mercredi 19 février 2025

Giovanni Falcone (Roberto Saviano)


[...] La saison des bombes est ouverte.

Après 'Gommora', Roberto Saviano nous offre un roman puissant pour comprendre l'homme au-delà de la figure légendaire. Un douloureux portrait de l'Italie car "malheureux est le pays qui a besoin de héros".
Un livre très prenant qui vous poursuivra longtemps.

L'auteur, le livre (601 pages, 2025, 2022 en VO) :

L'assassinat du juge Giovanni Falcone à Palerme en 1992 fait partie de ces grands assassinats, avec celui d'Aldo Moro, qui sont fondateurs de la culture italienne contemporaine. C'est du moins ce qu'on imagine de ce côté-ci des Alpes.
Un peu l'équivalent pour nous de l'assassinat du préfet Claude Erignac en 1998, en Corse.
Les assassinats du juge Pierre Michel en 1981 à Marseille par la French Connection ou du juge François Renaud à Lyon en 1975 par le SAC et le Gang des Lyonnais sont plus anciens et ont eu moins de retentissement dans notre pays. 
L'écrivain et journaliste Roberto Saviano n'est pas un inconnu : c'est lui l'auteur du livre Gommora sur la Camorra napolitaine, paru en 2006 et adapté plusieurs fois à l'écran, un bouquin qui le condamne désormais à vivre sous protection permanente. 
Un livre passionnant qui n'est pas qu'une simple histoire passée, à l'heure où états, démocraties et législations sont remis en cause de toutes parts.
La traduction est de Laura Brignon. Le titre original est « Solo é' il coraggio » : le courage est solitaire, tout un programme pour cet ouvrage qui se lit comme un thriller.

Le canevas :

Le juge Giovanni Salvatore Augusto Falcone est né à Palerme en mai 1939.
Engagé dans la lutte anti-mafia, déterminé à juguler le trafic de drogue, il a été assassiné le 23 mai 1992 près de Palerme. Deux mois plus tard, ce sera le tour de l'un de ses proches collègues, le juge Paolo Borsellino.
Traditionnellement si l'on peut dire, les personnalités gênantes étaient éliminées par balles (généralement tirées dans le dos des magistrats). Mais le 29 juillet 1983, le juge d'instruction Rocco Chinnici (patron du juge Falcone) est victime avec son escorte, de l'explosion d'une voiture piégée devant son domicile : "la saison des bombes est ouverte", une nouvelle méthode destinée à terroriser les incorruptibles qui prétendent s'attaquer à la mafia.
À mi-parcours, Saviano nous brosse un tableau rapide (il y a eu d'autres ouvrages sur le sujet) du gigantesque procès qui se déroula sur presque 2 ans (1986-1987), le maxi-procès que "les Palermitains appellent tout simplement « u Maxi »" : 350 audiences, 2.000 heures, 475 accusés, 900 témoins et au final 2.665 années de prison prononcées pour 350 coupables.
Mais Roberto Saviano s'intéresse plutôt à ce qui se passa après, les suites et conséquences de ce procès-fleuve, les appels des condamnations prononcées et donc ce qu'il est advenu des magistrats du pool anti-mafia jusqu'à la création du FBI italien, la Direction Nationale Antimafia.
Hélas, la 'famille' de Totò Riina du clan des Corleonais, finira par avoir la peau du magistrat : en mai 1992, pour ne pas rater leur cible, il feront carrément sauter l'autoroute qui relie l'aéroport à Palerme.

♥ On aime beaucoup :

 Avouons que ce bouquin s'annonçait quelque peu intimidant : entre l'aura du journaliste (menacé de mort par la mafia napolitaine depuis son bouquin Gommora), l'ampleur de ce gros pavé documentaire (600 pages) et l'ombre tutélaire du célèbre juge assassiné, il fallait vraiment être poussé par la curiosité pour se lancer dans cette imposante lecture !
 Mais contrairement à ce que l'on aurait pu redouter, Roberto Saviano ne nous assomme pas sous un flot de procédures judiciaires, une montagne de notes de bas de page ou une multitude de témoignages.
Bien sûr les enquêtes du "pool antimafia" seront retracées mais c'est bien un véritable roman et ce qui intéresse l'auteur, c'est plutôt la personnalité de Giovanni Falcone. Un homme que l'on va côtoyer pendant des centaines de pages, que l'on va apprendre à connaître, jusque dans son intimité. Il fallait bien ce portrait soigné pour aller au-delà de l'icone médiatique que nous avons tous en tête. 
Un homme auquel on va s'attacher au fil des pages (aïe, fallait pas), un homme complexe que l'on va apprendre à connaître jusque dans sa vie privée. Son idylle avec sa seconde femme, Franscesca Morvillo, est une belle et triste histoire d'amour. Une femme qui "semble dotée d’une endurance illimitée".
 Le magistrat est assuré de sa fin prochaine car il n'est certainement pas le premier d'une longue liste : "on pourrait tracer des croix sur les fauteuils du tribunal de Palerme pour compter les personnes qui ont à peine eu le temps de s’y asseoir".
[...] « Quoi, Giovanni ? Qu’est-ce que je ne peux pas comprendre ? »
Il baisse la tête. [...]
« Que maintenant je suis un cadavre ambulant. »
Giovanni refuse longtemps d'épouser Francesca parce que "on n’épouse pas des veuves". Il ne veut pas d'enfants non plus parce que "on met au monde des enfants, pas des orphelins". Cette peur permanente qu'il surmonte chaque jour, cette certitude d'une fin tragique, le confinement, la solitude, les contraintes imposées pour sa protection, sont la trame même du roman. Et c'est donc avec beaucoup de tristesse, réellement, que l'on quitte Giovanni Falcone en mai 1992.
  La solitude de l'incorruptible magistrat faisait le titre de la VO italienne (Solo é' il coraggio) car rares seront ses amis et plus rares encore seront ceux qui lui resteront fidèles. Son entêtement à ouvrir les yeux de ses concitoyens sur la réalité de la pieuvre mafieuse va faire de lui un paria haï de tout le pays. Les fonctionnaires et les politiques bien sûr mais aussi beaucoup de journalistes qui voient en lui "un carriériste à la recherche de médiatisation et de visibilité". Même l’écrivain Leonardo Sciascia écrit contre lui : « en Sicile, pour faire carrière dans la magistrature, rien de tel que de participer à des procès contre la mafia ».
[...] Ce que les gens voient dans les journaux, cette volonté d’occuper le devant de la scène dont beaucoup de monde l’accuse, l’image fière d’un magistrat au faîte de sa carrière, d’un champion de l’antimafia, est seulement la lumière d’une étoile morte.

La curiosité du jour :

Saviez-vous que, à la manière des cadavres exquis, "les « crimes exquis », delitti eccellenti en italien, désignent les assassinats de personnalités publiques par la mafia".
Il y a même eu un film de Francesco Rossi intitulé Cadavres exquis (Cadaveri eccellenti).
Un peu de poésie dans ce monde de brutes.

Pour celles et ceux qui aiment les héros modernes.
D’autres avis sur Bibliosurf et Babelio.
Livre lu grâce aux éditions Gallimard (SP).
Ma chronique dans la revue Actualitté.

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