vendredi 28 février 2025

Ces femmes-là (Ivy Pochoda)


[...] Il s’agit de réparer une injustice.

Ivy Pochoda nous propose de partager pendant quelques pages, la vie de femmes d'un mauvais quartier sud de Los Angeles : quelques noires, métisses ou latinas, des danseuses de striptease, des prostituées, des laissées pour compte, en marge de la société. Des femmes victimes de la violence et que personne n'entend.
Une lecture forte mais éprouvante.

L'auteure, le livre (430 pages, février 2025) :

📖 Rentrée littéraire hiver 2025.
Ivy Claire Pochoda est une romancière étasunienne, née en 1977 et qui vit à Los Angeles.
Son roman Ces femmes-là est paru en 2023 et vient d'être ré-édité en poche chez Christian Bourgois.

Les personnages :

Nous voici dans un mauvais quartier de South Los Angeles où les femmes seules se retrouvent souvent danseuses, strip-teaseuses, toxicos ou prostituées : "chacun ses choix, et certaines personnes n’en ont pas tellement". Ce sont souvent des latinas, des blacks, des métisses, des laissées pour compte en marge de la bonne société.
Il y a là Dorian, celle qui tient la friterie à poisson au coin de Western Avenue et de la 31° rue où elle nourrit les mauvaises filles du quartier, comme Kathy. 
Dorian récupère les oiseaux morts. 
Selon Coco, danseuse exotique (!), "aux dernières nouvelles, Kathy était une vraie pute de caniveau".
Coco est la coloc de Julianna, une latina, danseuse de strip-tease au Fast Rabbit. 
Julianna se verrait bien photographe.
Et puis Marella, une artiste qui met en scène des films et des images de cadavres pour sa prochaine exposition. 
Et enfin voilà une fliquette, la lieutenant Perry, qui va enquêter sur la mort de Kathy. Une latina pas très grande, moquée par ses collègues. Va-t-elle se montrer meilleure qu'eux, va-t-elle écouter ces femmes que l'on n'entend même pas ? 

Le pitch :

En 1999 un serial-killer sévissait dans le quartier : on avait retrouvé une douzaine de femmes égorgées, la tête étouffée dans un sac plastique. Dorian y avait perdu sa fille adolescente dont Julianna était la baby-sitter. 
L'enquête n'avait alors rien donné, après tout il ne s'agissait que de quelques prostituées.
[...] Quinze ans plus tôt, treize jeunes femmes ont été retrouvées mortes dans des impasses du quartier, la gorge tranchée, un sac sur la tête. Des prostituées, a dit la police. Des prostituées, ont répété les journaux.
[...] La victime était une prostituée. Comme si ça justifiait tout.
[...] Peut-être que le profil des victimes rend leur mort insignifiante.
Nous sommes maintenant en 2014, alors que les incendies menacent la ville, et l'on vient de découvrir le cadavre de Kathy, une prostituée notoire, retrouvée égorgée, un sac en plastique sur la tête : "la nouvelle est tombée dans le quartier : Kathy a été retrouvée morte dans un terrain vague".
Quinze ans plus tard, le serial-killer est-il de retour en ville ?
Il va nous falloir suivre, sans le casser, le fil ténu qui relie ces femmes les unes aux autres.

♥ On aime :

 Le style de Ivy Pochoda va prendre le lecteur à revers : une succession de coups droits, secs et directs (sachez que l'auteure fut championne de squash !). Ça secoue un peu, c'est pas ordinaire.
Elle brise les codes et fera peu de concessions aux habitués des standards du genre. 
Ivy Pochoda ne s'embarrasse guère des conventions du polar classique, elle plonge son lecteur au plus près du bitume, juste derrière les talons de ces femmes qui arpentent le trottoir. Le récit est vif, dur, brutal, vulgaire, tout comme la vie de ces femmes.
 Et c'est aussi parce que l'histoire adopte le point de vue de ces femmes, des victimes. Ce n'est pas un thriller classique où le flic enquête sur un meurtre et cherche à débusquer le tueur. Bien sûr, il y aura fliquette, enquête et même serial-killer, mais seulement à la marge du récit principal, un peu en-dehors du cadre de la caméra.
 C'est une lecture éprouvante, étouffante, parce que Ivy Pochoda ne cache rien. Ni la misère des femmes, ni les corps des victimes, ni la douleur des proches ou des parents, ni l'indifférence du monde et des flics.
[...] — Il y a des mauvaises filles. On en voit partout. Des filles mauvaises, mauvaises, mauvaises. Et tu penses à leurs mères. Tu te demandes ce qu’elles ont fait de mal. Ce qu’elles ont raté. Peut-être qu’elles n’ont pas assez prié.
Le lecteur hésite quelque part entre répulsion et fascination pour les violences infligées à ces femmes et quand l'artiste performer Marella entrera en scène, il pourra même songer au roman culte de J.G. BallardCrash qui s'intéressait, lui, aux corps suppliciés dans les accidents de voiture.
Je laisse le mot de la fin à Dorian parce qu'il me semble parfaitement résumer le propos de l'auteure :
[...] — Il ne s’agit pas de résoudre des meurtres commis il y a plus de dix ans. Il s’agit de réparer une injustice.
Il s’agit de comprendre pourquoi l’assassin de nos filles a été en liberté pendant toutes ces années, pourquoi la police n’a rien fait à propos de la mort de nos filles. Pourquoi ils s’en fichaient. Pourquoi ils ont regardé ailleurs. Il s’agit de comprendre pourquoi la police pense que nos filles n’en valent pas la peine.

La curiosité du jour :

Au détour d'une rue ou d'un carrefour, Ivy Pochoda porte son regard sur l'architecture de cette banlieue de L.A. : les maisons Dingbats, les constructions de style Craftsman, ... 

Pour celles et ceux qui aiment les femmes.
D’autres avis sur Bibliosurf et Babelio.
Livre lu grâce aux éditions Christian Bourgois (SP).
Ma chronique dans les revues ActuaLitté et Benzine.

mercredi 26 février 2025

Wagner (B. Roger et M. Olivier, T. Chavant)


[...] Tout ça, c'est du business !

Du Donbass au Sahel, deux journalistes de Jeune Afrique nous livrent un reportage en images sur la fameuse milice Wagner : l'histoire secrète des mercenaires de Poutine après 3 ans d'enquête.

Les auteurs, l'album (173 pages, février 2024) :

On a entendu beaucoup de choses et leurs contraires sur la tristement fameuse milice russe Wagner qu'il était bien commode de diaboliser autour de son patron Evgueni Prigojine, mais qui lui survit sans problème depuis sa mort en août 2023.
Benjamin Roger et Mathieu Olivier sont tous deux journalistes : autant dire que cette BD n'est pas un album d'aventures de guerre mais une très sérieuse BD-reportage. 
Ils ont travaillé tous deux pour le magazine Jeune Afrique et connaissent donc parfaitement leur sujet.
Thierry Chavant s'est engagé à leurs côtés pour illustrer cette enquête qui s'étend sur plusieurs années et plus d'un continent. 

♥ On aime :

 Cette bande dessinée est une façon bien commode d'améliorer sa connaissance du sujet : l'ascension du groupe Wagner, les exactions commises, les enjeux financiers, la géopolitique africaine, ... 
Le récit est très documenté : basé sur les investigations des deux journalistes et les témoignages recueillis, c'est un gros travail de plusieurs années qui nous est résumé dans ces planches.
[...] Nous ne sommes pas des soldats, juste des mercenaires Wagner.
[...] On n'est pas ici pour les médailles ou vaincre les nazis, juste pour toucher la solde et rentrer en un seul morceau.
[...] On est des mercenaires, pas des soldats ! Tout ça, c'est du business !
 Simple et sans fioritures, le dessin de Thierry Chavant est tout au service du texte et il sait même s'estomper ou s'éloigner quand les horreurs sont trop dures pour notre regard.
 L'album, très pédagogique, use de la voix off, de témoignages et de dialogues entre personnages de fiction. 
Le récit est découpé en plusieurs mouvements (tel un drame lyrique wagnérien !) et n'hésite pas à faire des aller-retour entre les époques et les lieux pour nous brosser un tableau aussi intelligible que possible.

Les personnages :

Cet album est aussi le portrait des principaux dirigeants de Wagner : le fameux oligarque Evgueni Prigojine qui fit d'abord fortune dans la restauration (!) avant de s'associer avec un mercenaire expérimenté, Dimitri Outkine, qui sera le commandant opérationnel de Wagner, Prigojine restant le grand chef et le grand financier. 
Mais en bons journalistes, les auteurs ne se contentent pas des leaders médiatiques et nous avons droit à tous les principaux acteurs du groupe Wagner et quelques personnages de fiction pour fluidifier le récit.
On retrouve même quelques figures de la diplomatie française ... qui ne sort pas vraiment grandie de ce tableau.

Le scénario :

Après quelques faits d'armes au Donbass en Ukraine en 2014 ou en Syrie en 2016, la "compagnie" (c'est le surnom interne de Wagner) se déploie à Bangui en CentrAfrique (sous la coupe de Bokassa jusqu'en 1996) et bientôt au Mali.
Dans chaque pays, un scénario bien éprouvé se répète : corruption des dirigeants locaux, élimination des gêneurs, déploiement de mercenaires, formation de troupes locales, propagande anti-française et ... surexploitation des ressources minières (de l'or, notamment) qui sont exportées à l'étranger en toute illégalité, une contrebande source de gigantesques profits pour Wagner et la Russie.
La diplomatie française sous-estimera l'influence grandissante de Wagner et des russes jusqu'à ce qu'il soit trop tard. 
Dans le centre du Mali, en mars 2022, le village peul de Moura est le lieu d'un massacre perpétré au nom de la lutte anti-terroriste : plus de 500 victimes ... dont à peine une trentaine de djihadistes.
Mais au plan militaire et face aux rebelles, les mercenaires de Wagner ne sont finalement pas beaucoup plus efficaces que leurs prédécesseurs européens ou américains : "l'État Islamique au Grand Sahara (EIGS), la filiale sahélienne de l'État Islamique, a repris progressivement pied".  
Bientôt la folle guerre d'Ukraine vient de nouveau brasser les cartes : le groupe Wagner y rapatrie le gros de ses troupes, dépense des millions de dollars et envoie au casse-pipe des dizaines de milliers de "volontaires" dont les fameux prisonniers de droit commun. 
Mais rapidement le torchon brûle entre Wagner et le Kremlin : en juin 2023, un convoi de mercenaires roule vers Moscou et il faudra la médiation du biélorusse Alexandre Loukachenko pour éteindre ce début d'incendie.
Hélas, Prigogine et Outkine ont oublié que "Vladimir Poutine ne pardonne jamais la traîtrise. Le maître du Kremlin n'oublie jamais rien". C'est lui dont l'ombre menaçante et inquiétante clôture l'album !

Pour celles et ceux qui aiment comprendre.
D’autres avis sur Babelio.
Ma chronique dans les revues ActuaLitté et Benzine.

lundi 24 février 2025

Rares ceux qui échappèrent à la guerre (Frédéric Paulin)


[...] Les hommes sont ainsi capables du pire.

Second épisode de la saga de Frédéric Paulin sur l'histoire récente du Liban. Le récit est toujours aussi soigneusement documenté et toujours instructif et passionnant.
Nous voici maintenant au cœur des années Mitterrand avec la période 1983-1986.

L'auteur, le livre (416 pages, février 2025) :

Frédéric Paulin s'est fait une spécialité de romans (façon thrillers) avec lesquels il éclaire la géopolitique de notre Histoire contemporaine à travers celle des pays qui nous sont proches : après la série sur l'Algérie, c'est au tour du Liban
Prof d'histoire-géo, journaliste, il a entamé l'an passé une nouvelle série destinée à mieux nous faire comprendre les enjeux des conflits libanais. Vaste entreprise (!) dont le premier titre Nul ennemi comme un frère est paru en août dernier et couvrait la période de la guerre civile des années 70.
Le premier tome se refermait en 1983, au jour des terribles attentats qui visèrent les américains à l'aéroport de Beyrouth et les français dans l'immeuble Drakkar. 
On avait laissé le Liban à feu et à sang, et on le retrouve de même dans ce second épisode, Rares ceux qui échappèrent à la guerre, qui couvre une période plus courte (1983-86) au cœur des années Mitterrand.

Le contexte :

Depuis des millénaires, le Liban est le centre géopolitique du Moyen-Orient et aujourd'hui toujours, le cœur d'une région en train d'imploser.
Sur place, Frédéric Paulin a convoqué tous les acteurs de l'époque.
[...] D’un côté de la table, le camp chrétien : Amine et Pierre Gemayel, et Camille Chamoun. En face, les autres, tous les autres : le Front du salut national, pro-Damas, représenté par le chrétien Soleiman Frangié, le sunnite Rachid Karamé, l’ancien Premier ministre, et le druze Walid Joumblatt, les chiites Nabih Berri et Adel Osseirane, et les sunnites menés par Saëb Salam.
[...] Le président Gemayel tente en vain de s’opposer aux Israéliens qui maintiennent leurs troupes au Sud-Liban, aux Syriens qui considèrent le Liban comme leur jouet, et à l’OLP qui voudrait y créer une nouvelle Palestine.
[...] Les Palestiniens ont déstabilisé le pays, puis les Syriens, les Iraniens maintenant. Vous, les Français et tous les Occidentaux, vous vous êtes trouvé un champ de bataille loin de chez vous pour continuer à affronter l’URSS et ses alliés. C’est pratique, non ?

Le canevas :

Pour la trame romanesque de cette série, Frédéric Paulin a réuni, aux côtés des personnalités bien réelles de l'époque, quelques personnages de fiction que l'on retrouve avec plaisir dans cet épisode (même si aucun n'est vraiment très sympathique) et qui vont continuer à nous servir de guides dans l'imbroglio libanais où se mêlent trop étroitement politique, guerre et religion : Philippe Kellermann l'agent de l'ambassade shooté aux anxiolytiques, Zia al-Faqîh la belle interprète chiite, l'arrogant Christian Dixneuf l'agent de la DGSE, la juge antiterroriste Gagliago et son mari des RG, les chrétiens maronites de la famille Nada, ...
[...] — Je vous le répète : je ne fais pas de politique, moi.
— Au Liban, un proverbe dit que vivre, c’est déjà faire de la politique.
[...] Alors, donc c’était vrai : les hommes sont ainsi capables du pire.
Les années 83-86, ce sont les années Mitterrand on l'a dit, le début de la cohabitation avec Chirac, la série d'attentats terroristes à Paris, les otages au Liban (les Seurat, Kauffmann, et d'autres) : ce sont les années où les errements de la France au Moyen-Orient s'invitent dans la politique intérieure de notre pays.
Le contentieux avec l'Iran du prêt Eurodif n'est toujours pas soldé, la France fournit toujours des armes à l'Irak, et pour libérer les otages du Hezbollah, les négociations croisées menées à la fois par les émissaires de Mitterrand et ceux de Chirac-Pasqua jouent une farce grotesque qui ferait rire aujourd'hui si la vie des otages n'était pas en jeu (Michel Seurat décédera d'un cancer non soigné à Beyrouth) : un triste spectacle, qu'il est édifiant de revoir avec le recul nécessaire.
[...] La vitre de Dumas se baisse.
— Philippe, il faut que les otages soient libérés rapidement, dit le ministre des Relations extérieures, le sourcil grave.
— Évidemment, monsieur.
— Le président veut que ça soit fait avant les législatives, vous comprenez ?
On refermera cet épisode dans le bruit de l'explosion de la rue de Rennes ...
C'est aussi l'époque de la naissance en France de la juridiction antiterroriste.

♥ On aime :

 Les ouvrages de Frédéric Paulin sortent au même moment que le polar de David Hury que l'on vient de lire : Beyrouth Forever
Le roman de David Hury était pétri de vécu et nous donnait une vue synthétique de l'histoire du pays. Désespérante mais synthétique.
Les bouquins de Frédéric Paulin fournissent un éclairage plus politique et une vue plus analytique de l'histoire du pays. 
Désespérante mais analytique.
Il est naturellement inutile de comparer les deux œuvres, mais il est intéressant de constater comment elles se complètent mutuellement.
[...] — Comment on peut aimer un tel pays ?
— Pour les gens qui y vivent, peut- être.
 F. Paulin parle évidemment du Liban mais on (ré-)apprend également beaucoup de choses sur la France de l'époque, celle qui croyait encore tirer les ficelles de sa diplomatie : nous voici au cœur des années Mitterrand, dans les coulisses où se jouent les grandes manœuvres de Tonton pour consolider son pouvoir et celles de la droite pour le reconquérir derrière Chirac et Pasqua.
Il n'est jamais inutile de réviser un peu notre propre passé récent, même avec une vue depuis Beyrouth !
Pour ne pas oublier que "les otages servent dans le cadre des tractations pour le milliard d’Eurodif, pour l’arrêt de l’armement vendu à l’Irak, pour la libération de Naccache".
 Bien sûr c'est un roman, avec quelques personnages de fiction (mais très peu), avec des espions et de l'action, des victimes et du suspense, des méchants et des gentils (euh, des gentils, y'en n'a pas beaucoup), mais ce n'est pas un thriller à la James Bond, c'est un roman à la belle façon de Frédéric Paulin : c'est l'Histoire avec un grand "H" qui nous est contée et les faits relatés sont méticuleusement vérifiés par cet auteur scrupuleux qui possède l'art et la manière de mettre tout cela en lumière pour notre bonne compréhension. Question de perspective.

Pour celles et ceux qui aiment comprendre aujourd'hui.
D’autres avis sur Bibliosurf et Babelio.
Livre lu grâce aux éditions Agullo (SP).
Mon billet dans ActuaLitté.

mercredi 19 février 2025

Giovanni Falcone (Roberto Saviano)


[...] La saison des bombes est ouverte.

Après 'Gommora', Roberto Saviano nous offre un roman puissant pour comprendre l'homme au-delà de la figure légendaire. Un douloureux portrait de l'Italie car "malheureux est le pays qui a besoin de héros".
Un livre très prenant qui vous poursuivra longtemps.

L'auteur, le livre (601 pages, 2025, 2022 en VO) :

L'assassinat du juge Giovanni Falcone à Palerme en 1992 fait partie de ces grands assassinats, avec celui d'Aldo Moro, qui sont fondateurs de la culture italienne contemporaine. C'est du moins ce qu'on imagine de ce côté-ci des Alpes.
Un peu l'équivalent pour nous de l'assassinat du préfet Claude Erignac en 1998, en Corse.
Les assassinats du juge Pierre Michel en 1981 à Marseille par la French Connection ou du juge François Renaud à Lyon en 1975 par le SAC et le Gang des Lyonnais sont plus anciens et ont eu moins de retentissement à long terme dans notre pays. 
L'écrivain et journaliste Roberto Saviano n'est pas un inconnu : c'est lui l'auteur du livre Gommora sur la Camorra napolitaine, paru en 2006 et adapté plusieurs fois à l'écran, un bouquin qui le condamne désormais à vivre sous protection permanente. 
Un livre passionnant qui n'est pas qu'une simple histoire passée, à l'heure où états, démocraties et législations sont remis en cause de toutes parts.
La traduction est de Laura Brignon. Le titre original est « Solo é' il coraggio » : le courage est solitaire, tout un programme pour cet ouvrage qui se lit comme un thriller.

Le canevas :

Le juge Giovanni Salvatore Augusto Falcone est né à Palerme en mai 1939.
Engagé dans la lutte anti-mafia, déterminé à juguler le trafic de drogue, il a été assassiné le 23 mai 1992 près de Palerme. Deux mois plus tard, ce sera le tour de l'un de ses proches collègues, le juge Paolo Borsellino.
Traditionnellement si l'on peut dire, les personnalités gênantes étaient éliminées par balles (généralement tirées dans le dos des magistrats). Mais le 29 juillet 1983, le juge d'instruction Rocco Chinnici (patron du juge Falcone) est victime avec son escorte, de l'explosion d'une voiture piégée devant son domicile : "la saison des bombes est ouverte", une nouvelle méthode destinée à terroriser les incorruptibles qui prétendent s'attaquer à la mafia.
À mi-parcours, Saviano nous brosse un tableau rapide (il y a eu d'autres ouvrages sur le sujet) du gigantesque procès qui se déroula sur presque 2 ans (1986-1987), le maxi-procès que "les Palermitains appellent tout simplement « u Maxi »" : 350 audiences, 2.000 heures, 475 accusés, 900 témoins et au final 2.665 années de prison prononcées pour 350 coupables.
Mais Roberto Saviano s'intéresse plutôt à ce qui se passa après, les suites et conséquences de ce procès-fleuve, les appels des condamnations prononcées et donc ce qu'il est advenu des magistrats du pool anti-mafia jusqu'à la création du FBI italien, la Direction Nationale Antimafia.
Hélas, la 'famille' de Totò Riina du clan des Corleonais, finira par avoir la peau du magistrat : en mai 1992, pour ne pas rater leur cible, il feront carrément sauter l'autoroute qui relie l'aéroport à Palerme.

♥ On aime beaucoup :

 Avouons que ce bouquin s'annonçait quelque peu intimidant : entre l'aura du journaliste (menacé de mort par la mafia napolitaine depuis son bouquin Gommora), l'ampleur de ce gros pavé documentaire (600 pages) et l'ombre tutélaire du célèbre juge assassiné, il fallait vraiment être poussé par la curiosité pour se lancer dans cette imposante lecture !
 Mais contrairement à ce que l'on aurait pu redouter, Roberto Saviano ne nous assomme pas sous un flot de procédures judiciaires, une montagne de notes de bas de page ou une multitude de témoignages.
Bien sûr les enquêtes du "pool antimafia" seront retracées mais c'est bien un véritable roman et ce qui intéresse l'auteur, c'est plutôt la personnalité de Giovanni Falcone. Un homme que l'on va côtoyer pendant des centaines de pages, que l'on va apprendre à connaître, jusque dans son intimité. Il fallait bien ce portrait soigné pour aller au-delà de l'icone médiatique que nous avons tous en tête. 
Un homme auquel on va s'attacher au fil des pages (aïe, fallait pas), un homme complexe que l'on va apprendre à connaître jusque dans sa vie privée. Son idylle avec sa seconde femme, Franscesca Morvillo, est une belle et triste histoire d'amour. Une femme qui "semble dotée d’une endurance illimitée".
 Le magistrat est assuré de sa fin prochaine car il n'est certainement pas le premier d'une longue liste : "on pourrait tracer des croix sur les fauteuils du tribunal de Palerme pour compter les personnes qui ont à peine eu le temps de s’y asseoir".
[...] « Quoi, Giovanni ? Qu’est-ce que je ne peux pas comprendre ? »
Il baisse la tête. [...]
« Que maintenant je suis un cadavre ambulant. »
Giovanni refuse longtemps d'épouser Francesca parce que "on n’épouse pas des veuves". Il ne veut pas d'enfants non plus parce que "on met au monde des enfants, pas des orphelins". Cette peur permanente qu'il surmonte chaque jour, cette certitude d'une fin tragique, le confinement, la solitude, les contraintes imposées pour sa protection, sont la trame même du roman. Et c'est donc avec beaucoup de tristesse, réellement, que l'on quitte Giovanni Falcone en mai 1992.
  La solitude de l'incorruptible magistrat faisait le titre de la VO italienne (Solo é' il coraggio) car rares seront ses amis et plus rares encore seront ceux qui lui resteront fidèles. Son entêtement à ouvrir les yeux de ses concitoyens sur la réalité de la pieuvre mafieuse va faire de lui un paria haï de tout le pays. Les fonctionnaires et les politiques bien sûr mais aussi beaucoup de journalistes qui voient en lui "un carriériste à la recherche de médiatisation et de visibilité". Même l’écrivain Leonardo Sciascia écrit contre lui : « en Sicile, pour faire carrière dans la magistrature, rien de tel que de participer à des procès contre la mafia ».
[...] Ce que les gens voient dans les journaux, cette volonté d’occuper le devant de la scène dont beaucoup de monde l’accuse, l’image fière d’un magistrat au faîte de sa carrière, d’un champion de l’antimafia, est seulement la lumière d’une étoile morte.

La curiosité du jour :

Saviez-vous que, à la manière des cadavres exquis, "les « crimes exquis », delitti eccellenti en italien, désignent les assassinats de personnalités publiques par la mafia".
Il y a même eu un film de Francesco Rossi intitulé Cadavres exquis (Cadaveri eccellenti).
Un peu de poésie dans ce monde de brutes.

Pour celles et ceux qui aiment les héros modernes.
D’autres avis sur Bibliosurf et Babelio.
Livre lu grâce aux éditions Gallimard (SP).
Ma chronique dans la revue Actualitté.

jeudi 13 février 2025

Le dossier 1569 (Jorn Lier Horst)


[...] Quand on rouvre des affaires anciennes.

Écrivain de qualité constante, le norvégien Jørn Lier Horst nous propose une intrigue complexe aux multiples ramifications. Cette fois ce sont des lettres anonymes qui vont conduire la police à rouvrir un 'cold case' et suivre de nouvelles pistes.
Alors qui manipule qui autour du dossier 1569 ?

L'auteur, le livre (448 pages, février 2025) :

📖 Rentrée littéraire hiver 2025.
On a déjà dit et répété ici tout le bien que l'on pensait de l'écrivain norvégien Jørn Lier Horst.
Son succès tient notamment à l'excellente régularité de sa série "Wisting", avec ses personnages qui nous sont devenus familiers comme le flic William Wisting et sa fille journaliste Line, et avec des polars qui font la part belle au travail ingrat et méticuleux d'enquête de police.
C'est donc en toute confiance que l'on peut ouvrir Le dossier 1569 et lui épingler un "coup de cœur" pour l'ensemble de son oeuvre et cet épisode en particulier !

Les personnages :

On retrouve bien sûr ces personnages qui nous sont devenus familiers au fil des épisodes : l'inspecteur William Wisting, le veuf tranquille et patient ou Line, sa journaliste de fille. Tous deux se retrouvent souvent sur les enquêtes, chacun à sa manière, le flic et la journaliste. 
Mais pour cette fois, sa fille journaliste restera à l'écart de l'affaire.
Bien sûr, Wisting a pris de l'âge, il est devenu grand-père, sa prostate le fait souffrir et l'heure de la retraite approche (mais nous faisons confiance à Jørn Lier Horst pour ne pas s'arrêter en si bon chemin !).  

Le canevas :

Wisting est en vacances. Du moins jusqu'à ce qu'une lettre anonyme lui parvienne à son chalet au bord du fjord et lui suggère de rouvrir un vieux dossier, le dossier 1569 : une affaire qui date de vingt ans, qui concernait la disparition et le meurtre d'une jeune fille et pour laquelle le meurtrier avait été condamné. 
Le coupable a même été libéré récemment après avoir purgé sa peine. 
Un cold case qui ne dit pas tout à fait son nom.
Qui donc envoie ces lettres anonymes à Wisting ? Le meurtrier de 1999 qui clamait son innocence et veut obtenir justice ? Quelqu'un qui veut discréditer les enquêteurs de l'époque ? Une journaliste qui rôde autour de cette affaire ?
[...] - Il a fait en sorte de mobiliser votre pleine attention et il a obtenu que vous et moi ayons des doutes sur la procédure judiciaire qui a conduit à sa condamnation. Parlez de manipulation si vous voulez, mais il a réussi son coup. »
Wisting acquiesça, son raisonnement avait été le même.
[...] - Quand on rouvre des affaires anciennes, il se passe toujours des choses imprévues ».
Alors qui manipule qui autour du dossier 1569 ?

♥ On aime :

 On retrouve avec plaisir le soin apporté par cet auteur à la construction de ses polars. Au fil des chapitres, nous suivrons le procès de 1999, les tâtonnements de Wisting et de ses collègues dans la réouverture du dossier 1569 et même d'autres affaires qui gravitent autour de ce même dossier.
Difficile de retrouver les protagonistes de l'époque, de les faire parler à nouveau, de raviver des souvenirs confus et de démêler le vrai du faux, plus de vingt ans après.  
 On retrouve ici le rythme tranquille des polars de Horst et Wisting. Avec eux, pas de folle course-poursuite, pas de super-flics alcoolisés, pas d'affreux serial-killer qui rode le soir autour de la maison. Police business as usual, c'est le lent, fastidieux, patient travail d'enquête qui nous est donné à voir. 
Alors comment fait Jørn Lier Horst pour nous captiver ainsi, nous faire enchaîner chapitre après chapitre, sans qu'on puisse lâcher le bouquin comme s'il s'agissait du dernier thriller ?
La magie sans aucun doute de son écriture fluide et agréable, d'un sens certain du timing, d'une intrigue soigneusement construite qui ne laisse deviner que peu à peu des strates insoupçonnées et des ramifications complexes, ...
Et puis peut-être aussi un peu de cette ambiance provinciale du comté de Vestfold, faite de bonhomie et de bienveillance que le lecteur retrouve comme un vieux fauteuil confortable, assuré d'y passer un très agréable moment.
Ce lecteur, Horst ne lui demande pas vraiment de trouver l'assassin façon whodunit, non il lui faudra plutôt se laisser porter par l'enquête et suivre avec intelligence le raisonnement patient de Wisting qui finira bien par soulever les derniers voiles de la toujours complexe vérité.
Dans les toutes dernières pages.

La curiosité du jour :

Les norvégiens ont désormais des compteurs électriques 'intelligents' et connectés, équivalents nordiques de nos fameux Linky : voilà qui ouvre de nouvelles perspectives aux investigations policières !
[...] « À 19 heures, on a un pic de consommation. D'abord 2 200 watts, puis encore 1 000 watts de plus, et ça retombe. Cela concorde avec l'explication d'Erik Roll selon laquelle il aurait fait cuire une pizza surgelée pendant qu'Agnete se douchait. C'est la consommation du four, puis le chauffe-eau qui s'y ajoute.
— Des traces électroniques, commenta Hammer. Littéralement. »

Pour celles et ceux qui aiment les investigations.
D’autres avis sur Bibliosurf et Babelio.
Livre lu grâce aux éditions Gallimard (SP).
Ma chronique dans les revues Benzine et ActuaLitté.

lundi 10 février 2025

Beyrouth forever (David Hury)


[...] Mais qui tuerait pour un livre ?

Le journaliste français David Hury nous propose un polar à Beyrouth. Une façon séduisante de réviser notre leçon d'histoire du pays tout en suivant un duo d'enquêteurs original : un vieux roublard maronite et une jeune chiite sortie du rang.

L'auteur, le livre (304 pages, janvier 2025) :

📖 Rentrée littéraire hiver 2025.
Le journaliste français David Hury fut correspondant au Liban pendant de nombreuses années.
Avec Beyrouth forever, il nous propose un polar, prétexte à réviser l'histoire douloureuse de ce pays qu'il connait intimement et aime profondément - comme l'indique le titre. 
Ce roman policier vient à point pour compléter la série de livres qu'est en train de publier Frédéric Paulin, puisque notre auteur s'intéresse ici à l’écriture de l’Histoire et parfois la non-écriture de l’Histoire.
David Hury est arrivé à Beyrouth le 16 janvier 1997, il en est reparti 18 ans plus tard, le 16 janvier 2015 et son roman sort le 16 janvier 2024 ! Il croit aux signes du destin et veut ici nous faire partager son amour pour ce pays.

Les personnages :

Il sera beaucoup question d'histoire et même d'un manuel d'histoire dans ce roman et l'inspecteur Marwan Khalil est lui-même un condensé du Liban et de sa capitale Beyrouth. Nous sommes en 2023 et dans la chair de Marwan et la chair de sa chair, on peut lire comme dans un livre d'histoire.
Sa sœur cadette est décédée de ses blessures en 1982 : la faute à "l’explosion de la rue Sassine qui avait emporté quatre jours plus tôt le président Bachir Gemayel".
Son genou le fait terriblement souffrir : la faute à une kalach dont "une balle de 7,62 mm est venue lui lécher la rotule par une belle après-midi de juin 1988, et lui a laissé une saloperie de mauvais souvenir. Putain de guerre des milices".
Sa fille Maha est partie vivre en France après avoir perdu un oeil à Beyrouth : la faute à "l'explosion du port en août 2020".
Comme tout libanais, Marwan est un "fonctionnaire doté d’une conscience professionnelle à géométrie variable".
Et voilà que son patron, celui qu'on surnomme Chivas, lui colle dans les pattes une toute nouvelle recrue, une gamine. Ibtissam Abou Zeid est une jeune chiite à la "French manicure impeccable" et au "voile sans le moindre faux pli" alors que lui est de confession maronite et qu'il a largement "passé l'âge de faire du babysitting".
[...] Dis-toi que c’est sympa ! Que c’est comme dans les films américains : un vieux roublard comme toi et une petite jeune pétrie de naïveté. Vous irez très bien ensemble.
Marwan ne trouve pas ça drôle du tout mais nous on se marre en douce : David Hury semble avoir trouvé là un excellent duo d'enquêteurs !
Un duo qui appelle une suite, Mr Hury !

Le canevas :

Dans l'un des rares immeubles encore debout en ville, les voisins appellent la police quand ils voient les asticots passer sous la porte de l'une des résidentes car "tout se décompose plus vite au Liban qu’ailleurs, de toute façon. Les cadavres comme le reste".
Après des années de grandes compromissions et de petites corruptions, de mauvais tabac et de vodka de contrebande, à quelques semaines seulement de la retraite, le vieil inspecteur fatigué Marwan Khalil voudrait bien partir en bouclant un beau dossier, au moins une fois dans sa carrière.
Même s'il lui faut, pour cela, mener l'enquête avec, accrochée à ses basques, la jeune recrue musulmane qu'on vient de lui coller dans les pattes.
[...] – Ils ont un cadavre sur les bras, et ont des doutes a priori.
– Quel genre ?
– Une vieille dame.
– T’as quoi d’autre ?
– C’est le concierge qui les a prévenus, à cause de l’odeur et des asticots qui sont passés sous la porte et qui se baladent sur le palier.
– Charmant.
[...] – On a quoi sur la morte ? demande froidement Marwan, adossé à la colonne centrale de la cage d’escalier.
– Aimée Asmar, 77 ans. Universitaire à la retraite, répond illico son adjointe.
– Quelle université ?
– L’Université libanaise. Elle est historienne, c’est une spécialiste de la géopolitique de la région. Elle a écrit plein de livres, j’ai la liste.
– Comment tu sais tout ça ?
– Google.
Petite conne, avec son Google.
Ce livre d'Histoire, intelligemment intégré à l'intrigue, sera la clé de voûte de ce roman et en fera même tout le sel.

♥ On aime :

 David Hury place l'histoire du Liban au cœur de son bouquin : la vieille dame assassinée était une éminente professeure d'histoire qui avait entrepris d'écrire les derniers chapitres d'un nouveau manuel d'histoire du Liban quand les bouquins officiels s'arrêtent en 1943, à l'indépendance du pays, et se gardent bien d'expliquer la difficile période contemporaine. 
Dans un pays où le consensus sert de masque aux pires compromissions, ce manuel d'histoire était un projet à haut risque.
[...] – On dit toujours que ce sont les vainqueurs qui écrivent l’Histoire, n’est- ce pas ?
– Peut- être bien, oui… mais le problème, c’est qu’au Liban, il n’y a pas eu de vainqueur.
[...] – Qui aurait eu intérêt à tuer madame Asmar, selon vous ? lance l’inspecteur en expirant la douce fumée.
– Tout le monde, je suppose. Ceux dont les noms apparaissent, noir sur blanc, dans son manuel scolaire et qui auraient préféré qu’on les oublie… et les vaniteux qui auraient aimé y être et qui n’y sont pas.
[...] Mais qui tuerait pour un livre ? Plus personne ne lit de nos jours !
 L'auteur aime visiblement ce pays où il a passé de nombreuses années et qu'il connait si bien. Trop bien peut-être et donc son héros tient des propos vraiment aigres sur ce Liban qui n'est plus le pays du miel et du lait. Les factions et les communautarismes qui gangrènent le Liban depuis des décennies et maintiennent le pays dans la décomposition la plus complète, sont amèrement critiqués. La charge contre le Hezbollah de Hassan Nasrallah est très sévère (ça se passe en 2023, peu de temps avant son élimination par Israël).
Mais ce flic Marwan, "ne quitterait le Liban pour rien au monde, même si plus rien ne fonctionne dans ce pays où seuls les nouveaux riches rotent le miel et le lait.". Un pays qu'on peut haïr et aimer dans le même mouvement parce que "le Liban est facile à détester, mais tellement attachant en même temps".
 Le roman de David Hury est pétri de vécu et nous donne une vue synthétique de l'histoire du pays. Désespérante mais synthétique. Ce polar vient compléter habilement les bouquins de Frédéric Paulin qui donnent un éclairage plus politique et une vue plus analytique de l'histoire du pays. Désespérante mais analytique.

La curiosité du jour :

C'est au Liban que l'auteur découvrira le chanteur français Bernard Sauvat plus connu à Beyrouth qu'à Paris, nul n'est prophète en son pays ! Un chanteur dont est fan le héros du bouquin et qu'on peut écouter ici (sur Radio Libertaire) avec une sympathique interview de l'auteur. 

Pour celles et ceux qui aiment le Moyen-Orient.
D’autres avis sur Bibliosurf et Babelio.
Livre lu grâce aux éditions Liana Levi (SP).
Ma chronique dans Benzine et ActuaLitté.

lundi 3 février 2025

Minuit à l'ombre (Ian Rankin)


[...] Pas de justiciers masqués dans ce Gotham.

Surprise ! L'inspecteur John Rebus se retrouve derrière les barreaux ! Pas facile de mener une enquête quand on est "à l'ombre", là où les flics ne sont généralement pas les bienvenus.

L'auteur, le livre (352 pages, février 2025, 2024 en VO) :

Cela fait bien trop longtemps qu'on n'avait pas remis les pieds sur les terres écossaises de Ian Rankin, un auteur bien établi dont la renommée n'est plus à faire. Pour reprendre contact, il nous a donné rendez-vous à Minuit à l'ombre.
Traduction de l’anglais (Écosse) par Fabienne Gondrand.

♥ On aime :

 Ian Rankin fait preuve d'un sacré culot dans sa capacité à se renouveler : après avoir failli mettre son flic John Rebus à la retraite, le voici qui le met carrément en prison
Et c'est depuis son quartier de sécurité à Saughton que l'inspecteur va devoir mener son enquête ! Voilà pour le moins, un cadre original !
[...] Elle pensait souvent à Rebus, entre les visites hebdomadaires et les conversations téléphoniques occasionnelles. Il ne cessait de maigrir, la peau de son cou et de ses joues était lâche et il avait perdu le peu de couleur qui lui restait. Il plaisantait au sujet de son incarcération, mais ils savaient l’un comme l’autre que malgré toute l’ingéniosité et l’instinct de Rebus, Saughton était un endroit dangereux pour un ancien flic.
 Les intrigues de Ian Rankin sont souvent arides et complexes. John Rebus navigue dans les bas-fonds d'Édimbourg avec l'aisance acquise par son expérience, mais le lecteur peut parfois se sentir perdu dans ce dédale de personnages. Les gentils et les méchants se côtoient de près, et les frontières entre les deux sont souvent floues. Certains méchants ont un charme indéniable, tandis que d'autres gentils ne sont pas aussi sympathiques qu'ils en ont l'air. 
Le lecteur devra donc rester concentré sur ce récit s'il veut en savourer toute la complexité !
 Fidèle à ses habitudes, Rankin dissèque sa société écossaise avec une précision d'entomologiste et c'est à cela que lui servent ses nombreux personnages. Un zoologue qui étudie une fourmilière où justice et morale n'ont pas vraiment droit de cité car "il n’y a pas de place pour des justiciers masqués dans ce Gotham".

Les personnages :

Les carrières policières de John Rebus et de sa collègue au prénom de rose imprononçable, Siobhan Clarke, s'étaient quelque peu éloignées au fil des épisodes. Mais cette fois, on a le grand plaisir de les retrouver, à un détail près : lui est dedans, elle se trouve dehors.
Et même en prison, même s'il accuse son âge, John Rebus reste une tête brûlée ingérable mais au flair infaillible.
Mais l'ombre de Malcolm Fox rôde toujours !

Le canevas :

Surprise donc : John Rebus se retrouve en prison (pour homicide sur la sinistre personne de Cafferty) en attendant son procès. 
Comme le hasard fait bien les choses (c'est pas tous les jours qu'on a un flic dans le "quartier"), le malfrat de la cellule d'en face est sauvagement poignardé dans la nuit. 
S'agit-il d'un règlement de comptes entre les gangs de Christie et de Hanlon ? Un maton a-t-il été soudoyé pour ouvrir la cellule ?
[...] Christie était du coin et avait du pouvoir, mais Harrison bossait pour Shay Hanlon et ce dernier, moins connu, était auréolé d’un mythe. Tout le monde savait ce dont Darryl Christie était capable, mais le potentiel de Hanlon restait du domaine du fantasme.
John Rebus va devoir jouer les Rouletabille pour élucider ce meurtre en cellule verrouillée et il va avoir "du mal à trouver la solution à l’énigme de la clé magique".
Dans le même temps, Siobhan Clarke enquête sur la disparition d'une jeune fille, Jasmine : fugue ? enlèvement ? affaire de mœurs ?
[...] — On a écumé villes et campagnes pour la retrouver, plaida Carmichael. Elle n’a toujours pas utilisé sa carte de crédit ou son téléphone.
— Et donc ? Jasmine est une tueuse implacable ou une victime terrée on ne sait où dans la cave d’un psychopathe ?
Les deux enquêtes, celle du dehors et celle du dedans, ont-elles un lien ? 
Le lecteur avisé devine que les deux affaires vont forcément se croiser à un moment ou un autre : Ian Rankin est réputé pour savoir tisser des connexions improbables entre les personnages de ses intrigues.
Mais pendant ce temps, John Rebus joue sa survie en prison où les flics sont rarement les bienvenus ...

La curiosité du jour :

Il n'est jamais trop tard pour apprendre comment prononcer le très irlandais prénom de Dame Clarke : Siobhan qui devrait donner quelque chose comme Shivônne [clic] et qui évoque la fleur, la 'rose'.

Pour celles et ceux qui aiment les huis-clos.
D’autres avis sur Babelio.
Livre lu grâce aux éditions JC. Lattès - Le Masque (SP).
Ma chroniques dans les revues Benzine et ActuaLitté.

dimanche 2 février 2025

Le masque de Hegel (Thomas Hunkeler)


[...] Des visages immortels ou du moins immortalisés.

Le masque mortuaire de Hegel est ici le prétexte à une véritable enquête littéraire et historique qui questionne intelligemment notre fascination pour cette pratique.
Un petit bouquin propre à exciter notre insatiable curiosité.

L'auteur, le livre (132 pages, janvier 2025) :

📖 Rentrée littéraire hiver 2025.
Ouh là là, Hegel késaco ? L'un des philosophes les plus difficiles d'approche ? Et il est pas mort d'abord ?
Et Thomas Hunkeler, késaco ? Un professor suisse de Fribourg ?
Mais dans quoi est-ce qu'on s'embarque avec ce Masque de Hegel ?
Alors prenons soin de vérifier que c'est pas trop long (130 pages, ok) et qu'on a des réserves d'aspirine (ok).
Reste plus à espérer qu'on soit pas tombé sur un remake du Monde de Sophie ou pire, un livre formaté pour les prix qu'on court (une plume prestigieuse, un sujet historique et intello, aïe ça coche déjà pas mal de cases ...).

Le canevas :

 C'est une véritable enquête littéraire et historique que Thomas Hunkeler nous propose autour de ce fameux masque mortuaire de Hegel.
[...] Nous sommes devant un masque mortuaire en plâtre censé conserver l'aspect du dernier visage d'un homme – beaucoup plus rarement d'une femme - tel qu'il se présente au moment du décès, ainsi celui de Georg Wilhelm Friedrich Hegel, mort en 1831.
Son empreinte est précieusement gardée, en deux exemplaires, aux Archives littéraires allemandes de Marbach, près de Stuttgart, qui possèdent une importante collection de masques mortuaires, principalement d'écrivains, de musiciens et de philosophes allemands.
[...] Si le masque de Hegel s'est prêté à bien des récupérations, s'il a donné lieu à des appropriations de tous bords, I'idée même de faire prélever de soi-même un masque mortuaire - ou disons plutôt à effet funèbre - a eu une certaine popularité à l'époque qui nous intéresse.
Mais G. W. Hegel est décédé en 1831 en pleine épidémie de choléra et l'on doute qu'un mouleur ait pris le temps de braver les interdits funéraires et les risques de contagion. Le masque n'apparaîtra d'ailleurs opportunément que vers 1930, peu de temps avant le centenaire de sa mort. 
S'agirait-il d'un faux réalisé à titre posthume ?
[...] Que savons-nous de celui qui était [...] son propriétaire ? Qui était celui qui le lui avait vendu ? A quel moment avait-on produit ce masque qu'aucun des biographes de Hegel ne semble avoir cru nécessaire d'évoquer ?

♥ On aime :

 C'est fascinant, cette histoire de masques mortuaires ou funèbres. Une interface entre deux mondes, un moulage pris tantôt sur le visage du défunt, tantôt de son vivant. Une empreinte qui trouble et qui fascine.
Ce fut une pratique très en vogue jusque dans les années 30 - ce fut même dans les pays communistes un "moyen de canonisation laïque" - mais devenue plus rare aujourd'hui car elle "semble désormais relever d'un goût déplacé pour le macabre mâtiné de fétichisme", même si "on n'en finit pas si aisément avec la fascination qui [en] émane".
[...] Ces masques, tout comme les derniers portraits ou photographies de personnes décédées, risquent fort, aujourd'hui, de choquer le public qui leur a substitué des photos gardant le souvenir des personnes défuntes lorsqu'elles étaient encore vivantes : comme si elles étaient toujours vivantes. Le memento mori est devenu, pour nous, un impératif désincarné, presque un appel à la jouissance, un quasi-synonyme du carpe diem.
 On apprendra entre autres anecdotes, que Paul Eluard et André Breton firent prélever (de leur vivant !) des masques en plâtre et s'en échangèrent une copie chacun. 
L'auteur nous fera découvrir également d'autres masques funèbres célèbres comme celui de L'inconnue de la Seine. La noyée dont l'énigmatique sourire fascina de nombreux d'artistes comme Virgina Woolf ou les surréalistes, celle qu'Aragon appellera "la Joconde du suicide".
[...] La fascination des surréalistes pour le masque de l'Inconnue de la Seine, cette jeune femme prétendument noyée dans le fleuve et dont le visage aurait été moulé par un employé de la morgue, est bien connue : le sourire énigmatique de cette prétendue « Joconde du suicide » hante la littérature européenne.
 Thomas Hunkeler, en bon professeur, ne prend pas son lecteur pour un demeuré et place la barre assez haut : tout est prétexte à questionnement philosophique, interrogation sociétale, critique littéraire ou artistique, ... 
L'enquête - exhaustive et détaillée - sur le masque de Hegel nous égare parfois entre couloirs de musées et pages de catalogues, et il arrive qu'on se surprenne à lire quelques passages en diagonale ou à préférer les artistes modernes aux philosophes passés.
Mais on l'a dit, le bouquin n'est guère épais (à peine plus de cent pages) et l'originalité du sujet a vraiment de quoi exciter notre insatiable curiosité.
Le bouquin est même agrémenté de quelques photos judicieusement choisies.

Pour celles et ceux qui aiment les questions.
D’autres avis sur Babelio.
Livre lu grâce aux éditions du Seuil (SP).
Ma chronique dans ActuaLitté, Benzine et ma vidéo sur le booktok PAL-PAL.