lundi 9 avril 2012

Désolations (David Vann)

Robinson des glaces.

On n'avait pas cédé (à raison visiblement) aux sirènes de Sukkwan Island, le précédent roman de David Vann : trop d'engouement, trop de ferveur sur les blogs, l'effet de mode nous avait paru suspect.
Mais on ne pouvait pas bouder trop longtemps et le pitch de son second roman, Désolations, semblait prometteur.

Au fin de fond de l'Alaska, Gary et Irene sont à la retraite, leurs gosses élevés et devenus adultes.
Gary n'a plus qu'une obsession : construire sa cabane sur Caribou Island (c'est le titre en VO), l'île perdue au milieu du lac en face de chez eux.
Irene est prête à le suivre : tout, même la folie de Gary, plutôt que d'être abandonnée à nouveau (elle ne s'est jamais remise de la fuite de son père et de la pendaison de sa mère).
[...] Au petit matin, Irene porta sa part, rondin après rondin, du pick-up au bateau. On n'arrivera jamais à les caler les uns sur les autres, dit-elle à son mari, Gary.
Je vais devoir les raboter un peu, dit-il d'un air renfrogné.
Irene s'esclaffa.
Merci, dit Gary, Il affichait déjà cette expression inquiète et morose qui accompagnait tous ses projets impossibles.
Pourquoi ne pas construire la cabane avec des planches ? demanda Irene. Pourquoi faut-il absolument qu'elle soit en rondins ? Mais Gary ne lui répondit pas.
Voilà. On est à la page 10 seulement et tout est déjà dit : on sait qu'on va accompagner ce vieux couple finissant dans une lente mais certaine descente aux enfers, jusqu'à un dénouement qui ne pourra être que tragique.
Bientôt Irene sera prise de maux de tête terribles, qu'on devine psychosomatiques. Tous deux s'entêtent, chacun de son côté, Gary à bâtir sa cabane de traviole, Irene à ne pas le lâcher pour ne pas lui laisser l'occasion de la planter là, sur la rive.
Et pour être sûr que cette histoire soit vraiment terrible, David Vann nous a emmenés chez lui en Alaska :
[...] La fin de l'été dans cette région ressemblait fort à l'hiver. Ne te plains pas, se dit-elle. C'est toi qui as voulu venir. Elle avait imaginé l'Alaska comme une véritable aventure, mais à dire vrai la région lui semblait plutôt fade. On voit un ou deux élans et ils commencent à sembler aussi communs que les vaches.
Un pays de désolation. Pluies, neiges, vents et moustiques. Un pays avec ses cohortes de pêcheurs : à la ligne ou au chalut, mais David Vann ne nous donne certainement pas envie d'aller pêcher le saumon avec eux !
Rien à voir, par exemple, avec la pêche de la truite à la mouche dans le Maine où nous conviait William G. Tapply(1).
Le Maine c'est quand tu veux, mais l'Alaska non, sûrement pas !
Autour de Gary et Irene, leurs deux enfants qui sont restés à proximité : le fils Mark fume la marie-jeanne de son jardin, Rhoda rêve d'un mariage avec un riche dentiste qui court déjà le jupon. On se dit qu'ils ont des excuses, ils vivent en Alaska.
Voilà pour l'histoire et son décor.
http://carnot69.free.fr/images/coeur.gifReste le bouquin de David Vann : passées les premières pages, c'est terrible. On dévore ce bouquin à vive allure, impossible de le reposer, il ne s'y passe pratiquement rien mais c'est pire qu'un polar. L'obsession de Gary, courbé sous les muets reproches de sa sorcière de femme, incarnation de la réprobation, devient la nôtre. On partage les affres et les maux de tête d'Irene qui s'obstine à sauver son couple et à suivre son abruti de mari entêté. Tous les personnages, couple, enfants, conjoints, sont attachants, épais, humains et vrais. On croit prendre parti pour l'un ou l'autre, on aimerait bien s'identifier à quelqu'un, ne serait-ce qu'un demi-héros, mais le chapitre suivant nous le dépeint sous un jour encore plus sombre et plus attristant. Les tempêtes et les désolations de l'Alaska ne sont bien évidemment que les reflets de celles des âmes humaines, à moins que ce ne soit le contraire.
David Vann nous décrit des paysages grandioses (désolants mais grandioses !) mais c'est dans les têtes que tout se passe.
[...] Il faut que j'y aille, dit Mark.
Reste déjeuner, dit Rhoda.
J'ai promis de rendre le bateau. Il faut que j'y retourne.
Tu fuis comme ton père, dit Irene. Pourquoi tu ne peux pas rester ? C'est rien qu'un déjeuner. Pourquoi les hommes de cette famille passent-ils leur temps à fuir ?
Je ne sais pas, dit Mark, Peut-être parce que tu nous fous les jetons ? Si je reste une minute de plus ici, je vais hurler. Je ne sais pas pourquoi, mais c'est comme ça. Désolé. Ne le prends pas personnellement. Il avait ouvert la porte, s'enfuyait.
Que je ne le prenne pas personnellement ? dit Irene.
David Vann écrit là où ça fait mal. Et il écrit bien. Vraiment très bien.

(1) : c'était Dérive sanglante, Casco Bay et Dark Tiger, dans la même collection Nature Writing de Gallmeister.

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