des thrillers habituels.
 Mesopotomia d'Olivier Guez : le destin exceptionnel de Miss Gertrude Bell, l'anglaise qui créa le Moyen-Orient moderne et l'Irak, captivant et passionnant ! Lauwrence d'Arabie au féminin.
  Mater Dolorosa de Jurica Pavičić : un roman noir fataliste au cœur d'une Croatie meurtrie.
  Jour de ressac de Maylis de Kerangal : coup de cœur pour la prose soignée de cette auteure et son invitation à déambuler dans les rues du Havre.
 Leo de Deon Meyer : un vrai film hollywodien, avec deux braquages pour le prix d'un. Le maître du polar sudaf se renouvelle !
 Surfacing de Clea Koff : un polar classique d'une auteure dont le parcours ne l'est pas du tout - elle a travaillé pour le TPI au Kosovo et au Rwanda pour identifier les cadavres exhumés des charniers !

lundi 16 septembre 2024

Le bruit de nos pas perdus (Benoit Severac)

[...] Elle écoutait le bruit de ses pas perdus.

"Le bruit de nos pas perdus" fait partie de ces (rares) polars "gentils", dans le bon sens du terme, des bouquins bienveillants.

L'auteur, le livre (288 pages, septembre 2024) :

On profite de la Rentrée littéraire 2024 pour prendre le train en route et rattraper notre retard : on ne connaissait pas encore Benoit Séverac, auteur (entre autres romans et nouvelles) d'une série policière avec, en héros récurrent, le lieutenant Cérisol, chef de groupe à la PJ de Versailles.
L'épisode précédent s'intitulait Tuer le fils (février 2020).
Benoit Séverac est un touche-à-tout, il a même été berger au Larzac ou restaurateur de monuments funéraires (bon, d'accord on n'a pas choisi les moments les plus pertinents de sa bio !).
Cette tardive découverte (pour nous) ne peut que nous donner envie de lire d'autres romans de cet auteur.

♥ On aime beaucoup :

 On aime l'ambiance "série tv" où l'on prend son temps pour dénouer lentement des intrigues parallèles et pour profiter pleinement de l'équipe chargée des enquêtes. 
Les personnages sont joliment dessinés (ah les confitures d'abricots du lieutenant Cérisol !) et les dames ne sont pas là que pour le décor : le livre passe allègrement le fameux test de Bechdel et la nouvelle recrue au nom imprononçable n'a pas sa langue dans sa poche.
Même des personnages secondaires (comme Fabienne, celle qui tient le resto du Chaudron) sont dépeints avec humour, ou bien avec tendresse, souvent un peu des deux, mais toujours avec soin.
 Avec Benoit Séverac, pas de tueur en série à la Franck Thilliez ni de poursuites survoltées à la Olivier Norek. On est plus proche de la veine très "sociologique" des polars nordiques.
Les vies privées de chaque personnage, les intrigues elles-mêmes, tout est prétexte à décortiquer un aspect ou un autre de notre société contemporaine.
 Dans son polar, Benoit Séverac, n'entend pas nous emmener au fin fond du bas de la noirceur de l'âme humaine, celle d'un affreux tueur en série par exemple. Sans véritable meurtre ni assassin (c'est tout un art, subtil), il nous donne à voir notre société d'aujourd'hui. Bien sûr, même à Versailles, il y a des côtés un peu plus sombres que d'autres, des côtés qu'on n'a pas toujours envie de voir. Mais le final du bouquin (très réussi) reste du côté de l'espoir et de la bienveillance. Benoit Séverac est sans aucun doute un furieux optimiste : remercions-le de savoir nous partager son humanisme.

Les acteurs :

Nous voici plongés au cœur de la SRPJ de Versailles aux côtés du lieutenant Jean-Pierre Cérisol qui mène une vie compliquée avec son épouse non-voyante. 
Son "groupe" comprend également le vieux portugais ronchon José Nicodemo, le jeune intello et taekwondoka Jean-Baptiste Grospierres et son alyah ratée, et enfin une nouvelle recrue, Sara Krzyzaniak, au nom polonais imprononçable, alors appelons-la "K" tout simplement.

Le canevas :

D'un côté, le décès d'une jeune femme, un suicide trop évident pour être honnête, on va vite s'en rendre compte.
Et puis de l'autre côté, la découverte d'un cadavre dans un caveau funéraire. Rien de plus normal ? sauf que ni la famille ni personne ne le connait et ça fait vraiment désordre dans la bourgeoisie de Versailles !
En filigrane, entre deux chapitres, le voyage périlleux d'un réfugié tchadien à travers la Méditerranée, l'Italie et la France ... 
Où tout cela va-t-il nous mener ? Que cachent les façades en pierre de taille de la ville du Roi-Soleil ?

Pour celles et ceux qui aiment les séries policières.
D’autres avis sur Bibliosurf et Babelio.
Livre lu grâce aux éditions de la Manufacture de Livres (SP).
Ma chronique dans les revues Benzine, 20 Minutes et Actualitté.

vendredi 13 septembre 2024

La barque de Masao (Antoine Choplin)


[...] Je ne sais pas bien ce que signifie être artiste.

Une parenthèse japonisante tendre et délicate dans le tumulte de cette rentrée littéraire, même si le livre fait partie des sélections du Femina et du Renaudot !

L'auteur, le livre (208 pages, août 2024) :

Rentrée littéraire 2024.
Avec La barque de Masao, Antoine Choplin quitte son Dauphiné pour nous emmener au Pays du Soleil Levant.
Et plus précisément autour de l'île de Naoshima, l'île-musée de l'archipel nippon (qu'on a eu la chance de parcourir en vélo il y a quelques années !) : il sera donc question d'art dans ce voyage littéraire, d'autant que l'auteur, un peu poète, un peu artiste, est un habitué des récits où la peinture, l'art ou les musées prennent place.

♥ On aime beaucoup :

 On apprécie la douceur un peu triste de ce court voyage, presque une nouvelle, comme une fable. Avec une délicatesse toute japonaise, même si l'auteur est français, nous voici conviés aux retrouvailles difficiles et maladroites, mais pleines de tendresse, d'un père et de sa fille désormais adulte, longtemps séparés.
 Le livre n'est guère épais mais les navigations de Masao sur la mer de Seto au large des îles nippones, laissent une impression durable chez le lecteur. 
 On goûte avec intérêt les quelques propos d'Antoine Choplin sur les deux musées qu'il évoque dans son livre. Deux musées bien réels où l'architecture du lieu et du bâtiment est conçue en fonction de l'oeuvre qui y est exposée. 
Lorsque le musée est lui-même une oeuvre d'art.
Il s'agit, à Tashima, de celui de l'architecte Ryue Nishizawa créé pour l'oeuvre de Rei Nato et à Naoshima, de celui de Tadao Ando qui abrite des Nymphéas de Monet.

Le canevas :

Voici Masao, ancien gardien de phare, il travaille à l'usine de Naoshima.
Et voici sa fille Harumi, architecte, qui vient travailler dans la région à la construction d'un nouveau musée.
Ils étaient séparés depuis de longues années, n'ayant pas réussi à surmonter le deuil trop difficile de la mère, Kazue.
[...] Elle lui a proposé de prendre le thé mais Masao a préféré attraper le premier ferry pour rentrer chez lui.
[...] Et puis elle a cessé de l’interroger à ce sujet et une gêne est venue, comme une ombre, s’installer au milieu d’eux. Masao a fini par se lever et ils sont redescendus en silence jusqu’au port.
Au fil de ces quelques chapitres, le narrateur nous invite à leurs tendres retrouvailles et Masao nous livre quelques souvenirs d'un passé douloureux.
En creux, se dessine le portrait de l'étrange et mystérieuse Kazue tandis que la fameuse barque construite par Masao sert de fil rouge à cette belle histoire joliment racontée.
[...] Tu sais, Harumi, je ne sais pas bien ce que signifie être artiste. Mais, même sans le savoir, je dirais volontiers que Kazue en était une.

Pour celles et ceux qui aiment le Japon.
D’autres avis sur Bibliosurf et Babelio.
Livre lu grâce aux éditions Buchet-Chastel (SP).
Ma chronique dans les revues Benzine, 20 Minutes et Actualitté.

jeudi 12 septembre 2024

Le premier renne (Olivier Truc)


[...] Tu vois ces montagnes ? Nos morts marchent dessous.

C'est sans doute l'épisode le plus abouti de la série (mais il peut se lire seul) qui vous plaira si vous voulez voyager, découvrir des cultures différentes, faire plus ample connaissance avec le dernier peuple autochtone d'Europe, suivre les nomades et leurs troupeaux de rennes, comprendre les enjeux géostratégiques autour des gisements de terres rares, et tout ça sans quitter votre fauteuil en feuilletant un bon bouquin doté d'une intrigue solide.

L'auteur, le livre (432 pages, août 2024) :

Olivier Truc c'est notre frenchy devenu l'ami des rennes et des lapons : il vit depuis de nombreuses années en Suède, à Stockholm, où il a été correspondant pour Le Monde
C'est la série "La police des rennes" (une sorte de police rurale de l'ethnie Sami) qui a placé cet écrivain en haut de nos étagères de polars.
Aujourd'hui sur les traces de ce Premier renneOlivier Truc nous emmène à Kiruna, la plus grande mine d'Europe.
En chemin, Olivier Truc fera référence à un autre de ses bouquins : Le cartographe des Indes boréales qui conte l'histoire d'un basque parti cartographier les mines d'argent de Scandinavie au XVII° : les ennuis du peuple Sami ne datent pas d'hier.

Le contexte :

Après Franck Thilliez qui nous emmenait au nord du Québec (Norferville, mai 2024), dans les mines de la Fosse du Labrador, c'est au tour d'Olivier Truc de nous faire visiter la mine de Kiruna, "la plus grosse mine de fer souterraine au monde et la plus grosse mine d'Europe", tout au nord de la Suède, en Laponie (Sápmi en VO), à quelques heures de quad (ou de motoneige selon la saison) de la Norvège et de la Finlande, au cœur du territoire des éleveurs Sami de rennes.
➔ Une mine autrefois à ciel ouvert qui s'enfonce désormais à plusieurs milliers de mètres sous terre et sur plusieurs centaines de kilomètres de galeries.
Pour le rappel historique, c'est avec cette mine que les suédois alimentaient le Reich nazi en acier pendant la guerre, via le port de Narvik en Norvège notamment.
Pour info, cette région et les Sami sont également mis en images dans la série tv Jour Polaire (Midnight Sun en VO), dont le scénario montre comment les immenses galeries creusées sous terre menacent la stabilité de la ville qui est obligée de "déménager" un peu plus loin.
Le travail à la mine LKAB permet à certains éleveurs de compléter les maigres revenus qu'ils tirent de leurs bêtes mais l'extension des forages (on vient d'y découvrir de ces terres rares indispensables à notre industrie écologique) menace également leurs troupeaux.
[...] C’est le minerai que tu aides à extraire de cette mine qui vous rend tous aveugles et qui tue nos rennes ! Et tu n’as pas encore compris que les terres rares qu’ils ont trouvées, c’est en plein sur nos pâturages ?
[...] On est, comment on dit à Stockholm, une variable d’ajustement, c’est ça ? Il suffit de nous indemniser, et notre silence sera acheté. On devrait être déjà bien content que l’État nous indemnise, pas vrai ?

♥ On aime beaucoup :

 La plume d'Olivier Truc s'affirme au fil des ans, elle gagne en puissance et le texte devient moins explicatif, plus elliptique, pour gagner en profondeur. Le volet folklorique ou touristique de ses polars s'est peu à peu effacé au profit d'une analyse sociale plus fouillée du nord de la Scandinavie, là où vivent ces fameux Sami avec leurs rennes, ceux que l'on appelait les Lapons il y a quelques années, ceux qui sont peut-être plus proches des aborigènes australiens que des indiens du Canada.
[...] – Les Sami.
– Ah, on m’avait dit les Lapons, parce que c’est comme les Indiens.
– On dit les Sami, pas les Lapons, et c’est pas comme les Indiens.
 On peut dire qu'Olivier Truc a fait son job pour nous faire partager un peu de la culture et des enjeux du dernier peuple autochtone d'Europe, en nous évoquant le minerai de Kiruna, le centre d'essais automobiles d'Arjeplog, l'histoire de la colonisation suédoise, l'élevage des rennes et les dégâts causés par les prédateurs (loups et gloutons), ... tout y est.
Ce qui nous vaut quelques belles pages sur la croyance Sami qui veut que les morts marchent sous terre et que l'ombre des vivants rampe sur le sol pour communiquer avec les ancêtres.
[...] Klemet se demanda jusqu’où s’enfonçait son ombre. Il n’oubliait jamais que les âmes des morts vivaient là-dessous. C’est peut-être à ça que servait l’ombre, collée au sol, s’infiltrant à son insu dans les roches et le lichen, trouvant son chemin dans la carapace de la toundra pour saluer les âmes des défunts, en prendre des nouvelles. C’était la part de lui-même qui partait à la rencontre des morts.
 On se prend d'empathie pour le beau personnage de la jeune Sami, Anja Heagga, "véritable bombe à retardement, une enragée", qui entend "dynamiter l'histoire" et sauver sa culture. Elle donnera une belle conclusion à ce drame, sans doute trop optimiste, même si comme l'auteur on aimerait bien y croire.
[...] Notre peuple est piégé. Notre histoire est écrite par d’autres, et ils ont déjà écrit la fin du récit.
 On sait bien que les loups (une espèce protégée) font parfois des ravages dans les troupeaux, un drame pour les bergers. Les éleveurs Sami et leurs rennes ne font pas exception, d'autant que là-haut le loup n'est pas le seul prédateur : le glouton (le carcajou, alias wolverine en anglais) rode également autour des troupeaux de rennes.
Sur ce thème, l'auteur va même nous surprendre avec une petite fantaisie puisqu'il met en parallèle son histoire de rennes et de "lapons" avec une intrigue secondaire dans les Alpes de Provence autour de bergers et de leurs brebis : le loup sévit partout.
[...] Si tu veux tout savoir, j’en ai abattu trois, des loups. Et quelques gloutons aussi. C’est pas pour ça que je me sens mieux.
➔ Quelques liens intéressants :
- le centre d'essais automobiles d'Arjeplog
- la colonisation des Sami par les suédois (évangélisation, acculturation, éducation forcée, ...)
- on peut aussi regarder quelques vidéos sur le marquage des rennes que le bouquin décrit fidèlement.

Le canevas :

Cet été aux environs de la Saint-Jean, après la fête de MidSommar, la "journée la plus alcoolisée de l'année en Suède", les éleveurs Sami regroupent leurs troupeaux pour le marquage des jeunes faons de l'année : autour de Kiruna, ils vont rassembler plus de six mille rennes.
Malgré la fête, les relations sont toujours tendues avec les autorités suédoises, avec l'industrie minière, et même parfois entre éleveurs. Les loups et les gloutons rodent autour des troupeaux.
Et puis c'est le drame : un train géant de la mine LKAB percute un troupeau de plusieurs dizaines de bêtes.
[...] Un troupeau de rennes avait été percuté de plein fouet par un train minéralier, un de ces convois de minerai de fer immense et incapable de s’arrêter en cas d’urgence immédiate.
Olivier Truc prend tout son temps pour installer soigneusement son décor et le bouquin est construit comme tout bon roman noir : une situation paroxystique (MidSommar et le marquage des rennes, ...), des conflits larvés (l'extension de la mine, les rivalités entre éleveurs, le racisme, ...), quelques personnages borderline (l'indomptable Anja, Joseph le berger français venu régler ses comptes avec la gente carnivore, ...) et quelques incidents bien sûr pour mettre le feu aux poudres.
Et dans les mines, on sait que poudre il y a ...

Les acteurs :

Il y a là Nina et son collègue Klemet de la police des rennes : ils vont mener l'enquête.
Il y a là Joseph, un berger français obsédé par la chasse au loup, qui pourrait être un lointain petit-cousin montagnard du Capitaine Achab.
Et surtout deux jeunes Sami, Aaron et sa sœur Anja, qui luttent pour se faire une place dans le cercle très fermé des éleveurs, le sameby, où les licences sont contingentées et régulées par la loi, la coutume et les liens familiaux dans un écosystème complexe qui réglemente les troupeaux, les pâturages, la chasse et la pêche.
En toute illégalité, Anja exerce parfois ses talents de sniper contre les loups ou les gloutons, à la demande très discrète de certains éleveurs.

Pour celles et ceux qui aiment les rennes.
D’autres avis sur Bibliosurf et Babelio.
Livre lu grâce à NetGalley et aux éditions Métailié (SP).
Ma chronique dans les revues Actualitté, 20 Minutes et Benzine.

lundi 9 septembre 2024

Les deux visages du monde (David Joy)


[...] Le racisme revêt tout un tas de visages.

David Joy nous emporte de manière convaincante dans une démonstration rigoureuse sans manichéisme outrancier ni effets ostentatoires, directement en prise avec le quotidien d'aujourd'hui : le racisme ordinaire des bons citoyens, celui qui souvent s'ignore.

L'auteur, le livre (432 pages, août 2024, 2023 en VO) :

Rentrée 2024.
La région des Appalaches et les états que traverse la chaîne, comme la Géorgie ou les deux Caroline (Nord et Sud), nous ont généralement valu pas mal de bons bouquins, souvent des "romans noirs". 
Pas plus tard que cette année, le britannique R. J. Ellory nous y invitait avec l'excellent Au nord de la frontière
Depuis sa retraite au fin fond de sa région natale, l'américain David Joy, disciple de Ron Rash, poursuit son rigoureux travail de dénonciation des failles de la société étasunienne contemporaine : le voici qui s'attaque au racisme hérité du péché originel et fondateur du pays, l'esclavage, et nous propose de découvrir Les deux visages du monde
➔ S'agit-il de répliques sismiques du mouvement Black lives matter dans les consciences étasuniennes ? mais voici encore un bouquin qui peut s'inscrire dans la lignée du Sang des innocents de Shawn Cosby (janvier 2024) et du Silence de Dennis Lahane (avril 2024), pour ne citer que ces deux-là.
Bien sûr, on ne s'en plaindra pas, au vu de la qualité de ces romans, de la justesse de la cause défendue et du plaisir de ces lectures.

♥ On aime beaucoup :

 On aime ces romans noirs où tout est réuni dès les premières pages en vue de l'inéluctable drame. Ces histoires fortes aux personnages bien dessinés. Ces textes qui éclairent les fractures de nos sociétés et portent haut la parole d'une juste cause.
 C'est Shawn Cosby (dans Le sang des innocents) qui, en début d'année déjà, nous avait avertis : l'esclavage est le péché originel de ce pays "une tache incrustée à jamais dans les fondations".
David Joy, fin connaisseur des failles qui traversent son pays, nous en propose ici une nouvelle et brillante illustration. 
[...] – Ce que je sais, c’est que le racisme revêt tout un tas de visages.
– C’est censé vouloir dire quoi ?
– Ça veut dire que ce pays a été fondé sur et perpétué par le suprémacisme blanc.
 Avec quelques personnages bien fouillés, David Joy nous emporte de manière convaincante dans une démonstration rigoureuse sans manichéisme outrancier ni effets ostentatoires, directement en prise avec le quotidien d'aujourd'hui : le racisme ordinaire des bons citoyens, celui qui souvent s'ignore.
[...] Je pense qu’on a la très mauvaise habitude de croire que si on parle pas de quelque chose, cette chose-là disparaîtra.
[...] Personne ne voulait évoquer un tel sujet. Il y avait un certain confort à se taire.
 Comme il se doit, ce roman en noirs & blancs se terminera en demi-teinte de gris car rien n'est jamais aussi évident qu'on veut bien le croire.
[...] Rien n’était ni tout noir ni tout blanc, c’était gris, et le gris était bien plus terrifiant car trop souvent il n’offre pas de points de repère.

Le canevas :

Toya (étudiante en arts graphiques) vient visiter sa grand-mère dans une petite ville au pied des Appalaches : c'est l'occasion pour elle de redécouvrir son passé, son héritage et sa famille (noire). Pour dénoncer l'histoire esclavagiste de la région (l'une des terres du Ku Klux Klan) elle va arroser de peinture rouge les mains d'une statue de l'Oncle Sam qui brandit ... un drapeau confédéré, symbole du passé esclavagiste et de la haine raciale.
Nous sommes pourtant en 2019 mais ses actions vont rouvrir des plaies que l'on voulait croire refermées et attiser les tensions entre des populations que l'on voulait croire apaisées : comme dans tout bon roman noir, toutes les composantes du drame sont mises en place dès les premières pages.
Au cœur de la tragédie annoncée se trouvent réunies Toya et sa vieille grand-mère, un inquiétant voyageur suprémaciste, le shérif Coggins et son adjoint Ernie, et même quelques édiles locaux, corrompus jusqu'à l'os, que l'on soupçonne membres en secret du KKK, ...
[...] Il y avait de l’électricité dans l’air, on aurait dit qu’un fil avait été tellement tendu qu’il allait casser net . Elle le sentait. Elle sentait l’odeur des corps qui l’entouraient, l’odeur de la fumée de la mèche allumée.
➔ À noter pour information [clic] : après la tuerie de juin 2015 à Charleston (en Caroline du Sud, un suprémaciste blanc brandit le drapeau confédéré et assassine neuf noirs dans une église), un mouvement de protestation est né pour "faire tomber ce drapeau" (#bringitdown) qui se dresse encore dans plusieurs places ou monuments très officiels.

Pour celles et ceux qui aiment comprendre.
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Livre lu grâce à Netgalley et aux éditions Sonatine.
Ma chronique dans les magazines Actualitté et 20 Minutes.

jeudi 5 septembre 2024

Terres promises (Bénédicte Dupré La Tour)


[...] C'était jour de peine pour les filles de joie.

Les récits de western, les aventures de farouest, on aime ou on n'aime pas. Nous, on n'aime pas trop, soyons clairs. 
Mais franchement, ce bouquin là risque bien de vous faire passer le goût d'autre chose. 

L'auteure, le livre (320 pages, août 2024) :

Rentrée 2024.
Bénédicte Dupré La Tour est née en Argentine mais vit désormais à Lyon : c'est peut-être une nomade sans terre d'attache, tout comme les personnages de son roman.
Ces Terres promises qui sont celles du farouest, celles de la ruée vers l'or, forment son premier roman et une entrée vraiment remarquable dans le monde littéraire.
Encore un coup de cœur de cette rentrée littéraire 2024 décidément riche en bonnes surprises : certainement l'une des plus belles plumes lues cette année (et ce n'est que son premier roman !).

♥♥♥ On aime vraiment beaucoup :

 Bien sûr il y a des indiens et des shérifs, des chariots et des chercheurs d'or, des saloons et des bordels.
Mais tout cela n'est qu'un cadre, un jeu de codes et de couleurs, puisqu'il faut bien une scène, un décor quand il s'agit de jouer la comédie humaine.
Le cow-boy est un vacher, l'indien est un indigène, l'esclave un asservi : c'est certainement là, la recherche d'un peu de la pureté de notre langue mais peut-être aussi la volonté de s'affranchir d'un vocabulaire trop codifié, pour tendre à l'universel car "la nature humaine, cette nature divisée de l’intérieur, était toujours la même, quels que soient la région, le pays, le continent. Invariable dans ses petitesses, persistante dans ses bas appétits, elle apportait, où qu’elle aille, la marque indélébile de sa perte".
 Le lecteur tombe très vite sous le charme de la superbe prose de cette auteure : une langue puissante et brute, charnelle et suggestive, intense et vibrante. 
Il y a du sang, de la boue, de la vermine, et bien pire encore ... car c'est la langue d'une "terre sombre grouillant de longs vers annelés".
Mais le texte sait rester totalement maîtrisé, entièrement au service du récit, solidement construit.

Les personnages :

Et quels personnages, quelles vies ! 
Ils sont sept, ils vont certainement se croiser, on ne sait pas encore.
Il y a là Eleanor Dwight, la fille de saloon qui attend son heure.
Il y a là Kinta, la squaw qui veut quitter les hommes de sa tribu.
Morgan Bell, le chercheur d'or à demi fou qui fit un mariage malheureux.
Mary Framinger, l'infirmière qui montrait un trop grand amour maternel.
Bloody Horse, l'indien devenu éclaireur dans les troupes coloniales.
Rebecca Strattman, celle qui voulait épouser un indien.
Nathaniel Mulligan, le prêtre qui avait perdu la foi.
Et puis le huitième et mystérieux Eliott Burns dont les lettres scandent chaque histoire, chaque chapitre d'un même et terrible refrain : "[...] Dans quelques heures je serai pendu."

Le canevas :

Un roman choral (un genre qui plait !) dans lequel chaque long chapitre (l'histoire de Kinta a même été publiée sous forme de nouvelle), chaque chapitre permet à l'auteure de déployer l'un de ses personnages dans une habile spirale temporelle mêlant passé et présent.
Dans ces récits, les femmes sont de celles qui ne veulent pas plier devant la fureur ou le désir des hommes.
[...] Elle avait cette fierté de pierre que tous auraient voulu briser. Celui qui l’épouserait trouverait le moyen de fendre cette femme de granit dont les yeux de juge semblaient voir dans les âmes les plus laides, les pensées les plus sombres. Il fallait moins de courage pour tuer un ours à mains nues que pour faire sa demande à Kinta.
Quant aux hommes, ils ne sortent évidemment pas grandis de ces quelques histoires et semblent traverser ces terres promises comme si ce n'étaient pas vraiment les leurs "car les fils perdent toujours contre les mères".
Sept chapitres, sept nouvelles, qui se répondent et s'entrelacent, et toutes d'un excellent niveau, c'est assez rare, il faut donc le souligner : cela participe à l'agréable unité de ton de ce beau roman.

Pour celles et ceux qui aiment les squaws et les cow-girls.
D’autres avis sur Bibliosurf et Babelio.
Livre lu grâce aux éditions Le Panseur (SP).
Ma chronique dans la revue ActuaLitté et dans 20 Minutes.

mercredi 4 septembre 2024

Les mouettes (Thomas Cantaloube)


[...] C’était un gros coup, chacun en convenait.

Un roman qui s'inscrit comme suite de la fameuse série tv Le Bureau des Légendes, un spin-off comme on dit pour faire genre : de quoi ravir les nombreux fans de la série tv.

L'auteur, le livre (334 pages, août 2024) :

Rentrée 2024.
Les éditions Fleuve noir ont eu l'excellente idée de lancer une série livresque dérivée de la désormais mythique série tv Le Bureau des Légendes
Un spin off, comme on dit pour faire genre : de quoi ravir les nombreux fans de la série tv.
Et pour ce premier épisode intitulé Les mouettes, la réalisation a été confiée au journaliste-écrivain Thomas Cantaloube, un reporter de guerre qui connait bien les Balkans et le Sahel et que l'on connait déjà pour ses thrillers géopolitiques comme Requiem pour une République ou encore Frakas.

Le contexte :

Deux groupes islamistes tiennent le désert sahélien sous leur coupe : le GSIM, Groupe de Soutien à l'Islam et aux Musulmans, organisation salafiste affiliée à Al-Qaïda au Maghreb Islamique (AQMI) ainsi que l'EIGS, l'État Islamique dans le Grand Sahara, qui lui dépend de l'État Islamique.
Au Sahel fin 2022, l'opération Barkhane est officiellement terminée au Mali et les forces françaises ont quitté le pays (laissant le champ libre aux mercenaires de Wagner) pour opérer de manière limitée depuis le Niger.
En 2023, l'armée française quittera également le Niger, mais ceci est une autre histoire.
[...] Depuis que la France avait décidé d’endiguer la menace conjuguée des terroristes islamistes et des séparatistes touaregs galvanisés par l’effondrement de la Libye suite à l’intervention occidentale (version officieuse), l’opération Barkhane, succédant aux opérations Serval et Épervier, représentait l’une des plus importantes Opex de la France des dernières décennies. Le repli contraint de 2022 sur le Niger en avait réduit l’empreinte.

♥ On aime :

 Bien sûr on est ravi de retrouver dans ce bouquin une partie du "casting" de la célèbre série, comme Marie-Jeanne Duthilleul par exemple (c'était Florence Loiret Caille) qui avait pris la tête du Bureau ou encore Jonas Maury (le geek qui était incarné par Artus). 
Mais cette fois-ci, c'est plutôt Marcel Gaingouin (Patrick Ligardes à l'écran) qui va nous accompagner au cœur du Service Action, au cœur des commandos chargés des basses besognes de notre nation en terres inconnues, ceux que l'on surnomme Les Mouettes
[...] Les éboueurs avaient le droit à l’erreur. Pas les Mouettes, le surnom que se donnaient les membres du SA.
 En bon professionnel du thriller, Thomas Cantaloube prend tout le temps nécessaire pour nous rappeler la géopolitique agitée du Sahel de même que les coulisses de l'organisation de ce fameux Service Action à l'histoire mouvementée. C'est même tout l'intérêt de ce bouquin que de nous rappeler les tenants et aboutissants de ce qui se joue pour nos soldats dans les pays de la zone sahélienne.
[...] Jusqu’à l’orée des années 2000, la DGSE et son prédécesseur le SDECE ne jouissaient pas d’une grosse réputation. [...] Les espions tricolores avaient trop longtemps barboté dans la marmite des barbouzeries gaullistes avant de se laisser embringuer dans les politicailleries mitterrandiennes, passant au mieux pour d’habiles bricoleurs, au pire pour des clones d’OSS 117 version Jean Dujardin. C’était finalement les attentats du 11 septembre 2001, et les différentes et mal-nommées « guerres au terrorisme », qui avaient redoré le blason de la Boîte.
 Nous voici au lancement d'une nouvelle saison de la série : cet épisode doit donc remettre en scène les personnages avec leurs passés, décrire le nouveau contexte, disposer les pièces de la nouvelle intrigue, ...
Les fans du Bureau des Légendes seront peut-être déconcertés par le focus mis sur les fameux commandos du Service Action (plutôt que les intrigues parisiennes) mais le récit de guerre est impeccablement maîtrisé et on imagine très bien ce que cela va donner à l'écran.
Et bien sûr comme dans toute bonne série, il est d'usage que la fin de l'épisode annonce une suite : mais alors là, chapeau !, Thomas Cantaloube se permet un sacré twist dans les toutes dernières lignes ! 
On n'a rien vu venir et on ne peut que trépigner en attendant la suite !

Le scénario :

La DGSE a réussi à infiltrer l'une de ses dernières recrues au sein d'une Katiba islamiste du GSIM : c'est Alassane Cissoko, connu sous le nom de code de Canaque, désormais une précieuse source de renseignements.
Mais les mouvements des djihadistes vont compromettre sa couverture, sa légende, et la DGSE est obligée de l'exfiltrer.
[...] Tous les services secrets de la planète abandonnaient, avaient abandonné ou abandonneraient un jour une source en cas de danger pour l’organisation. Les sources faisaient office de fusibles. On tentait de les préserver le plus longtemps possible, mais dès qu’elles mettaient en péril l’intégrité de l’installation électrique, on les débranchait.
Bien entendu l'opération ne sera pas de tout repos, on s'en doute !
[...] — Bref, nous effectuons une manœuvre préventive.
— En quelque sorte.
— Mais risquée ?
— Dans notre métier, il n’en existe pas d’autres.
[...] Notre principal problème sera de devoir naviguer entre l’armée malienne, les mercenaires russes de Wagner, et les successeurs de Barkhane qui continuent de mener des actions dans la zone depuis le Niger.
C'est le capitaine Yannick Corsan qui mène l'opération. Un soldat valeureux mais pas tout à fait clean avec son passé douloureux et tourmenté ...
[...] — Tu n’es pas sérieuse ? ! s’insurgea le général.
— Corsan n’est pas fiable, Marcel ! Il prend des initiatives à l’emporte-pièce et ça casse plus souvent que ça ne passe.

Pour celles et ceux qui aiment les Légendes (celles du Bureau).
D’autres avis sur Bibliosurf et Babelio.
Livre lu grâce aux éditions Fleuve (SP).
Ma chronique dans les revues ActuaLitté , Benzine et dans 20 Minutes.

lundi 2 septembre 2024

L'invisible Madame Orwell (Anna Funder)


[...] Son œuvre à lui est devenu son objectif à elle.

La réhabilitation de l'épouse d'Orwell. Dans ce procès à charge, la condamnation du système patriarcal genré est sans appel qui veut qu'une bonne épouse réunisse toutes les conditions nécessaires à l'épanouissement essentiel du génie d'un artiste. 

L'auteure, le livre (496 pages, septembre 2024, 2023 en VO) :

On ne connait guère Anna Funder, auteure d'un ou deux bouquins ayant comme décor l'histoire récente de l'Allemagne (elle est née en Australie mais a vécu à Paris, San Francisco et Berlin).
Elle s'attaque ici à l'histoire du couple Orwell : on y découvre Eileen O'Shaughnessy, la femme d'Eric Blair, le génial auteur de 1984, dans une très surprenante entreprise de réhabilitation de l'épouse de l'écrivain occultée par l'Histoire. Un travail rigoureux, édifiant, qui étonnera plus d'un lecteur et qui démonte un à un les mécanismes de notre société culturelle patriarcale. 
[...] En 2005, ont été découvertes six lettres de la première épouse de George Orwell, Eileen O’Shaughnessy, à sa meilleure amie, Norah Symes Myles, datant de la période de son mariage avec Orwell, entre 1936 et 1945.
[...] Six lettres d’Eileen à sa meilleure amie, Norah Symes Myles, ont été découvertes en 2005 parmi les affaires de son neveu, après que les biographies eurent toutes été écrites.

♥♥♥ On aime vraiment beaucoup :

 George Orwell fut "l'un des hommes les plus lus et les plus influents de son siècle" (selon l'un de ses biographes, Jeffrey Meyers). Ce siècle qui a façonné notre monde d'aujourd'hui. Le lecteur curieux ne peut donc que se montrer ravi d'approcher une nouvelle fois cet écrivain mythique, surtout quand on lui propose d'entrer chez lui au bras de son épouse, un angle d'approche plutôt original.
Cela va sans dire mais disons-le tout de même : tout cela se lit comme un roman !
 Mais ce lecteur curieux va vite être surpris par l'angle d'attaque choisi par Anna Funder : car c'est bien une véritable attaque en règle, sans concession, efficace, qui va chercher (et parvenir !) à démontrer l'effroyable effacement de la personnalité de Eileen O'Shaughnessy - une femme intellectuelle, libérée, émancipée - dans l'ombre ou le sillage de son auteur de mari.
Eileen va devenir l'Ange au foyer, celle que Virginia Woolf avait, de son propre aveu, tuée de ses propres mains : [...] Si je ne l’avais pas tuée, écrit Woolf, c’est elle qui m’aurait tuée. Elle aurait arraché le cœur de mon écriture.
 La démarche d'Anna Funder est riche d'enseignements : elle analyse les biographies d'Orwell et les lettres de ses proches d'une manière méthodique et rigoureuse, féroce et terriblement efficace. 
Elle va jusqu'à nous inviter dans la chambre à coucher du couple Orwell. 
Elle décortique les photos comme les textes, jusqu'à la syntaxe utilisée par les biographes du génial Orwell : l'usage du "on", de la forme passive, ... 
Elle démonte pièce par pièce toute la mécanique (la plupart du temps inconsciente) qui vise à oblitérer le rôle de l'épouse de l'écrivain, à occulter les côtés sombres de la personnalité de Eric Blair, alias George Orwell, qui fut un impardonnable égoïste dans son rôle de mari, inconsciemment, en toute "innocence", comme la plupart des hommes de son époque (notre époque ?).
 Même si l'on se fiche un peu aujourd'hui - on dirait qu'il y a prescription devant l'oeuvre ? - que le génial écrivain fut ou non un triste sire (un incorrigible séducteur, un drôle d'imposteur, ... cochez la case vous concernant - plusieurs réponses possibles), on ne peut qu'être en admiration devant le minutieux et rigoureux travail littéraire réalisé par Anna Funder. 
Son approche (herméneutique) est vraiment époustouflante, sa démonstration réellement brillante.
Mais la vraie puissance de son bouquin, le véritable tour de force, c'est qu'en miroir de cet impressionnant travail d’exégèse, on ne peut qu'être subjugué par l'énormité de la mécanique qui est ainsi démontée sous nos yeux : on a rarement l'occasion de réaliser ce dont est capable notre société culturelle, de mesurer la puissance d'une telle entreprise d'occultation systématique de l'épouse (ici, celle d'un artiste).
 On sait bien que ce sont les vainqueurs qui ont écrit l'histoire, mais le propos d'Anna Funder est pour le moins ironique et paradoxal quand on songe qu'il s'agit de l'auteur qui mit en scène dans 1984, le Miniver, le ministère de la vérité, chargé de remanier les archives du passé pour les faire correspondre aux attentes du pouvoir ! 

Le canevas :

Le bouquin est à la fois une biographie du couple Orwell que l'on va suivre dans ses pérégrinations et sa vie de bohême : la Guerre d'Espagne, le misérable cottage de la campagne anglaise, un autre sur l'île de Jura, les vacances au Maroc, le Blitz de Londres, ... et en même temps une analyse fouillée des textes et biographies précédents pour mettre au jour les véritables rôle et personnalité de Eileen O'Shaughnessy, l'épouse de l'écrivain.
Eileen O’Shaughnessy rencontre Eric Blair en 1935 et l'épouse un an plus tard. 
Elle décédera en 1945 (on ne vous en dit pas plus mais c'est dramatique à pleurer, la séquence émotion du bouquin, si, si).
Si Anna Funder réussit à rendre son livre agréable et passionnant, c'est tout de même une lecture exigeante tant la brillante démonstration flirte souvent avec l'essai philosophique.
[...] Son œuvre à lui est devenu son objectif à elle.
[...] C'est agréable d’être dans le sillage de quelqu’un de si talentueux.
S'il vous manquait encore quelques motivations pour vous plonger dans cet étonnant bouquin (et peut-être relire les œuvres d'Orwell), sachez également que 1984 est tout de même le titre d'un poème de dame Eileen et que c'est elle qui eut l'idée d'écrire sous forme de fable animalière le premier véritable succès d'Orwell : La ferme des animaux.
L'analyse d'un autre écrit d'Orwell  "Hommage à la Catalogne" sur la Guerre d'Espagne en dit long sur l'invisibilité de l'épouse, laissons le dernier mot pour Anna Funder :
[...] J’avais reconstitué le séjour d’Eileen en Espagne, pourtant je me sentais toujours perplexe à l’idée d’avoir lu deux fois "Hommage à la Catalogne" sans avoir compris qu’elle était là.

Pour celles et ceux qui aiment comprendre.
D’autres avis sur Bibliosurf et Babelio.
Livre lu grâce aux éditions Héloïse d'Ormesson (SP).
Mon billet dans le magazine Actualitté, Benzine et dans 20 Minutes.
Peut-être aussi l'occasion de découvrir Julia, le roman de l'américaine Sandra Newman qui parait cet été chez Robert Laffont et nous propose une version féministe de ... 1984 justement.